Ingres d’après une correspondance inédite/LXXVI

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LXXVI
26 février 1856.

Je sors de mon silence, comme d’une léthargie. Il faut cependant te dire que ma léthargie a été, depuis le mois passé, assez éveillée par les soins que je donne avec la plus vive passion au dessin de mon tableau d’Homère que je fais moi-même, pour être gravé. Ce dessin est très grand ; c’est la même composition, mais augmentée de nouveaux personnages et de toutes les perfections dont je puis être capable. Je veux que cette composition soit l’œuvre de ma vie d’artiste, la plus belle et la plus capitale. Pour cela je t’assure, ma fillette, que j’en perds le sommeil et que j’en suis absorbé.

Plus je vieillis, plus le travail me devient un besoin. Ma santé est assez mauvaise pour ruavoir interdit de répondre à l’invitation que m’a faite Sa Majesté, d’aller passer huit jours au milieu du haut cérémonial de la Cour, et j’ai éprouvé du regret de ne pouvoir répondre à une si haute faveur....................


À Calamatta [1].
Paris, 10 janvier 1857.

Mon cher Calamatta, non, dans le monde vous ne trouverez pas un plus vilain négligent que moi. Négligent, mon Dieu, pas de cœur cependant. Vous ne doutez pas, cher ami, combien je vous aime et vous suis attaché pour tant de raisons, mais vous savez ce que c’est, sur ce terrain, qu’un premier jour de l’an. J’ai été ballotté comme un vrai ballon et jeté de tous côtés, avec une fatigue que rien ne peut exprimer. Pardon et croyez, cher ami, à mon dévouement amical plus que jamais et aux bons vœux que je vous adresse, pour votre bonté et votre meilleur bonheur, pour votre chère Lina et votre gloire dans un art où vous êtes le premier.

Ma femme se joint à moi et vous redit ces mêmes sentiments. Votre meilleure santé nous a réjouis, et la charmante lettre de votre charmante enfant, que nous avons trouvée délicieuse, nous la fait chérir toujours davantage. Remerciez-la et embrassez-la bien tendrement pour nous. Et quand la reverrons-nous ? Et ce beau gâteau ? Qu’il était beau ! Nous avons été huit jours à l’admirer, puis, présenté par nos amis, nous l’avons trouvé délicieux et nous avons bu à votre santé ; nous le mangerons en votre honneur. Oh ! le bon pays où l’on fait de si bonnes choses ! Mais il nous prend trop souvent notre ami ; nous voudrions toujours avoir notre bon ami Calamatta avec nous.

Je vais, à présent, vous parler un peu de moi. Mais, hélas ! puis-je l’oser après près de vingt jours [2] que celle-ci est commencée ? Mais oui, je boirai ma honte, j’en boirai le calice jusqu’au bout ; cela est mal, très mal, cher ami à vous si bon, si bon ami ! Le mal est fait, il faut le réparer, s’il m’est possible, non sans appeler dans votre cœur tout ce que vous avez d’amitié et d’indulgence.

Je vous dirai donc qu’après votre départ, l’Exposition très privée de ma figure la Source, mais qui était devenue jusqu’à dimanche nombreuse au point de craindre pour le plancher, a eu lieu al gran applauso generale du public éclairé et vulgaire. Moi, qui ne voulais la montrer qu’aux amis. Je n’ai jamais eu un succès comme celui-là et sans me rendre, Dieu merci, plus orgueilleux. Cinq acheteurs s’étant présentés, dont quelques-uns sont devenus furieux contre moi, j’étais bien embarrassé et au moment de les faire tirer à la courte paille ou bien de mettre cette innocente jeune fille à l’enchère, quand M. le comte Duchâtel a tout fini en m’offrant, à bout portant, les 25, 000 francs que j’en demandais avec toute la hardiesse que j’ai pu avoir. Tous mes amis en sont enchantés et les plus ambitieux croient que j’aurais pu faire encore une meilleure affaire. Quant à moi, je trouve cela presque trop ; mais non certes pour le retentissement qu’a fait ce petit ouvrage dans Paris, car on ne parlait d’autre chose [3].

Par votre contentement, cher ami, vous avez bien auguré du succès qui m’étonne moi-même, ainsi que du portrait de M m « Moitessier. Enfin, je les ai enlevés, hier, de mon atelier et placés dans leurs nouvelles demeures, où ils font toujours bien. Je me vois donc dans mon atelier libre, en face du Jésus, et en perspective, à la campagne, de l’Homère. Je l’espère, car on me laisse tranquille et je suis hors de crainte de nouveaux travaux. Voilà ma situation, heureux d’avenir par ma liberté, et enfin avec le plaisir de faire un peu ce que je désire faire.

Et vous, cher ami, vous avez écrit à notre ami M. Marcotte, qui va toujours comme un charme et qui me dit que vous allez assez bien. Voilà, je crois, bientôt l’époque de votre retour, à notre grand plaisir. Vous y trouverez une épreuve de la Source, mais enfin c’est mieux que rien. Il me l’a faite trop petite. J’espère la revoir un peu plus grande.

Rien de bien nouveau ici, que la fatale nomination à l’Institut. Flandrin va cependant être nommé professeur à l’École ; il est naturellement estimé, le candidat à l’unanimité. Choses de ce monde, le mal et le bien. Vous débarrassez-vous aussi de vos travaux et de votre fantaisie ? Travaillez-vous sans fatigue et bonne santé ? Votre petite Lina est-elle toujours si gentille ? Embrassez-la bien pour moi. Ma femme vous dit bien des choses ; et moi, mon cher Calamatta, pardon, je ne le ferai plus. Et vous pouvez hardiment m’écrire, je vous répondrai exactement et de tout cœur.

Votre ami bien affectueux,
Ingres.000000
  1. Comm. par sa fille, M me Lina Sand.
  2. Cette lettre, commencée le 10, dut être terminée le 28, dont Ingres marque la date en finissant par ce post-scriptum À ma Vergogna !
  3. « La Source est restée très longtemps accrochée dans l’atelier de Ingres, avec des bas rouges à mi-cuisses. Enfin, ce tableau lui ayant été demandé, Ingres le termina en peu de jours. Mon frère a fait la cruche et rectifié la perspective des reflets dans l’eau ». Raymond Balze à Henry Lapauze. (Les Dessins d’Ingres, etc., p. 118).