Ingres d’après une correspondance inédite/LXXXV

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LXXXV
À Prosper Debia.
Meung sr/Loire, 9 août 1862.

J’ai tenu à vous remercier moi-même de votre précieux souvenir de vieille amitié et du tendre et honorable intérêt que vous avez bien voulu prendre à moi et à ma nouvelle position, eu laquelle j’ose dire que tout le monde, (c’est presque à la lettre), m’a honoré de la plus flatteuse sympathie. Mais comme je suis doublement heureux d’y compter en premier lieu des amis tels que vous, monsieur voire frère et tous mes chers compatriotes ! Ce cher Montauban, mon pays enfin que j’aime si tendrement et où je suis si cruellement privé d’aller, vous en savez les tristes raisons cher ami. Enfin, heureusement que toutes les joies qui me viennent de vous tous, me consolent en partie de mes grands regrets de ne pouvoir me voir au milieu de vous et d’y recevoir des marques d’amitiés si touchantes et si sincères dont j’ai gardé le plus vif et le plus tendre souvenir, sans oublier le fameux millas de ce beau déjeuner que la très honorable famille Debia voulut bien m’offrir.

Que de temps passé depuis, que de choses, que d’événements ! Moi, toujours siu* la brèche à combattre ; et combien, cher ami, vous avez été plus adroit et plus heureux que moi, ayant obéi à vos goûts sédentaires et philosophiques que je partage, d’ailleurs, avec vous, mais que je n’ai pu effectuer. Je sens bien que les chagrins et les incidents malheureux de la vie ne vous ont pas manqué ; mais vous aviez les beautés de la nature, la paix, l’isolement, le goût et la poésie de l’art que vous conservez toujours, les beaux souvenirs et cette divine musique dont Dieu nous a donné l’intelligence, les chefs-d’œuvre de la littérature antique et moderne qui m’occupe encore, le matin et le soir. Cette divine antiquité des Grecs, cette renaissance de Raphaël et ce XVe siècle : voilà ce qui fait vivre, n’est-ce pas ?

Mon cher ami, nous sommes bien vieux, cassés. Je me plais à croire, néanmoins, que vous êtes à peu près, comme moi ; et je le désire, car je n’ai pas d’infirmité sérieuse, je n’ai que la maladie de mon âge. Age sérieux cependant : 82 ans, au mois de septembre prochain ! J’y pense peu, surtout la palette à la main, dans mon atelier où je suis plus heureux certainement que si j’étais roi. Je ne peux cependant plus vous aller voir, mes bien chers amis ; je me remue difficilement.

Vous avez plus de force peut-être, que moi. Venez donc nous voir, vous ferez plaisir à Mme Ingres et à tous nos amis. Là, à la table des vieux amis, nous continuerons notre conversation où l’amitié et les arts auront belle part et où nous serons heureux avec notre brave Armand Cambon, cher jeune homme auquel je m’intéresse justement beaucoup.

Et puisqu’il faut finir ce gribouillage, où vous devinerez toute mon amitié et tous mes vœux pour votre chère famille et pour tout ce qui peut vous toucher, que je vous embrasse de tout mon cœur, cher et digne ami. Tout à vous, votre ami de cœur,

Ingres.

N’oubliez pas ma prière de venir nous voir. Ce serait un beau jour, pour moi. Par cette bonne venue, vous me présenterez la tendre amitié et le pays natal que j’adorerai tant que je vivrai.


À M. Marcotte.
Meung, 16 juillet 1862.

Sous le charme des belles sonates d’Haydn qui l’ont et feront, comme tous les beaux arts, le bonheur de tous les instants de ma pauvre vie jusqu’à la fin, je pensais à vous et à votre bonne lettre, et me voilà à vous écrire pour vous dire avec quel plaisir nous avons appris, (car, à nos âges, il ne faut être trop exigeant), qu’au total vous allez tous bien. Je vous en dis autant de moi, sauf… Mais il faut bien vivre avec les petits ennemis. Serons-nous assez heureux pour aller ainsi jusqu’à la centaine ? Et pourquoi pas ? En attendant, ne faisons rien contre nous et remercions Dieu !


À M. Lehmann.
8 février 1865.

Cher ami, depuis notre entrevue, j’ai beaucoup réfléchi à votre demande : mais lorsqu’on a conçu une œuvre, il lui faut un caractère soutenu. Celui de cette composition est tout homérique. Je vous dirai donc que, malgré la haute renommée de l’homme et son incontestable talent, je ne puis me résoudre à mettre au nombre de mes «  homériques  » l’auteur de Faust, de Werther et de Mignon : ouvrages trop répandus selon mon goût. Je ne puis mettre tous les hommes illustres, et c’est avec respect que je me vois forcé d’évincer mon cher Mozart, Le Tasse, Le Camoëns, Pope. Shakspeare et tant d’autres[1]. Sans rancune, et croyez à mon amitié bien dévouée.


Testament de Ingres, Grand-Officier de la Légion d’Honneur, Chevalier de l’Ordre du Mérite civil de Prusse, etc., fait olographe à Meung-sur-Loire le 28 août 1866, enregistré à Paris. xiie bureau, le 22 janvier 1867.

Ceci est mon testament :

Je soussigné Jean-Auguste-Dominique Ingres, sénateur, peintre d’histoire, membre de l’Institut, Grand-Officier de la Légion d’Honneur, etc., demeurant à Paris, Quai Voltaire, n° 11, ai fait mon testament, comme suit :

Je lègue à.....................

Je lègue à la ville de Montauban (Tarn-et-Garonne), ma ville natale, les tableaux originaux et copies de maîtres anciens et modernes que je posséderai à l’époque de mon décès, sauf ceux que je vais léguer ci-après. Je lui lègue également mon grand tableau de Jésus au milieu des Docteurs, ainsi que le tableau du Songe d’Ossian, peints par moi, s’ils ne sont pas vendus à l’heure de mon décès, mais à la condition expresse que ces tableaux, de même que tous ceux que je vais lui léguer, ne seront pas vendus par ladite ville et ne sortiront jamais de ce musée.

Je lègue à la ville de Montauban ma collection de Grecs, figurines, terres cuites, fragments antiques de marbre et de bronze, se trouvant dans une armoire ; ma collection de livres d’art illustrés et gravés comme musées, œuvres de grands maitres ; ma collection de choix d’estampes sur l’architecture, la peinture et la sculpture, d’après l’antique, le Moyen-Age, la Renaissance et l’art moderne ; les œuvres et estampes, d’après Raphaël, et celles des Écoles d’Italie, d’Allemagne, de Flandre, de France, le tout en portefeuilles classés.

Grand nombre de plâtres moulés sur l’antique et de fragments, plusieurs boîtes d’empreintes sur médailles, camées et pierres fines antiques ; de plus, une collection de médailles, de portraits des Papes ; le buste de Mme Madeleine Ingres, ma première femme, et le mien en marbre ; le bras moulé de ma première femme ; ma main droite moulée en plâtre ; une tête colossale d’Antinous, trouvée en Grèce ; une collection de médailles modernes en plâtre et en bronze, des XIVe, XVe et XVIe siècles jusqu’à nos jours ; plusieurs petits tombeaux étrusques de terre cuite et quantité de fragments antiques de même matière. Je désire que ces fragments soyent placés dans les tiroirs de la petite armoire, qui fait partie du legs, comme ils le sont actuellement ; trois petits monuments de la Renaissance, fragments du XV e siècle ; un petit Jupiter en bronze monté sur l’antique ; figure de Vénus, en terre cuite ; en. outre les portraits dessinés de ma famille et de mes amis, que je demande à être exposés ensemble ; le portrait de mon père, que j’ai peint d’après nature ; le portrait de ma mère, dessiné ; les dessins de mon père, deux de ses miniatures et un dessin au crayon rouge de mon grand-père ; de plus, une suite de dessins, études faites par M. Roques, mon premier et vénéré maître, peintre d’histoire très distingué de la ville de Toulouse, ainsi que son portrait dessiné et une Sainte Famille de sa composition, encadrés. Ce portrait sera réuni à celui de mes parents et amis, placés comme eux au-dessus de mon bureau ; un assez grand nombre de dessins de moi, calques dans six ou sept portefeuilles, aquarelles, gravures daguerréotypes, photographies, études peintes dessinées par moi, et d’autres fresques toutes sous verres et encadrées, et qui seront trouvés dans mon grand atelier, ma chambre à coucher et mon cabinet, deux petites estampes d’après Metzu, souvenir de mon enfance dans la maison paternelle, le portrait de Mozart, médaillon de plâtre, une bulle du Pape Pie V en cire, aussi en médaillon, une médaille en bronze de Charles-Quint, un médaillon du très regretté duc d’Orléans, un cadre du XVe siècle, relique de Raphaël jeune, un petit tableau décoré de saints, peinture du XIVe siècle par Giottino, sur fond d’or et fermé par des volets.

Les portraits de Haydn, Mozart, Gluc (sic), ainsi que plusieurs petits portraits, miniatures à l’huile, qui ornent la cheminée de mon cabinet, du XVIe siècle ; des dessins et calques sur feuilles d’après l’antique, des vases grecs et autres sujets antiques en cinq ou six portefeuilles, avec la collection cartonnée des dessins d’anciens maîtres et modernes.

Je donne aussi à la ville de Montauban la coupe d’honneur niellée que m’ont offerte mes élèves lors de mon départ pour mon Directorat à Rome, la copie de la Madone à la Chaise, d’après Raphaël, et celle dite des Candélabres, ma couronne de laurier en or que m’ont décernée mes chers compatriotes lors de ma nomination au Sénat, les tragédies grecques d’Eschille (sic), Sophocle et Euripide et Pindare ; les partitions de Glûc (sic) en sept volumes, mon violon, ainsi que les livres de musique instrumentale contenant les quatuors et quintetti de Haydn. Mozart et Bettowen (sic), la partition de Don Juan, Stratonice, de Méhul ; mon bureau et mon fauteuil.

Je désire qu’on place au-dessus de mon bureau, qui fera partie du musée, le portrait de Raphaël Jeune sus indiqué, celui de mon père peint, celui de ma mère dessiné, en y groupant deux ou trois dessins de mon père, deux de ses miniatures, les portraits de Haydn, Mozart, Glüc (sic), Bettowen (sic) et Grétry, et ceux de mes autres parents et amis. On placera sur mon bureau l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, en petits volumes, traduction de Bitaubé.

Je désire qu’une certaine quantité de dessins et gravures, photographies et quelques petits tableaux études soient placés dans une pièce servant d’entrée et introduction au Musée qui porte mon nom, parce que le choix de tous ces objets m’a été cher.

Tout ce que j’ai légué à la ville de Montauban lui sera livré, à ses Irais, dans les trois mois de mon décès.

Voulant aussi laisser un souvenir à l’Académie de la ville de Toulouse, patrie de mon père et berceau de mes premières études, je prie mon exécuteur testamentaire de lui offrir un grand tableau peint à Rome par moi, ayant pour sujet Virgile lisant le sixième livre de son Énéide devant Auguste, Lyvié (sic), Mécène et Agrippa, figures de grandeur naturelle.

Pour l’exécution des legs faits à la ville de Montauban, je nomme mon excellent ami M. Edouard Gattaux (sic), membre de l’Institut, et je lui adjoins pour l’aider à cette mission artistique et pour représenter les intérêts de la dite ville M. Armand Cambon, peintre d’histoire, mon Jeune ami et parent. Je lui adjoins aussi M. Guille, mon cher beau-frère, notaire à Meung, qui connaît toutes mes intentions.

Je prie M. le Maire de Montauban de maintenir M. Gambon dans les fonctions auxquelles il a été déjà nommé de directeur du musée qui porte mon nom, et ce pour l’ordre, l’arrangement et la conservation des objets devant composer ce musée, parce qu’il connaît tous mes désirs à ce sujet.

Je donne à M. Armand Cambon, comme souvenir d’amitié et d’estime, la copie que j’ai faite moi-même à Florence, de la Vénus du Titien, ainsi que les livres de littérature ancienne et artistique, excepté les œuvres d’Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, et la Vie des Peintres italiens, qui sont compris dans les legs faits à la ville de Montauban.

Je donne à M. Paul Balze la belle Coucheuse, qu’il a lui-même copiée d’après Tom Low, et un pendentif d’après Raphaël, représentant l’Amour et le Signe du Lion de la Farnésine : un tableau du Sommeil de Jésus d’après Raphaël.

Je donne à M. Raymond Balze un grand dessin calqué par moi-même sur un tableau représentant une Cérémonie par le pape Urbain VIII dans la chapelle du palais de Montecavallo, et dont j’ai commencé à colorier une partie des figures.

Je donne à mon ami Calamatta le beau dessin qu’il m’a fait du Vœu de Louis XIII. qu’il a si bien gravé.

Je donne à M. Perrin, peintre d’histoire, la gravure du Massacre des Innocents, de Marc-Antoine.

Je donne et lègue…

Enfin, je constitue pour ma Légataire universelle en toute propriété et jouissance Mme Delphine Ingres, née Ramel, ma bien-aimée épouse, à laquelle je donne et lègue tous mes biens, meubles et immeubles, créances, argenterie, bijoux et le surplus de mes tableaux, dessins, gravures, vases et objets d’art, sans aucune exception ni réserve à la charge des legs particuliers ci-dessus mentionnés. Etc…

Je révoque tout autre testament et codicille que j’aurais pu faire avant ce jour ; celui-ci renferme mes dernières et expresses volontés.

  1. Ingres refaisait à cette époque, en dessin, l'Apothéose d’Homère qu’il transforma et appela l’Homère déifié.