Ingres d’après une correspondance inédite/Musee de Montauban

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INGRES AU MUSÉE DE MONTAUBAN

Depuis que la Grèce antique a jeté la clef d’or du temple de beauté dans les flots bleus de l’Hellespont qui ne l’a pas rendue, il faut aller chercher, loin de ses Parthénons athéniens en ruines et de ses Ærariums delphiques disparus, les chefs-d’œuvre de grâce et de majesté qu’elle enfanta. L’Italie, sa voisine et sa conquérante, devait à l’histoire des Arts la continuation de traditions si nobles ; et c’est au foyer de cette fille des Latins, vainqueurs des Grecs, qu’Andromaque exilée a trouvé place pour ses dieux à jamais asservis et ses déesses toujours triomphantes, que nous allons y admirer encore.

Le Belvédère de Rome conserve à la plastique idéale les règles absolues d’une douleur qui sait être humaine en étouffant son cri sous le masque serein du Laocoon et celle d’une beauté qui sait rester divine en s’incarnant dans le corps surhumain d’Apollon. Peut-être la Tribune de Florence dépasse-t-elle ces représentations majestueuses de la douleur qui reste calme et de la grâce qui ne cesse pas d’être humaine, en souffrant inénarrablement l’angoissant et indéridable martyre de Niobé et de ses filles. Les marbres, plus durables que les toiles, nous transmettent ainsi, par de trop rares exemples, les règles de l’art suprême où un Phidias et un Praxitèle élevèrent le génie humain par d’insurpassables ouvrages. Pour remplacer les chefs-d’œuvre d’un Apelle et d’un Zeuxis, également palpitants d’humanité sensible et rayonnants de transparente divinité, cette terre classique des beaux-arts présente aussi en peinture des reposoirs sacrés où la beauté parfaite a ses autels. Aux Loges et aux Chambres du Vatican, c’est Raphaël et c’est la grâce divine opérant une deuxième incarnation. À la Sixtine, c’est Michel-Ange et c’est la majesté confondant, par sa force même, l’humanité quelle grandit jusqu’au risque d’une chute prochaine. Et ce sont aussi, çà et là, les petites chapelles de ce temple de grâce et de majesté. À Milan, c’est Vinci partageant le pain des forts, à la table du prieur des Grazie. À Orvieto, c’est Signorelli mesurant la grandeur des hommes à celle du Duomo qui les voit ressusciter parmi les morts. À Pérouse, c’est le Pérugin abritant les dernières visions de la naïve légende au Cambio des banquiers qui, remplaçant les moines, sauront apprécier cette peinture et faire un Thaborde la richesse, de ce Bethléem de la pauvreté. À Sienne, c’est le Pinturicchio inaugurant à la Libreria de la cathédrale un nouveau genre de chroniques élégantes et de styles savants que les âges nouveaux vont adopter, pour leurs histoires de demain. Et combien d’autres asiles de la beauté antique que l’Italie moderne, en presque chacune de ses villes, a dédiés aux arts dont elle fait son culte et aux artistes dont elle tire sa gloire, avec cette devise à la frise de ses temples, petits ou grands, imitant les inscriptions dédicatoires des frontispices antiques :

Artibus sacrum

La France contemporaine avait besoin de ces nobles exemples, pour disperser aussi dans ses provinces l’héritage artistique qu’elle accumulait, depuis des siècles, dans un Louvre désormais trop étroit pour conserver le trop-plein de son trésor national. Depuis qu’une France nouvelle avait organisé ses départements nouveaux, il convenait qu’au chef-lieu de chacun appartînt un fond local capable de provoquer, par des exemples louables, dans les générations survenantes, une première émulation d’art que développeraient et perfectionneraient, ensuite, les œuvres et leurs maîtres plus renommés de la grande ville. Et c’est pourquoi Ingres, qui fut un des premiers décentralisateurs de Paris, au bénéfice de la Province et des Beaux-Arts qu’il y voulut transporter, mérite de particuliers éloges pour ce musée plein de ses œuvres, que Montauban lui doit et qu’il importe de visiter et de fréquenter même, comme une école supérieure de ce maître incomparable en dessin qui a dit, de cet art spécial et de lui-même : « Le dessin est la probité de l’art… Il comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture. Si j’avais à mettre une enseigne au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de Dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres. »

I

Quand l’express, passant en bordure de Montauban, vous fait descendre à près d’un kilomètre de la ville, vous ne savez si vous n’allez pas confondre celle-ci avec quelque Sienne oubliée dans son repos par quelque divinité favorable à la contemplation des sages. À marcher entre les maisons basses du faubourg, qu’une endormante paix enveloppe, vous croyez pénétrer dans une nécropole antique, tant chacune de ses ruelles courtes et enchevêtrées fait silence. Dans l’ombre bleue de ces petites cases uniformément bâties en tuiles rouges, c’est un chat qui se risque à huis clos, sur ses pattes ouatées ; un chien qui se profile, à pas furtifs, dans ce silence qui lui est quotidiennement familier. C’est quelquefois aussi une silhouette humaine, confondant son sillage avec celui des maisons, dont elle suit les bords ombrés par le soleil ardent de ce torride Midi qui envahit tout, ici, et qui brûle les petits cailloux pointus, comme des aiguilles, dont sont pavées les étroites ruelles de ce vieux faubourg d’ancien temps.

De l’autre siècle au moins, et vous l’apprenez au nom de la Grande-Rue-Ville-Bourbon qui appelle ainsi la plus large, sinon la moins vieille de ce quartier contemporain des anciens rois. Ici, le souvenir sympathique de Prosper Debia nous arrête devant le n° 15 de la maison où il naquit en 1791, pour y mourir en 1876, après avoir consacré les plus belles années de sa longue vie de septuagénaire aux arts de la musique et de la peinture où il excella, et à l’amitié d’Ingres dont il fut un des plus fidèles disciples. Si vous avez la bonne fortune de pénétrer dans cette maison très fermée qui annonce, dès l’extérieur, par sa façade rose, à hautes fenêtres cintrées et son vieux balcon à ferrures ovales du XVIII e siècle, vous montez par un large escalier dont les étages font déborder dans la vaste lanterne leurs multiples tournants à lourdes pendeloques de bois. Et vous entrez, dès le premier étage, dans des pièces spacieuses et claires, où les vieux meubles d’autrefois n’ont pas laissé la plus petite place à ceux de l’époque contemporaine. Aux murs, sont suspendus des peintures et des crayons dont les plus modernes semblent être ceux qu’Ingres lui-même y laissa. Voici le cheval de Poniatowski franchissant la Vistule, d’après l’étude d’Horace Vernet, que, tout enfant, Prosper Debia dessinait en cachette de son précepteur, M. Benedict Prévôt, qui le raconte dans le Journal de famille, de la manière suivante : « Il dessinait sur une feuille de grand papier faisant partie d’une feuille entière et, lorsqu’il n’y avait personne dans la chambre où il travaillait, il ouvrait sa feuille et esquissait un grand dessin de Vernet représentant un cheval au galop. Il a commencé cela avant-hier, 6 thermidor (vendredi 25 juillet), et, ce matin, il me l’a fait voir très bien esquissé. Lorsque quelqu’un venait, il refermait son papier et se remettait à travailler à autre chose ; ce qui paraît d’autant plus singulier, que l’on connaît mieux le caractère de l’enfant. En général, il ne cache rien et ne fait rien dans le principal but d’être loué ou admiré. Mais il voulait faire seul ce dessin parce que, sans doute, il trouvait un certain plaisir à travailler à sa manière. » On sait que cette manière fît, de Prosper Debia, en 1827, un collaborateur d’Ingres devant l’Apothéose d’Homère et, de l’élève, un ami du maître qui avait passé les meilleures heures de son voyage à Montauban, en 1825, dans cette maison si hospitalière aux arts et aux artistes. Ne diriez-vous pas mieux ce sanctuaire, à y voir encore ce clavecin et cette harpe à la même place où ils furent laissés, après les quatuor et les quintetti du génial Beethoven et du divin Mozart que le grand Ingres et ses jeunes amis jouèrent là, toute une semaine ? Concertos inoubliables d’une famille qui a laissé aussi, sur les pupitres, les partitions encore ouvertes à la page qu’on n’est pas revenu tourner depuis que les grands vieux amis sont disparus !…

Le faubourg de Ville-Bourbon étant dépassé dans son silence de tombeaux, vous arrivez sur l’unique pont de la ville. Aussi rouge avec les caissons de tuile de ses énormes piliers que l’eau de la rivière passant dessous, ses bases massives éperonnent tout en dehors du tablier, dont les arches gothiques sont percées de hautes lucarnes en ogives. Là, se balance encore la herse de la cage qui servait, au temps d’Ingres, à plonger nues dans le Tarn les folles filles dont la joie trop chaude attirait les réprimandes du Guet, pendant les nuits d’ivresse. Au bout du pont, commence la ville. Vous en voyez, d’abord, l’ancien palais épiscopal, où l’Hôtel-de-Ville actuel a installé son siège et son musée municipal sur les quatre arches à larges cintres de ses hautes fondations surplombant la rivière. Quatre bonnets carrés et pointus forment son originale toiture qui rivalise, en vain, avec l’imposante carrure et l’aérienne tour de son voisin, le vieux Saint-Jacques qui fut, jadis, une redoutable forteresse quand Simon de Montfort et Henri IV y venaient entendre, l’un sa messe catholique et l’autre son prêche protestant, entre une bataille du premier, qui fut terrible aux Albigeois, et un siège du second, qui fut clément aux Montalbanais. La flore échevelée, qui couronne encore de verdure sauvage les flancs terriblement labourés au feu grégeois de cette forteresse toute rouge, n’est-elle pas un reste poétique des couronnes de ces guerriers, échappé aux boulets de Montluc et de Bassompierre ? Plus loin, vers le centre de la ville et l’écrasant, la cathédrale surgit comme un péché de pierre que Montauban a sur le cœur et ne se pardonne pas à lui-même, depuis que le XVII e siècle a commis cette erreur d’architecture royaliste. Peut-être lui serons-nous indulgents quand nous aurons visité, dans la sacristie de ce mastodonte de cathédrale, le chef-d’œuvre qu’Ingres lui a confié et qui s’appelle le Vœu de Louis XIII ? Nous en savons assez, d’ailleurs, sur la ville natale du maître qui nous invite chez lui ; et c’est surtout à son école de dessin que nous voulons aller voir ce qu’Ingres a laissé de plus impérissable dans son œuvre et qu’il a légué, en plus de cinq mille spécimens, au Musée de Montauban.

Ce Musée, fondé en 1843 par le maire Joseph Vialettes de Mortarieu, dont Ingres avait fait le portrait en 1806, comprend 376 tableaux. Les deux salles de ce Musée de peinture, proprement dit, en précèdent quatre autres qui constituent spécialement le Musée d’Ingres : elles composent l’ancien appartement de l’évêque, Mgr Le Tonnelier de Breteuil, où Ingres enfant avait joué avec son père le duo de la Fausse Magie pour distraire « ce vieux coq », comme il l’appelait, d’une goutte remontée, qui l’enleva jeune encore à ses collections de tableaux signés par Boucher, Fragonard, Restant et Vanloo, restant à cet évêché, comme premiers éléments du Musée qui y serait aménagé, cinquante ans après. De ces 376 tableaux, que M. Armand Cambon a heureusement installés là, 38 furent donnés par l’État, 45 par la Ville et le reste par de généreux donateurs, au nombre desquels il faut citer M. de Montbrizon pour de remarquables portraits en miniature de l’École de Clouet et pour une appréciable Circoncision du Vénitien Carpaccio. Mais, dans l’étude spéciale que nous nous proposons ici, nous ne voulons retenir que les 54 tableaux qu’Ingres, par une lettre du 18 juillet 1851 qu’on a lue dans ce Recueil, offrit au Musée naissant de sa ville natale. N’étaient-ils pas les bons amis en compagnie desquels il avait vécu et qui lui aideraient à se survivre, dans ce Montauban où la fortune aveugle lui avait si peu permis de séjourner ? « Il m’est doux de penser qu’après moi j’aurai comme un dernier pied-à-terre dans ma belle patrie ; comme si je pouvais, un jour, revenir en esprit au milieu de ces chers objets d’art, tout rangés là comme ils étaient chez moi et semblant toujours m’attendre. Enfin, je suis heureux de penser que je serai toujours à Montauban et que là où, par circonstance, je n’ai pu vivre, je vivrai éternellement dans le généreux et touchant souvenir de mes compatriotes. » Ingres n’avait-il pas eu déjà à remercier ses concitoyens de maints honneurs qu’ils lui avaient rendus ? « Je suis vivement touché, écrivait-il le 14 novembre 1842, de la nouvelle preuve si honorable pour moi que vient de me donner le Conseil municipal de Montauban en vous autorisant, Monsieur le Maire, à acquérir, pour le placer dans un des établissements publics de la ville, le buste que M. Ottin a fait de moi. » Et, le 13 mai 1844 » n’avait-il pas à adresser de nouveaux remerciements au Conseil municipal de sa ville natale qui avait décidé, à l’unanimité, que la nouvelle voie ouverte depuis la rue Corail jusqu’au Rond, s’appellerait la rue Ingres ? « Une pareille distinction, décernée par mes chers compatriotes, m’est bien précieuse ; mais, Monsieur le Maire, en me rendant l’objet d’une si éclatante ovation, ne craignez-vous point d’anticiper trop tôt sur le domaine de la postérité et ne me jugez-vous pas trop favorablement avant elle ? Ratifiera-t-elle une décision qui m’accorde le plus grand honneur que puisse ambitionner un homme ? »

Et puis, à quoi bon s’attacher plus longtemps à ces objets chéris, compagnons fidèles d’une si longue vie, dont il avait déjà vécu soixante et onze années ? Chaque journée nouvelle ne lui rappelait-elle pas le prochain départ d’une maison qui devait lui paraître si vide, depuis déjà trois ans que la mort d’une première épouse adorée l’y avait laissé seul avec une douleur qu’il croyait éternelle ? Elle ne le fut que deux ans, tout au plus, jusqu’au mois de mai 1853, où le vert-galant septuagénaire se décida à remplacer Madeleine Chapelle par Delphine Ramel.

Par un premier legs de son vivant, — celui de ses dessins et registres ne viendra qu’après sa mort, — Ingres offrit donc, le 18 juillet 1851, à sa ville natale, 54 tableaux, 24 vases grecs et étrusques et les gravures de ses œuvres diverses, semblable en sa générosité à ces anciens « qui emportaient leurs œuvres d’art, quand ils allaient à la campagne ». L’ami Gilibert, mort précédemment, n’était plus là pour recevoir les « chers exilés ». Mais le Conseil municipal restait pour leur faire les honneurs de la salle qui avait, jadis, servi de chambre à coucher à l’évêque Colbert et à ses successeurs. « Le Conseil, dit le procès-verbal de la séance du 9 août 1851, autorise M. le Maire à prélever sur le crédit pour entretien des bâtiments communaux, la somme de 85 francs 10 centimes pour payer les frais de port des tableaux et objets d’art envoyés par Ingres ». Les amis Prosper Debia et Armand Cambon étaient aussi là, toujours fidèles à l’amitié du maître, pour lui aménager, dans ce Musée, une salle digne de son nom. « Le Musée Ingres, dit le registre municipal à la date du 15 mai 1854}, a été inauguré conformément à la volonté de notre illustre concitoyen. Il ne renferme que les dons qu’il a faits à sa ville natale. Il a été préparé, suivant ses instructions formelles, avec beaucoup d’intelligence et de soin par un de ses élèves les plus distingués et les affectionnés, ancien lauréat de nos écoles de dessin et fils de l’un de nos collègues les plus chers. » Depuis cette date de 1854, le Musée familial de Montauban a pris l’ampleur d’un grand Musée de capitale, avec deux premières salles où les admirateurs d’Ingres sont venus déposer une double et éparse rangée de tableaux provenant de toutes les Écoles. Ils représentent là comme une double rangée de victimes antiques conduites, par l’Administration, au sacrifice d’un dieu nouveau dont va s’ouvrir le temple qu’on devine à cette petite porte à deux battants, au-dessus de laquelle on ne lit pas sans émotion la simple inscription suivante :

Musée Ingres

Et qui sait si la première victime que ce dieu domestique va immoler à ses propres pénates n’est pas ce grand tableau de Jésus parmi les Docteurs qui voisine la porte encore close du redoutable sanctuaire ? Ce fut la dernière erreur picturale du maître, — oserait-on dire ici, puisqu’aussi bien on a pris son parti du sacrifice final qui se prépare et que, après cette dernière faute du maître, il n’y aura plus qu’à entrer dans le sanctuaire de ses dessins et qu’à y admirer sans réserve la plus admirable collection qu’y ait assemblée un des plus grands professeurs du crayon. Est-ce à dessein aussi qu’on a placé tout près, de ce tableau que l’imagination insuffisante d’Ingres a emprunté à la composition du Parnasse de son divin modèle Raphaël, cette autre copie de l’École d’Athènes d’après l’élève Balze ? Elle semble mieux souligner, à gauche du Jésus parmi les Docteurs, la faiblesse avouable d’un peintre dont le crayon incomparable fut le poignard tragique avec lequel — telle Médée ses enfants — ce génial Antique paraît aussi se plaire à immoler ses propres œuvres à une divinité fatale, plus forte que la sienne ?

La petite porte s’ouvre, derrière laquelle votre cœur a battu d’une émotion d’art que vous n’oublierez jamais. Et vous entrez dans l’intimité de l’ancien appartement des évêques de Montauban, ou mieux chez M. Ingres lui-même. Car tout est ici du maître, bien chez lui, dans ces cinq pièces aux larges fenêtres s’ouvrant sur la claire rivière qui coule là-dessous. Voici, dans la première, les simples meubles de style Empire qui furent siens à Paris, 11, quai Voltaire, d’où ils arrivèrent ici ; et les petites copies des maîtres italiens qu’il préféra et en compagnie desquelles il vécut si longtemps, fidèle à leurs inspirations ; et la haute vitrine qui tient, dans l’embrasure de deux pilastres corinthiens, la place de l’alcôve où les évêques Colbert et Lefranc de Pompignan dormirent jadis et où repose, à présent, tout ce qui fut la part de gloire la plus chère d’Ingres : son bureau, sa palette, son violon, la main moulée de sa première femme, ses médailles et sa couronne d’or[1], et, sur de simples papiers blancs crayonnés par le maître, la couronne la plus affectionnée des portraits de ceux et de celles qu’il préféra. Au milieu de la pièce est dressé le chevalet à double col de cygne, portant encore une dernière esquisse de Jésus, devant laquelle cet adorateur d’Homère voulut mourir. Et voici le fauteuil du chevalet, resté vide, depuis le matin du 14 janvier 1867 où la fumée d’une bûche s’écartant du foyer avait suffi pour asphyxier le vieillard endormi et arrêter subitement ce chef-d’œuvre de vie qu’un homme, exemple d’humanité, avait pu donner, au cours de quatre-vingt-six ans d’œuvres indéfectibles, à l’admiration de ses semblables. Et vous retournez la tête pour voir encore apparaître, dans ce familial atelier toujours le même, l’infatigable ouvrier d’art que ses crayons tout préparés attendent. Il écrivait, la veille encore, à ce même bureau et avec cette même plume d’oie laissée, pour une simple pause, entre les feuillets de cette Iliade, d’après Bitaubé, où il lisait chaque jour, sans lunettes : « Malgré mon Age, qui devrait me faire plus calme et plus philosophe, je n’en suis que plus vif et plus impatient. De sorte que ma vie est tout au rebours de celle des autres. Tout y est moralement jeune et se révolte contre la vieillesse qui m’atteint enfin et me fera succomber, comme les autres. Je dois donc être prêt à partir, quand il plaira à Dieu ! ». Ces lignes, écrites à Pauline Gilibert, sont accompagnées de ces autres, que l’indomptable vieillard adresse à Prosper Debia, le 9 août 1862 : « Cette divine antiquité des Grecs, cette renaissance de Raphaël et ce XVe siècle, voilà ce qui fait vivre, n’est-ce-pas ? Mon cher ami, nous sommes bien vieux, cassés. Je me plais à croire néanmoins que vous êtes, à peu près, comme moi : et je le désire, car je n’ai pas d’infirmités sérieuses ; je n’ai que la maladie de mon âge. Âge sérieux, cependant : quatre-vingt-deux ans, au mois de septembre prochain ! J’y pense peu, surtout la palette à la main, dans mon atelier, où je suis certainement plus heureux que si j’étais roi… ». Dans cet impressionnant atelier, où vous n’entendez plus que les ais du vieux parquet qui craquent sous vos pieds, vous regardez encore s’il ne va pas venir, ce maître dont si jeune est le portrait qui vous regarde, dessinant et effaçant pour redessiner toujours, dans l’ove du manteau de cette haute cheminée. Mais elle est, elle aussi, sans feu dans son foyer où brillent à froid les seules flammes ciselées des chenets de cuivre. Et vous regardez encore vers les portraits des amis, dont aucun ne survit aujourd’hui. Vous regardez vers le violon, qui fait aussi silence. Non, M. Ingres n’est plus ici. Voici seulement la place où l’octogénaire peignait la Jeunesse, sous les traits de la Source ; et, du maître disparu, il ne nous reste que ces deux billets qu’on va lire :

« Ce jourd’hui, 14 janvier 1865. à 1 h. du matin, est décédé, en son domicile, quai Voltaire, 11, Jean-Auguste-Dominique Ingres, peintre d’histoire, Sénateur, Membre de l’Institut, Grand Officier de la Légion d’Honneur, âgé de 86 ans, né à Montauban (Tarn-et-Garonne) marié à Delphine Ramel.

« Le décès a été constaté, suivant la loi, par nous, etc. » (Extrait des actes de décès de la VIIe Mairie de Paris).

TÉLÉGRAMME
Paris, de Montauban, 248.76, 15, 4, 50
Madame Veuve Ingres, 11, quai Voltaire, Paris.

« Au nom de la Ville de Montauban et de mon personnel, je viens, Madame, vous offrir l’expression de la plus profonde sympathie. La France perd dans M. Ingres le plus illustre représentant de l’École française et de l’Art moderne. Nous pleurons, de plus, ici, dans un deuil de famille, le digne concitoyen et compatriote aimé. Recevez, Madame, l’hommage de mon profond respect.

Prax-Paris. »

Par une blanche et glaciale journée d’hiver, ce qui restait de Jean-Auguste-Dominique Ingres, accompagné de ce qui vivait encore de sa génération décimée, fut porté à ce même cimetière du Père-La chaise où l’on se souvient que, depuis Daunou, il avait enterré tant de contemporains rivaux d’une gloire qu’il aurait voulue pour lui seul. Cette journée de janvier fut pourtant moins macabre que celle d’un autre hiver sinistre, où à travers une tempête de neige, celui qu’Ingres appelait son divin Mozart alla trouver, à 35 ans, sans autres assistants que les fossoyeurs, sa pauvre place dans la fosse commune d’un triste cimetière d’Allemagne. Sur la colline du Père-Lachaise où la dépouille mortelle d’Ingres repose, dans la XVIIIe division, non loin de celles de Delacroix et de Balzac, on a, depuis, érigé à sa mémoire un monument funèbre aussi académique et aussi froid que les plus correctes de ses œuvres peintes ; et de l’attique rectangulaire où Bonassieux a placé le buste marmoréen du maître, celui-ci, de ses yeux froids comme son marbre, regarde au loin l’immense Paris qui, partageant ses palmes entre tant de ses fils glorieux, n’en a pu réserver à celui-ci qu’une seule, — celle que l’artiste a ciselée sur la stèle. Et de ce qui fut Ingres, voilà donc tout ce qui resterait au cimetière commun de nos célébrités nationales !

À Dieu ne plaise ! C’est surtout à ce petit Musée de Montauban que l’âme du transfuge est revenue, qu’elle vit et vous attend pour vous parler encore, avec la part la plus durable de ses œuvres les plus dignes de lui survivre. Ô ! le silence aimable de ces salles, à peu près toujours vides d’un monde frivole qui n’aurait rien à y apprendre, toujours pleines de la mémoire et des exemples d’un maître qui réserve aux siens le plus professoral et le plus inoubliable enseignement. Voyez-vous, dans la longue suite de ces cinq salles, cette exposition permanente de 5.000 dessins dont les feuilles jaunies donnent aux murs l’aspect d’un « bois sacré », d’un bois antique de l’Age d’or ? Levez les yeux, tendez les mains, cueillez et savourez ici les plus merveilleux fruits que vous offre le plus incomparable maître capable de former les plus valeureux élèves, auxquels il restera, — aux termes de l’enseigne inscrite au fronton de cette grande École d’Ingres, — à peindre pour lui, s’il dessina pour eux :

— Si j’avais une enseigne à mettre au-dessus de ma porte, j’écrirais : École de Dessin, et je suis sûr que je ferais des peintres !

Qui veut entendre encore le violon de M. Ingres, n’a qu’à venir dans ce petit Musée de Montauban, comme dans un des plus sacrés sanctuaires de l’Art que la France, justement fière, peut comparer aux plus intimes et aux plus vénérables de la Grèce et de l’Italie. C’est dans cette reposante forêt de feuilles déjà jaunies par le temps, comme des ivoires sans prix, qu’il faut entendre le concert d’harmonie donné par cet incomparable virtuose du XIXe siècle à l’assemblée des dieux dont il interprète l’impassible beauté, et à celle des hommes dont il traduit les lignes les plus nobles. La main tendue sur le crayon magique, son archet, les nerfs répondant en force et en délicatesse aux cordes tendues de son merveilleux instrument, il faut le voir interpréter la vie qui passe avec la grâce et la majesté qui en fixent les lignes fugitives pour l’immortalité de leur contemplation. Si Alcibiade ne dut sa célébrité qu’à son chien, Ingres acquit la sienne avec un autre instrument que celui dont Ballot et Rossini purent peut-être sourire.

Le violon de M. Ingres, c’est son dessin.

Un jour, raconte le centenaire Charles Famin qui connut son maître à la villa Médecis, Ingres excursionnait avec un ami dans la campagne romaine. La nuit venue, les deux voyageurs se réfugièrent dans une auberge de contadins où, pour dormir, ils purent trouver une chambre. Ils allaient fermer les yeux quand, d’une chambre voisine, un air de violon se fit entendre si harmonieux, dans la douceur de la nuit bleue et le silence de cette vaste campagne, qu’Ingres, se relevant, courut à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. Le suonatore avait fini son ritornello. Alors, prenant aussi son violon qui l’accompagnait dans ses voyages comme son meilleur compagnon de route, il recueillit le motif mélodique qu’il venait d’entendre et ïe fioritura en notes si faciles et si pures, que le souvenir de cette nuit harmonieuse n’est plus sorti de la mémoire de celui qui avait ainsi entendu un paysan interprété par un maître.

Dans ces salles silencieuses du petit Musée de Montauban, aux images si recueillies et à leurs conversations si aimables, quel virtuose de la critique sage et des justes hommages fera chanter à nos oreilles attentives le violon depuis trop longtemps endormi de M. Ingres ?

Lui-même encore. Écoutez-le vous faire part, avec l’aveu de ses registres intimes, d’un siècle presque de réflexions et de lectures sur les arts et les hommes qu’Ingres connut et dessina si bien.

II
Un Journal inédit de J.-A.-D. Ingres [2]

L’homme le plus heureux est celui qui unit, aux jouissances rapides des sens, les douceurs et les charmes de l’étude : elle est la source la plus assurée contre l’ennui, ce mal indéfinissable et fatal à l’homme. Elle fait nos délassements et notre consolation. Il n’est rien de si fâcheux qu’elle n’adoucisse. Elle orne l’esprit de vérités, élève l’âme, apprend à faire connaître les hommes : elle nous rend plus humains, plus généreux, plus éclairés sur nos devoirs et plus agréables à la société.

« Il ne s’est presque jamais rien fait de grand dans le monde que par le génie et la fermeté d’une seule personne qui lutte contre les préjugés de la multitude ou qui lui en donne », dit Voltaire. Oui, si son génie est bon, tant mieux ; mais, s’il est mauvais, comme a été le sien, voyez où cela conduit… À la barbarie, au désaveu absolu et de mauvaise foi de ce qui est à jamais le beau, le vrai, au dessèchement de l’âme et du cœur, au vide, au calme affreux d’une terre inhabitée.


L’invention est une des grandes qualités du génie ; mais, si l’on consulte l’expérience, on trouvera que c’est en rendant familières les inventions des autres qu’on apprend à inventer soi-même. Ainsi on s’habitue à penser en lisant les idées d’autrui. Le plus vaste génie que la nature puisse produire n’est pas assez riche par lui-même pour tout tirer de son propre fond. Celui qui ne veut mettre à contribution d’autre esprit que le sien propre, se trouvera bientôt réduit par une extrême pénurie à la plus misérable de toutes les imitations, c’est-à-dire à celle de ses propres ouvrages : il se verra obligé de répéter de nouveau ce qu’il a déjà répété plusieurs fois. C’est en vain que les peintres et les poètes cherchent à inventer si, avant tout, ils n’ont pas rassemblé des matériaux propres à exercer leur esprit et à faire naître chez eux des idées nouvelles. Rien ne produit rien. Il n’y a qu’à voir l’emploi qu’a fait le divin Raphaël de l’esprit de ses devanciers et ce qu’avait sûrement fait aussi Phidias.

Donc, on ne peut douter qu’un esprit, orné à la fois des trésors des Anciens et des Modernes, ne soit plus vaste et plus fertile en ressources, à raison du nombre des idées qu’il aura bien senties, et ne possède en cela les plus grands moyens d’invention.


Le jugement d’autrui, loin d’affaiblir le nôtre, ainsi que le pensent beaucoup de monde, sert, au contraire, à former et à consolider nos idées, qui, dans l’origine, sont faibles, informes et confuses ; elles deviennent, au contraire, solides, claires et parfaites, avec l’autorité et la pratique de ceux dont on peut dire que les ouvrages ont été consacrés par l’approbation des siècles. L’étude ou la contemplation fructueuse des chefs-d’œuvre de l’art ne doit servir qu’à rendre celle de la nature plus facile, et non à la faire rejeter : la nature étant ce tout dont toutes les perfections doivent émaner et tirer leur origine. Raphaël, en imitant sans cesse, n’en fut pas moins toujours lui-même.


Les Grecs cultivèrent la peinture avec une ardeur égale à la beauté de leur génie et la portèrent à un tel point de perfection qu’elle parut surpasser la nature même. À parler strictement, les statues grecques ne surpassent la nature que parce qu’on y a rassemblé tant de belles parties que la nature n’est jamais parvenue, ou bien rarement, à réunir dans un même sujet. L’artiste qui opère ainsi est admis dans le sanctuaire de la nature ; il jouit alors de la vue et de l’entretien des dieux, il en observe la majesté comme Phidias, et en apprend le langage pour en faire part aux mortels.

On doit se rappeler que les parties qui composent la plus parfaite statue ne peuvent jamais, chacune en particulier, surpasser la nature, et qu’il nous est impossible d’élever nos idées au delà de la beauté de ses ouvrages. Tout ce que nous pouvons faire est de parvenir à opérer le rare et divin mélange de la nature et de l’art.


C’est sur les débris des ouvrages des Anciens que les arts reprirent naissance chez les Modernes ; et ce sont leurs moyens qu’il faut chercher à faire revivre parmi nous, en les continuant.

Il n’y a point de scrupule à copier les Anciens, dont les productions sont regardées comme un trésor commun où chacun peut prendre ce qui lui plaît, et qui nous deviennent propres à tous égards quand nous savons nous en servir avec avantage.

Un peintre habile, qui ne court pas le risque d’être corrompu par des modèles vicieux, saura s’en servir avec avantage. Il tirera parti des classes les plus médiocres qui, en passant par ses mains, acquerront de la perfection ; et il trouvera dans les essais grossiers de l’art, avant son renouvellement des idées originales, des combinaisons raisonnées et, qui plus est, des inventions sublimes.


Ce n’est que le plus bas style des arts, tant en peinture qu’en poésie et en musique, qui plaît naturellement à tous les hommes en général. Les plus sublimes efforts dans les arts n’affectent point les esprits entièrement incultes, ainsi qu’on le sait par expérience. Un goût fin et délicat est le fruit de l’éducation et de l’habitude. Nous recevons seulement en naissant la faculté de nous donner ce goût et de le cultiver ; de même que nous naissons avec la disposition de recevoir les lois et les usages de la société et de nous y conformer. C’est jusqu’à ce point qu’on peut dire qu’il nous est naturel, et rien de plus.

Il est donc bien nécessaire, pour tirer parti de la critique de ses amis, qu’on sache distinguer, par la connaissance de leur caractère, de leur goût, de leur expérience et de leurs observations, jusqu’à quel point ils peuvent nous être utiles. Pour être un bon critique du grand style de l’art, on doit être doué du même goût épuré qui présida à l’ouvrage de l’artiste lui-même.


L’art est si loin de dériver de la nature individuelle ou d’avoir quelque rapport immédiat avec elle, considérée comme son modèle, qu’il y a même des arts qui portent sur des principes diamétralement opposés à la nature. La principale et la plus importante chose qu’il faut savoir en peinture, c’est ce que la nature a produit de plus beau et de plus convenable en cet art pour en taire le choix. Tels furent le goût et la manière de sentir des Anciens.


La qualité de détacher les objets en peinture, et que beaucoup de monde regarde comme une chose de la plus haute importance dans un tableau, n’était pas un des objets sur lesquels le Titien, (d’ailleurs le plus grand coloriste de tous), ait le plus fixé son attention. Des peintres d’un mérite inférieur ont fait consister le principal mérite de la peinture, (et cela est encore admis par la tourbe des amateurs qui y éprouvent leur plus grande satisfaction), en ce qu’ils voient une figure autour de laquelle il semble, disent-ils, qu’on puisse tourner. Raphaël et le Titien tiennent, sans contredit, le premier rang parmi les peintres. Or, Raphaël et le Titien paraissent avoir considéré la nature sous des aspects différents : tous deux ont possédé le talent d’étendre leur vue sur le tout, mais le premier a cherché le sublime dans les formes et le second dans le coloris.


Le coloris est un des ornements de la peinture, sa dame d’atours et sa sœur, (ou la dame d’atours de sa sœur ?) C’est le coloris, en effet, qui procure des amateurs et des admirateurs aux plus importantes perfections de l’art.


On a entendu souvent dire à Poussin « que cette application singulière (à traduire le coloris) n’est qu’un obstacle qui empêche de parvenir au véritable but de la peinture ; et que celui qui s’attache au principal acquiert, par la pratique, une assez belle manière de peindre ».


L’art naturel et peu affecté des portraits du Titien, dans la noblesse qui leur paraît innée et inhérente, nous arrache un respect involontaire. Lorsque, par hasard, un portrait du Titien se trouve placé à côté du plus beau des Van Dyck, celui-ci devient froid et gris : conséquence de cette comparaison.


La couleur flamande de peinture, partie animale de l’art…


Le Poussin ne pouvait rien souffrir du Caravage et disait qu’il était venu au monde pour détruire la peinture. On pourrait bien en dire de même de Rubens et de tant d’autres. Il a fait cependant de beaux portraits, notamment celui du grand maître de Malte, qui va de pair avec les plus beaux.


Van Dick faisait toujours un portrait du premier coup. Il commençait le matin ; et, pour n’interrompre pas son travail par un long intervalle de temps, il retenait à dîner ceux dont il faisait les portraits et qui demeuraient volontiers chez lui, de quelque qualité qu’ils fussent, parce qu’ils étaient bien traités et divertis agréablement pendant le repas. Après le dîner, il ne faisait plus que de les retoucher pour les finir.


Un portrait manque souvent de ressemblance parce qu’il a été mal posé, en de mauvaises dispositions de lumière et d’ombre qui feraient méconnaître l’original même, si on le voyait dans le même endroit où il fut peint. Pour y bien réussir, il faut se pénétrer longtemps du visage qu’on veut peindre, le considérer à satiété de tous les côtés et consacrer à cela même la première séance. En outre, il y a des visages qui sont plus avantageux à peindre de front, d’autres de trois quarts ou de côté, quelques-uns de profil. Les uns demandent beaucoup de lumière ; les autres font plus d’effet quand il y a des ombres, et surtout les visages maigres, auxquels il faut procurer de l’ombre dans la cavité des yeux, ce qui fait qu’une tête a beaucoup d’effet et de caractère. Et. pour cela, il faut faire venir le jour d’en haut et en petite quantité.


Annibai Carrache ayant commencé à peindre de pratique (de chic) un Christ mort sur les genoux de la Vierge, pour un tableau d’autel qui est dans l’église de San-Francisco-à-Ripa, il en fit une figure admirable et toute divine : mais, ayant ensuite fait déshabiller un modèle et retouché d’après lui le corps du Christ, il changea toute cette première production de son esprit et, pour s’être trop défié de ses moyens, gâta son tableau après avoir ainsi fait. Ainsi, voilà un exemple dont il faut se rappeler pour se guider dans l’exécution de la peinture. D’ailleurs, en outre de celui-là, il y a mille preuves que les anciens peintres de l’école ae Raphaël et tous les grands peintres ont exécuté sur des cartons leurs grandes fresques et leurs petits tableaux de chevalet, d’après des dessins plus ou moins terminés. D’autant que, pour cette grande preuve, il faut bien vous pénétrer que votre modèle n’est jamais la chose que vous voulez peindre, comme caractère de dessin ni comme couleur, mais qu’il est en même temps indispensable de rien faire sans lui. Si on exigeait de vous un Achille, le plus beau des hommes, et que vous n’eussiez à vous qu’un malotru, il faudrait vous en servir pour la structure du corps humain, mouvement et aplomb. À preuve, ce que Raphaël fit, quand il commença les études des mouvements de figures sur ses élèves, même pour son divin tableau de la Dispute du Saint-Sacrement.


Quelque génie que vous ayez, si vous peignez jusqu’au bout d’après, non la nature, mais votre modèle, vous serez toujours esclave et votre peinture sentira la servitude. La preuve du contraire est surtout dans Raphaël, car il l’avait tellement domptée, la nature, et la gardait si bien dans sa mémoire que, au lieu qu’elle lui commandât, on disait que c’était elle qui lui obéissait. Et, en effet, il la faisait ployer à tout ce qu’elle avait de plus beau, et elle venait d’elle-même se placer dans ses ouvrages. On eût dit que, comme une maîtresse passionnée, elle n’avait de si beaux yeux et des charmes si puissants que pour l’heureux et privilégié Raphaël, espèce de divinité sur la terre.


Poussin avait coutume de dire que c’est en observant les choses qu’un peintre devient habile plutôt qu’en se fatiguant à les copier. Oui, mais il faut que ce peintre ait des yeux.


« Celui, dit Proclus, qui prend pour modèles les formes de la nature et qui se borne à les imiter exactement ne pourra jamais atteindre à la beauté parfaite, car les productions de la nature sont pleines d’imperfections et, par conséquent, loin de pouvoir servir de modèle de beauté. » (Tout ce passage est biffé de dix traits en travers ; un trait de plume oblitère ceux qui sont soulignés. Le réaliste qui était dans Ingres s’est sûrement révolté, à la lecture de cette proposition platonique.) Phidias parvint au sublime en corrigeant la nature avec elle-même. À l’occasion de son Jupiter olympien, il se servit même de toutes les beautés réunies de la nature entière pour arriver au sublime de l’art, et non à ce qu’on appelle mal à propos le beau idéal. Car ce mot ne doit être conçu que comme l’assemblage des plus belles parties de la nature, qu’il est rare de trouver parfaite en ce point, la nature étant d’ailleurs telle qu’il n’y a rien au-dessus d’elle, quand elle est belle et que tous les efforts humains ne peuvent, je ne dis pas la surpasser, mais même l’égaler.


Le peintre d’histoire rend l’espèce en général, tandis que le peintre de portraits ne représente que l’individu en particulier et, par conséquent, un modèle souvent ordinaire et plein de défauts.


Tous les tableaux du Poussin se ressentent de l’étude particulière qu’il a faite de la peinture antique, devant la Noce Aldobrandine. Il a poussé la vénération envers les Anciens assez loin pour désirer donner à ses ouvrages l’air de vrais tableaux antiques, jusques et y compris la proportion des figures. Il nous a enseigné que, lorsqu’on veut représenter de pareils sujets de l’antiquité, il faut qu’il n’y ait rien dans le tableau qui nous fasse penser aux temps modernes. L’esprit se promène dans les siècles passés, et rien ne doit alors se présenter à lui qui puisse le tirer de cette illusion.


Il faut continuellement former son goût sur les chefs-d’œuvre de l’art. C’est perdre le temps, que de l’employer à d’autres recherches. On peut jeter les yeux sur les beautés inférieures, mais non les imiter.

L’artiste, quand il est sûr de marcher en bonne route et qu’il suit les traces de ses prédécesseurs qui jouirent d’une grande célébrité, peut alors s’armer de la hardiesse et de l’assurance qui conviennent au génie, et il ne doit pas se laisser détourner du droit chemin par le blâme d’une foule ignorante qui n’admire que ce qui est d’un genre bas et commun, comme elle.


Les petits tableaux flamands et hollandais sont, en petit, d’excellents modèles pour la couleur et l’effet d’un tableau d’histoire, et on peut les noter comme des modèles en ce genre.


Une nature à part ne peut exister.


Le peintre qui se fie à son compas, s’appuie sur un fantôme qui ne pourra le soutenir.


Il y a peu de personnes, soit instruites ou même ignorantes, qui, si l’on pouvait les engager à dire librement leurs pensées sur les ouvrages des artistes, ne puissent pas leur être utiles par leur avis. Les seules opinions dont on ne tirera aucun fruit sont celles d’un mauvais connaisseur,… d’un Denon, par exemple.

La même sagacité, qui fait qu’un homme excelle dans son talent, doit le guider à faire un usage convenable du jugement des savants et des idées des gens ineptes.

Le peuple ignorant montre aussi peu de goût dans le jugement qu’il porte sur reflet ou le caractère d’un tableau, qu’il en montre dans les objets animés ; et il préférera toujours des attitudes forcées ou guindées et des couleurs brillantes à une noble simplicité et à une grandeur tranquille, telles que nous les voyons représentées dans les tableaux antiques.

C’est, en un mot, dans la nature qu’on peut trouver cette beauté qui fait le principal objet d’un peintre et qui ne doit être cherchée nulle part ailleurs. Il n’est pas plus possible de se former une idée d’une beauté supérieure à celle qu’offre la nature, qu’il ne l’est de concevoir celle d’un sixième sens, ou quelque autre perfection qui dépasse la compréhension de l’esprit humain. Nous sommes obligés d’établir toutes nos idées, même celle de l’Olympe et de ses divins habitants, sur des objets purement terrestres. Ainsi, toute la grande étude de l’art est de savoir regarder la nature et l’imiter.


Figure du Fouetteur, du chevalier d’Arquin ; heaume très brun, noir ; culotte très claire, jaune, et qui prend toute la lumière.

Faire beaucoup de notes pareilles, surtout d’après le Titien et les coloristes.


Les draperies doublées de couleur différente font un bel effet ; la preuve en existe dans les ouvrages de la Renaissance, et c’est chose à mettre en pratique.


Pour bien colorier une belle femme blanche, il faut bannir de la palette les tons roux et ébaucher bien gris argentin, rose clair. (D’après une Vénus du Titien).


Critique de mon tableau de la Chapelle Sixtine. Plus d’indécision dans les teintes, plus de souplesse dans les tons. Les caudataires plus en désordre, dans leur pose trop étudiée. Les ors plus clairs dans l’ombre et plus doux. En général, moins de symétrie.


Le tableau de Jupiter et Thétis doit être éclairé, ou d’en haut, ou en dessous… Il faut faire le plus tôt possible le tableau de ce roi de France qui porte le cercueil du roi, son père, à Saint-Denis.


En parcourant Montfaucon, je me suis convaincu que l’ancienne histoire de France, du temps de saint Louis et autres, serait une mine nouvelle à exploiter ; que les costumes en sont très beaux et que quelques-uns se rapprochent des choses grecques ; que ceux mêmes qui paraissent bizarres ne le sont peut-être qu’à cause du peu d’art avec lequel ils nous ont été transmis ; mais que les belles têtes, les beaux corps, les belles attitudes, les beaux gestes sont de tout temps. Un peintre d’histoire qui s’emparerait de ce siècle, en pourrait tirer un bien grand parti, aussi beau que possible au point de vue de l’art, et bien plus intéressant pour les contemporains à qui, tout beaux qu’ils soient, Achille et Agamemnon tiennent moins à cœur que saint Louis, Philippe de Valois, Louis le Jeune et tant d’autres. Il faut aussi avouer que l’amour de la religion, qui animait ces vieux temps guerriers, donnait aux tableaux un air mystique. simple et grand, particulièrement aux femmes, et même aux hommes. J’en conclus qu’il me faut prendre cette route comme la bonne et me contenter d’explorer les Grecs, sans lesquels il n’y a pas de vrai salut, de les amalgamer pour ainsi dire à ce nouveau genre. C’est comme cela que je peux devenir un novateur spirituel, adroit, et donner à mes ouvrages ce beau caractère inconnu jusqu’ici et qui n’existe que dans les ouvrages de Raphaël. J’ai la conviction que, si Raphaël avait eu des tableaux grecs à peindre, il nous intéresserait beaucoup moins ; j’ose même dire qu’avec l’idée toute parfaite que nous avons des Grecs par leurs monuments, il aurait pu nous rendre difficiles sur les résultats. Donc, peignons des tableaux français, des Duguesclin, des Bavard, et tant d’autres.


Les matériaux de la peinture sont à Florence, et les résultats à Rome.


Poussin disait qu’une demi-figure inutile suffisait pour gâter un tableau. Son génie ne l’eût pas conduit si loin dans la philosophie de la peinture, s’il n’y eût joint l’étude des bons auteurs anciens et la conversation des ommes savants.


Le stil de grain glacé d’Angleterre (ou de Troyes) fait du beau vert, mais il faut le glacer tout seul et avec un peu de vernis.

La gomme-gutte glacée fait le plus beau vert et on peut glacer tout ce qui est chaud de ton.

Essayer le vert de verrerie. Jaune de chrome, glacé de rouge.


L’expression en peinture suppose une très grande science du dessin, sans laquelle on ne peut réussir qu’imparfaitement. En effet, l’expression ne peut être bonne sans être de la plus grande justesse. Ne la saisir qu’à peu près, c’est la manquer ; c’est ne représenter que des gens faux, qui se t’ont une étude de contrefaire des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. Ce n’est que par le plus rare talent dans le dessin que l’on peut parvenir à cette extrême précision ; aussi les peintres d’expression, parmi les Modernes, ont-ils été les plus grands dessinateurs : examinez Raphaël.

L’expression est donc la partie essentielle de l’art et liée intimement à la forme. La grande perfection du coloris y est si peu requise, que les plus grands maîtres de l’art n’ont pas eu la même supériorité dans cette partie. Les en blâmer, ce n’est pas connaître assez les arts. On ne peut exiger du même homme des qualités contradictoires ; et la promptitude d’exécution qu’exige la couleur, pour conserver tout son prestige, ne s’accorde pas avec l’étude profonde qu’exige la grande pureté des formes.

Que valent, en effet, comparées aux parties qui font la gloire des Anciens, celles qui causent l’orgueil des Modernes : pompeuses ordonnances, charmes flatteurs du coloris, balancement des masses, enchaînement des groupes, et tant d’autres coquetteries du métier qui ne disent rien à l’âme ? C’est à l’âme que les Anciens voulaient parler ; c’est elle que, parmi les Modernes, Raphaël, Michel-Ange et tant d’autres croyaient seule digne de recevoir les hommages de l’art : c’est elle qu’ont généralement négligée les peintres grands coloristes, grands machinistes, et tous ceux enfin qui ont particulièrement excellé dans lss parties que tant de Modernes se sont plu à célébrer, et sur lesquelles ils ont osé s’adjuger à eux-mêmes le prix qu’ils refusaient aux Antiques.

On peut dire aussi, sans nuire à la gloire des Anciens, qu’en général ils ont su, comme les Modernes, multiplier les plans dans les tableaux, observer la dégradation successive qu’exigent ces plans multipliés, lier les figures aux figures, les groupes aux groupes, étonner par les prestiges mensongers d’une couleur qui n’est point celle de la nature et qui se fait prendre pour telle. Ils ont négligé ou peu connu ces objets, les regardant comme des distractions du beau qu’ils avaient en vue, et encore parce qu’ils pensaient que ces parties de l’art devaient distraire les spectateurs et eux-mêmes de celles qui leur semblaient dignes de tous leurs soins.

Les Anciens ont affecté de séparer tous les objets, en vertu d’un principe qu’ils ont plus ou moins suivi dans leurs tableaux, et qui leur a surtout attiré la critique des Modernes ; car ceux-ci se sont imposé le principe absolument contraire : celui de tout lier. Mais est-on en droit de condamner les Anciens, parce que nous nous sommes fait des règles ou des principes qui ne sont pas les leurs ? Condamnez donc aussi, insensés, leurs ouvrages dramatiques ; condamnez-les dans tous ceux de leurs chefs-d’œuvre où ils ont cherché la simplicité, lorsqu’on ne cherche aujourd’hui qu’un vain éclat et une pompe mesquine ; lorsque, dans tous les genres, nous montons sur des échasses pour nous faire grands. Leur règle d’espacer les objets, en peinture et en bas-relief, tenait à une autre maxime : celle de chercher surtout la beauté et de la démontrer dans le développement des figures. Attachés surtout aux belles lignes, au choix exquis des formes, ils n’auraient pas consenti, comme nous, à sacrifier des parties considérables d’une figure en les cachant derrière une autre qui l’avoisinait. Ainsi chaque figure se détachait nettement sur le fond et se distinguait dans toutes ses parties. Il n’était pas permis à l’artiste de se livrer à la moindre négligence. Les Anciens n’auraient pas, ainsi que les Modernes, regardé comme de beaux tableaux des ouvrages dans lesquels aucune tête n’a de beauté, dans lesquels toutes les figures sont estropiées ; mais elles plaisent à l’œil des Modernes par un certain vain éclat des tons et par les agencements des groupes.


Paul Véronèse a placé dans une galerie une troupe de musiciens, où il s’est peint lui-même jouant de la viole. Le Titien y joue aussi du violoncelle, le Tintoret du violon et Léandre Barrau de la flûte.


L’art n’arrive jamais à un plus haut degré de perfection, que lorsqu’il ressemble si tort à la nature qu’on le prend pour la nature même. Et, au contraire, la nature ne réussit jamais à être plus belle, que quand l’art y est cache.


Pline l’Ancien lisait, la plume à la main, faisant des notes et des extraits. Il n’y manqua jamais, car il disait qu’il n’y avait pas de si mauvais livre où il n’y eût à prendre quelque chose de bon.


L’oisiveté ressemble à la rouille : elle use plus que le travail.


Analogie remarquable du siècle de Périclès avec la Renaissance.


Les Florentins maniérés dans le dessin, comparés à Rubens pour la couleur.


Il faut consulter les fleurs pour trouver de beaux tons de draperies.

Le violet chaud et le gris de lin tirant sur le vert d’eau, font bien. Broder ensuite de grandes grecques blanches.

Belle cuirasse fond noir, ou violet foncé, rehaussée de beaux ornements d’or très brillants.


J’ai vu au théâtre une très belle décoration de prison, où tous les conjurés, soldats, guerriers, se précipitent d’un haut escalier droit, très haut, tenant des (lambeaux qui éclairent le sommet des casques seulement : le tout, d’un grand mouvement de fureur guerrière.


Toutes les religieuses paraissent belles. D’après une expérience fréquente, je suis sûr qu’il n’y a point d’ornement artificiel ou de parure étudiée qui puisse faire, à moitié près, autant d’impression que le modeste et simple habit d’une religieuse. J’ai aussi souvent remarqué et admiré avec plaisir les sentiments d’affection et d’amour qui animent les visages de maintes personnes religieuses dans les églises, et je suis persuadé que la chaleur et l’émotion qu’elles ressentent devant les madones et leurs saints favoris doivent être extrêmement satisfaisantes pour l’âme. J’avoue que j’envie leur état. Et je maudis du fond du cœur cette philosophie qui, avec toute sa froideur et ses triomphes insipides, nous laisse dans une espèce d’apathie stoïque et anéantit les plus douces émotions de l’âme, pour lesquelles l’homme semble fait si particulièrement.


Il faut peindre sur des impressions de colle. J’ai vu chez le peintre Conti, à Rome, sur un portrait du Pape, la preuve que l’on obtient, par ce moyen, beaucoup de fraîcheur dans les teintes. Dans ce portrait, il y avait un tapis noir brun à fleurs, qui faisait très bien.

Il est indubitable que l’on peut obtenir beaucoup de gras et de chaleur dans les teintes, enfin peindre doré et gras comme les Vénitiens, sans employer comme eux des toiles à impressions grossières. La preuve de l’effet contraire est dans les portraits et tableaux de certains peintres qui ont peint très uni et fini sur des enduits très polis, tels que Allori et autres.


On a dit, en parlant de Racine et autres, que ces grands hommes savaient à fond le grec et que c’est en se nourrissant des chefs-d’œuvre de l’antiquité qu’ils ont fini par les surpasser. Stupide et audacieux sacrilège ! Ces grands hommes étaient, cela va sans dire, bien plus modestes. Lisez les préfaces de Racine. Voyez la modestie de notre grand Poussin et l’opinion de La Fontaine lorsqu’il écrit dans un sonnet à je ne sais quel abbé : « Qui de nous peut se croire l’égal des Grecs et des Romains ? »

Mme Dacier connaissait mieux l’esprit grec que celui de son siècle. Son intervention renouvela la déhontée (sic) et stupide querelle intentée contre les Anciens et soulevée cette fois par Lamothe : lutte du bon goût contre l’ignorance et la mauvaise foi, qui se termina par le triomphe des Anciens. Mais cette victoire fut paralysée ; le coup était porté (toujours reflet de la calomnie). Il devait être mortel pour tous les genres des Beaux-Arts, auxquels un adversaire plus redoutable par sa popularité, Voltaire, aussi sceptique en science qu’en religion, porta par ses sarcasmes les dernières atteintes. Bientôt la langue grecque, et avec elle tous les arts grecs, le beau enfin, furent réduits à se réfugier dans les poudreux in-quarto de l’Académie des Inscriptions. C’est depuis cette époque que le sceptre de la philologie est sorti de nos mains, pour n’y rentrer peut-être jamais plus.


1. — Les Anglais peignent aujourd’hui sur des impressions de colle, après une couche d’huile de la couleur de ma redingote d’été, mais plus chaude. Pourtant on dit que la colle absorbe, avec le temps, les couleurs.

2 — Équerres et règles chez Boisselieu, passage du Ponceau, de la part de M. Reiset.

3 — Porte-crayon de poche.

4 — Bonne sépia chez Houart, rue de Provence, près le Faubourg Montmartre.

5 — Bons crayons fermes, anglais, 3 H.

6 — Petits mannequins et poupées à ressort.

7 — Avant de nettoyer un vieux tableau et un jeune aussi, il faut passer un peu d’esprit de vin et l’ôter de suite ; puis avoir du papier non collé, l’appliquer dessus avec de la colle de farine claire, attendre qu’il soit sec et l’enlever : il emporte ainsi beaucoup de crasse.

8. — Couleurs bien broyées.


Les qualités essentielles de la couleur résident dans l’ensemble des masses, ou noirs, du tableau et, de plus, dans le brillant et la distinction particulière des couleurs des objets. Par exemple, voir briller un beau linge blanc sur un corps brun olivâtre et distinguer surtout une couleur blonde à côté de la brune et des figures colorées par leurs teintes locales. Cette réflexion m’a été inspirée par le hasard, qui m’en a fait voir des preuves sur mon Œdipe. Une draperie blanche paraissait sur la cuisse vue dans le miroir, et si éclatante, et si belle, à côté de cette belle couleur de chair chaude et dorée.


Pour peindre à la Vénitienne, l’épreuve m’en fut donnée par une esquisse de M. Lewis, peintre anglais. Cette esquisse était faite d’après le beau Titien de notre Musée, Jésus porté au tombeau. Ce peintre, pour arriver à imiter ce maître, a peint sur une toile sans autre impression qu’une légère teinte de colle, comme il paraît que tous les peintres vénitiens en ont usé, et le plus souvent sur du coutil. Il a reconnu avec vérité que, pour obtenir du transparent cette belle chaleur de teinte, il fallait tout glacer, et par conséquent peindre tous les dessous en gris plus ou moins colorés, espèce de monochrome :

1o Les chairs vierges en gris violet très léger ;
2o Les chairs brunes en plus fort ;
3o Les cheveux de même ;
4o Les draperies vertes, jaunes ;
5o Les fleurs blanches mais avec un sentiment de leur propre couleur ;
6o Les rouges idem ;
7o Les ciels, idem ;
8o Il faut en général peindre dur, heurté et franchement :
9o On peut ébaucher très légèrement, toujours dans cette même pratique, mais, à la seconde fois, il faut heurter et beaucoup empâter ;
10o Il faut que le tableau aye (sic) en général un sentiment de couleur ;
11o Il faut le laisser sécher, au moins un grand mois, avant de le reprendre en définitif et tout en glacé, excepté le linge blanc.

Il est beau de noircir les paupières : voyez le Jules II de Raphaël. Il est beau de calamariser les yeux des femmes. Observation sur la nature.

Faire une petite chambre à la Poussin, indispensable pour les effets.

Pour arriver à la belle forme, il faut modeler rond et sans détails intérieurs.


Toutes les fois que j’ai été me rassasier la vue par les compositions des vases étrusques, j’en suis sorti plus que jamais persuadé que c’est d’après ces exemples du beau qu’il faut qu’un artiste travaille et imite, lorsqu’il peut, les Grecs ; qu’il ne peut faire des Grecs qu’en les imitant et les suivant pas à pas ; et, plus que cela, qu’il peut, sans être un froid plagiaire, en prendre des compositions entières et les traduire sur une toile. Il y aurait encore du génie à savoir ainsi les recréer par la perfection des couleurs et cet achevé de la Nature, déjà si bien exprimé en ces simples traits.


Raphaël a peint les hommes bons et purs. Tous ses personnages ont l’air d’honnêtes gens, parce qu’ils sont beaux.

Je fus voir avec Paulin le Stanze de Raphaël. Jamais je ne les vis si belles et j’y remarquai encore plus que jamais combien cet homme divin l’emporte sur les autres hommes. Je fus plus convaincu encore qu’il travaillait de génie, qu’il possédait toute la Nature dans sa tête ou plutôt dans son cœur, et que, lorsqu’on en est là, on est comme un second créateur. Sa Dispute et surtout sa Messe de Bolsène m’y ont paru des chefs-d’œuvre. Dans cette dernière, quels beaux portraits ! Et, dans l’autre, quelle belle et noble symétrie ! Symétrie qu’il a employée presque toujours dans ses belles compositions et qui leur donne un air si grand et si majestueux. Dans l’Héliodore. il a mis, selon sa coutume, et c’est beau, des groupes principaux sur les côtés, et il a laissé un vide, au milieu. De même à l’École d’Athènes. Ses plis ont l’air de faire place à d’autres, tant ils imitent leur matière et leur mouvement naturel. Il faudrait un livre, pour s’étendre sur ces belles qualités et inventions : mais je dirai que le Vatican vaut bien plus, à lui seul, que tous les musées de l’Europe réunis ensemble. Ce Vatican est tellement varié de genres qu’il paraît avoir touché à toutes les cordes de la nature et jusqu’à tous les genres d’effet. Son Saint Pierre est accompli de beauté. Et tout cela est peint et construit d’après des dessins ! Adonc, continuons et tâchons, s’il est possible, d’imiter Raphaël et de le deviner, moi, assez malheureux pour regretter toute ma vie de n’être pas né dans son siècle et de n’avoir pas été un de ses élèves.


Ne pouvant peindre à la fresque, il faut exécuter tous mes grands tableaux à la détrempe. Et puis, du vernis à l’huile.

On ne peut bien imiter le beau procédé de la couleur des anciens peintres, surtout des Vénitiens, qu’en ayant des glacis ; car il faut surtout que la belle peinture soit transparente. Beaucoup de draperies, peintes blanches et glacées en couleurs. Je crois que le Titien, Andréa del Sarto et Fra Bartolomeo di San Marco ont presque toujours employé ce moyen ; témoins, la belle Descente de Croix de l’un, gravée par Bartolini, et la belle Sagra Famiglia de l’autre.


Pour les portraits, beaucoup de fond au-dessus des têtes ; un côté clair et l’autre sombre. Il faut avoir la petite Uranie en statue et les petites Cérès.


On dit que Raphaël dessinait ses draperies d’après les élèves qui travaillaient avec lui, parce qu’ils savaient mieux que d’autres personnes s’accommoder d’une manière qui fit paraître les plis plus beaux. Voilà ce qu’il me faut suivre, à la lettre. Je bannis les mannequins, excepté pour les portraits, et seulement pour les a flûtiaux de femmes, qui demandent un fini détaillé.


Les peintres marquent beaucoup d’orgueil lorsqu’ils emploient inconsidérément trop de blanc dans leurs tableaux. Il faut plutôt l’amoindrir et l’éteindre, pour le réserver dans les occasions des éclats de lumière qui font l’effet et qui donnent le jour au tableau. Le Titien disait qu’il serait à souhaiter que le blanc fût aussi cher que l’outre-mer ; et encore Zeuxis, qui était le Titien des anciens peintres, reprenait souvent ceux qui ignoraient combien cet excès était préjudiciable à l’effet de leurs tableaux.


Nicolas Poussin avait appris à Guaspre à voir la Nature grande dans le paysage, et il le dirigeait encore dans les figures ; aussi les ouvrages de ce peintre expriment-ils assez d’élégance et d’érudition. Il peignait avec une grande facilité et pouvait faire un tableau dans un jour. Il a fait plusieurs tableaux à la colle ou tempera qui paraissaient, par leurs clarté et faiblesse de ton, être des préparations sur lesquelles il revenait avec de riches glacis à l’huile. J’ai cru voir chez plusieurs anciens peintres, surtout chez les coloristes, cette méthode de préparer les tableaux avec des couleurs à la colle et de les terminer ensuite à l’huile.


Depuis deux siècles, notre théâtre n’a plus de rival et, quoi que disent les Romantiques d’outre-mer, il faut bien qu’on finisse par convenir que la scène sur laquelle on représente les chefs-d’œuvre de Corneille, de Molière, de Racine et de tant d’autres, est préférable à celles où se jouent les monstruosités de Shakspeare et d’Otway, les romans dialogues de Schiller et les rapsodies de Kotzebue. C’est une partie de notre gloire nationale.


À l’extrémité d’un des faubourgs de Vienne, on traverse, près de la barrière de Mariahilfif, une petite rue pavée et où l’on passe si peu qu’elle est couverte d’herbe. Vers le milieu de cette rue, s’élève une humble et petite maison, qu’habite le père de la musique, le plus grand génie de son siècle, — le dix-huitième, qui fut l’âge d’or de cet art divin. On frappe ; une bonne petite vieille, une ancienne gouvernante, vous ouvre d’un air riant. Vous montez un petit escalier de bois et vous trouvez, au milieu de la seconde chambre d’un appartement très simple, un vieillard tranquille, assis devant un bureau, absorbé dans la triste pensée que sa vie est tellement nulle en tout le reste qu’il a besoin de visites pour se rappeler ce qu’il a été autrefois. Lorsqu’il voit entrer quelqu’un, un doux sourire paraît sur ses lèvres ; ses yeux se mouillent, son visage se ranime ; il reconnaît son hôte et lui parle de ses premières années. Vous croyez que l’artiste existe encore, mais bientôt il retombe dans son état de léthargie et de tristesse.

François-Joseph Haydn naquit le dernier jour de mars 1732, à Rohrau, bourg situé à quelques lieues de Vienne. Son père était charron et sa mère, avant de se marier, avait été cuisinière au château du comte de Harrach, seigneur du village. Le père de Haydn réunissait à son métier la charge de sacristain de la paroisse. Il avait une belle voix de ténor, aimait son orgue et la musique, quelle qu’elle fût. Dans ses voyages, il avait appris à jouer un peu de la harpe. Les jours de fête, après l’office, il prenait sa harpe et sa femme chantait. La naissance de Joseph ne changea pas les habitudes de ce ménage paisible. Le petit concert de famide revenait tous les huit jours, et Tentant, debout devant ses parents, avec deux petits morceaux de bois dans les mains, dont l’un servait de violon et l’autre d’archet, accompagnait constamment la voix de sa mère. Haydn, chargé d’ans et de gloire, se rappelait encore les airs simples qu’elle chantait, tant ces premières impressions avaient touché cette âme, toute musicale.

Un cousin du charron, nommé Franck, maître d’école à Haimbourg (?), vint à Rhorau un dimanche et assista à ce trio, Il remarqua que l’enfant, à peine âgé de six ans, battait la mesure avec une exactitude et une sûreté étonnantes. Ce Franck savait fort bien la musique ; il offrit à ses parents de prendre le petit Joseph chez lui et de la lui enseigner. Ceux-ci reçurent la proposition avec joie, dans l’espérance de réussir plus facilement à faire entrer Joseph dans les ordres s r crés sïl savait la musique.

Il partit pour Haimbourg. Il y avait à peine séjourné quelques semaines qu’il découvrit, chez son cousin, deux tympanons, sorte de tambours. À force dessais et de patience, il réussit à former sur cet instrument, qui n’a que deux tons, une espèce de chant qui attirait l’attention de tous ceux qui venaient chez le maître d’école.

La nature avait doué Haydn d’une voix sonore et délicate. Franck, donnant à son jeune cousin, d’ailleurs, plus de taloches (selon que le racontait Haydn) que de bons morceaux, mit le jeune tympaniste en état non seulement de jouer du violon et d’autres instruments, mais encore de comprendre le latin et de chanter au lutrin de la paroisse, de manière à se faire une réputation dans tout le canton.

Le hasard conduisit, chez Franck, Reüter, maître de chapelle de Saint-Étienne, cathédrale de Vienne : il cherchait des voix pour recruter des enfants de chœur. Le maître d’école lui proposa bien vite son petit parent. Haydn vint ; Reüter lui donna un canon à chanter à première vue. La précision, la pureté des sons, le brio avec lequel l’enfant chanta, le frappèrent ; il fut enchanté de la beauté de la voix : il remarqua seulement qu’Haydn ne trillait pas et lui en demanda la cause en riant. Celui-ci répondit avec vivacité :

— Comment voulez-vous que je sache triller, si mon cousin même l’ignore !

— Viens ici, je vais te l’apprendre ! lui dit Reüter, enchanté du succès de son élève.

La leçon faite, l’enfant trille sur-le-champ, et bien. Reüter, enchanté, prend une assiette de belles cerises que Franck avait fait apporter pour son illustre confrère, et les verse toutes dans la poche de l’enfant. Haydn a souvent rappelé ce trait ; et il ajoutait, en riant, que, toutes les fois qu’il lui arrivait de triller, il croyait voir encore ces superbes cerises.

Reüter ne retourna pas seul à Vienne ; il amenait avec lui Haydn, qui avait huit ans environ.

Dans sa petite fortune, on ne trouve aucun avancement non mérité, aucun effet de la protection de quelque homme heureux et riche. À dater de cette époque, Haydn a dit n’avoir pas passé un jour sans travailler seize heures, et quelquefois dix-huit. Il fut toujours son propre maître, encore qu’à Saint-Étienne, le travail obligé des enfants de chœur ne fût que de deux heures. Dès l’âge le plus tendre, la musique lui avait fait le plaisir le plus vif. Entendre jouer d’un instrument était plus agréable, pour lui, que de jouer avec ses camarades. Quand, badinant avec eux, dans la pièce voisine de Saint-Étienne il entendait l’orgue, il les quittait bien vite et entrait dans l’église.

Moins précoce que Mozart, qui, à treize ans, composa un opéra applaudi, Haydn, à cet âge, fit une messe dont Reûter se moqua avec raison. Cet arrêt étonna le jeune compositeur ; mais, déjà plein de raison, il comprit sa justice ; il sentit qu’il fallait apprendre le contrepoint. Mais de qui ? Reüter ne l’enseignait point aux enfants de chœur et n’en donna jamais que deux leçons à Haydn. Mozart trouva un excellent maître dans son père, violoniste estimé. Il en fut autrement du pauvre Haydn, enfant de chœur abandonné dans Vienne, qui ne pouvait avoir de leçons qu’en les payant et qui n’avait pas un sou. Son père, malgré ses deux métiers, était si pauvre que, Joseph ayant été volé de ses habits et ayant mandé ce malheur à sa famille, son père, faisant un effort, lui envoya six florins pour remonter sa garde-robe. Enfin, aucun des maîtres de Vienne ne voulut donner des leçons gratis à un petit enfant de chœur sans protection.


Ce qui suit est un fragment de lettre, collé en face du fol. 73 (verso, sur le cartonnage du registre. Il n’en reste qu’une page, coupée même au bas sur une ligne, et un fragment de l’autre page dont il reste seulement le mot Institut).

« Beethoven se promenait souvent seul aux environs de Vienne, pour se livrer à ses inspirations. Il était presque sourd. Un jour, il s’était agenouillé sur un chemin pour écrire ce qu’il Venait de composer. Un convoi survient, suivi d’un nombreux cortège ; Beethoven reste immobile. La préoccupation de son génie, non moins que sa surdité, le rendent étranger à tout ce qui se passe autour de lui. Mais on l’avait reconnu. Le cortège et le convoi s’arrêtent : « Attendons qu’il ait fini », s’était-on dit unanimement. Et on attendit, en effet, que Beethoven se fut relevé. Quel bel hommage rendu à ce grand homme ! C’est que le génie en travail est en communication avec-Dieu même. Voilà ce qu’on sent à Vienne, chez un peuple éminemment religieux et sensible ; et voilà pourquoi ce peuple a pu, sans impiété, faire incliner un mort devant un vivant.

» J’avais promis, Monsieur, de vous transmettre… (Bas de page coupé)

(Verso) avant de le rendre, j’avais note ce trait touchant.

» Adieu, Monsieur ; offrez, je vous prie, mes bien respectueux hommages à Mme Ingres. Et au plaisir de nous revoir bientôt ensemble, sur ces routes où Beethoven sait si puissamment émouvoir nos âmes. »


« Les Français ont naturellement la mauvaise coutume de n’estimer pas assez les hommes savants qui naissent parmi eux et d’estimer trop ce qui vient des pays étrangers. Plusieurs croient qu’ils ne paraîtraient pas habiles connaisseurs, s’ils ne trouvaient à redire à ce que l’on fait ici ; et, pour donner des marques qu’ils ont beaucoup de discernement et de connaissance des bonnes choses, ils sacrifient volontiers l’honneur de leur pays pour priser davantage les ouvrages de leurs voisins. »

Ainsi disait Félibien à l’occasion de la préférence que l’on avait donnée au Bernin sur les architectes français. N’avait on pas fait venir le « chevalier » à Paris, pour qu’il y exécutât la colonnade du Louvre ? Tous savent que, quoiqu’il fût un homme de génie, il trouva à qui parler, et il eut la modestie de se retirer. Celui qui le remplace aujourd’hui se nomme Canova ; c’est le meilleur de l’Italie, mais il n’a du Bernin que son mauvais goût d’une autre sorte. Il ne s’en est pas tiré avec autant de modestie et de bonne foi, ces deux qualités qui parachèvent le grand homme.

Félibien continue en disant que, par toutes les grandes choses que fait le roi, aidé de son illustre ministre, nous espérons bientôt guérir ces ignorantes personnes d’un mal qui dure il y a trop longtemps ; et que, reconnaissant de bonne foi les avantages que nous avons sur les autres peuples, on ne sera plus si injuste envers notre patrie, de croire que les Français sont incapables de faire de grandes choses et de se passer des autres nations dans toutes sortes d’arts.


Il y a plus d’analogie qu’on ne pense entre le bon goût et les bonnes mœurs. Il est un sentiment exquis des convenances que donne un heureux naturel et que développe une éducation libérale.

J.-A.-D. Ingres.
III

Et maintenant que les Registres d’Ingres sont passés en revue, depuis la première page où il a écrit : « J’arrivai à Paris, un mois avant la journée du 18 Fructidor, sous le Directoire, » jusqu’à la dernière, où, dessinant à 86 ans un morceau de Giotto, il a répondu à quelqu’un qui lui demandait pourquoi : « Pour apprendre ! » essayons d’évoquer la longue vie du maître à travers les quatre salles qui nous conservent, exposés ou en cartons, ses cinq mille dessins annoncés, — le plus beau lot de cet inappréciable héritage. Dans ce musée hospitalier, où la ciel reste sur la porte, devant ces cartons ouverts et ces passe-partout qu’aucune main indiscrète ne fera passer ailleurs, espérons-le, nous jouirons de la même liberté que Paul Flandrin qui, en en feuilletant un jour quelques-uns dans l’atelier d’Ingres, disait :

— Comme tout cela va, bras dessus bras dessous, avec les grands maîtres !

Pour ne pas s’égarer dans cette frondaison touffue du Bois Sacré ingrien, le voyageur divisera utilement ces cinq mille feuilles en deux parts :

1° L’ensemble des dessins divers exécutés par Ingres, en dehors de ses œuvres peintes ;

2° Les études faites par Ingres pour ses œuvres peintes ou seulement ébauchées.

Dans la première catégorie, nous rangerons ^33 dessins exécutés de 1791 à 1806, et au nombre desquels nous remarquerons, en passant, des copies des Amours des Dieux, d’après les illustrations de Jules Romain et les gravures de Marc-Antoine ; des études d’après les Antiques et la Renaissance, Alexandre présentant sa maîtresse à Apelle, le peintre et le monarque se donnant la main, « comme une majesté à une majesté » ; la Nymphe Salmacis et Hermaphrodite ; elle le tient dans ses bras au bord d’une fontaine, etc. — Les Nos 26 et 27 représentent la Villa Médicis en 1806, avec la chambre que le pensionnaire y occupait alors. — N° 29, une Rue de Rome, avec la basilique de Saint-Pierre dans la brume. — N° 46 (sous verre), Chapelle Borghèse. — N° 48, un cardinal à cheval. — N° 51, une Contadine de la Campagne romaine. — Nos 106 et 107, des Vues de Rome prises d’une terrasse. — N° 129, le Vatican. — N° 133, la Place de Saint-Pierre et sa colonnade. — N° 141, la Campagne de Rome. — N° 153, vue prise à l’Académie de France. — N° 165, Vue de Rome, prise de la Villa Médicis. — N° 188, un Moine. — N° 222, une Femme et ses deux enfants. — N° 237, un Moine au confessionnal. — N° 320, un Cardinal vu de profil. — N° 437 et suivants. Meubles de la Chapelle des chanoines de Saint-Pierre. — N° 461, deux Gardes pontificaux. — Nos 470 et suivants, Pie VII officiant et sa chapelle. — N° 486, Hallebardiers du Pape. — N° 498, le Cardinal De Gregorio. — N° 518, Détail des costumes cardinalices. Etc., etc., etc. — De 1824 à 1834, au premier retour d’Ingres en France, où il séjourna dix ans, nous comptons un lot de 103 dessins, parmi lesquels sont à remarquer ceux qu’Ingres consacra à la Révolution de Juillet et qui expliquent sa lettre du 12 août 1830 à Gilibert sur « ces événements si éminemment glorieux, encore teints du sang le plus pur par le crime le plus exécrable surtout qu’un roi puisse commettre », c’est à dire Charles X, qui n’avait pas même demandé qu’on lui présentât le peintre de l’Apothéose d’Homère, le jour où fut inauguré ce plafond du Louvre. Ingres ne fut, d’ailleurs, patriote qu’une autre fois dans sa vie, le 24 février 1848, quand Hippolyte Flandrin le rencontra, sur le quai Voltaire, brandissant son parapluie comme une épée :

— Où courez-vous ? lui demanda son élève.

— À la défense de nos rois ! lui répondit Ingres, peintre ordinaire de la Maison d’Orléans[3].

Au n° 89 de cette série, commentée de nombreuses notes en marge, nous lisons celle-ci sous le titre : Le mérite des femmes[4]. Une femme nue, tenant un enfant. Trois hommes l’entourent. (Écrit, à gauche de la femme) : elles valent mieux que nous ! (Au-dessous) : attaquée et entourée de tous les séducteurs, elle résiste et est vertueuse. (Écrit à droite) : quelques-unes oui, mais ?… — Plus loin, un autre dessin représente La Médiocrité, avec ce commentaire d’Ingres : « Rampante et superbe à plusieurs corps. Elle caresse, elle s’insinue. Hercule la terrasse, de son pied qui l’écarté. (Et plus bas) : l’Univers couronne la Médiocrité. Elle foule à ses pieds le vrai mérite. » Ingres, mécontent de l’insuccès de son Martyre de Saint Symphonien et des critiques qu’il provoqua au Salon de 1834. s’était proposé d’exécuter ce tableau en réplique, quand il partit pour la direction de l’Académie de France à Rome[5]. — De 1834 à 1841. pendant le séjour d’Ingres à la villa Médicis, 100 dessins. — Enfin, de 1841 à 1867, depuis le deuxième retour d’Ingres à Paris jusqu’à sa mort, 151 dessins au nombre desquels, en marge du n° 86, nous lisons : Le baiser à l’œil (M. et Mme D… Il veut embrasser sa femme, mais il vient de manger de l’ail). Le n° 90, Allégorie sur la mort du duc d’Orléans, porte le commentaire suivant : « La Mort, fâchée d’avoir tranché les jours de S. M. R. duc d’Orléans, laisse tomber sa faux. Derrière elle, le crime debout, qui la nargue. À côté, le duc recueilli par les anges et transporté au ciel, accompagne de la Religion et des Vertus. » Enfin, le n° 97, où nous arrêterons cet inventaire au pied levé, représente La Politique, avec ce commentaire de l’auteur : « Un homme nu. le pied sur des marches, renverse un trône. Au fond, le faubourg. »

La deuxième catégorie des dessins qu’Ingres lit pour ses œuvres peintes est, de beaucoup, la plus importante et se trouve, en majeure partie, encadrée et sous verres dans les salles du Musée de Montauban. On appréciera l’importance de ce lot quand on saura que, pour la seule composition de l’Apothéose d’Homère, cette collection hors de pair ne compte pas moins de 130 dessins. On en trouve presqu’autant pour l’Âge d’Or où, sur l’encadrement, on peut lire : « Que les membres soient, pour ainsi dire, comme de justes colonnes, tels les maîtres des maîtres. » N’est-ce pas au bas d’un croquis pour l’Entrée de Charles V à Paris qu’Ingres a écrit ce conseil, bon à relever au passage : « Il faut composer comme Raphaël, c’est-à-dire adopter sa manière de s’y prendre, qui était de composer avec la nature et de ne s’occuper, aussi bien dans une composition de cent figures diverses, d’abord que des principales, comme s’il n’y devait être nullement question des autres ». C’est cette partie des dessins d’Ingres qu’il faudrait avoir le temps de suivre et d’étudier feuille à feuille : comme on suit, d’un autel à l’autre, les reliques sacrées d’un temple qu’un maître, en se divinisant aussi à sa manière, a pu élever impérissablement à sa grande mémoire. Il importerait d’étudier, d’un exemple à l’autre, autant d’insurpassables chefs-d’œuvre d’un enseignement qui a fait, de ce professeur des beaux-arts, le plus indiscutable maître de son époque. Tous les genres sont ici, excepté ceux dû laid qu’Ingres n’a jamais vu dans la nature : tous, depuis le muscle le plus solidement construit jusqu’au visage le plus idéalement figuré ; le colosse, dont la force est un poème, et la femme dont la beauté est un chant ; le chien qui dort dans sa souplesse au repos, le chat qui tomberait d’un toit et dont il faut savoir fixer le mouvement avant qu’il touche terre, la fleur dont la ligne ferait sentir le parfum, jusqu’au bruissement de la feuille dans l’air et à l’évanouissement de la fumée dans l’espace : « Dans la nature, tout a une forme, écrit-il. Voyez la fumée. Le dessin, c’est la forme. » Mais il faut nous restreindre, et ce livre trop long doit finir. Tout au plus pourrons-nous, en passant devant les plus attachants dessins de cette collection incomparable, évoquer les plus vivants souvenirs dont le maître de tant de portraits qui respirent encore sur ces feuilles composa la seule émotion à laquelle cet impassible Olympien fut sensible, — l’amitié « exclusive » Ingres n’en voua qu’à quelques rares humains, pour en rapporter davantage à l’Art, seule passion dont palpita, quatre-vingts ans, l’argile de cet homme dont les Antiques faisaient jadis leurs dieux. En léguant cette Collection à sa ville natale, Ingres avait dit : « Les Anciens, quand ils allaient à la campagne, emportaient leurs œuvres d’art. » Et voyez si celui de Montauban a manqué de s’y traiter en praticien des arts du temps des Césars vainqueurs, en se faisant accompagner jusqu’à son tombeau, par des simulacres touchants, les images de ses femmes inconsolables et de ses amis incapables de lui survivre.

Voyez cette douce Madeleine Chapelle, l’Antigone des mauvais jours, sous les nombreux crayons qui nous révèlent sa beauté faite de plus de tendresses naturelles que d’artificielles énigmes. Sous le chapeau de mode ou sous les simples bandeaux des cheveux, elle est, ici et là, partout, l’humble servante de son « cher petit homme », qui en fait son modèle de toutes les manières, jusques et y compris celle de la Vierge dans ce vœu dé Louis XIII, dont vous n’avez pas oublié le pauvre roman de misère. Vierge de la Pietà, selon la première manière que le maître s’était proposée, ou Madone de l’Assomption et tantôt droite ou tantôt assise, selon les modifications qu’Ingres dut faire subir à ses hésitations de quatre années, douloureuse ou triomphante, elle est toujours, pour son homme et son dieu, la servante soumise qui passe, avec la même grâce et la même simplicité, du sanctuaire où se peint un chef-d’œuvre, à la cuisine où se prépare le dîner. Et même, gare au coup d’œil de son Olympien terrible, si le repas d’Amphytrion n’est pas ce qu’il attendrait pour ses hôtes. On connaît celui de la Villa Médicis, qu’Amaury Duval nous a conté : « À peine le rôti servi, je compris que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer, à la figure de M. Ingres, à ses tournoiements sur sa chaise, à son tapotement de doigts sur la table. Puis, il ne mangeait plus et jetait sur Mme Ingres des regards furieux, qui finissaient en sourires quand il pensait qu’on pouvait s’en apercevoir. Autour de Mme Ingres, impassible, nous restions consternés ; moi surtout qui, en élève soumis, craignais d’avoir été cause, par quelque parole inconsidérée, d’un état si étrange. Un mot échappé à un convive, mit fin à cette position et changea le cours des idées de M. Ingres. « Je ne peux pas comprendre, avait dit cette personne, qu’on admire Watteau et qu’on prononce même son nom ici. — Comment ! s’écria M. Ingres, savez-vous. Monsieur, que Watteau est un très grand peintre ? Connaissez-vous son œuvre ? C’est immense… J’ai tout Watteau chez moi, moi, Monsieur, et je le consulte. Watteau !… Watteau !… » On peut juger de notre position à tous, surtout à cause du malheureux qui avait émis cette opinion. C’était heureusement un ami de M. Ingres, et il put s’en tirer adroitement ; mais M. Ingres ne l’écoutait pas et continuait à dire, entre ses dents : « Très grand maître, Monsieur, très grand maître, que j’admire ! … » Mme Ingres donna le signal un peu plus tôt, probablement pour mettre fin à cette scène, et l’on se rendit au salon où j’allais tout de suite savoir, d’elle, le mot de l’énigme qui m’avait tant occupé : elle se mit à rire et me dit : « Vous ne croiriez jamais ce qui l’a mis dans cet état ? Eh bien ! je vais vous le dire : c’est parce que j’ai fait servir un rôti de veau, et qu’il n’admet pas qu’on serve ce plat quand on a du monde. » Le maître n’admettait pas cet animal des tables bourgeoises, aux sacrifices de son autel. Et quand, en 1849. ce fut la servante fidèle qui fut sacrifiée à son tour, — avec quels torrents de larmes, on ne l’a pas oublié ? — on sait aussi comment l’inoubliable fut remplacée, deux ans après, par Delphine Ramel de beauté plus aristocratique, qui n’eut qu’à prendre, pour le beau portrait que le Musée de Montauban conserve, la pose si étudiée mais si noble d’une autre Vierge à la Chaise, à qui son septuagénaire toujours vert allait donner, quinze ans de vie encore, les attraits enchanteurs d’un voyage de noce. Si l’Iliade aux durs assauts fut le livre de Madeleine Chapelle, et si l’Odyssée aux explorations curieuses fut celui de Delphine Ramel, c’est que le maître souverainement aimé de ces deux femmes, si exemplairement aimantes, s’appela l’heureux Homère de Montauban à qui revient le rare privilège de ce même chef-d’œuvre d’amour et de fidélité en deux volumes.

Dans la suite des beaux portraits au crayon de cette galerie, faut-il vous rappeler celui de cette Transtévérine, sœur sensuelle de la Fornarina, qu’Ingres exécuta en peinture à Rome en 1807 pour le compte de M. de Senonnes, son amant qui en devint le mari fou jusqu’au point d’en rougir, plus tard, et faire retrouver ce merveilleux portrait dans une arrière-alcove de château d’où il passa, pour le prix de 120 francs, dans la boutique de l’antiquaire Bonessin, de Nantes, où M. Wismes le découvrit et en fît l’acquisition pour le Musée de cette ville, au prix dérisoire de 4.000 francs. Et le portrait de Mme Devaucey, peint à Rome 1 un an après celui-ci, d’après l’esquisse que le Musée de Montauban conserve ; cet autre chef-d’œuvre indiscuté d’Ingres dont le Musée de Chantilly se pare, comme d’un rival de son énigmatique sœur la Joconde. en sait-on la triste fin d’histoire ? Elle fut racontée par Ingres lui-même à son élève Amaury Duval, au moment du Salon de 1833, où ce portrait, peint à Rome, en 1808, put être enfin exposé avec celui de M. Armand Bertin et partagea, avec celui du directeur des Débats, l’admiration unanime qui, l’année suivante, fut loin d’accueillir aussi bien le Saint Symphorien du même maître. « Une dame âgée et assez pauvrement costumée était venue, un jour, lui demander un moment d’audience. « Vous ne me reconnaissez pas, dit elle à M. Ingres, dont la figure indiquait visiblement l’embarras, et pourtant vous avez fait mon portrait. Mais j’étais jeune alors et, disait-on, jolie. Je suis Mme Devaucey. » M. Ingres s’avança vivement vers elle, lui prit les mains et remédia, comme il le put, à son manque de mémoire… En 1808, Mme Devaucey habitait l’Italie et faisait les beaux jours de Naples et aussi, disait-on, d’un ambassadeur qui y résidait alors. Ayant eu le désir de se faire peindre, elle s’adressa à M. Ingres, alors élève de Rome, qui se trouvait là, sous sa main. Est-ce le hasard ou le goût qui la guida dans ce choix ? On peut, dans tous les cas, féliciter le modèle… Quand M. Ingres lui eût demandé le motif de sa visite, elle lui confessa simplement que, dans un dénuement presque complet, elle se trouvait absolument obligée, à son grand regret, de vendre le portrait qu’il avait fait d’elle. Persuadée qu’il mettrait à lui rendre ce service plus d’intérêt que qui que ce fût, elle avait eu la pensée de s’adresser à lui et de lui faire connaître, en même temps, le motif qui la forçait à se séparer d’un si bel ouvrage. M. Ingres m’avoua avoir été vivement ému de cette infortune noblement avouée par une femme qu’il avait connue dans une si brillante position. Il l’assura de son zèle à lui rendre ce service et me dit avoir réussi assez promptement à vendre ce portrait à un appréciateur bien connu des artistes (M. Reiset), et pour une somme qui pût la mettre au moins à l’abri du besoin. »

Voici encore le crayon pour le portrait de M. Bertin qu’Ingres avait conçu, d’abord, debout et s’appuyant du bras gauche à un meuble. Il lui faisait tenir, tantôt son chapeau, tantôt sa canne. Les mois passaient et, raconta-t-il lui-même à Duval, « je ne trouvais rien. Certes, mon modèle était beau ; j’en étais enthousiasmé, mais ce que je faisais était mauvais. » M me Ingres l’interrompit en s’adressant à moi : « Il faut toujours qu’il recommence. Moi, je trouvais ça très beau. — Ne l’écoutez pas, mon cher ami. C’était mauvais, et je ne pouvais pas l’achever ainsi. J’avais eu le bonheur de tomber sur le meilleur et le plus intelligent des hommes. M. Bertin venait de Bièvres exprès pour poser ; il m’avait donné déjà un grand nombre de séances, et je me voyais dans la nécessité de lui dire que tout cela était peine perdue. J’étais désolé, mais j’eus ce courage. Savez-vous ce qu’il me répondit : — « Mon cher Ingres, ne vous occupez pas de moi ; surtout ne vous tourmentez pas ainsi. Vous voulez recommencer mon portrait ? À votre aise ! Vous ne me fatiguerez jamais et, tant que vous voudrez de moi, je serai à vos ordres ». Cela me remit la joie au cœur, ajouta M. Ingres. Je le priai de prendre, ainsi que moi, un peu de repos et, plus tard, j’ai trouvé et j’ai fait le portrait que vous avez vu. » Amaury Duval continue son intéressant récit en nous rapportant aussi les impressions que M. Bertin lui confia : « Ingres pleurait, me disait-il, et je passais mon temps à le consoler. Enfin, il fut convenu qu’il recommencerait. Un jour qu’Ingres dînait ici, nous prenions, comme aujourd’hui à cette même place, le café en plein air. Je causais avec un ami et j’étais, paraît-il, dans la pose du portrait. Ingres se lève, s’approche de moi et, me parlant presqu’à l’oreille : « Venez poser demain, me dit-il ; votre portrait est fait ». Le lendemain, en effet, je reprenais mes séances qui furent de très courte durée ; en moins d’un mois, le portrait fut achevé ». Et vous savez, par ce chef-d’œuvre des portraits modernes que le Louvre conserve à l’admiration des âges, entre le Balthazar Castiglione de Raphaël et le Doge Dandolo du Titien, dont Ingres soutient sans faiblesse la redoutable comparaison. Vous savez quelle synthèse robuste et cossue de la bourgeoisie de 1830 ce maître portraitiste a composée avec son superbe sujet : cette tête solide et ronde, comme un monde, sur Taxe inébranlable des épaules ; ces mains maîtresses de leur force, comme les genoux auxquels elles commandent, pleines de vie, la volonté du repos ou celle du mouvement ; cette redingote opulente, comme un coffre-fort, d’où ne transparaît qu’un soupçon de jabot blanc et de fines manchettes. Ces deux Antinous des arts et des affaires gardaient à l’intérieur le secret de leur force et de leur beauté : cette mesure qui fut, pour Ingres et pour Bertin, la formule supérieure du plus impeccable artiste et du plus avisé économiste de leur temps.

Faut-il encore, avant de reprendre la porte de ce petit Musée si plein d’œuvres qui le font un des plus riches de France, arrêter votre attention fatiguée devant ces autres portraits d’amis et d’élèves que le maître s’est plu à grouper ici, pour en faire le plus sympathique ornement de sa gloire posthume ? — Voici le bon Gilibert, que les lettres d’Ingres vous ont intimement fait connaître et dont vous apprécierez encore mieux la valeur que son grand ami lui avait reconnue, quand une main plus heureuse vous fera lire aussi ces lettres de l’ami auxquelles un tel maître attachait tant de prix. — Voici le précieux Debia dont le tableau des Nymphes, que ce Musée possède, explique l’intérêt qu’Ingres prenait à cet habile peintre « poussinesque » dont les lettres nous ont aussi révélé la valeur d’écrivain : « Les journaux nous apprennent votre prochain départ pour l’Italie, écrivait-il encore, le 15 novembre 1834, dans une de ces lettres que nous aurions voulu citer plus souvent. Cette terre classique des beaux-arts vous réclame. Vous quittez la France, pour six ans… Adieu, vous qui possédez les rares qualités si dédaignées aujourd’hui et qui font de vous un étranger dans votre patrie. Adieu, cher et digne ami, dont les talents supérieurs ne peuvent pas plus être compris que les qualités et les vertus qui vous distinguent à mes yeux. Allez, comme Poussin, vous consoler, sous le ciel de l’Italie, des dégoûts que les Vouet de l’époque ne vous ont pas épargnés. Mes vœux accompagnent le couple modèle d’amitié conjugale ». — Voici l’habile Armand Cambon, aussi aisé à tresser sur la tête du vieux Ingres une couronne d’or, avec la collaboration financière de ses compatriotes montalbanais, qu’à brosser pour le compte de sa propre gloire artistique, une de ces peintures plus colorées peut-être que n’en permettait son maître et qui trouvent honorablement leur place dans ce même Musée qu’Ingres doit surtout à son reconnaissant élève : «… Je suis heureux de saisir l’occasion de votre Exposition artistique, écrit Ingres à M. Prax-Paris, maire de Montauban, le 29 mai 1862, pour vous prier de vouloir bien me seconder dans le désir que j’éprouve de témoigner nos remerciements à M. Cambon [6] pour tous les soins qu’il a bien voulu prendre en cette circonstance et, en même temps, pour rendre justice à son véritable talent d’artiste très distingué et dont la modestie est beaucoup trop grande. Ce que je désirerais donc, c’est que vous voulussiez bien poser sur son portrait, qui est très beau, une des branches de laurier, dont vous avez bien voulu orner le mien. Ce sera un acte de satisfaction et de justice… » — Voici Hippolyte Flandrin, le plus doux et le plus prestigieux des élèves d’Ingres et que son maître aima entre tous, parce que cette colombe du Calvaire saurait exécuter les compositions de haut vol auxquelles l’imagination, courte et païenne de cet aigle de l’Olympe, n’oserait prétendre dans l’art chrétien. Quelle ascension de Bethléem au Thabor et du Thabor à Gethsémani fut réservée à ce bon disciple de génie, qu’un génie enseignait. Vous savez leur arrivée de Lyon à Paris par ce rude hiver de 1829, où la lampe d’étude fut le seul foyer des deux frères se réchauffant au lit commun, leur seule ressource de chaleur à la nuit tombante. Le jour encore, on s’en tirait avec dix sous coupés par moitié : « Notre déjeuner monte à chacun 5 sous, écrit-il à ses parents pauvres, le 14 avril 1829. Ensuite, nous travaillons jusqu’à 6 heures ; et nous allons dîner pour chacun 15 sous ; ce qui fait par jour, entre nous deux, 40 sous. Nous mangeons, dans un restaurant très propre, les choses les plus simples et les plus naturelles ». Et puis, ce fut l’entrée à l’atelier de M. Ingres qui « passe, écrit-il encore, pour avoir de plus grands talents que M. Hersent. Ensuite, son École est beaucoup mieux réglée et plus tranquille. » Et, en 1833, advint le prix de Rome où l’élève précéda de deux ans l’arrivée de son maître pour y peindre ce Jésus et ce Dante, qui furent les premières de ses grandes œuvres et qu’Ingres eut tant de fierté à voir exposées à l’admiration de tous : «…Ce qui m’a fait bien plaisir, c’est le contentement que témoignait M. Ingres le premier jour de l’Exposition, (à la Villa Médicis, le 9 mai 1835). À mesure que l’on plaçait ma figure (l’Euripide ou le Polytès ?) puis mon tableau de Dante, ses yeux brillaient de joie ; et, en passant près de moi, il me serra furtivement la main ». Et puis, ce fut le retour en France, où l’attendaient, dans tant d’églises, ces épopées chrétiennes où l’artiste et le saint dépensa toute sa foi et tout son art, sinon toute l’âme, qui repartit en Italie, en 1864, pour s’envoler, si jeune encore, vivre le reste de son immortalité parmi ces panathénées glorieuses lu ciel dont il avait peint, sur terre, si glorieusement les processions harmonieuses. « Je ne mange plus que des fleurs ! », disait le pauvre agonisant qui, par un miracle de poésie bien dû à ce martyr de l’art chrétien, avait fini par ne trouver au pain et aux autres aliments de ce bas monde que la saveur du printemps éternel qui commençait pour lui. — Voici Desgoffes, dont la fille Aline avait épousé Paul Flandrin, Desgoffes, ce paysagiste de l’Age d’Or, dont son maître avait dit : « Si je n’étais Ingres, je voudrais être Desgoffes », et dont il célébra la tardive croix de chevalier de la Légion d’honneur par ce billet du 26 août 1857 : «… Enfin on a été juste, cette fois. Que ne l’est-on toujours ! À part la joie de ce qu’on vient de faire pour vous avec tant de justice, vous avouerez qu’on aurait pu aussi ne pas préférer Winterhalter à Flandrin, qui avait à l’Exposition deux chefs-d’œuvre de portraits. (Lesquels était-ce des portraits de M. et Mme Sieyès, de M. Marcotte, d’Ambroise Thomas, de Napoléon III ou du Prince Jérôme ?) Et tant d’autres de nos amis, Gatteaux par exemple ! Mais je fais taire encore une fois mes justes haines pour la mauvaise direction des Beaux-Arts, et je ne me réjouis encore que de vous, cher ami. Puisque vous n’êtes encore qu’au milieu de votre carrière, vous aurez un juste et glorieux avenir. Vous êtes sur la brèche, combattez beaucoup avec courage pour la bonne cause, vous et les miens. Car, pour moi, tout est fini : on me fait avaler le calice jusqu’à la lie… »

Il faut laisser ces souvenirs dont le Musée de Montauban déborde, et nous arrêter de boire à cette coupe si pleine encore. Aussi bien cet insatiable mécontent, à qui rien n’a manqué de ce qui fait un génie heureux au milieu des plus nobles ouvrages qu’il soit donné de produire à la plus longue vie d’un artiste toujours œuvrant, nous apprend-il lui-même qu’il est arrivé au terme de sa course, à son jardin de l’agonie et devant son calice d’amertume. Est-ce parce que cet Antique, de la race marmoréenne de l’impassible Phidias, a trop lu sa divine Iliade et trop fait son modèle de l’invulnérable Achille, dans le tumulte des camps stériles de Bellone ? Est-ce parce que ce Renaissant, de la famille humanisante de l’amoureux Raphaël, désespérait d’ouvrir enfin à l’idéal de la foi chrétienne son vieux cœur de payen trop classique et de trop académique barbare ? Il aima trop, pour sa tête romaine, le laurier des vainqueurs ; et, pour durer plus impérissablement, celui des Césars est tressé d’or ou de bronze. Pour faire croître sur sa tombe celui des bons poètes que le pays natal préfère, il eût fallu le cultiver de ses mains aux lieux où il eut, un jour, son berceau et où il ne revint qu’en passant, comme un aigle qui vole. Comme un oiseau qui fuit, ses bons et justes concitoyens l’ont aussi laissé passer dans leur mémoire. À l’un d’eux à qui je viens de demander le nom de cette espèce de consul antique drapé dans sa blouse de travail, comme dans sa toge d’honneur, sur la belle promenade montalbanaise où l’immense plaine se déroule, à l’infini de l’horizon, jusqu’à la ligne bleue des Pyrénées dont le plus haut sommet, visible à l’œil nu, est la Maladetta, — le « mont maudit » de cet Hyperborée français aux neiges éternelles, — cet homme froid, comme elles, devant cette statue qui ne rappelait à son âme aucun souvenir de famille, s’est contenté de lever, vers le piédestal de ce lourd monument où l’on a représenté, — est-ce comme un reproche encore, — l’Apothéose d’Homère, le bout de sa canne indifférente et de me faire lire, sans rien de plus, ce nom de fer sur cette chose de bronze :

INGRES

Un autre poète, du même pays natal s’est contenté de ces deux vers inscrits sur son tombeau, à la manière des bergers du Poussin, qui fut aussi le maître de ce maître :

              Bienheureux les pâtres mes frères,
              Et les oiseaux de nos bruyères…

B. d’A

  1. Cette couronne d’or est composée de deux branches de laurier s’entrelaçant. La bandelette qui les réunit porte cette inscription sur deux lignes :

    a Jean-Dominique Ingres,
    les montalbanais. — 1853

    Armand Canibon, qui fut chargé de l’apporter à Paris, chez son maître, écrivait au Maire de Montauban le 15 juillet 1863 : « … Sans trop savoir comment cela a pu se faire, nous avons trouvé M. Ingres déjà avisé par un journal, La France ; de sorte qu’il nous a remerciés avant que nous ayons rien dit. » De son côté. Ingres écrivit au même Maire, le 17 du même mois : « … Cette couronne est beaucoup trop somptueuse, mais les immenses listes des noms des souscripteurs qui raccompagnent me touchent et m’enorgueillissent au fond du cœur. Enfin, Monsieur le Maire, c’est un beau jour de fête à inscrire dans mes annales, que le 14 juillet 1863. Il sera gravé dans mon cœur en caractères ineffaçables, ceux de la reconnaissance et de l’affection… » (Archives municipales de Montauban.)

  2. Les manuscrits d’où sont extraites ces pages appartiennent au Musée de la ville de Montauban. M. Henri Delaborde, à qui ces documents turent communiqués, après la mort du maître, n’en reproduisit que des fragments dans son livre : Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine. En 1897, pendant que je dirigeais, avec M. Eugène Müntz, la Revue de l’Œuvre d’Art, je fus invité, par l’honorable directeur de la Bibliothèque des Beaux-Arts, à publier dans notre propre Revue quelques extraits de ces manuscrits d’Ingres, pour compléter ceux que M. Henri Delaborde avait déjà fait connaître. Je les reproduis ici pour terminer ce volume. (B. d’A.)
  3. Cf. Momméja, Bulletin des Sociétés savantes, 1891.
  4. C’est, sans doute, le titre d’un des nombreux tableaux qu’Ingres se proposa de peindre et pour lesquels il assembla en pure perte de volumineux documents. En voici une liste, entre tant d’autres, qu’il traça de sa main : Hésiode : le Combat des dieux et des géants. — Hercule, après le meurtre d’Iphitus, va consulter l’oracle de Delphes et enlève le trépied à la pythonisse, qui ne lui prédit pas ce qu’il veut. — Homère raconte qu’Agamemnon partant pour Troye (sic) avait laissé à Clytemnestre un poète mucisien (Therpendre ?) — Phidias et son Jupiter lui répondant, par le tonnerre, qu’il est content de lui. — Homère, chantant ses poésies ; personne ne l’écoute. — En Grèce, une jeune fille apercevant l’ombre de son amant. Ainsi une passion volage produisit l’art des plus parfaites illusions. — Diogène et les statues au céramique. — Sophocle et son fils : il fait Œdipe à Colone — Socrate chez Aspasie : (illisible). — Alexandre et Héphestion. — Alcibiade et le rhéteur. — La Stratonice. — Le fils de Trajan, chez les Dieux. — Les triomphes du roi Persée. — Le Christ, d’après Lentulus. — La Vierge, d’après Nicéphore. — Hercule, suivi de Raphaël et de Michel-Ange, terrasse la Médiocrité. — Les modes dorien, phrygien, lydieu. — La lyre à sept cordes de Mercure, avec une carapace de tortue et des cornes de bœuf d’Apollon. — Les sept cordes des Atlantides. — L’art, l’if torturé que nous sommes. — L’inscription de Pythagore. — Alexandre ne veut de lyre que celle qui servit à Apollon. — Impossible de passer pour Achille, eût-on sa taille. — Le 7 mai 1864, j’ai donné, au Président de la classe des Beaux-Arts, ma démission. — Agrandir mon buste en marbre. — Mes souvenirs. L’historique des arts. — Le ciel semble jaloux de la terre lorsqu’il lui ravit Raphaël et Mozart, pour en orner trop tôt les cieux. Etc., etc.
  5. Louis-Philippe, roi des Français, à tous présents et à venir, salut.

    Sur le rapport de notre Ministre, secrétaire d’État au Département de l’Intérieur, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

    Art. I. — M. Ingres, peintre, membre de l’Institut, est nommé Directeur de l’Académie de France à Rome.

    Art. II. — Il jouira en cette qualité, à compter du ler janvier 1835, du traitement de 6.000 francs et des autres avantages attachés à son emploi.

    Art. III. — Notre Ministre, secrétaire d’État au Département de l’Intérieur, est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

    Donné au Palais de Neuilly, le 5 juillet 1834.

    Signé : Louis-Philippe,

    Par le Roi, le Ministre secrétaire d’État au Dép. de l’Intérieur,

    Signé. A. Thiers.
  6. Cambon (Henri-Joseph-Armand) était né à Montauban, le 22 février 1819, chez un notaire de cette ville. Après ses études de droit, il fut conduit par son père à Paris et présenté, en 1843 » à son parent Ingres dont il fréquenta l’atelier, sans abandonner ceux de Delaroche et de Picot, dont il était l’élève. « Comme tous les artistes exceptionnellement doués, Omb « » n était paresseux, dit son biographe Pierre Lespinasse au Bulletin Archéologique de Tarn-et-Garonne (ann. 1908, 1er trim.). Aussi bien échoua-t-il au concours pour le Prix de Rome. De 1846 à 1884, il exposa ses œuvres à presque tous les Salons de Peinture, excepté en 1847, ou son envoi fut refusé, malgré les éloges qu’en avait écrits prématurément Delécluze aux Débats. L’année suivante, il concourut pour une composition de la République. Sur les 400 esquisses présentées, 20 furent retenues et celle de Cambon fut du nombre ; mais les modifications qu’il apporta à l’exécution du carton définitif ne le firent classer que sixième. Ses principales œuvres sont : le Christ servi par les Anges, « que Gautier a appelé une très remarquable toile » ; le Christ au Jardin des Oliviers, pour l’église de Saint Etienne de Tulmont ; — les Saints Anges, pour l’église Saint-Eustache, à Paris ; — un Christ en Croix, pour un Palais-de-Justice ; divers tableaux de fantaisie, où les brillantes étoffes semblent avoir trop séduit le pinceau de l’artiste, et plusieurs portraits dont le plus heureusement peint fut peut-être celui qu’Armand Cambon fit de lui-même, en 1877, et qui figure avec honneur au Musée de Montauban. L’ami d’Ingres a consacré ses dernières années à disposer les nombreux dessins du maître dont il restait le légataire, dans les salles que la ville de Montauban leur avait affectées. Mais plus heureux qu’Ingres, Cambon est mort dans sa ville natale, en 1885. Paris n’en conserva pas moins le portrait de cet artiste que moins de facilité eût fait plus remarquable : il figure sous les traits d’un noble et calme Saint Bartholomé, dans le chœur de l’église de Saint-Germain-des-Prés, qu’Hippolyte Flandrin a peint avec la maîtrise que l’on sait.