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Ingres d’après une correspondance inédite/XIII

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XIII
Florence, 12 novembre 1823.

Je m’éveille de ma coupable léthargie… Le temps s’écoule, oui, et je n’en suis pas plus avancé. Vicissitudes sur vicissitudes ! Il se trouve que, dans le moment le plus important de ma vie, après le malheur d’avoir abordé ici, j’étais cependant parvenu à me voir à la tête d’ouvrages qui, finis, auraient pu faire mon petit bien-être et ma gloire. Au lieu de tout cela, je serai fort heureux de pouvoir arriver au Salon avec notre seul tableau. Mais il est lui-même si peu avancé ! C’est lui, qui est cause de ma ruine ; car, depuis un an, cher ami, j’exerce sur lui ce que faisait Pénélope sur son ouvrage. Depuis ce temps, je n’ai peint qu’un portrait pour une dame, qu’on dit très beau. Avec cela, quel temps précieux perdu, parce que je suis toujours un peu trop dans le monde, (ce qui ne me rapporte rien), et dans une ville de passage.

Enfin, ce tableau, (rotlo di collo[1] à celui qui en a invente le sujet !) m’a donné et me continue un mal qu’il est impossible et incroyable de définir, vu le courage et la triple patience que j’y exerce ; ce qui, avec une douzaine de lettres à répondre, (la tienne exceptée, ne profanons rien) ! ne me rend pas la vie du moment bien heureuse. Je t’assure que, sans mon bonheur intérieur et l’espérance d’un meilleur avenir, je pourrais en devenir fou.

J’ai le courage de continuer. Cette Vierge est si belle, me dit-on, et cet ensemble de tableau si frappant ! Oui, mais il n’y a que moi qui sache au juste où le soulier me blesse. Je ne peux disconvenir, malgré tout, que cet ouvrage ne sorte de la ligne et ne devienne, une fois fini, un ouvrage remarquable. Je ferai tant, que j’arriverai peut-être à me contenter à peu près moi-même. Mais comme personne n’est dans mon secret et dans toutes les intentions et beautés d’une certaine divinité à donner à ces figures que moi seul, et que je vois que tous les changements que j’y ai faits sont sentis et appréciés même par ceux qui m’avaient dit de ne pas le faire ; comme le temps immense que j’y mets n’est préjudiciable qu’à ma bourse, quoique j’en souffre, je pense cependant que tous ces sacrifices ne sont pas à considérer autant que ma gloire. Il te sera facile de voir que ce sujet, qui est de la parenté des Foligno, doit être difficile pour celui qui n’a d’autre ambition que de suivre de si divines traces.

Pour réparer l’espèce de pénurie où je serai au Salon, où la quantité est souvent comptée comme vertu, et pour en avoir pour tous les goûts, j’ai pensé y apporter un autre grand ouvrage, beau sujet, traité déjà, mais pas comme j’ai fait : mon tableau de Virgile lisant à Auguste et à Octavie son VIe livre de l’Énéide. Grand comme nature, ce tableau est à Rome, où je l’ai peint, appartenant au général Miollis. Ce que je puis t’en dire, c’est que les artistes du meilleur goût regardent cet ouvrage, comme beau. On sollicite des billets pour aller le voir, car il se trouve dans une chambre qu’occupent souvent des Anglais de passage, dans cette villa Aldobrandini-Miollis. Lieu enchanteur, il n’est pas moins vrai que mon tableau s’y détériore par le feu ardent qu’on fait à côté et qui le fait s’écailler. Il y est, de plus, assez mal éclairé. J’espère que le Général ne se refusera pas à me le prêter. Ce tableau va être gravé. Dans ma prochaine, je t’en enverrai une idée croquée.

Je me sens bien soulagé d’avoir un peu causé avec toi, quoique je ne t’aie pas dit la centième partie de ce que j’aurais à te dire. De toi à moi, ce qui va se passer sera définitif pour la suite et me fera adopter un parti qui devra beaucoup influer sur mon avenir. Et ce ne sera pas sans prendre tes bons avis. Je ne perds pas le plus petit instant ; mon ouvrage est tout trouvé, tout établi, tout conçu : je n’ai plus qu’à y mettre les grâces de l’art.

Je voudrais bien que tu me dises comment tu vis, comment tu passes ta vie. Travaille, tu seras heureux. À présent que tu connais comment on tient un pinceau, va, d’après la nature, quelle qu’elle soit. Imite et tu auras, quoi que tu fasses, le plaisir d’une création. Si j’en avais le temps et si j’étais comme toi à la campagne, je ferais du paysage : c’est une branche de l’art qui enseigne à l’homme la philosophie. Et, ensemble, de la musique ! Je ne voudrais pas autre chose pour le plaisir de ma vie, dans, un état de paix et d’indépendance où je désire et j’aime à te croire. Sois heureux. Ne remets rien au lendemain. Je te parlerai musique une autre fois. Je pense, et peut-être d’accord avec toi, que Beethoven est un Mozart en délire.

  1. Variante, d’après Charles Blanc. Ingres, sa vie, p 83. « Si tu voyais ma vie, elle te ferait pitié ! Il y a bien deux ans que je ne connais d’habitation que mon atelier ; mais depuis six mois, il est devenu ma cage, le témoin de mon désespoir, de mes sueurs et aussi quelquefois de l’espérance de voir ces peines un peu récompensées. Mais je suis blasé, par conséquent je ne vois pas en beau. Enfin ce tableau, rotto di collo à celui qui en à inventé le sujet, il est bien vrai que je l’ai peint trois fois pour une. Je n’ai connu la sécheresse et la froideur du sujet qu’en le faisant, et j’ai dû le recomposer sur la toile ; juge de ma peine ! À l’heure où je t’écris, qui est cinq heures et demie du matin, je l’entends qui me crie : Accours bien vite me finir, car je dois être fait le 25, séché et vu jusqu’au 30, roulé ensuite dans un tuyau de fer blanc, et monter en voiture avec toi, car je ne veux te quitter qu’à Paris. » Cette citation, dont on trouvera la suite du texte au cours de la lettre suivante, prouve que l’auteur d’Ingres, sa Vie, etc. ne consulta que sommairement les archives de Mme Pauline Montct, née Gilibert dont M. Charles Blanc, trop pressé peut-être, orthographie inexactement le nom en écrivant Mostet Gilibert.