Aller au contenu

Ingres d’après une correspondance inédite/XIV

La bibliothèque libre.
◄  XIII.
XV.  ►

XIV
Florence, 10 septembre 1824.

La tyrannie qu’exerce sur moi ce tableau est uniquement cause de mon horrible négligence pour tout ce qui n’est pas lui. Si tu voyais ma vie, elle te ferait pitié. Il y a bien deux ans que je ne connais d’habitation que mon atelier ; mais, depuis six mois, il est devenu ma cage, le témoin de mon désespoir, de mes sueurs et aussi, quelquefois, de l’espoir de voir un terme à toutes ces peines enfin récompensées.[1]

Moi, je suis blasé dessus, comme tu dois le penser, et, par conséquent, je ne le vois pas en beau. De cela, je ne suis pas fâché, mais je peux te dire que le peu d’yeux qui l’ont vu ne pensent pas ainsi. Un ami éclairé, un artiste qui travaille en émail dans mon atelier, me redonne le cœur nécessaire pour compléter cette œuvre importante sous tant de rapports. [2]

Que n’es tu ici, cher ami ? Combien de fois, le jour, je voudrais tes bons avis à mon côté ! Il est donc bien vrai que j’ai peint ce tableau, trois fois pour une. Que le bon Dieu !… celui qui a conçu un pareil sujet dont je n’ai connu la sécheresse et la froideur qu’en le faisant ! Alors, j’ai dû le recomposer, sur la toile. Juge de la peine. Il m’aura donc fallu vaincre tout au bout de l’épée et, de rien, faire de l’or. Heureux que cet or, ou rien ou peu, ne devienne ! Enfin, voici bientôt le terme. À l’heure où je t’écris, (qui est cinq heures et demie du matin), je l’entends mon tableau, qui me crie : « Accours bien vite me finir, car je dois être terminé du 22 au 25 de ce mois, séché et être vu jusqu’au 30, roulé ensuite dans un tuyau de fer-blanc, et je dois monter en voiture avec toi. Car je ne veux pas te quitter, jusqu’à Paris ! »

Voilà, cher ami, ma situation et mes projets futurs, pour arriver, comme tu sais, assez à temps, pour faire partie de la troisième et dernière Exposition, ou troisième arrangement du Salon qui dure trois mois, d’après l’arrêté que tu dois connaître du M. de la M. du Roi. Je reconnais, au milieu de mes mauvaises fortunes, que la Providence m’a été constamment favorable en commençant par ma nomination de Correspondant et sans l’avoir demandé, tu le crois bien. Sans nous l’être dit, nos deux cœurs se sont bien entendus dans cette occasion. Garde-toi bien de penser que, quoique affreusement négligent, je cesse un moment d’être d’idée et de cœur avec toi. Et c’est pour cela qu’il faut absolument, cette fois-ci, que je te revoie et à Paris. J’y serai, bien sûr, du 12 au 15 octobre. Si tu ne t’es pas servi de ce peu d’argent, fais-en usage pour cette occasion. Pourrait-il être mieux employé ? À Paris, nous y pourvoierons. J’y essayerai peut-être quelque chose, trop heureux de pouvoir une fois faire pour toi ce que ta as fait si fraternellement pour moi. Quand nous serons ensemble, je répondrai à tes belles lettres. Ce que je puis te dire, c’est que tu as raison sur tout.

  1. Cf. Charles Blanc, Ingres, sa vie, p. 83.
  2. Constantin, le céramiste, qui lui posa Louis XIII.