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Ingres d’après une correspondance inédite/XLVI

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XLVI
Paris, 20 juillet 1843.

Penses-tu donc, mon ami, jouir de la vie comme tu l’aimes ? Quant à moi, je ne veux pas me plaindre avec toi ; cela t’ennuierait. Et, d’ailleurs, en bonne justice, je ne me plains que d’être trop pressé et trop harcelé. Heureux celui qui… Mais Sophocle l’a déjà dit en paroles de roi dans son Iphigénie en Aulide, bien mieux que je ne pourrais le traduire. Mais lorsqu’on est peintre de Cour et en faveur, on doit, à ce qu’il paraît, se lever de bonne heure, ne savoir à qui parler, pour qui travailler, ni à qui entendre. La maison est pleine de gens, les affaires se croisent, se heurtent ; quelquefois, deux ou trois lettres à écrire au même moment ; modèle toute la journée, et il faut apporter à ce travail d’enfantement tout le génie requis, la maturité, la raison, l’étude et le style le plus parfait. Et lorsque, harassé de fatigue, on en est au point que les jambes n’en veulent plus et que l’on tombe de sommeil, il faut souvent faire toilette, aller dans le monde et se coucher à minuit, si ce n’est pas à une heure.

Cher ami, à soixante-deux ans bien sonnés, c’est trop : et je n’y pourrais tenir sans l’espoir de me reposer, trois mois, à Dampierre. Mais non. Si j’ai le bonheur d’y aller rendre la vie à un homme qui se désespère de ne pas m’y voir dans les premiers jours d’août, je serai encore dérangé dans ce dit mois pour venir à Paris ébaucher le portrait du Duc de Nemours. Enfin, en novembre, autre galère : les dames de Rothschild et d’Haussonville, le Prince, encore une copie (c’est la cinquième) en pied du Duc d’Orléans et neuf cartons nouveaux pour la chapelle sépulcrale de Dreux, le dessin de la gravure d’Homère et tant d’autres ouvrages qui sont là à m’a t tendre et qui me feraient plaisir à faire, mais ils me sont défendus.

Voici, cependant, mes modestes compensations : toujours de bonne musique avec d’excellents artistes, et enfin une composition trouvée par un mal d’enfant de trois mois, au moins. Rien de pire, que l’eau qui dort. La comédie est intimaient plus difficile qui la tragédie. Aussi a-t-on bien fait de mettre Molière au pinacle, et je vais l’élever encore dans ma nouvelle édition d’Homère. Oui, je veux faire monter ses ouvrages encore plus haut. L’ami Cambon t’en parlera.

Quant à mon Age d’Or, voici le court programme que j’ai imaginé : Un tas de beaux paresseux ! J’ai pris, hardiment, l’âge d’or, comme les anciens poètes l’ont imaginé. Les hommes de cette génération n’ont point connu la vieillesse. Ils vivraient longtemps et toujours beaux. Donc, point de vieillards. Ils étaient bons, justes et s’aimaient. Ils n’avaient d’autre nourriture que les fruits de la terre et l’eau des fontaines, du lait et du nectar. Ils vécurent ainsi et moururent en s’endormant ; après, ils devinrent de bons génies qui avaient soin des hommes. À la vérité, Astrée les visitait souvent et leur enseignait à aimer la Justice et à la pratiquer. Et ils l’aimaient aussi, et Saturne dans le ciel contemplait leur bonheur.

Moi donc, pour mettre toutes ces bonnes gens en scène, il me fallait bien un petit brin d’action. Je l’ai trouvé dans un sentiment religieux. Ils sont tous réunis dans un préau élevé, sur lequel sont une treille et des arbres chargés de fruits. Un homme, acolyte d’un jeune garçon et d’une jeune fille, exprime une noble prière, tandis que ceux-ci élèvent dans leurs bras des fruits et une coupe de lait qu’ils renversent même un peu. Derrière cette espèce de prêtre, s’agite une danse religieuse exécutée par des jeunes filles qui font tourner un jeune garçon maladroit qui joue des flûtes et est ramené à la mesure par la jeune fille qui conduit la danse en battant des mains. Puis, sont échelonnés des groupes d’amants heureux, et des familles heureuses avec leurs enfants. Ils attendent sûrement l’heure du repas, autour d’un bassin qu’alimente une source qui sort au-dessous de l’autel. Cependant, à droite, arrive la majestueuse figure d’Astrée, avec ses divines balances. Des hommes sont groupés autour, et elle leur dit : « Tant que vous imiterez la justesse de cet instrument, vous serez heureux. » Un jeune homme baise le bas de son vêtement. Sur le premier plan, un jeune homme, de la nature des faunes, regarde avec bonheur sa femme qui tient son enfant endormi. De l’autre côté, un autre groupe couché, qui balance celui-ci : une femme, les bras posés sur son mari, regarde avec intérêt leur très jeune enfant qui se traîne sur les bras, pour aller vers un lapin qui broute tranquillement. Tout cela dans des natures très variées, à la Raphaël. Une jeune fille couronne de fleurs son amant, d’autres font s’embrasser de jeunes enfants.

Voilà les principales idées. J’ai en cire une maquette, pour l’effet des ombres, et je compte près de soixante figures. Je voulais t’en envoyer un gribouillis de calque. Ce sera pour plus tard. J’ai pensé que cela le ferait plaisir, de connaître mes idées.  [1].

  1. Variante de cette lettre et des précédentes, publiée par Charles Blanc dans sa Vie d’Ingres (P. 136 et suiv.):

    Bien ! mon ami, toutes ces magnificences culinaires nous sont très bien arrivées ; ce délicieux vin blanc digne de la sensualité d’Horace et de sa poésie, cet excellent souvenir truffé ; ces belles pêches, belles comme le prisme d’un beau soleil couchant du Midi, aux couleurs d’or et de feu, d’un goût digne des dieux et de l’âge d’or où je veux les peindre à leur place.

    Nous avons montalbanisé en ton honneur avec Galtant, Hittorf, Perrin, qui tous t’aiment comme on le doit. Oui, mon ami, nous sommes un peu plus matériels que toi, sage homme, pour parler comme Hugo. Malgré cela, il me semble que tu es assez versé dans l’art de la cuisine montalbanaise, et ton petit cours sera suivi par la chère femme qui t’en remercie de tout son cœur.

    Tous ces mets me rappellent mon cher pays, et il me semble rajeunir, revenir enfant par les souvenirs. Envoye-moi donc aussi quelques croquis d’un pays qui m’est si cher et dont je suis proscrit. Ma bonne femme et moi, nous faisons bien souvent le projet d’y aller faire une apparition. Nous avons pensé à descendre d’abord chez toi à la campagne, et moi incognito, avec des moustaches, s’il le faut, aller à quatre heures du matin visiter les lieux si chers de notre enfance… Qu’en dis-tu ?

    Heureux celui… Mais Sophocle l’a dit déjà en paroles de oi et bien mieux que je ne pourrais le traduire. Mais lorsqu’on est peintre de Cour et en faveur, on doit, à ce qu’il paraît, se lever de bonne heure, ne sachant à qui parler, à quoi travailler, à qui entendre ; la maison pleine d’affaires et de gens qui se heurtent, se croisent ; des lettres à écrire, modèle toute la journée, et apporter à ce travail d’enfantement et d’exécution toute la raison, l’étude, le style le plus pur et le plus parfait. Et lorsque, harassé de fatigue au point que les jambes ne vont plus et tombant de sommeil, on croit qu’on va goûter le repos… faire toilette, aller dans le monde et se coucher à minuit. Cher ami, à soixante ans bien sonnés, c’est trop, c’est trop, et je n’y pourrais tenir si je n’avais l’espoir de me reposer trois mois à. Dampierre.

    Mais après, autre gibier !… les portraits. Que Dieu les confonde ! les dames de Rothschild, d’Haussonville, le Prince (le duc de Nemours), encore une copie du portrait du duc, la chapelle de Dreux, le dessin pour la gravure d’Homère, et tant d’autres ouvrages qui m’attendent quand ceux qui me feraient tant de plaisir à faire… mais ils me sont défendus. Tu vois comme je suis heureux, dans une position si enviée… excepté par moi.

    Enfin, ma composition pour Dampierre est toute trouvée, après un travail de trois mois. Rien de pire que l’eau qui dort. Décidément, la comédie est plus difficile que la tragédie ; aussi vais-je encore élever Molière dans une nouvelle édition de l’Apothéose d’Homère’.

    Quant à mon Age d’Or, voici le court programme que j’ai imaginé, un tas de beaux paresseux, car j’ai pris hardiment l’âge d’or, comme les anciens prêtres l’ont imaginé :Les hommes de cette génération nont point connu la vieillesse ; ils vécurent longtemps, toujours beaux et jeunes. Donc, point de vieillards. Ils étaient bons, justes et s’aimaient. Ils n’avaient de nourriture que les fruits, Veau des fontaines, le lait, le nectar. Ils vivaient ainsi, en mourant s’endormaient, et devinrent de bons génies qui avaient soin des hommes. Astrée, la justice, les visitait souvent et ils V aimaient, et Saturne, dans le ciel, contemplait leur bonheur.

    Moi donc, pour mettre toutes ces bonnes gens en scène, il me fallait un petit brin d’action. Tous réunis dans un préau élevé sur lequel sont une treille et des arbres chargés de fruits, ils ont élevé là un autel de gazon. Un homme, acolyte d’un jeune garçon et d’une jeune fille, élève une noble action de grâce, tandis que les enfants portent dans leurs mains, l’un des fruits, les autres une coupe de lait.

    Derrière le prêtre s’agite une danse religieuse exécutée par des jeunes filles et un garçon maladroit qui joue des flûtes et qui est ramené à la mesure par la jeune fille qui conduit la danse, en frappant dans ses mains. En descendant, sont échelonnées beaucoup de figures, amants heureux, familles heureuses avec leurs enfants qui attendent sûrement l’heure du repos. Et toutes sont groupées autour d’un bassin de cristal qu’alimente une source sortant de sous l’autel.

    À droite est la majestueuse figure d’Astrée avec ses divines balances. Autour, des jeunes gens et des hommes forts. Tant que vous imiterez la justesse de cet instrument, dit Astrée, vous serez heureux. Un jeune homme baise le bas de son vêtement.

    Sur le premier plan, un jeune homme, de la nature des faunes, regarde sa jeune femme qui tient son enfant endormi. De l’autre côté, une femme appuyée sur son mari regarde avec intérêt leur jeune enfant se traînant pour aller à un lapin qui broute tranquillement.

    Tout cela est dans les natures très varié (à la Raphaël). Une jeune fille couronne de fleurs son amant ; d’autres font embrasser de jeunes enfants. Voilà les principales idées. J’ai pensé que tu aurais plaisir à les connaître, comme j’en ai à te les raconter.

    Cette lettre annula-t-elle les précédentes ? Il semble intéressant de les publier comparativement, soit comme un exemple de la conscience d’Ingres, qui savait corriger et compléter une lettre aussi aisément qu’un dessin, soit comme une nouvelle preuve de la tendance de son historiographe à recueillir et à condenser plusieurs documents en un seul.