Ingres d’après une correspondance inédite/XLV

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XLV
Paris, 6 février 1843.

Bien bon ami, toutes tes munificences culinaires nous sont très bien arrivées. Nous avons bu à ta santé, avec ce délicieux vin blanc du Fau, en compagnie des Perrin, des Gatteaux, des Hittorf et des amis chez lesquels tu as laissé des souvenirs distingués. Oui, mon ami, nous sommes un peu plus matériels que toi, « sage homme », pour parler à la Hugo, Malgré ce, il me semble que tu es assez versé dans l’art de la cuisine montalbanaise, et ton petit cours pratique sera suivi par la chère amie qui te remercie de tout son cœur et boit le vin blanc peut-être avec trop de plaisir. Oui, tous ces mets me rappellent avec délices mon cher pays, et il me semble rajeunir avec tous ces souvenirs…

Cambon ma montré une petite figure dont j’ai été extrêmement content, sauf le style qui viendra ensuite et qu’on n’acquiert qu’à force de temps et d’observation, si cependant la nature vous a fait pour le posséder, ce que j’espère pour lui. Le voilà donc en bon chemin, pour la figure peinte. À présent, c’est l’esquisse de composition que j’attends.

Que te dirai-je de moi ? Que, d’ici au premier juin où j’irai prendre possession de Dampierre, j’ai encore à terminer : i° le portrait copie du duc d’Orléans ; 2° le carton de l’archange Raphaël ; 3° l’ébauche entière du portrait de M me d’Haussonville que j’ai voulu recommencer et qui sera mieux, sans comparaison ; 4° la tête de Mme de Rothschild ; 5° en même temps la composition définitive de l’Age d’Or. Il me semble te voir me demander qu’est-ce que j’ai donc fait ? Éh ! bien, j’ai toujours travaillé.

Mon Saint-Pierre a eu un vrai succès. J’ai aussi dans mes projets, celui d’un voyage de quinze jours en Angleterre. Je dois le faire, pour le plus grand bonheur, avec M. Amédée Pichot, littérateur et notre ami, qui se fait un plaisir de m’y accompagner et de m’épargner toute espèce de préoccupation matérielle. Il parle anglais et connaît parfaitement le pays.

Voilà, mon cher, mon avenir pour à peu près cette année où, j’espère, j’aurai bien établi le trait de mon ouvrage sur le mur en m’occupant du fond de paysage, aidé de Desgoffes. Enfin, de retour à Paris, en décembre, je terminerai mes deux portraits que Dieu bénisse, et je retournerai employer mes études de figures à Dampierre. Du reste…

Voilà-t-il de beaux projets ? Oui, pourvu que le diable, qui est partout, ne s’en mêle. Nous allons commencer enfin la gravure de l’Homère avec Calamatta, et tu sauras que le Ministre vient d’accorder trente mille francs à M. Delaroche pour la gravure de son Hémicycle. J’espère avoir assez de droits, pour qu’il en fasse autant pour moi.

J’ai dîné, hier, avec la famille royale qui a été on ne peut plus royalement aimable pour moi. Ma musique régulière, chez l’ami Hittorf, va toujours mieux en ce qu’elle est augmentée, comme assistants, de la famille Sayet et Baillot et comme réfugiés après l’orage. Quelle cruelle perte pour la musique belle, haute, touchante et fière, et pour tous ses amis ! Mais, ce que tu ne croirais peut-être pas, c’est que s’étant voués, par deuil, ne pas exercer leurs talents pendant quelque temps, ils disent venir m écouter avec un plaisir dont, même avec toi, ma modestie ne peut tracer l’expression.

Les concerts du Conservatoire sont ouverts ; je n’ai que Le temps d’entendre les trois derniers.

Je te vois dans ta solitude et je ne t’en plains pas trop ; tu as des ressources par toi-même pour en supporter la monotonie, et tu as ta fille dont l’intelligence se complète : je te trouve assez heureux.

Il vient de me tomber sur le dos un parent que je ne connais pas et qui m’a été adressé par mon oncle Rey. C’est un Genevois appelé Millenet, établi à Montauban. Tu dois le connaître : lu m’en diras deux mots.

Tu as du recevoir deux mauvaises têtes du Cherubini en daguerréotype. Calamatla vient de terminer le dessin du Duc d’Orléans pour être gravé au burin. Il est très bien. Pradier est en train sur la gravure du Saint Pierre. As-tu bien arrangé ton petit cabinet ? Dis-moi ce qu’il le manque, en estampes.