Initiation musicale (Widor)/ch10

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Librairie Hachette (p. 46-48).


CHAPITRE X

INSTRUMENTS À CLAVIER

LE PIANO ET SES ANCÊTRES.



Ancêtres du piano. ↔ Au Moyen Âge, on connaissait le clavier, puisqu’on connaissait l’orgue.

À quelle époque essaya-t-on de remplacer le « pizzicato » du doigt par une transmission mécanique ? Il est difficile de le préciser. Tout d’abord on créa l’épinette, puis le clavecin, puis l’harpsicorde.

L’épinette ? — Ce nom lui venait de la languette, sorte d’épine qui, sous l’action de la touche, pinçait la corde. Plumes de corbeau ou plumes d’oie, affinées comme un cure-dents, étaient affectées à ce service.

Le clavecin ? — L’épinette perfectionnée. Aux cordes d’archal primitives on substitua des cordes de cuivre ; l’étendue du clavier s’accrut ; on inventa les pédales d’accouplement d’octaves ; on transforma le mécanisme en remplaçant les plumes de corbeau par de petits morceaux de cuir.

L’harpsicorde ? — Le clavecin à deux claviers pouvant s’accoupler. C’est pour harpsicorde, à deux claviers manuels et clavier de pédales, que Bach écrivit les Sonnates d’orgue, la Passacaglia et le Prélude en mi qui devait servir de préface au recueil des Chorals.

Tout accent, tout « sforzando » est impossible sur ces anciens instruments à cordes pincées, vu la faiblesse de leur résistance. Le poids du bras, voire même du poignet, l’attaque un peu forte, les traits en octaves briseraient cordes et mécaniques ; aussi est-ce par des groupes, des trilles, des appogiatures, des ornements, que les compositeurs d’alors faisaient remarquer telle ou telle note du texte. Nul exemple de ces procédés dans la musique d’orgue, où la durée du son dépend de notre bon plaisir, et où l’on n’accentue qu’en insistant sur cette durée.

Le piano. ↔ En 1711, Bartolomeo Cristofori exposait, à Florence, un clavecin de nouveau système : à la place des plumes qui pinçaient la corde, des marteaux la frappaient. Vers 1730, l’idée était reprise par Godefroy Silbermann (de Freyberg, Saxe), ensuite propagée en Angleterre par son élève Zumpe et adoptée par Broadwood. Elle s’infiltrait peu à peu chez nous malgré d’assez vives résistances[1]. Sans doute les essais de nos facteurs n’étaient-ils point faits pour l’imposer ; ce fut Sébastien Érard qui s’en chargea.

Élève à l’École du génie de Strasbourg, ne sentant pas en lui la vocation militaire, il vint à Paris chercher fortune. Le hasard le conduit chez un fabricant de clavecins qu’il étonne bientôt par son esprit inventif. Il y reste peu de temps. La duchesse de Villeroy dont il a réparé les instruments lui offre l’hospitalité dans son hôtel ; il y installe un atelier, et c’est là qu’il construit son premier piano. Il en fait d’autres ; on les admire ; c’est le succès. En 1786, Louis XVI accorde au jeune Èrard un brevet « pour les méthodes nouvelles apportées à la fabrication de l’instrument nommé forte-piano. » Survient la Révolution : Sébastien Érard transporte à Londres son industrie. De retour en France, il invente le double échappement qui permet au virtuose « les nuances les plus délicates avec l’articulation la plus rapide ». C’était créer le piano moderne. De là, gloire et fortune.

Le génial mécanicien avait une âme d’artiste. Il fait hommage à Beethoven du plus beau de ses instruments. Lié avec David, c’est d’après ses conseils qu’il collectionne d’admirables tableaux. Célèbres, les réceptions du château de la Muette[2] où fréquentaient toutes les illustrations contemporaines, et dont son neveu, Pierre Érard, et plus tard Mme Pierre Èrard, sa veuve, femme d’un esprit supérieur, conservèrent l’hospitalière tradition[3]. Que de noms à citer parmi les habitués du dimanche : Spontini, Rossini, Meyerbeer, Berlioz, Liszt, Gounod, Ingres, Horace Vernet, Hébert, Jules Janin, Legouvé, Sardou, Émile Ollivier…

L’intelligente curiosité de Sébastien Érard ne s’était point limitée au piano ; il étudia la construction d’autres instruments, et Charles X lui commanda l’orgue de la chapelle des Tuileries. Là encore il inventa : suivant le degré d’enfoncement de la touche, l’intensité du son augmentait ou diminuait. Le moyen était peu efficace et il y renonça bientôt. Ce ne fut qu’une fantaisie.

  1. Lettre de Voltaire à Mme  du Deffant : « Un piano-forte n’est qu’un instrument de chaudronnerie à côté d’un clavecin ». 8 décembre 1774.
  2. Il l’avait achetée en 1821 (La Muette, par le comte de Franqueville, Hachette, édit).
  3. Mme Pierre Érard mourut en 1889. Elle Vivait à la Muette avec sa belle-sœur, Mme Spontini, veuve de l’auteur de la Vestale, et sa nièce qui épousa le comte de Franqueville.