Initiation musicale (Widor)/ch11

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Librairie Hachette (p. 49-54).


CHAPITRE XI

L’ORGUE

L’ORGUE CONNU DE L’ANTIQUITÉ.
PROGRÈS DANS SA CONSTRUCTION.
ARISTIDE CAVAILLÉ-COLL CRÉATEUR DE L’ORGUE MODERNE.



L’orgue connu de l’Antiquité. ↔ Des tuyaux sur un réservoir d’air, voilà en quoi consiste essentiellement l’orgue.

C’est le principe de la cornemuse (utriculum), instrument aussi vieux que la flûte et la trompette. Chaldéens, Assyriens, Phéniciens, Carthaginois savaient que la pression de l’air contenu dans une outre produit, sur un tube, le même effet que la pression des lèvres.

Au musée Pompéien de Naples, on voit de petits instruments à tuyaux de bronze, des Syringes, sortes de flûtes de Pan de « salon ». Combiner les deux principes, associer cornemuses et syringes, on devait y penser tôt ou tard. Les mosaïques et les bas-reliefs de Trèves, d’Arles, de Constantinople et quantités de médailles représentent l’orgue. Les fouilles du R. Père Delattre, à Carthage, ont exhumé des terres cuites figurant l’orgue et l’organiste.

Celui-ci est debout : sa tête émerge au-dessus des tuyaux ; sur le Côté de l’instrument, des sortes de tonneaux (la soufflerie). Deux cents ans avant notre ère, on songeait déjà à perfectionner cette soufflerie ; la pression du vent s’obtenait alors l’intrusion de l’eau, de là le nom d’hydraulis donné à l’orgue. Vitruve, qui dédie à Auguste son Traité d’architecture, fait de l’instrument une description détaillée, mais malheureusement un peu confuse : en vain, à dix-sept siècles de distance, son confrère, Claude Perrault, s’efforcera-t-il de l’éclaircir.

Néron, Héliogabale, Alexandre Sévère, jouaient de l’orgue, instrument aussi populaire alors, chez les Romains, qu’actuellement le piano à Paris.

« Écoutez cet ensemble de sons formant de si agréables modulations ; voyez la multitude de ces tuyaux rangés comme une armée en bataille[1]… » (Pétrone).

« Un artiste habile, aux doigts véloces, dirige ces soupapes adaptées aux tuyaux qui, ébranlées doucement sous l’action des touches, exhalent une tendre cantilène » (Julien l’Apostat).

À l’empereur Constantin, un poète du IVe siècle, Porphyre Optatien, adresse une pièce de vingt-six vers iambiques figurant les vingt-six touches du clavier, pendant qu’un hexamètre, placé horizontalement sur le papyrus, représente le sommier sur lequel sont fixés les vingt-six tuyaux.

D’autre part, cette critique d’un grincheux :

« Toute occupation intellectuelle est abandonnée pour des frivolités musicales ; au lieu de professeurs d’éloquence, des maîtres des arts d’amusement. On mure les bibliothèques comme des tombeaux ; l’art ne s’ingénie qu’à fabriquer des instruments gigantesques : orgues hydrauliques, lyres grandes comme des carrosses, instruments de théâtre de dimensions ridicules » (Ammien Marcellin).

Au son de l’hydraulis, les jeux du cirque, les combats de gladiateurs, les orgies du palais des Césars, les persécutions, les supplices, les massacres du Colisée.

Avec l’empire, l’orgue émigre à Byzance. Vers la fin du Ve siècle, on s’en souvenait à peine à Rome ; toutefois un texte de saint Augustin y prouve encore son existence au IVe siècle.

Dans une lettre de saint Jérôme, il est fait mention d’un orgue, à Jérusalem, dont les sons imitant le roulement du tonnerre s’entendaient jusqu’à mille pas de la ville, « à la montagne des Olives » et plus loin encore. Une outre faite de peaux d’éléphant recevait le vent produit par douze soufflets de forge.

Précieux est le document ; il prouve qu’au temps de saint Jérôme (337-405) on avait déjà remplacé le système hydraulique par une soufflerie pneumatique.

En 757, l’empereur Constantin Copronyme, voulant faire a Pépin un cadeau de grand prix, lui envoyait un orgue, chose inconnue chez nous. On le plaça dans l’église de Compiègne sans que personne s’avisât de ses origines païennes et des souvenirs qu’il évoquait, le Colisée, les martyrs, les chrétiens livrés aux bêtes au son de l’hydraulis… Il semblait fait pour le sanctuaire. Seul, en effet, de tous les instruments du monde, il peut à perpétuité déployer le même volume de son et « faire naitre ainsi l’idée religieuse de celle de l’infini ». Son caractère, c’est la durée, l’éternité, par opposition au primesaut, à la nervosité de l’orchestre.

En 826, Louis le Débonnaire commande à un facteur vénitien un orgue pour Aix-la-Chapelle.

Toutes les églises de France, d’Italie, d’Allemagne et d’Angleterre ont bientôt des orgues. Celui de Winchester (quatre cents tuyaux et vingt-six soufflets) nécessitait l’effort de soixante-dix souffleurs.

Progrès dans la construction des orgues. ↔ Au XIVe siècle, on commence à établir des claviers de pédales et à doubler le clavier manuel. Pendant deux ou trois cents ans, chaque pays apporte à la facture son contingent d’inventions. Des Frescobaldi, des Durante ne pouvaient se contenter d’instruments vétustes. Bach conseilla, dirigea les Silbermann soit pour leurs clavecins, soit pour leurs orgues : lui-même dessina le modèle du pédalier que nous pratiquons aujourd’hui, l’ancien ne permettant pas le legato[2].

L’orgue du Temple Neuf, à Strasbourg, est Signé Silbermann ; remarquable est sa claire sonorité, et particulier le module de ses touches (un peu plus étroites que les nôtres).

À Paris, les Couperin, les Clérambault eurent leur part d’influence sur les orgues de Saint-Gervais, des Invalides, de l’Oratoire, de Saint-Leu, sur l’art des Sommer et des Clicquot.

L’orgue n’est point expressif. L’intensité de la colonne d’air dans un tuyau ne varie pas. Cette masse sonore, ces pédales profondes, ces puissantes et pesantes harmonies semblent lutter, d’égales à égales, avec les murailles de pierre qui les encadrent : « Mesdames, chantez-moi cathédrale et non pas canapé, » disait Gounod à d’aimables mondaines minaudant du Palestrina. Ce n’est pas de la grâce, c’est de la majesté qui s’en dégage. Un jour vint, cependant, où il fallut attenter à cette majesté et lui demander de se prêter à l’accompagnement des voix et des instruments, de se mêler à l’orchestre, de se plier à ses primesautiéres fantaisies.

Le procédé de Sébastien Érard restait sans grande action sur la masse polyphonique, et l’on ne se doutait pas que, depuis 1712, le problème était résolu. À Londres, en l’église de Saint-Magnus-le-Martyr, Jordan aîné avait tout simplement enfermé quelques tuyaux dans un coffre dont les parois étaient remplacées par des jalousies : le son paraissait augmenter ou diminuer suivant qu’on ouvrait ou qu’on fermait ces jalousies.

On est fort surpris qu’il ait fallu près de cent cinquante ans pour la diffusion d’une idée aussi simple et aussi pratique.

Aristide Cavaillé-Coll. ↔ En réalité, depuis Archimède et Ctesibius, l’orgue a servi de champ d’expériences à tous les mécaniciens et acousticiens de la terre. Ses continuelles transformations n’ont trouvé leur état définitif qu’au siècle dernier grâce au génie d’Aristide Cavaillé-Coll.

Il était né en 1811, à Montpellier, d’un père facteur d’orgues lui-même.

À l’inventeur Cavaillé-Coll on doit les diverses pressions de la soufflerie, les cloisons étanches des sommiers (caisses à air comprimé sur lesquelles reposent les tuyaux), les combinaisons des registres, l’application des moteurs pneumatiques de Barker (d’où résulte la légèreté du clavier), l’absolue précision du mécanisme, la disposition générale de l’instrument et son architecture.

À l’acousticien, on doit la loi du rapport entre le diamètre et la longueur d’un tuyau, l’appareil enregistreur des 32 premières vibrations d’une fondamentale, la création de timbres nouveaux (« sons harmoniques »), l’équilibre de la polyphonie, celui des trois groupes (fonds, mixtures, anches), la construction du poïkilorgue. d’où est sorti l’harmonium, la théorie des surfaces rectangulaires pour les salles de musique…

Ayant construit des instruments un peu partout en Europe, il avait dû proportionner leur intensité à la sonorité du local. C’est ainsi que l’expérience lui avait démontré la justesse de la théorie des anciens : les surfaces courbes déforment le son comme elles déforment la vision.

Enfin, il nous a laissé ces chefs-d’œuvre de sonorité et de solidité, car sa conscience de constructeur correspondait à son génie d’inventeur, les instruments de Saint-Sulpice, de Notre-Dame, de Saint-Ouen (de Rouen), les orgues des conservatoires de Bruxelles et de Moscou… et combien d’autres !

Il avait travaillé la physique avec Cagniard de la Tour, l’illustre inventeur de la Sirène ; il était lié avec toutes les célébrités scientifiques et artistiques de France et de l’étranger. Il savait écouter. Si les conseils des maitres-organistes ont eu sur ses travaux une heureuse influence, ses travaux à leur tour ont exercé une action décisive sur la production musicale. Souvent il nous réunissait avec Saint-Saëns et Franck.

Sans lui, l’œuvre d’orgue française n’existerait pas.

  1. Pétrone attribue l’idée première de l’orgue au génie d’Archimède et, plus tard, sa construction à Ctesibius, mécanicien célèbre d’Alexandrie (250 ans avant notre ère).
  2. On peut le constater sur l’orgue du Dauphin (Saint-Sulpice, chapelle des Étudiants), construit en 1745 pour Versailles. La forme et l’étendue de la pédale sont encore à l’ancienne mode : il faut sautiller de touche en touche, comme le moineau sur la branche.