Initiation musicale (Widor)/ch12

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Librairie Hachette (p. 55-61).
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CHAPITRE XII

LA GAMME

ORIGINE DES VOCABLES DE LA GAMME.
DIVERSES SORTES DE GAMMES.
TONIQUE ET DOMINANTE.
MODES ANCIENS. ║ TONALITÉ.



Origine des vocables de la gamme. ↔ Son nom lui vient du gamma, troisième lettre de l’alphabet grec α, β, γ (lettre G, septième du nôtre), qui, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, un peu partout, désigne le ton de sol. Quant aux vocables des degrés de la gamme, dès l’an 1000, le moine Guy d’Arezzo eut l’idée de remplacer les , ta, thès, tho, etc., du grec par les premières syllabes de l’hymne de saint Jean :

xxxx Ut queant laxis xxxxxxxx Resonate fibris
Mira gestorum Famuli tuorum,
Solve polluti. Labii reatum,
Sancte Johannes

Le si est formé des initiales de Sancte Iohannes.

Elle doit provenir du rapprochement de deux tétracordes, l’idée de la division de l’octave en tons et demi-tons, le plus grave accordé en ut, , mi, fa, l’autre en sol, la, si, ut. Rien ne prouve, d’ailleurs, que tel fut l’accord. La légende d’Orphée et de sa lyre ne dormant que les quatre sons ut1, fa, sol, ut2 suggère quelques réflexions : la première, c’est que nous devons profondément admirer l’artiste qui, avec si peu de moyens, a pu charmer bêtes et gens ; la seconde, c’est que ces quatre cordes résumant la tonalité moderne, — octave, dominante et sons dominante, — ledit artiste joignait, à un charme extraordinaire, un don non moins extraordinaire de divination.

Diverses sortes de gammes. ↔ Les gammes de Pythagore et d’Aristoxéne, des Hindous et des Chinois sont différentes de la nôtre. Des quinze modes néo-aristoxéniens (mode, synonyme de gamme), l’église latine ne nous en a conservé que huit, dont quatre sont dits authentiques et les autres plagaux, les quatre premiers (dorien, phrygien, éolien, mixolidien) ayant pour points de départ , mi, fa, sol, sans dièzes ni bémols à la clef, et le caractère de chacun résultant de la place des demi-tons relativement à ce point de départ (finale ou tonique) et à celui de la dominante.

Tonique et dominante. ↔ Dans notre système, cette dominante est toujours au cinquième degré, — tonique, dominante, sous-dominante et note sensible gouvernent la maison. — Or, c’est précisément une dominante que nous donne la nature :


\language "italiano"
\relative do'' {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
   \slurDown sol1^4( si^5 re^6 fa^7)
}
\header { tagline = ##f}

Mais quand, de cette dominante, nous descendons au point terminus (qui est non seulement celui du départ, mais aussi celui de l’arrivée), c’est encore le chiffre 7 que nous allions trouver dans les harmoniques de cette tonique fondamentale. Cette tonique est-elle donc elle aussi une dominante ?

Dans le chapitre suivant, nous verrons que tout intervalle dissonant seconde, septième, neuvième, veut se résoudre, c’est-à-dire descendre d’un degré ; et, de ce fait, résulte l’idée de mouvement. Comment comprendre alors que le même ut, dominante armée d’un si bémol, nous fasse oublier son armure et nous inspire l’idée de l’absolu repos quand il nous apparait à l’état de tonique ?

Quelle explication possible en dehors de la faiblesse de notre entendement ? Il est clair qu’au delà du quatrième harmonique, voire même du cinquième, nous ne percevons plus les autres. C’est donc la tonalité générale qui prête à cette dominante ou à cette tonique un caractère momentané qu’elles n’ont point par elles-mêmes. Ainsi, sur une figure impassible, se reflètent les couleurs changeantes du paysage.

Modes anciens. ↔ Dans la constitution primitive des modes ecclésiastiques, le si avait même valeur que les autres degrés de la gamme. Le rapprochement du fa (l’écart fa-si) n’effrayait pas plus les diacres des premiers siècles que les choristes du Sophocle. La musique se préparait, se travaillait, s’exécutait dans les monastères. Quand elle s’est extériorisée et que le peuple a été admis à y participer. Le tournant un peu court du triton s’est modifié ; l’angle aigu est devenu un pan coupé ; le si s’est bémolisé.

Voici la constitution primitive : quatre modes authentiques : ré-mi-fa-sol (toniques ou finales), quatre plagaux : la-si-do-ré (dominantes ou teneurs).

Puis, celle qui s’y est substituée depuis l’expulsion du si décrété schismatique, diabolus in musica.

Toniques Finales Dominantes
xxx1. Dorien : ( ———— la
2. Plagal. la ———— fa
xxx3. Phrygien : ( mimi ———— do (à la place du si)
4. Plagal. do (à la place du si) mi ———— la
xxx5. Lydien : ( fafa ———— do
6. Plagal. dofa ———— la
xxx7. Mixolydien : ( solsol ————
8. Plagal. sol ———— do (à la place du si)

Ce dernier mode diffère du dorien par sa Dominante et sa Finale.

Comme on le voit, les tons plagaux ne sont guère que des déplacements à la quarte inférieure des tons authentiques. Toutefois leurs dominantes se placent au sixième degré.

De ces huit modes, et par le fait du consensus universalis de l’instinct populaire, est sortie la tonalité moderne.

Comme la légendaire lyre d’Orphée, mais avec quatre cordes en plus, notre gamme est accordée tout d’abord en ut, fa, sol, — tonique, sous-dominante, dominante, — la tonique, point de départ et d’arrivée (sentiment du repos, du retour au logis), la dominante attendant, préparant ce retour, la sous-dominante (repos relatif). Puis viennent les deuxième, troisième, sixième degrés sans caractère personnel ; enfin le septième (note sensible) attractif, nerveux, en équilibre instable, en mouvement.

Nous n’avons qu’une gamme, laquelle est diatonique ou chromatique, majeure ou mineure. Diatonique (1), elle divise l’octave en une série de cinq tons et deux demi-tons ; Chromatique (2), en douze demi-tons :


\language "italiano"
\relative do' {
  <<
     \new Staff \with {
      instrumentName = #"(1)  "
    }
    {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
  \slurDown do1\( re mi( fa) sol la si( do)\)
    }
  >>
}
\header { tagline = ##f}
\paper {
  indent = 0
  line-width = #120
}

\language "italiano"
\relative do' {
    <<
    \new Staff \with {
      instrumentName = #"(2)  "
    }
    {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
  \slurDown do1 dod re red mi fa fad sol sold la lad si do
    }
  >>
}
\header { tagline = ##f}
\paper {
  indent = 0
  line-width = #120
}

Contrairement an sens que lui attribuaient les anciens, le mode caractérise pour nous la manière d’être de la gamme. Suivant que ses troisième et sixième degrés sont plus hauts ou plus bas d’un demi-ton, le mode est majeur ou mineur.


\language "italiano"
\relative do' {
    <<
    \new Staff \with {
      instrumentName = #"Majeur :  "
    }
    {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
  \slurDown do1 re mi_+ fa sol la_+ si do
    }
  >>
}
\header { tagline = ##f}
\paper {
  indent = 0
  line-width = #120
}

\language "italiano"
\relative do' {
    <<
    \new Staff \with {
      instrumentName = #"Mineur :  "
    }
    {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
  \slurDown do1 re mib_+ fa sol lab_+ si do
    }
  >>
}
\header { tagline = ##f}
\paper {
  indent = 0
  line-width = #120
}

Ni la tonique, ni la sous-dominante, ni la note sensible n’ont à s’inquiéter du mode : elles restent immuables.

Toutefois, nous voyons souvent dans un dessin mineur ascendant l’altération du sixième degré, et par une sorte de compensation, dans un dessin descendant, celle du septième :


\language "italiano"
\relative do' {
  \override Staff.TimeSignature #'stencil = ##f
  \cadenzaOn
  \clef treble 
  \key mib \major
  \stemUp do16 re[ mib] fa[ sol la_+ si] \bar "|" do8[ sib16_+ lab]_+ sol4
}
\header { tagline = ##f}

C’est une formule adoptée par les solfèges, dans le dessein d’éviter aux chanteurs l’écart du la au si naturel. Comme on doit, avant tout, ménager l’attraction de la sensible vers la tonique, c’est le sixième degré qu’on exhausse, puis, en revanche, le septième qu’on bémolise, quand, par le fait de son mouvement rétrograde, il perd son caractère de sensible.

Le mouvement d’unification tonale, qui date des premiers temps du christianisme, s’accélère sous l’impulsion de saint Ambroise, saint Augustin, des évêques et des moines mélomanes ; au Moyen Âge, grâce aux Trouvères, aux Ménestrels, avec la musique profane, enfin avec la Réforme. Dans sa retraite de la Wartburg, où il avait emmené son chantre, Luther se faisait, par bribes, chanter l’antiphonaire. Sur sa flûte, il répétait chaque phrase : « Cela reste, cela sera retenu, » disait-il, et l’on en prenait note. « Cela ne reste pas » et l’on passait outre. Telle est l’origine de la plupart des Chorals.

Ainsi vinrent se fondre, dans une instinctive aspiration vers l’unité, les modes antiques.

Tonalité. ↔ Nous n’avons donc qu’une gamme, mais cette gamme peut se transposer en prenant successivement pour points de départ les douze demi-tons chromatiques. Ainsi disons-nous : la romance en sol, la ballade en fa, la symphonie en la. En sol, en fa, en la, c’est toujours la même disposition des tons et demi-tons vis-a-vis la tonique, le point de départ.

Et c’est ce rapport des tons secondaires avec le ton premier qui constitue la tonalité.

Quand on monte la spirale des quintes accordées mathématiquement, on constate, à leur sommet, un écart de près d’un ton avec nos claviers.

L’art de l’accordeur consiste à diminuer chacune de ces quintes d’un comma.

Le comma est la différence entre ut ♯ et , par exemple, le neuvième d’un ton. Glissant sur ré, le doigt du violoniste exhausse d’un comma son ut ♯. Il abaisse d’autant le quand il descend sur ut.

L’orgue du château de Frederiksborg (Danemark), construit en 1612, n’a pas l’accord tempéré[1] : impossible d’user d’autres tonalités que celles de (do, sol, . Cet accord, qui a heureusement égalisé les douze tons chromatiques, a été imposé au monde vers 1730 ou 1735, par une œuvre immortelle, le Clavecin bien tempéré.

  1. Cet orgue, cité par Prétorius en 1618 (chapitre sur les modèles d’orgues), oublié depuis, fut « découvert » par notre agent consulaire à Elsneur, M. Philbert, qui le signala à Cavaillé-Coll. Cavaillé-Coll le fit restaurer par son harmoniste Félix Reinburg. Les touches de la pédale sont, comme celles des « manuels » recouvertes d’ivoire ; ses boutons de registres sont en argent.
    xxxInutile d’ajouter que rien ne fut modifié dans l’harmonisation de l’instrument, dont la sonorité et le mécanisme furent religieusement respectés.