Initiation musicale (Widor)/ch17

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Librairie Hachette (p. 91-95).


CHAPITRE XVII

LA COMPOSITION

PRINCIPES D’UN PLAN SYMPHONIQUE.
DE SOPHOCLE À BERLIOZ.
LA MÉLODIE ET LE THÈME.



Principes d’un plan symphonique. ↔ Sur les vingt-six Préludes de l’œuvre d’orgue de Bach, deux seulement ont la même architecture. Rien de plus instructif que d’analyser ces conceptions toujours nouvelles et de suivre, pas à pas, l’infatigable créateur. Toutefois, une si perpétuelle recherche nous parait impliquer quelque peu d’inquiétude : où et quand s’arrêter ? Est-il donc un but à atteindre et quel peut être ce but ?

Il semble que Bach l’ait entrevu dans le grand Prélude en mi, préface des Chorals, où il expose ses thèmes dans l’ordre, sinon dans la tonalité définitivement adoptée aujourd’hui. S’il n’a pas vu la Terre Promise, il en a montré le chemin à ses successeurs, qui s’y sont installés. Le but est donc atteint. La musique a son architecture.

Symphonie, ouverture, quatuor, trio, sonate, toute pièce sérieuse se construit sur le même plan ; un développement central encadré dans deux ailes ; tel le portail de Notre-dame entre les deux tours.

Il ne s’agit ici, bien entendu, que du premier morceau, l’Allegro d’une symphonie.

Au tableau noir, à la craie, dessinons un château. Aile gauche : deux thèmes dans deux tons relatifs ; aile droite : ces deux thèmes dans le même ton, celui du début.

Pourquoi deux thèmes ? L’intérêt l’exige dans une pièce de longue haleine où, sans répit, sans contraste, le développement d’une même idée serait d’une intolérable monotonie. Aussi, à un sujet rythmique oppose-t-on d’ordinaire une sorte de réponse de sentiment plus mélodique.

Relisons la symphonie en ut mineur :

1° Un thème en ut ; le groupe chantant en mi ;

2° Un développement qui, tout en préparant savamment la rentrée, accentue encore l’énergie du morceau ;

3° Péroraison.

Le plus souvent, c’est le premier thème seul qui se développe, parce qu’il est le plus significatif ; l’autre n’intervient que presque incidemment, (une fois dans l’exposition, une autre dans la péroraison).

Les dispositions spéciales à chaque partie du morceau ?

Dans la première, exposer les deux thèmes en si pleine lumière qu’une fois entendus, ils ne se puissent oublier ; puis glisser légèrement sur le passage entre les deux thèmes, car la route est défoncée par cent cinquante ans d’usure. D’ut mineur à mi, un seul accord suffit. D’ut en sol, c’est un peu plus long…

Dans la seconde, il s’agit de développer l’idée maitresse, de la présenter sous des couleurs nouvelles, d’en tirer des conséquences, des idées secondaires. On marche un peu à l’aventure, mais il n’y a pas de mal si l’on sait la direction et si l’on n’oublie pas l’heure du retour. L’admirable Symphonie en sol mineur, de Mozart, est le modèle du genre.

Dans la troisième, on conclut. À moins que le développement ne l’ait maladroitement épuisé, c’est avec joie que nous devons retrouver ce thème initial comme on retrouve un ami. À sa suite, et cette fois dans le même ton, survient le groupe chantant. C’est la péroraison.

Les proportions des trois parties ?

De même longueur à peu près. La seconde est égale aux deux autres chez Mozart, un peu plus courte chez Beethoven — sauf dans l’Héroïque et la Neuvième

Tel est le plan symphonique qu’on retrouve au fond de toute œuvre de musique pure, andante, scherzo, romance sans paroles. Musique et architecture obéissent aux mêmes lois du nombre, suivant les mêmes rythmes. Voyez Versailles où tout se conjugue par trois…

De Sophocle à Berlioz. ↔ Musique pure, avons-nous dit… À côté de la symphonie, ou plutôt avant elle, et depuis que le monde est monde, l’art n’a cessé de se manifester sous des formes multiples. En Grèce, ce furent les hymnes en l’honneur des Dieux, la mélopée qui, transposée, devint le chant de l’Église latine ; plus tard, les complaintes des Croisés marchant vers Constantinople : au Moyen Âge, les chansons des Trouvères et des Ménestrels ; puis la musique descriptive de l’Oratorio de Noël, de l’Ode funèbre et de la plupart des Cantates de Bach, toujours inspirés d’un texte liturgique.

Descriptive, quoique de la plus pure forme classique, la Symphonie pastorale.

Descriptives encore, et non moins respectueuses de cette forme, les ouvertures de Don Juan, de Léonore, d’Obéron, de Freischütz, le Songe d’une Nuit d’Été, la Grotte de Fingal, Guillaume Tell, Tannhäuser.

Et littéraire et descriptive au premier chef, l’œuvre de Berlioz : la Damnation, l’Enfance du Christ, la Symphonie fantastique, le Carnaval Romain

C’est Liszt qui popularisa le Poème symphonique avec Dante, Faust, Mazeppa, les Préludes, etc. Chez nous, c’est Saint-Saëns avec le Rouet d’Omphale, Phaéton, la Danse Macabre, le Déluge.

Ici, plus de forme classique, plus d’architecture consacrée ; comme au théâtre, il faut suivre au plus près et traduire au plus juste les péripéties du drame. Que ce drame soit avec ou sans paroles, opéra, cinéma, poème lyrique, le musicien collabore avec le librettiste et marche de pair avec lui. Parfois, dans cette union, poésie et musique, l’équilibre se rompt à nos dépens. Du temps de Mozart, on oubliait volontiers le dialogue pour la musique : il arrive aujourd’hui que ce soit le contraire et que « cela ne reste pas », comme disait l’ermite de la Wartburg.

La Suite d’orchestre, qui ne s’inspire pas d’idées étrangères à notre art, est une collection de pièces de fantaisie, le plus souvent sans liens entre elles.

Musique instrumentale : concertos, quatuors, trios, duos, sonates, ces œuvres se construisent d’ordinaire sur le plan classique.

Musique vocale : mélodies, chœurs, motets. Le texte littéraire avant tout : s’il permet de « composer », c’est-à-dire de diviser le poème d’après un plan, — en forme de triptyque, par exemple, — l’œuvre n’en sera que plus solide.

La mélodie et le thème. ↔ Le sentiment est un mouvement de l’âme. Le fait de la mélodie est d’exprimer le mouvement psychique par le diagramme sonore d’un mouvement musical.

Les diverses parties du mouvement s’enchaînent. C’est du reste le sens du mot grec melos. qui signifie articulation, liaison.

La mélodie constitue donc un « tout » qui se suffit à lui-même, pareil à la phrase grammaticale, pareil à l’harmonie d’un monument, pareil à la fleur dont la forme et le parfum sont distinctifs de sa nature.

Un thème peut être une mélodie, mais il peut se contenter d’être un rythme qui se développe ; tels, celui de la Symphonie en ut mineur, celui de la Symphonie en si, de Schumann.

Un sujet de Fugue est un thème qui provoque des développements. Le « Thème varié », par contre, est une mélodie qui ne se développe pas, ne module pas, mais qui se reproduit sous des aspects différents.

Les meilleurs thèmes sont les plus courts. Leur concision s’impose à l’attention, à la mémoire. L’art du vrai symphoniste, d’un Beethoven, après qu’il aura voilé ce thème dans ses développements, sera de le ramener ensuite par une préparation savante. L’auditeur n’avait pu l’oublier, il le reconnaît, parce que Beethoven l’avait buriné dans son esprit.

La musique, comme l’architecture, répétons-le encore, vit de symétrie et de rappels.

L’art est fait de volonté, d’affirmation, de logique.