Initiations à la physique/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER

L’UNITÉ DE LA CONCEPTION DE L’UNIVERS EN PHYSIQUE

I

Depuis qu’il existe une science de la nature, on lui a toujours assigné comme fin supérieure de grouper en une synthèse systématique la prodigieuse diversité des phénomènes physiques et même, si possible, de la condenser en une seule formule. Pour parvenir à ce résultat on a toujours eu recours à deux méthodes opposées. Ces deux méthodes se sont souvent trouvées en lutte, mais il est arrivé aussi qu’elles se soient corrigées mutuellement, chacune contribuant à la fécondité de l’autre, ce qui s’est produit surtout quand elles se sont trouvées réunies dans l’esprit d’un même savant qui les a successivement appliquées à un objet commun.

La première méthode, dirai-je la plus juvénile ?, consiste en une généralisation rapide de quelques données expérimentales, elle se lance hardiment dans les théories les plus générales, applicables à tout l’ensemble des phénomènes et elle met au centre de ses conceptions une notion, un postulat unique, auquel elle essaye, avec plus ou moins de succès, de soumettre la nature entière et tout ce qui s’y manifeste. Ainsi l’eau, pour Thalès de Milet, l’énergie pour Wilhelm Ostwald sont le pivot central de leur conception de l’univers. Pour Hertz, le principe de la trajectoire la plus courte sera le lien qui unit entre eux tous les phénomènes physiques et ce qui en donne l’explication ultime.

La seconde méthode est plus circonspecte, plus modeste et plus sûre ; mais elle est loin de posséder le dynamisme de la première ; c’est pourquoi on ne l’a prise en considération que beaucoup plus tard. Elle renonce provisoirement aux résultats définitifs et se contente de tracer, de l’image du monde, les seuls traits qui lui paraissent établis avec certitude, laissant aux recherches futures le soin de compléter le tableau. Cette attitude trouve son expression la plus caractéristique dans la célèbre définition de la mécanique due à Gustave Kirchhoff : « La mécanique est la description des mouvements ayant lieu dans la nature. »

Ces deux méthodes se complètent mutuellement et jamais on ne peut se passer d’aucune d’elles dans la recherche physique. Mais ce n’est pas cette méthodologie double que je me propose d’étudier ici ; ce que je voudrais, c’est plutôt attirer l’attention sur une question d’importance plus principielle, je veux dire la question de savoir à quels résultats a conduit jusqu’à présent cette dualité de méthode et quels fruits on peut penser la voir produire dans l’avenir.

Personne ne peut contester que le développement de la physique a été dans le sens du progrès, de telle sorte que chaque décade a amélioré notre connaissance de la nature. À défaut de toute autre preuve, un simple regard jeté sur l’importance et sur le nombre toujours croissant des inventions qui mettent la nature au service de l’homme, suffirait à nous en convaincre. Mais quelle est, dans l’ensemble, la direction qui a été suivie par le progrès ? Dans quelle mesure peut-on dire que l’on s’est vraiment rapproché du but ?

Pour celui qui se tient au courant du progrès de la science, telle est la question à laquelle il importe avant tout de répondre.

Ce premier point, une fois élucidé, nous serons par là-même en état de trancher la question, actuellement si disputée, de savoir ce que l’on veut dire au fond, quand on parle d’une représentation physique de l’univers. Est-ce que cette représentation ne serait qu’une construction de notre esprit appropriée à son but, mais somme toute, arbitraire ; ou bien au contraire devons-nous admettre que cette image du monde est la reproduction fidèle de phénomènes naturels tout à fait indépendants de nous ?

Pour déterminer la direction suivie par l’évolution de la physique, il n’y a qu’un moyen : c’est de comparer l’état où elle se trouve aujourd’hui avec ce qu’elle était autrefois. Et si l’on me demandait alors quel est le meilleur critérium externe pour apprécier à quel stade de son évolution une science est parvenue, je ne saurais en indiquer de plus général, que la manière dont cette science définit ses concepts fondamentaux et la façon dont elle comprend le partage de son domaine. Aux yeux de quiconque veut réfléchir, la précision et la propriété de ses définitions, les subdivisions parfaitement délimitées à l’intérieur de son domaine, sont en effet, dans chaque science, ce qui renferme les résultats ultimes et les conclusions les plus mûres du travail de ses savants.

Voyons maintenant comment la physique d’autrefois s’est comportée à ce point de vue. Ce qui frappe tout d’abord, c’est que toutes les questions de physique, dans n’importe quelle branche se rattachent, soit à des besoins d’ordre immédiatement pratique, soit à des phénomènes naturels particulièrement remarquables. C’est en se plaçant à ces deux points de vue que l’on a divisé la physique en ses différentes branches. La géométrie, par exemple, tire son nom de la mesure des surfaces terrestres et de l’arpentage des champs ; la mécanique, de la construction des machines ; l’acoustique, l’optique et la théorie de la chaleur, des sensations spécifiques correspondantes ; l’électricité, des phénomènes remarquables observés quand on frotte de l’ambre ; le magnétisme, des propriétés singulières d’un minerai de fer qui s’extrayait dans le voisinage de la ville de Magnésie. D’ailleurs, conformément à l’axiome qui veut que toute notre expérience résulte des perceptions de nos sens, il est évident que la part du physiologique dans toutes les définitions de la physique est prépondérante ; en un mot, tout dans la physique, aussi bien les définitions que la structure tout entière, possède alors, en un certain sens, un caractère anthropomorphique.

Combien différent est aujourd’hui l’aspect de l’ensemble doctrinal formé par les théories de la physique ! Tout d’abord cet ensemble offre un caractère d’unité beaucoup plus accentué. Le nombre des branches partielles dont se compose la physique est devenu moindre et cela parce que chaque canton, s’est annexé un canton voisin : l’acoustique a été englobée par la mécanique, le magnétisme et l’optique sont entrés dans le sein de l’électrodynamique. Ensuite, cette simplification a toujours été accompagnée dans toutes les définitions d’une régression correspondante de l’élément anthropomorphique, legs du passé. Y a-t-il aujourd’hui un physicien qui pense à de l’ambre frottée quand il parle d’électricité et à la mine d’Asie Mineure d’où on a extrait les premiers aimants naturels, quand il parle de magnétisme ? En acoustique, en optique, en chaleur, les sensations spécifiquement différentes qui correspondent à chacun de ces termes sont justement ce qui a été éliminé. Les définitions physiques du son, de la couleur, de la température, n’ont aujourd’hui rien à voir avec des perceptions sensibles immédiates. Le ton et la couleur sont définies aujourd’hui par un nombre de vibrations (ou une longueur d’onde). Théoriquement, la définition de la température se rattache à l’échelle des températures absolues qui est une conséquence du second principe de la thermodynamique. On pourrait dire aussi que la température est la force vive du mouvement moléculaire. En tout cas, pratiquement, c’est une grandeur qui se définit par le changement de volume d’une substance thermométrique ou par la déviation lue sur l’échelle d’un bolomètre ou d’un pyromètre thermoélectrique. De la sensation thermique, il n’est question en aucun cas.

Il en est tout à fait de même en ce qui concerne le concept de force. Indubitablement, ce mot a signifié primitivement la force humaine, en accord avec le fait, que les machines les plus anciennement connues, le levier, la poulie et la vis étaient mues par la force de l’homme ou des animaux. Le concept de force tire donc son origine du sens dynamique (ou musculaire), c’est-à-dire d’une sensation spécifique. Or, de la définition moderne de la force, cette sensation spécifique est tout aussi complètement éliminée que la sensation rétinienne l’est de la définition de la couleur.

Bien plus, cette régression de l’élément sensible spécifique dans les définitions de la physique va si loin qu’il y a des branches dont la relation à une sensation déterminée suffisait primitivement à caractériser parfaitement tout le contenu et qui ont été scindées plus tard en plusieurs tronçons entièrement distincts par suite d’un relâchement du lien qui tenait unis ces tronçons. On observe donc, à ce propos, un phénomène qui va à l’encontre de la tendance qui porte toute science vers son unification et vers son homogénéisation. Le meilleur exemple d’une évolution de ce genre nous est donné par la théorie de la chaleur. Autrefois la chaleur formait une branche spéciale bien délimitée de la physique, caractérisée par son rattachement aux données du sens thermique, ce qui suffisait pour qu’on en pût tracer avec précision les frontières. Aujourd’hui, on a retranché de la théorie de la chaleur tout un chapitre sur la chaleur rayonnante, pour le rattacher à l’optique. La sensation thermique n’a donc plus assez d’importance pour réunir en un seul faisceau les débris hétérogènes de ce qui fut l’ancienne théorie de la chaleur. Nous retrouvons ces débris, en partie dans l’optique (ou dans l’électrodynamique), en partie dans la mécanique, surtout dans cette section de la mécanique qui traité de la théorie cinétique de la matière.

En résumé, ce qui caractérise l’évolution de la physique, c’est une tendance vers l’unité et cette unification s’opère principalement sous le signe d’une certaine libération de la physique, de ses éléments anthropomorphiques et surtout des liens qui la rattachaient à ce qu’il y a de spécifique dans les perceptions des organes de nos sens. Maintenant, si l’on veut bien remarquer que les sensations sont indubitablement à la base de toute recherche, on ne pourra manquer de trouver étonnante et même paradoxale cette aversion de la physique actuelle pour ce qui en est, somme toute, la condition fondamentale. Et pourtant, aucun fait n’apparaît plus clairement dans l’histoire de la physique. Pour se résigner à un pareil reniement de ses origines, ne faut-il pas qu’elle y ait trouvé d’inappréciables avantages !

Avant d’examiner plus en détail ce point important, détournons, pour un instant, nos regards du passé et interrogeons l’avenir. Quelle division sera adoptée par la physique dans les années qui vont suivre ?

Pour le moment, nous nous trouvons encore en présence de deux grands domaines : la mécanique et l’électrodynamique, ou bien encore, la physique de la matière et la physique de l’éther. La première renferme aussi l’acoustique, la théorie de la conductibilité thermique et les phénomènes chimiques ; la seconde renferme le magnétisme, l’optique et la chaleur rayonnante. Cette division est-elle définitive ? Je ne le crois nullement et, cela, parce qu’il n’y a pas de frontières précises entre ces deux domaines.

Les phénomènes de l’émission lumineuse, par exemple, appartiennent-ils à la mécanique ou à l’électrodynamique ? Autre exemple : à quel domaine convient-il de rattacher le mouvement des électrons ? Au premier abord, on serait tenté de répondre : à l’électrodynamique ; car la matière pondérable ne joue aucun rôle dans les électrons. Mais si l’on considère, par exemple, le mouvement des électrons dans les métaux, on verra que les travaux de H. A. Lorentz, entre autres, lui appliquent des lois qui ressemblent bien davantage à celles de la théorie cinétique des gaz qu’à celles de l’électrodynamique.

Ainsi donc la vieille opposition entre la matière et l’éther semble être en train de s’estomper peu à peu. L’électrodynamique et la mécanique sont loin de s’opposer irréductiblement, quoi qu’en pensent les gens qui vont répétant, un peu partout, que nous assistons au duel de la conception mécanique et de la conception électrodynamique de l’univers. Pour donner une base à la mécanique, il suffit des notions de temps, d’espace et de « ce qui se meut », peu importe que ce soit une « substance » ou un « état » ; or l’électrodynamique, elle aussi, ne peut aucunement se dispenser de faire appel à ces notions. Il en résulte qu’une généralisation convenable du concept de mécanique suffirait à y faire rentrer l’électrodynamique. D’ailleurs il y a bien des indices que les deux domaines en question, déjà partiellement confondus, finiront par fusionner entièrement dans une seule et même dynamique générale.

Si l’on parvient à surmonter l’opposition de la matière et de l’éther, quel sera alors le point de vue auquel on se placera pour établir des subdivisions à l’intérieur de la physique ? D’après ce que nous avons dit plus haut, c’est là une question qui intéresse toute l’évolution future de notre science. Mais pour y répondre il faut, auparavant, que nous approfondissions davantage ce qui appartient en propre aux principes de la physique.

II

Pour cela, il convient, en premier lieu, de remonter jusqu’au point de départ, je veux dire jusqu’à la première démarche faite dans le but de réaliser l’unité de la physique : unité jusqu’alors, simple postulat philosophique. Ce premier pas a été la découverte du principe de la conservation de l’énergie. La notion d’énergie est, en effet, avec les notions de temps et d’espace, la seule qui soit commune à toutes les branches de la physique. Il est donc naturel que ce principe, avant de recevoir la forme générale que lui ont donnée Lothar Mayer, Joule et Helmholtz, ait eu, lui aussi, un caractère anthropomorphique. Il repose en effet sur la simple constatation qu’il est impossible à l’homme de tirer de rien, un effet utile. Cette constatation résume le résultat des expériences faites en vue de résoudre un problème technique : celui du mouvement perpétuel. Comme autrefois l’art des faiseurs d’or, la recherche du mouvement perpétuel a entraîné des conséquences allant très loin, avec cette différence, cependant, que ce furent les échecs et non pas les résultats positifs obtenus, qui tournèrent au profit de la science.

Aujourd’hui, on formule le principe de la conservation de l’énergie sans faire aucunement appel à un point de vue anthropomorphique ou technique. Nous disons que l’énergie totale d’un système clos est une grandeur qui ne peut être ni diminuée ni augmentée par aucun des phénomènes qui se passent à l’intérieur de ce système et n’avons aucunement l’idée de faire dépendre l’exactitude de notre postulat du plus ou moins de perfection atteint par les méthodes dont nous disposons pour vérifier si tel mouvement est, oui ou non, un mouvement perpétuel. Strictement parlant la généralisation de principe l’a rendu indémontrable, mais il ne s’en impose qu’avec plus de force. Or, c’est en cela précisément que consiste la libération de l’anthropomorphisme dont il a été question plus au

Nous voyons donc aujourd’hui le principe de la conservation de l’énergie faire figure de construction pleinement autonome, après qu’ont été coupés les liens qui le rattachaient aux contingences ayant présidé à sa naissance. Au contraire, pour le principe de Clausius, dont on a fait le second principe de la thermodynamique, il est loin d’en être de même, du moins dans une aussi large mesure ; et voilà, précisément, ce qui en fait l’intérêt au point de vue qui nous occupe. Nous voyons en effet ce principe pour ainsi dire non encore complètement dépouillé de la gangue où il était enrobé à l’origine de son développement.

Le second principe de la thermodynamique, du moins tel qu’on le comprend le plus ordinairement, possède, actuellement encore, un caractère anthropomorphique des plus nets. Il y a encore nombre de physiciens éminents qui croient que sa légitimité dépend du fait qu’il est impossible à l’homme de pénétrer dans les détails de la complexité du mouvement moléculaire, c’est-à-dire d’accomplir ce que peuvent faire les démons de Maxwell. On sait que ces derniers sont capables de séparer, dans un gaz, les molécules lentes des molécules rapides, et cela sans fournir le moindre travail, en soulevant simplement de temps en temps un petit volet. Mais il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire avec certitude que le second principe, n’ayant au fond rien à voir avec les capacités humaines, on ne fera dans sa formule définitive aucune allusion à la possibilité d’exécution d’aucun processus naturel par les ressources de l’art humain. Nous espérons même que les considérations qui vont suivre ne seront pas sans contribuer quelque peu à libérer tout élément anthropomorphique le second principe.

Examinons d’abord, d’un peu près, la signification de ce dernier et cherchons les liens qui le rattachent au principe de la conservation de l’énergie. Le principe de la conservation de l’énergie déclare qu’il n’y a de possibles, parmi les phénomènes naturels, que ceux où il n’y a ni création ni anéantissement, mais simplement transformation d’énergie ; le second principe, allant plus loin, dit que toutes les transformations d’énergie ne sont pas possibles mais seulement un certain nombre d’entre elles et dans certaines circonstances. Par exemple, le travail mécanique est susceptible de se transformer en chaleur sans restrictions, comme il arrive dans le cas du frottement ; mais la transformation inverse, c’est-à-dire celle de la chaleur en travail, ne peut, au contraire, être accomplie que sous certaines conditions limitatives. Si la seconde transformation était possible sans restrictions, on pourrait utiliser la chaleur du globe terrestre, qui est proprement inépuisable, pour faire marcher un moteur et ce moteur aurait même, par surcroît, l’avantage de fonctionner comme une machine frigorifique, car le sol se refroidirait tandis qu’il marcherait.

L’impossibilité, démontrée expérimentalement, de construire un tel moteur (appelé aussi « perpetuum mobile de seconde espèce ») entraîne nécessairement comme conséquence qu’il y a dans la nature des processus qui ne peuvent en aucune façon être réversibles. Si l’on pouvait, par exemple, rendre complètement réversible le phénomène de frottement par le moyen duquel du travail est transformé en chaleur, quelle que soit d’ailleurs la complexité de l’appareillage nécessaire pour cela, on n’aurait, en somme, rien fait d’autre que de réaliser le moteur dont nous venons de parler, c’est-à-dire le « perpetuum mobile de seconde espèce ». Il est, par suite, évident que le seul effet accompli par cet appareil serait de transformer de la chaleur en travail et cela sans que, la transformation une fois achevée, aucun objet n’ait subi, par ailleurs, de modification permanente.

Si nous appelons irréversibles, tous les phénomènes qui, comme les précédents, ne peuvent être inversés en aucune manière et réversibles, tous les autres phénomènes, nous aurons exprimé tout l’essentiel du second principe en disant qu’il y a des phénomènes irréversibles dans la nature. Il s’ensuit que l’ensemble des changements qui ont lieu dans l’univers est tel qu’il en résulte une progression dans un sens déterminé. En d’autres termes, à chaque transformation irréversible, le monde fait un pas en avant dont il est impossible d’effacer la trace de quelque manière que l’on s’y prenne. Le frottement, la conductibilité thermique, la diffusion, la conductibilité électrique, l’émission de la lumière, la chaleur rayonnante, la destruction des atomes dans les substances radioactives sont des exemples de phénomènes irréversibles. Au contraire, le mouvement des planètes, la chute libre des corps dans le vide, les oscillations pendulaires non amorties, la propagation des ondes lumineuses et sonores sans absorption ni diffraction, les oscillations électriques non amorties sont des exemples de phénomènes réversibles. Tous ces phénomènes, ou bien sont déjà par eux-mêmes périodiques, ou bien sont susceptibles d’être inversés au moyen de dispositifs appropriés, par exemple la chute d’un corps est susceptible d’être inversée, car on peut utiliser la vitesse acquise de ce corps pour le ramener à son niveau primitif, de même, une onde lumineuse ou sonore peut se réfléchir intégralement si on la reçoit, comme il convient, sur un miroir parfait.

Quelles sont maintenant les propriétés générales et caractéristiques des phénomènes irréversibles ? Comment s’y prendre pour apprécier quantitativement le degré d’irréversibilité d’un phénomène, celle-ci étant prise dans son acception la plus générale ? Cette question a été envisagée des points de vue les plus divers et on l’a résolue de bien des façons. C’est pourquoi son étude va nous permettre de scruter d’une manière singulièrement efficace le mécanisme interne typique qui règle l’évolution de toutes les grandes théories physiques.

De même qu’autrefois le problème technique du mouvement perpétuel a mis sur la voie de la découverte du principe de la conservation de l’énergie, de même, plus tard, un autre problème d’ordre technique, celui de la machine à vapeur, a permis de préciser la distinction entre les phénomènes réversibles et les phénomènes irréversibles. Déjà Sadi Carnot se rendait compte que les processus irréversibles sont moins avantageux économiquement que les processus réversibles (bien qu’il se fit une idée inexacte de la nature de la chaleur), car, dans un processus irréversible, on laisse inutilisée une certaine possibilité théorique de produire du travail mécanique en dépensant de la chaleur. De cette remarque à l’idée de prendre pour mesure de l’irréversibilité d’un phénomène la proportion de travail mécanique qui doit être considérée comme perdue définitivement (ce travail perdu étant nul dans les phénomènes réversibles) il n’y avait qu’un pas.

Mais cette définition, si elle a effectivement rendu des services dans certains cas, par exemple dans le cas des phénomènes isothermes, est cependant inutilisable si l’on se place à un point de vue tout à fait général et elle conduit même à des erreurs. Étant donné un phénomène irréversible, on ne peut, en effet, définir d’une manière précise le travail perdu, tant qu’on ne peut pas indiquer exactement quelle est la source d’énergie qui aurait dû fournir le travail en question.

Un exemple fera mieux comprendre ce qui précède. La conductibilité thermique est un phénomène irréversible ; car, pour parler comme Clausius, la chaleur ne peut pas passer, sans compensation, d’un corps froid à un corps plus chaud. Quel est donc le travail qui est perdu quand la quantité de chaleur Q (supposée petite) passe par conductibilité d’un corps chaud ayant la température T1 à un corps froid ayant la température T2 ? Pour répondre à cette question nous utiliserons ce transport de chaleur dans un cycle réversible de Carnot dont les deux sources de chaleur seront précisément les deux corps en question. Or on sait qu’un cycle de Carnot se boucle en produisant du travail, ce travail est donc égal à celui qui est perdu quand la chaleur passe directement par conductibilité de la source chaude à la source froide. Toutefois il n’est susceptible d’aucune mesure définie tant qu’on ne sait pas d’où il provient ; dans le cas présent est-ce de la source chaude ou de la source froide ? Il ne faut pas oublier, en effet, que dans le cycle réversible de Carnot la chaleur cédée par le corps chaud n’est pas du tout égale à celle qui a été reçue par le corps froid car il y a une certaine fraction de cette chaleur totale qui a été convertie en travail. Il est donc tout aussi légitime de considérer la chaleur transportée pendant un cycle de Carnot comme étant égale à la chaleur reçue par le corps froid que de l’identifier à celle qui a été cédée par le corps chaud. Dans le premier cas le travail perdu par conductibilité simple sera :

Q × T1 − T2/T2

dans le second :

Q × T1 − T2/T1

Clausius s’est d’ailleurs parfaitement rendu compte qu’il y avait là une indétermination irréductible, c’est pourquoi il a généralisé le cas du cycle de Carnot simple en admettant l’existence d’un troisième réservoir dont la température est tout à fait indéterminée, qui fournit donc un travail non moins indéterminé.

L’artifice proposé plus haut pour trouver une expression mathématique de l’irréversibilité d’un phénomène ne nous a donc pas conduit au but et nous savons maintenant pourquoi : c’est que le problème a été posé en termes trop anthropomorphiques. On s’est trop placé pour le résoudre au point de vue des besoins de l’homme pour lequel produire du travail utile est-ce qui importe avant tout. Pour obtenir de la nature une réponse appropriée, il faut la considérer d’un point de vue plus général en faisant abstraction des préoccupations économiques. C’est ce que nous allons tenter de faire maintenant.

Considérons l’évolution d’un phénomène naturel quelconque. Tout phénomène de ce genre amène les corps qui y prennent part d’un certain état initial A à un état final B. Le phénomène considéré est réversible ou bien il est irréversible ; mais il n’y a aucune autre hypothèse possible. Dès lors l’irréversibilité ou la réversibilité du phénomène dépendent uniquement de la nature constitutive de l’état initial et de celle de l’état final et non pas de la façon dont le phénomène s’est déroulé entre ces deux états extrêmes. Il ne s’agit, en effet, que de savoir si, une fois que l’état B est atteint, il est encore possible, d’une manière quelconque, au système de reprendre intégralement l’état A. Si le retour intégral à l’état A est impossible, c’est-à-dire si le processus est irréversible, c’est que l’état B possède une certaine propriété en vertu de laquelle il jouit d’une sorte de précellence naturelle sur l’état A. J’ai exprimé ceci, il y a déjà bien longtemps, en disant que la nature a plus de propension pour l’état B que pour l’état A. En se plaçant à ce point de vue, il ne peut donc exister de processus dont l’état final serait un objet d’attrait moindre pour la nature que l’état initial. Les changements réversibles sont un cas limite dans lequel la nature a autant de propension pour l’état initial que pour l’état final ; c’est pourquoi le passage est possible de l’un à l’autre dans les deux sens. Maintenant il n’y a plus qu’à trouver une grandeur physique susceptible de pouvoir servir à mesurer, d’une manière tout à fait générale, la préférence qu’a la nature pour un état donné. Cette grandeur devra être déterminée immédiatement par l’état du système considéré, sans qu’on ait besoin de connaître quoi que ce soit de son histoire antérieure. Elle ressemblera donc en cela à l’énergie, au volume et aux autres caractéristiques de ce système. D’autre part, elle devra posséder la particularité de croître toutes les fois que le système subira une transformation irréversible tandis qu’elle restera constante pour toutes les transformations réversibles. Ces conditions étant remplies, on pourra évidemment dire que la variation de la grandeur en question lors d’une transformation, est une mesure de l’irréversibilité de cette transformation.

Or Clausius à découvert la grandeur dont il s’agit et il lui a donné le nom d’entropie. Tout système formé par des corps dans un état quelconque possède une entropie déterminée et cette entropie représente le degré de préférence qu’a la nature pour la réalisation de cet état. Quelles que soient les modifications internes dont le système peut être le siège, l’entropie ne peut que croître, jamais diminuer. Si l’on avait affaire à une succession de phénomènes comprenant des modifications dues à des influences venant de l’extérieur ; il suffirait de faire entrer dans le système les corps exerçant ces influences pour que l’on puisse appliquer le postulat sous la forme que nous venons de lui donner. En outre, l’entropie d’un système de corps est égale à la somme des entropies de chacun des corps particuliers dont il se compose ; et l’entropie d’un corps donné peut être calculée par la méthode de Clausius au moyen d’un certain cycle réversible. Si un corps reçoit de la chaleur, son entropie augmente d’une quantité égale au quotient de la chaleur reçue par la température du corps, par contre, une simple compression ne modifie pas l’entropie.

Revenons à l’exemple cité plus haut où un corps de température T1 envoie par conductibilité de la chaleur à un corps de température T2 ; l’entropie de ce corps aura diminué, celle du corps froid aura augmenté, la somme des deux variations c’est-à-dire l’entropie totale du système aura pour valeur :

Q/T1 + Q/T2 > 0

C’est là une grandeur positive et elle donne sans la moindre ambiguïté la mesure de l’irréversibilité dans le cas de la conductibilité. Il serait d’ailleurs facile de citer d’innombrables exemples du même genre. Tout phénomène chimique, notamment, conviendrait dans ce but.

Le second principe de la thermodynamique avec toutes ses conséquences est donc devenu le principe de l’augmentation de l’entropie. Vous comprendrez maintenant pourquoi, répondant à la question que je posais tout à l’heure touchant la façon dont la physique sera subdivisée à l’avenir, je dis, qu’à mon avis, les phénomènes physiques se partageront en deux grandes classes ; les phénomènes réversibles et les phénomènes irréversibles.

Effectivement tous les phénomènes réversibles, qu’ils aient lieu dans ln matière, dans l’éther ou dans les deux à la fois, se ressemblent beaucoup plus entre eux qu’ils ne ressemblent à un phénomène irréversible quelconque. Un simple examen de la forme des équations différentielles qui régissent chaque catégorie de phénomène suffirait à nous en convaincre. Dans les équations différentielles des phénomènes réversibles, la différentielle du temps ne figure qu’à des puissances paires, car dans une transformation réversible on peut à volonté changer le signe algébrique du temps. Ceci est vrai des oscillations pendulaires comme des oscillations électriques, des ondes optiques et acoustiques, des mouvements de points matériels et d’électrons dans lesquels on ne peut déceler d’amortissement. Dans la même catégorie, on peut ranger aussi les transformations infiniment lentes envisagées par la thermodynamique (qui ne sont à vrai dire que des séries d’états d’équilibre) dans lesquels le temps ne joue absolument aucun rôle et peut être considéré comme figurant à la puissance 0. D’autre part, tous les phénomènes réversibles ont encore ceci de commun qu’ils obéissent intégralement, comme Helmholtz l’a montré, au principe de moindre action. Ce principe permet de donner des solutions quantitatives exactes aux problèmes les concernant, du moins dans la mesure où l’on peut considérer la théorie des phénomènes réversibles comme définitivement acquise.

Par contre, tous les phénomènes réversibles présentent l’inconvénient de n’être qu’idéals. Dans la nature il n’existe pas un seul phénomène de ce genre car tous les phénomènes naturels sont plus ou moins inséparables de frottements ou de transports de chaleur. Or dans le domaine des phénomènes irréversibles, le principe de la moindre action ne suffit plus. Le principe de l’augmentation de l’entropie introduit, en effet, dans l’univers physique un élément nouveau qui est, de soi, étranger au principe de moindre action. Le second principe requiert donc, pour son application, des considérations mathématiques d’un genre spécial, car il est chargé de traduire la propriété la plus générale des phénomènes irréversibles : celle de tendre vers un état final définitif.

Il ressortira, je l’espère, des considérations qui précèdent que le contraste existant entre les phénomènes irréversibles et les phénomènes réversibles est bien plus profond que celui qui oppose, par exemple, les phénomènes mécaniques et les phénomènes électriques. C’est donc, semble-t-il, à juste titre, qu’il convient de le mettre à la base de la division la plus générale des phénomènes physiques ; et voilà pourquoi on peut s’attendre à voir la distinction entre ces deux genres de phénomènes jouer le rôle principal dans la physique future.

Néanmoins la classification qui vient d’être exposée a besoin d’une amélioration essentielle. Il est en effet indéniable que, même sous la forme que nous venons de lui donner, la systématique physique est encore fortement entachée d’anthropomorphisme. Dans la définition de l’entropie nous avons eu recours, en effet, à l’idée de « réalisabilité » de certains changements dans l’univers, ce qui revient, en fin de compte, à rendre la classification des phénomènes physiques dépendante du plus ou moins d’efficacité de la technique expérimentale humaine ; or la perfection de cette dernière, bien loin d’être immuable, progresse sans cesse.

Si, donc, il est nécessaire de trouver une définition des phénomènes réversibles et des phénomènes irréversibles valable pour tous les temps, il importe d’approfondir celle que nous venons de donner et notamment de la désolidariser d’avec tout ce qui a trait aux facultés humaines. Comment y arriver ? c’est ce que nous allons montrer.

III

Notre première définition de l’irréversibilité était vicieuse, comme nous l’avons déjà dit, parce qu’elle suppose l’existence d’une limite déterminée pour les capacités humaines. Or il n’y a rien, en réalité, qui puisse permettre de déceler l’existence d’une telle limite. Au contraire, nous voyons le genre humain tendre de toutes ses forces à reculer toujours plus loin les bornes de l’efficacité de son effort ; et nous espérons que, parmi les choses tenues aujourd’hui pour impossibles, il y en aura beaucoup qui se feront demain. On pourrait alors se demander si un phénomène qui a toujours été jusqu’à présent considéré comme irréversible, ne pourrait être reconnu plus tard comme étant en réalité réversible, par suite d’une invention nouvelle. Ceci entraînerait inévitablement la ruine du second principe de la thermodynamique, car l’irréversibilité d’un seul phénomène conditionne, on peut s’en convaincre facilement, celle de tous les autres.

Prenons un exemple concret : le mouvement tremblotant, si singulier et si facilement observable, exécuté par de petites particules suspendues dans un liquide dénommé mouvement brownien, est regardé selon les théories les plus récentes comme la conséquence des chocs des molécules du liquide contre les particules. Or si l’on pouvait, sans faire une dépense appréciable de travail, au moyen d’un dispositif extrêmement délicat, arriver à disposer et à diriger séparément chacune de ces particules de telle sorte que le mouvement brownien de désordonné devint ordonné, on aurait, sans aucun doute, trouvé le moyen de transformer sans compensation la chaleur du liquide en une force vive, appréciable, par des moyens grossiers, donc utilisables, ce qui est en pleine contradiction avec le second principe. Admettre la possibilité d’un tel dispositif serait détrôner le postulat de Carnot-Clausius de son rang de principe, en même temps qu’on le rendrait dépendant des progrès de la technique expérimentale. Pour lui conserver sa signification principielle, un seul moyen reste alors : c’est de formuler la notion d’irréversibilité de façon à la rendre indépendante de toute considération anthropomorphique.

La notion d’irréversibilité se ramène à celle d’entropie, tout phénomène irréversible étant lié à une augmentation d’entropie. Tout revient donc à perfectionner la définition de l’entropie. Conformément à la définition primitive de Clausius, l’entropie se mesure par l’intermédiaire d’un certain cycle réversible. La faiblesse de cette définition consiste précisément dans le fait qu’il est absolument impossible de réaliser un phénomène rigoureusement réversible. On pourrait, à la rigueur, objecter que dans le cas présent, il ne s’agit pas de processus réels exécutés par un physicien réel mais seulement d’expériences idéales, purement imaginaires pour ainsi dire, que seul pourrait exécuter un physicien idéal capable de mettre en œuvre la méthode expérimentale avec une exactitude rigoureusement parfaite. Mais nous retombons encore sur la même difficulté : quelle portée convient-il d’attribuer aux mesures idéales de ce physicien idéal ? À la rigueur, on peut comprendre, à l’aide d’une sorte de passage à la limite, qu’on puisse comprimer un gaz en exerçant sur lui une pression égale à sa pression interne, ou encore qu’on élève la température de ce gaz en prenant de la chaleur à une source ayant la même température que lui. Mais il semble déjà bien plus difficile d’admettre qu’on puisse liquéfier réversiblement une vapeur saturée par compression isotherme sans que jamais la substance cesse d’être homogène, et c’est ce que l’on admet cependant dans certaines théories de la thermodynamique.

Toutefois, c’est en chimie physique que la fantaisie accordée au physicien dans ses expériences idéales semble être poussée le plus loin. À l’aide de parois semi-perméables (réalisables seulement dans certaines circonstances bien spéciales et d’une manière tout à fait approximative), nous le voyons séparer réversiblement, non seulement les molécules des espèces les plus diverses, peu importe qu’elles soient dans un état stable ou labile ; mais encore les ions possédant des charges de signes contraires, sans se soucier des forces électrostatiques énormes qui s’opposeraient à cette séparation, ni du fait qu’il y a des molécules qui continuent à se dissocier pendant que la séparation s’accomplit, tandis qu’une partie des ions se condense en molécules neutres. Pourtant c’est à des artifices de ce genre qu’il faut absolument avoir recours pour comparer l’entropie des molécules non dissociées à celles des molécules dissociées, si l’on veut appliquer la définition de Clausius. L’étonnant, dans ces conditions, c’est de voir les résultats expérimentaux, confirmer, malgré tout, de pareilles audaces théoriques.

Si maintenant on examine les résultats, on s’aperçoit qu’ils ne dépendent en aucune manière de la possibilité d’exécution réelle des processus idéaux, car ils ne sont en définitive que des relations entre des grandeurs naturelles, comme la température, la chaleur de réaction, la concentration, etc. Aussi ne peut-on s’empêcher de conjecturer que l’admission, à titre d’intermédiaires, des processus idéaux, n’a, ou fond, pas d’autre signification que celle d’un détour pour résoudre un système d’équations. Le véritable contenu du principe de l’augmentation de l’entropie avec toutes les conséquences qu’il entraîne peut donc être désolidarisé entièrement de la notion d’irréversibilité sous sa forme primitive, c’est-à-dire de l’idée de l’impossibilité du « perpetuum mobile » de seconde espèce, tout comme le principe de la conservation de l’énergie a pu être désolidarisé de l’idée de l’impossibilité du « perpetuum mobile » de première espèce,

L’œuvre scientifique de Ludwig Boltzmann a été consacrée tout entière à faire franchir à la thermodynamique le pas décisif qui devait libérer le concept d’entropie de toute dépendance à l’égard de la technique expérimentale, c’est pourquoi cette œuvre a fait du postulat de Clausius un véritable principe. Nous la résumerons en disant qu’elle a consisté d’une manière générale, à ramener le concept d’entropie à celui de probabilité. Telle est la raison pour laquelle j’ai employé plus haut le mot de «  préférence » en disant que la nature avait de la « préférence » pour un certain état. La nature préfère les états les plus probables aux autres, moins probables, en ne réalisant que des transformations allant dans le sens d’une augmentation de la probabilité. Si la chaleur se propage d’un corps à température élevée vers un autre plus froid, c’est qu’un état où la distribution de la température est uniforme est un état plus probable que celui où il y a des inégalités de température.

La théorie atomique, en introduisant les considérations statistiques, permet, étant donné un état pris par un système de corps, de calculer la valeur de la probabilité de cet état. Quant aux actions que les atomes exercent les unes sur les autres, elles suivent les lois générales de la mécanique et de l’électrodynamique qui demeurent inchangées.

En se plaçant à ce point de vue, le second principe cesse d’occuper une place à part et la préférence qu’a la nature pour certains états perd ce qu’elle avait de mystérieux ; le principe de l’augmentation de l’entropie devient une conséquence de l’introduction de l’atomistique en physique, en tant qu’il résulte d’une application parfaitement légitime du calcul des probabilités à cette dernière.

Il importe cependant de ne pas se le dissimuler, ce nouveau progrès dans l’unification de nos conceptions de l’univers a dû être payé de quelques sacrifices. Le principal est la renonciation à répondre à toutes les questions portant sur le détail des phénomènes physiques, cette renonciation est inhérente à l’adoption du point de vue statistique en vertu de quoi on ne parle, en effet, plus que de valeurs moyennes et on ne dit plus rien de chacun des éléments pris à part, dont se compose cette moyenne.

L’introduction de liens causals de deux sortes différentes pour rendre compte des phénomènes physiques nous semble être un autre inconvénient sérieux ; car, d’une part, nous avons une nécessité rigoureuse et de l’autre une simple probabilité. Si un liquide pesant au repos tend à avoir le plus bas niveau possible, cela est nécessaire, d’après le principe de la conservation de l’énergie, car un corps ne peut se mettre en mouvement que si son énergie cinétique augmente, donc si son énergie potentielle diminue, c’est-à-dire si son centre de gravité s’abaisse. Par contre, si un corps chaud cède de la chaleur à un corps plus froid, il ne s’agit là que d’une énorme probabilité et non pas d’une nécessité absolue. On peut en effet parfaitement concevoir un arrangement spécial des atomes ayant des vitesses telles qu’il s’en suivrait exactement le contraire. D’ailleurs Boltzmann tire de ses théories la conclusion que des phénomènes étranges tout à fait contraires au second principe de la thermodynamique peuvent parfaitement se produire et il leur assigne une place dans son système de l’univers.

Toutefois, à mon avis, il n’y a pas lieu de le suivre sur ce point. Un univers où se passeraient des choses aussi étranges que le reflux de la chaleur d’un corps froid vers un corps plus chaud ou la démixtion spontanée de deux gaz ayant diffusé l’un dans l’autre, ne serait plus notre univers. Tant que nous aurons affaire à ce dernier, il convient de ne pas admettre ces processus étranges et de rechercher au contraire quel est l’état de choses très général qui s’oppose à des réalisations de ce genre dans la nature. Cette condition générale, Boltzmann, lui-même, l’a formulée, en ce qui concerne la théorie des gaz, en posant son hypothèse du « désordre élémentaire ». Cette hypothèse revient, en somme, à admettre que les éléments sur lesquels opère la statistique agissent tout à fait indépendamment les uns des autres. Cette condition, une fois introduite, la nécessité se trouve rétablie dans le cours des choses ; car il suffit alors d’appliquer les règles du calcul des probabilités pour en déduire la loi de l’augmentation de l’entropie comme une conséquence directe. On peut donc dire que le second principe de la thermodynamique est essentiellement le principe du « désordre élémentaire ». Sous cette forme il est tout aussi impossible à ce principe de mener à une contradiction que cela est impossible au calcul des probabilités dont il a été déduit.

Quelle est maintenant la relation qui existe entre la probabilité d’un système et son entropie ? On peut la déduire de la simple remarque que la probabilité de deux systèmes indépendants est égale au produit des probabilités de chacun des systèmes composants (W = W1W2) ; tandis que l’entropie totale est égale à la somme des entropies partielles. L’entropie est donc proportionnelle au logarithme de la probabilité (S = k ln W).

Ce théorème va nous fournir une méthode pour calculer l’entropie dont la portée dépasse de loin celle des anciens artifices de la thermodynamique. La nouvelle définition de l’entropie peut, notamment, s’étendre à n’importe quel état dynamique et non pas aux seuls états d’équilibre, habituellement étudiés par la thermodynamique. De plus, pour calculer la valeur de l’entropie, il n’est plus nécessaire de considérer, comme le faisait Clausius, un système qui parcourt un cycle fermé, cycle dont la possibilité de réalisation paraît toujours plus ou moins douteuse. Enfin, comme conséquence de cette indépendance de tout artifice, la nouvelle définition se trouve être purgée de tout anthropomorphisme ; c’est pourquoi elle est susceptible de donner un fondement réel au second principe de la thermodynamique.

Nous la voyons se montrer féconde, non seulement dans la théorie cinétique des gaz, mais encore dans celle de la chaleur rayonnante ; dans tous ces domaines elle a permis la déduction de lois qui ont été vérifiées par l’expérience. Tout corps qui rayonne de la chaleur en perd ; son entropie diminue donc et ceci suffit à prouver que la chaleur rayonnante a aussi une entropie. En effet, l’entropie d’un système ne peut que croître, il faut donc qu’au moins une partie de l’entropie soit contenue dans la chaleur rayonnante, aussi un rayon monochromatique a-t-il une température déterminée qui ne dépend que de son intensité ; cette température est celle du corps noir qui émet des rayons de la même intensité. La principale différence entre le cas de la chaleur rayonnante et celui de la théorie cinétique des gaz est que les éléments dont le désordre entraîne l’existence d’une entropie ne sont plus ici des atomes, mais les vibrations partielles en nombre extraordinairement élevé dont se compose, il ne faut pas l’oublier, toute émission de lumière, même la plus homogène.

En outre, il y a un fait particulièrement remarquable, en ce qui concerne le rayonnement thermique : c’est que les constantes qui y figurent sont des constantes universelles comme la constante de la gravitation, car elles n’ont aucune relation avec un corps particulier, quel qu’il soit. À l’aide de ces constantes, on pourrait donc déterminer des unités de longueur, de masse, de temps et de température nécessairement valables pour tous les temps et pour toutes les civilisations, même extra-terrestres, bien plus, même extra-humaines, ce qui n’est aucunement le cas des unités de notre système de mesures actuel. Le centimètre, par exemple, est en rapport avec la circonférence actuelle de la terre ; la seconde, avec la durée actuelle de la révolution terrestre ; le gramme, avec l’eau qui est le corps le plus répandu à la surface de la terre ; la température, par les points fixes de l’échelle thermométrique, est en relation avec les changements d’état de cette même eau. Au contraire les constantes en question sont telles que les habitants de Mars et même tout être intelligent, doit fatalement les rencontrer au cours de ses calculs, s’ils ne les à pas déjà trouvées.

Je n’ajouterai qu’une dernière remarque, extrêmement importante, il est vrai ; cette remarque se rattache à la liaison qui a été établie entre les notions d’entropie et celle de probabilité. Nous avons cité plus haut le théorème d’après lequel la probabilité du système résultant de la réunion de deux systèmes est le produit de la probabilité de chacun des deux systèmes composants ; or ce théorème ne s’applique que dans le cas de deux systèmes indépendants, cette indépendance étant prise dans le sens où l’on entend ce terme dans le calcul des probabilités. S’il n’en est pas ainsi, la probabilité résultante ne sera plus égale au produit des probabilités partielles. Il est donc plausible qu’il y ait des cas où l’entropie totale d’un système ne soit pas égale à la somme des entropies propres aux différentes parties de ce système et, effectivement, Max Laue a prouvé qu’on pouvait trouver dans la nature des exemples de phénomènes où il en était bien ainsi. Deux rayons lumineux totalement ou partiellement cohérents (c’est-à-dire deux rayons qui proviennent de la même source) ne sont pas indépendants l’un de l’autre, au point de vue du calcul des probabilités, car les vibrations élémentaires dont se composent chaque rayon sont déterminées au moins partiellement par celles de l’autre. Il est donc possible d’imaginer un dispositif optique assez simple permettant à deux rayons cohérents de températures quelconques de se convertir en deux autres présentant une plus grande différence de température. Le vieux principe de Clausius qui veut que la chaleur ne puisse pas passer sans compensation d’un corps froid dans un corps plus chaud ne s’applique donc pas aux rayons thermiques cohérents. Cependant, même dans ce cas, le principe de l’augmentation de l’entropie conserve sa valeur, si l’on tient compte de ce que l’entropie du rayonnement total n’est pas égale à la somme des entropies de chaque rayon composant, mais est plus petite que cette somme.

Le problème posé plus haut de la transformation du mouvement brownien en travail utilisable soulève une remarque tout à fait analogue. Un dispositif qui aurait pour effet de diriger et de mettre en ordre le mouvement des particules, qu’il soit réalisable techniquement ou non, devrait, en effet, nécessairement posséder une certaine cohérence avec le mouvement particulaire lui-même, ceci étant admis, il ne serait nullement contradictoire avec le second principe de la thermodynamique d’admettre que ce dispositif en fonctionnant puisse produire du travail utilisable. Pour lever la contradiction apparente, il suffirait d’observer qu’on ne doit pas additionner l’entropie propre au dispositif et celle qui est propre au mouvement brownien. On voit par là suffisamment combien il faut être prudent dans le calcul de l’entropie d’un système composé à partir de l’entropie des systèmes composants. Si l’on veut raisonner d’une manière rigoureuse, il faut prendre séparément chacun des sous-systèmes et se demander tout d’abord s’il n’existe pas quelque part ailleurs, dans le système total, un autre sous-système qui soit cohérent avec le premier. S’il en était ainsi les deux sous-systèmes cohérents pourraient bien par leur interaction mutuelle produire des effets tout à fait inattendus, contradictoires en apparence avec le second principe. Si les deux sous-systèmes cohérents n’exerçaient aucune action l’un sur l’autre, on ne commettrait pas d’erreur appréciable en ne tenant pas compte de leur cohérence dans le calcul du comportement du système total.

Toutes ces considérations sur la cohérence un peu bizarres, je l’avoue, ne vous font-elles pas penser, par un rapprochement involontaire, aux interactions mutuelles, si mystérieuses, qui règlent la vie psychique, ces interactions restent la plupart du temps cachées et elles peuvent être ignorées sans inconvénient, ce qui ne les empêche pas, quand les circonstances s’y prêtent, d’entraîner toute une suite de conséquences qu’on n’aurait pu soupçonner au premier abord.

S’il nous était loisible de nous abandonner ici à notre fantaisie, nous pourrions imaginer, séparés de nous par des distances dont la grandeur échappe à nos mesures, d’autres corps en état de cohérence avec ceux du monde corporel qui nous entoure. Tant que cette séparation se prolongera, tout se passera normalement, mais si un jour venait où il y aurait possibilités d’action mutuelle des deux mondes l’un sur l’autre, il en résulterait inévitablement des exceptions apparentes au second principe de la thermodynamique. Cette hypothèse écarte de notre monde la menace de la mort par congélation, qui lui est réservée, au dire de nombreux physiciens et philosophes. Et du même coup le principe de Carnot-Clausius perdrait le caractère antipathique que l’on lui reconnaît assez habituellement, sans qu’on soit obligé pour cela de mettre en doute sa validité générale. Mais à quoi bon aller chercher si loin quand, un simple regard jeté sur l’extension indéfinie du monde tel qu’il s’offre à nos observations suffit à nous rassurer, sans avoir recours à ces hypothèses quelque peu artificielles, nous pouvons donc tranquillement nous tourner vers d’autres problèmes plus urgents qui attendent de nous que nous les résolvions.

IV

J’ai essayé d’esquisser quelques-uns des traits caractéristiques fondamentaux de l’idée que le physicien futur se fera sans doute de l’univers. Tournons maintenant nos regards vers le passé et considérons l’évolution des systèmes de l’univers au fur et à mesure que la science progressait. Si nous nous rappelons les caractères principaux de cette évolution tels que nous les avons décrits tout à l’heure nous devons bien convenir que l’image future comparée à la magnificence et à la richesse de couleurs de l’image passée risque de paraître bien terne et bien froide. L’ancienne image reflétait en effet la diversité des besoins humains et tous les genres de sensations spécifiques y avaient apporté leur contribution. L’image moderne au contraire a été dépouillée de tout caractère d’évidence immédiatement tangible et c’est là un grave inconvénient quand on en vient à l’épreuve de la confrontation avec la réalité. En outre, autre circonstance aggravante, il est absolument impossible de se passer complètement de sensations, car on ne saurait couper complètement toute communication avec la source indiscutable de toutes nos connaissances et il ne peut davantage être question d’une connaissance directe de l’absolu.

Quelle particularité remarquable a donc conféré à la conception de l’univers de la physique moderne une supériorité si décisive qu’elle a supplanté tous les systèmes antérieurs, malgré ses inconvénients évidents ? Si nous y réfléchissons nous ne trouvons rien d’autre que le caractère d’unité de cette conception. Cette unité fait rentrer tous les détails dans une vaste synthèse, elle s’étend à tous les lieux, elle vaut pour tous les savants, pour toutes les nations, pour toutes les civilisations.

À y regarder de prés, l’ancienne physique ressemblait davantage à une collection qu’à un portrait unique, chaque classe de phénomènes naturels y avait sa représentation à part et il n’y avait pas de solidarité véritable entre ces diverses représentations. La disparition de l’une d’entre elles n’eût pas affecté sensiblement les autres. Or ceci ne serait pas du tout possible dans le cas de la physique actuelle. Pour elle, aucun fait particulier ne peut être considéré comme négligeable, chaque détail joue son rôle bien déterminé et a son importance pour la description de la nature observable. Inversement tout phénomène observable doit trouver la place qui lui convient exactement dans l’ensemble. La description physique, nous tenons à le faire remarquer, est en cela très différente d’un portrait ordinaire qui n’a jamais la prétention de reproduire d’une manière absolument exacte tous les traits de l’original. On trouve, il est vrai, dans les traités de physique, même les plus récents, des remarques comme celle-ci : la théorie des électrons tout comme la théorie cinétique des gaz, ne donne qu’une image approchée de la réalité. C’est vrai, mais ce serait se méprendre gravement que de s’imaginer que cela veut dire qu’on ne puisse pas exiger que toutes les conséquences de la théorie soient conformes aux résultats de l’expérience.

Lorsque, au milieu du siècle dernier, Rudolph Clausius eut tiré des principes fondamentaux de la théorie cinétique des gaz la conclusion que les molécules des gaz possèdent, dès la température ordinaire, des vitesses qui doivent se chiffrer par centaines de mètres à la seconde, on ne manqua pas de lui objecter que deux gaz diffusent avec une extrême lenteur l’un dans l’autre et que, dans l’intérieur d’un même gaz, l’égalisation des différences de températures locales n’a lieu que très lentement. Se contenta-t-il alors, pour justifier son hypothèse, de faire remarquer qu’elle n’était qu’une image approchée de la réalité et qu’il ne fallait pas se montrer trop rigoureux ? Bien loin de là, il montra, en faisant le calcul de la trajectoire libre moyenne, que son hypothèse rendait bien compte des faits, même en ce qui concerne les phénomènes qu’on lui opposait. Il savait, en effet, mieux que personne, qu’une seule contradiction définitivement constatée entre les faits et sa théorie, aurait suffit à la faire déchoir du rang qu’elle occupait en physique, et ceci demeure toujours vrai, même à l’heure actuelle.

C’est justement parce que la prétention de la physique moderne de donner une idée générale de l’univers, s’est trouvée justifiée qu’elle à conquis l’assentiment de tous et qu’elle s’est placée au-dessus de l’appréciation plus ou moins bienveillante des savants quelle qu’en soit la nationalité et quelle que soit l’époque où ils vivent. Elle se situe même au-dessus de l’humanité tout entière. On pourra trouver au premier abord mon affirmation bien osée ; on sera même tenté de la tenir pour absurde. Qu’on se souvienne cependant de ce que nous avons dit plus haut au sujet de la physique des habitants de Mars et l’on devra tout au moins convenir que notre généralisation ne dépasse aucunement en portée celles qui sont courantes en physique. Il n’est pas rare, en effet, qu’on y aboutisse à des conclusions qui ne sauraient jamais être vérifiées par aucun observateur humain. Pourtant quiconque prétendrait, pour cela, contester la légitimité de ces conclusions, renoncerait par là même à penser en physicien.

On ne trouverait pas un physicien à douter qu’il soit légitime d’affirmer qu’un être doué d’intelligence et possédant un organe sensible aux rayons ultra-violets, assimilerait complètement ces rayons aux rayons visibles, bien que personne n’ait jamais vu un rayon ultra-violet, ni un être susceptible de les percevoir. Il n’y a pas de chimiste à douter que l’on doive attribuer au sodium existant dans le soleil les mêmes propriétés chimiques qu’au sodium terrestre, bien qu’il n’ait aucun espoir de pouvoir jamais remplir une éprouvette avec du sodium solaire.

Nous voilà donc amenés à répondre à la question que nous nous posions à la fin du premier paragraphe de cette conférence : la conception de l’univers selon la physique n’est-elle qu’une création arbitraire de notre esprit ou bien devons-nous affirmer, au contraire, qu’il y a des phénomènes naturels tout à fait indépendants de nous ? Ou bien, pour parler d’une façon plus concrète, est-il raisonnable d’affirmer que le principe de la conservation de l’énergie était déjà valable dans la nature avant qu’il y eût des hommes qui pussent y songer ? Doit-on dire que les astres obéiront toujours à la loi de la gravitation, même quand la terre et tous ses habitants auront été réduits en miettes ?

Après tout ce que je viens de dire on comprendra aisément que je réponde affirmativement ; mais je ne me le dissimule pas, ma réponse va, dans une certaine mesure, à l’encontre de certains courants d’opinion philosophiques auxquels l’autorité d’Ernest Mach a donné beaucoup de prestige, précisément dans les milieux scientifiques. Suivant cette opinion, il n’existe pas d’autre réalité que nos propres sensations et toutes les sciences positives ne sont, en dernière analyse, qu’un essai d’adaptation de nos pensées à nos sensations : adaptation faite d’un point de vue purement économique, sous la pression de la lutte pour la vie. Il en résulte que la ligne de démarcation entre les sciences physiques et la psychologie n’aurait qu’une valeur pratique et toute conventionnelle ; les seuls véritables éléments de l’univers n’étant, en définitive, que des sensations.

Admettons un instant qu’il en soit bien ainsi et référons-nous à ce que nous a appris le coup d’œil circulaire que nous venons de jeter sur l’évolution de la physique, nous ne pourrons alors échapper à la singulière conclusion que la principale caractéristique de cette évolution a été d’éliminer de plus en plus complètement de la physique les éléments dont se compose véritablement l’univers. Pour être conséquent avec lui-même, il aurait fallu en effet que chaque physicien eût pris le plus grand soin de mettre à part sa propre conception de l’univers comme quelque chose d’absolument singulier et de totalement différent de toutes les autres conceptions. S’il arrivait que deux collègues de notre physicien, ayant entrepris indépendamment l’un de l’autre la même expérience, aboutissent à des conclusions tout à fait opposées (cela s’est vu quelquefois), il y aurait de sa part faute de logique, à prétendre que l’un des deux, au moins doit se tromper, car la divergence des conclusions peut très bien provenir de la diversité des représentations du monde, propres à chacun d’eux. Or, je vous le demande, y eut-il jamais physicien à se laisser aller à raisonner de si étrange façon ?

Je concède, très volontiers qu’une énorme improbabilité ne diffère pratiquement pas d’une impossibilité principielle ; mais je n’en maintiens que plus fermement, contre des attaques venant d’ailleurs toujours du même parti, que la théorie électronique et l’hypothèse atomique sont toutes deux justifiées et qu’elles ne pêchent pas par la base. Allant plus loin, je dirai même, et je ne suis pas le seul, que les atomes si peu que nous connaissons de leurs propriétés ne sont, ni plus ni moins réels que les objets terrestres qui nous entourent. Quand je dis qu’un atome pèse 1,6 × 10−22 grammes, cette phrase ne contient pas une connaissance d’un ordre inférieur à celle qui est contenue dans cette autre : la lune pèse 7 × 1025 grammes. S’il est évident en effet que je ne puis mettre un atome d’hydrogène sur le plateau d’une balance pas plus que je ne puis le voir, est-ce que je puis davantage y poser la lune ? Quant à la visibilité, on sait qu’il existe des astres invisibles dont on a pu cependant déterminer le poids avec plus ou moins d’exactitude. La masse de Neptune, il ne faut pas l’oublier a été mesurée avant qu’aucun astronome n’ait aperçu la planète dans sa lunette. Il n’y a pas de méthode de mesure en physique qui ne comporte une part de connaissance d’ordre inductif. Le moindre coup d’œil jeté sur un laboratoire de précision suffirait en effet à mettre en évidence la somme de lois expérimentales et de raisonnements qui est présupposée à toute mesure, même la plus simple en apparence.

Maintenant nous avons encore à nous demander pourquoi la théorie de la connaissance de Mach a obtenu tant de succès dans le monde scientifique. Si je ne m’abuse, c’est parce que elle est au fond une sorte de réaction consécutive à la déception des vastes espérances conçues par la génération qui nous a précédés après la découverte du principe de la conservation de l’énergie. On peut trouver ces espoirs sous une forme particulièrement explicite, dans les ouvrages de du Bois-Reymond, entre autres. En parlant d’espoirs déçus, je ne veux d’ailleurs pas dire qu’ils n’aient été suivis d’aucune réalisation durable, la théorie cinétique des gaz est un exemple du contraire ; je prétends seulement que l’avenir a montré qu’ils étaient exagérés, car la physique par là même qu’elle a fait appel à la statistique a renoncé à édifier une mécanique complète des atomes. Le positivisme de Mach n’est que le contrecoup sur la philosophie de la désillusion qui devait nécessairement succéder à la période d’enthousiasme.

On doit, certes, lui attribuer pleinement le mérite d’avoir montré dans la perception sensible le seul moyen d’échapper à l’envahissement du scepticisme. Mais il a dépassé la mesure, car en rabaissant les prétentions du mécanisme, il a dégradé en même temps l’idée que la physique doit se faire de l’univers.

Tout convaincu que je sois de ce que le système de Mach, avec toutes les conséquences qu’il comporte logiquement, ne renferme aucune contradiction interne, je n’en suis pas moins persuadé qu’il n’a au fond qu’une signification purement formelle. Il est incapable de pénétrer jusqu’à l’essence de la science et cela parce qu’il ne tend pas vers ce qui est le but de toute recherche scientifique, je veux dire vers la construction d’un système descriptif de l’univers qui soit rigoureusement stable, indépendant des mutations affectant les générations et les peuples. Le principe de continuité de Mach ne saurait suppléer à ce qui manque à son système à cet égard, car la continuité n’est pas la constance.

Une conception stable de l’univers tel est le but dont toute science véritable, j’ai tâché de le démontrer plus haut, doit tenter de se rapprocher au cours de ses pérégrinations. Il est donc tout à fait légitime d’affirmer, dès maintenant, que notre conception actuelle de l’univers, bien qu’elle revête encore les nuances les plus variées suivant l’individualité des savants, renferme cependant certains traits définitifs qui ne seront jamais détruits par aucune révolution, ni dans la nature, ni dans l’esprit humain. Ce noyau absolument immuable et indépendant de toute individualité, que ce soit celle de l’homme ou celle de tout autre être intelligent, est-ce que nous nommons le réel. En ce sens, y a-t-il aujourd’hui un physicien qui doute sérieusement de la réalité du principe de la conservation de l’énergie ? Ne serait-ce pas, au contraire, la reconnaissance de la réalité de ce principe qui serait la condition sine qua non de la validité de tout jugement dans l’ordre scientifique ?

Cependant, s’il s’agissait de savoir jusqu’à quel point on doit se tenir pour assuré que nos conceptions actuelles cadrent bien, au mains en gros, avec l’idée que la physique future se fera de l’univers, je ne saurais donner aucune réponse générale précise. La plus grande prudence est ici de mise, mais une telle question n’est pour nous que secondaire, ce qui importe, c’est d’avoir montré, qu’il y a un but permanent dont nous nous rapprochons bien que nous ne puissions jamais l’atteindre complètement. Ce but, ce n’est pas d’établir une coordination parfaite entre nos pensées et nos sensations, c’est d’éliminer de nos idées sur l’univers tout ce qui est propre à l’individualité de l’esprit qui les conçoit. En disant ceci, remarquons-le, nous ne faisons que répéter, en le précisant, ce que nous avons exposé plus haut au sujet de l’émancipation de la science de tous ses éléments anthropomorphiques. Cette précision était nécessaire pour éviter tout malentendu ; car il ne faudrait pas comprendre que l’on doive radicalement séparer la représentation du monde, de l’esprit qui conçoit cette représentation : rien ne serait plus insensé.

Pour terminer, nous ajouterons encore un argument susceptible de faire plus d’impression que toutes les considérations objectives précédentes, sur ceux qui s’obstinent à regarder le point de vue économique humain comme le plus important. Lorsque les grands génies des sciences exactes lancèrent leurs idées à travers le monde savant, lorsque Nicolas Copernic, par exemple, enleva à la terre son rôle-de centre du monde, lorsque Jean Kepler formula les lois qui portent son nom, lorsque Isaac Newton découvrit la loi de la gravitation universelle, lorsque son illustre compatriote Christian Huyghens émit l’hypothèse de la nature ondulatoire de la lumière, lorsque Michel Faraday posa les fondements de l’électrodynamique, et je pourrais allonger encore cette liste, les préoccupations économiques furent certainement au dernier rang des motifs qui entraînèrent ces hommes à soutenir de rudes combats contre les idées traditionnelles et les autorités de leurs temps. Ce qui les encourageait, c’était une foi inébranlable à la conformité de leurs conceptions de l’univers avec la réalité, et cette foi reposait sur des bases esthétiques ou religieuses. Ce fait est de ceux qu’on ne peut pas contester et, en s’appuyant sur lui, on peut prévoir que si le principe d’économie de Mach devenait réellement le fondement de toute théorie de la connaissance, tous les pionniers géniaux qui sont encore à naître, n’y trouveraient qu’une entrave à leur pensée. Les ailes de leur fantaisie se trouveraient coupées et, en fin de compte, le progrès de la science serait compromis d’une façon désastreuse. Dans ces conditions, ne serait-il pas plus « économique » de ne faire au principe d’économie qu’une place un peu plus modeste ? D’ailleurs, comme il ressort de la façon dont j’ai posé ma question, je suis, bien entendu, très loin de penser qu’il faille proscrire ou même négliger toute considération basée sur l’économie, celle-ci étant prise dans son sens le plus élevé.

Mais il y a plus : les grands savants dont je citais les noms tout à l’heure, ne parlaient pas du tout de leur conception de l’univers, mais uniquement de la nature de l’univers lui-même. Y a-t-il une différence décelable entre « leur monde » et notre image du monde selon la physique future ? Nullement. Depuis Emmanuel Kant, c’est, en effet, un lieu commun pour tout esprit pensant qu’il n’existe pas de méthode pour se rendre compte s’il y a où non des différences de ce genre. Si nous avons employé l’expression composée « image de l’univers », c’est qu’elle est devenue usuelle et qu’elle est de nature à mettre en garde contre certaines illusions. Cependant, pourvu que nous prenions les précautions nécessaires, c’est-à-dire que nous ne mettions derrière le mot « monde » rien d’autre que cette image idéale vers laquelle tend l’avenir, nous pouvons sans inconvénient nous contenter de ce simple mot, nous aurons ainsi l’avantage de nous exprimer d’une façon plus réaliste, présentant, même au point de vue économique, une supériorité évidente sur le positivisme de Mach, avec toute sa complication et la difficulté qu’il y a d’y conformer jusqu’au bout la pensée. Notre façon de parler sera d’ailleurs celle de tous les physiciens quand ils emploient la langue de leur science.