Initiations à la physique/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 39-51).

CHAPITRE II

VOIES D’ACCÈS NOUVELLES À LA CONNAISSANCE EN PHYSIQUE

Depuis une génération environ, la physique expérimentale s’est prodigieusement développée. Les progrès qu’elle a fait dépassent de loin tout ce qui s’était vu auparavant et, plus que jamais, tout le monde a conscience de l’importance des conséquences de ce progrès pour la civilisation humaine. Les ondes de la télégraphie sans fil, les électrons, les rayons X, les phénomènes de radioactivité intéressent plus ou moins tout le monde. Cependant, si nous nous demandons maintenant dans quelle mesure ces merveilleuses découvertes ont servi à perfectionner notre connaissance de la nature et de ses lois ; il ne semble pas, au premier abord, que nous ayons d’aussi éclatants motifs de satisfaction.

Regardé d’un peu loin et comme d’un observatoire élevé, l’ensemble de la physique théorique moderne, bien loin de nous procurer un sentiment apaisant de sécurité analogue à celui que nous ferait éprouver l’ensemble des spéculations de la période précédente, qualifiée à juste titre de classique, donne au contraire facilement l’impression d’un chaos. Nous voyons les physiciens se débattre un peu à l’aveuglette comme s’ils étaient déroutés par des découvertes expérimentales trop nombreuses, survenues en même temps, et dont une bonne part étaient totalement imprévues. Partout nous voyons attaquées les opinions anciennes, même les plus solidement enracinées ; les postulats les plus incontestés sont ébranlés et font place à des hypothèses nouvelles. Parmi ces hypothèses, il en est d’une hardiesse telle qu’elles mettent à une épreuve presque insupportable les facultés de compréhension des gens même les plus cultivés en matière scientifique et, en tout cas, elles ne sont pas faites pour développer en nous la conviction que notre science progresse sans cesse d’un pas assuré comme quelqu’un qui sait où il va. En somme, la physique théorique actuelle donne l’impression d’un vieil édifice vénérable, mais vermoulu, dont les murs commencent à s’effriter et dont les fondements même sont menacés de ruine.

Pourtant on aurait complètement tort de céder à cette première impression. Les théories actuelles ont, certes, profondément modifié les idées anciennes ; mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que ces changements ne sont pas des destructions, ils sont, bien plutôt, des compléments et des généralisations. On a remué certaines pierres de l’édifice, mais cela a été surtout dans le but de les transporter là où elles étaient mieux à leur place et plus solidement encadrées. C’est pourquoi tous ces remaniements ont eu pour résultat que les véritables fondements de la physique n’ont jamais été aussi solidement assis qu’à l’heure actuelle, comme la suite de ce chapitre va nous permettre de le faire ressortir.

À ce propos, il importe de faire d’abord une remarque d’une portée générale. Lorsqu’il se produit une révision ou une transformation d’une théorie physique, on trouve qu’il y a presque toujours au point de départ la constatation d’un ou de plusieurs faits qui ne pouvaient pas entrer dans le cadre de ln théorie, sous sa forme actuelle. Les faits restent en effet toujours la clef de voûte de laquelle dépend la stabilité de toute théorie, si importante qu’elle puisse être.

Pour le théoricien vraiment digne de ce nom il n’y a d’ailleurs rien de plus intéressant qu’un fait en contradiction avec une théorie jusqu’alors tenue pour vraie, c’est alors que commence pour lui le véritable travail. Que faut-il faire en ce cas ? Évidemment faire subir à l’ancienne théorie un changement tel qu’elle puisse s’accorder avec le fait. Mais sur quel point précis devra porter l’amélioration, c’est ce qu’il est souvent très difficile d’arriver à savoir. Car d’un fait isolé, il est impossible de tirer une théorie. En général, cette dernière se présentera sous la forme de toute une série de propositions s’enchaînant les unes aux autres. On pourrait donc comparer une théorie à un organisme compliqué dont les parties sont liées intimement et de multiples façons, aussi toute attaque portant sur un point aura sa répercussion en plusieurs autres, peut-être très éloignés du premier. On peut donc s’attendre à des contre-coups pas toujours faciles à prévoir. D’autre part, toute théorie étant la résultante de plusieurs propositions, s’il y a un insuccès, il sera en général possible d’en faire remonter la responsabilité à plusieurs et, par suite, il y aura aussi plusieurs moyens de remettre la théorie d’accord avec l’expérience. Ordinairement, quand on a fini de discuter le problème, on aboutit à deux ou trois propositions ayant jusqu’alors fait bon ménage à l’intérieur de la théorie et dont au moins une doit être sacrifiée pour pouvoir maintenir l’accord avec les faits. La lutte entre ces propositions dure souvent des années, voire des dizaines d’années, et la victoire finale signifie, non seulement l’élimination d’une des propositions, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, la consolidation de celles qui ont été victorieuses ; ces dernières acquièrent, par là même, un rang plus élevé.

Or ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que dans tous les conflits du même genre qui ont éclaté récemment, tous les grands principes généraux de la physique sont demeurés victorieux. Ainsi en a-t-il été, par exemple, du principe de la conservation de l’énergie, du principe de la conservation de la quantité de mouvement, des principes de la thermodynamique, leur importance est devenue plus grande. Quant aux principes vaincus ils sont des postulats qui semblaient jusqu’alors avoir fourni à la physique une base solide ; mais c’était tout simplement parce qu’ils étaient regardés comme allant de soi, au point qu’on ne jugeait même pas nécessaire de les mentionner spécialement quand on n’oubliait pas tout à fait leur existence.

Si nous avions à résumer brièvement l’évolution la plus récente des théories physiques, nous dirions donc qu’elle est caractérisée par la victoire des grands principes sur des idées, certes profondément enracinées, mais surtout par la force de l’habitude.

Nous allons d’ailleurs maintenant entrer un peu plus dans le détail en disant quelques mots de ces postulats, primitivement considérés comme la base évidente de toute théorie sérieuse et qui furent remis en question plus tard et déclarés difficilement compatibles ou même contradictoires avec les grands principes de la physique par suite de la découverte de faits nouveaux. Je n’en nommerai que trois : le postulat de l’invariabilité des atomes, celui de l’indépendance réciproque du temps et de l’espace, et celui de la continuité de toutes les actions dynamiques.

Je ne puis naturellement avoir l’intention d’exposer ici tous les arguments, pourtant solides, qui combattent l’idée de l’invariabilité des atomes chimiques. Je me contenterai de citer un seul fait qui devait fatalement déclencher un conflit entre l’ancienne idée de l’invariabilité des atomes et un grand principe général de la physique ; je veux dire l’émission de chaleur perpétuelle qui est le propre de tous les composés du radium. Dans ce cas, le principe auquel on se heurte est le principe de la conservation de l’énergie. S’il y a eu, au début du conflit, quelques voix pour mettre en doute la validité de ce principe, nous le voyons remporter aujourd’hui une éclatante victoire.

Un sel de radium enfermé sous une enveloppe de plomb suffisamment épaisse émet continuellement de la chaleur, cette quantité de chaleur est de 135 calories par gramme de radium et par heure. L’échantillon de radium reste donc continuellement plus chaud que son entourage, il en est de lui comme d’un four qui est chauffé. Mais le principe de la conservation de l’énergie s’oppose à ce que cette chaleur vienne de rien ; elle doit donc être causée par une transformation quelconque équivalente. Dans le cas du four, l’origine de la chaleur dégagée doit être recherchée dans les phénomènes de combustion dont il est le siège. Mais dans le cas du radium, comme il n’y a aucun autre phénomène chimique qui soit possible, il faut bien admettre que l’atome de radium lui-même subit une transformation. D’ailleurs cette hypothèse, malgré sa hardiesse, s’est vérifiée sous tous les rapports.

Certes, au point de vue de la forme stricte du mot, on ne saurait parler d’atomes modifiables, car, en vertu de l’étymologie, le nom d’atome a désigné primitivement les éléments ultimes invariables dont toute matière est formée. On devrait donc réserver le nom d’atome à ce qui est véritablement invariable, c’est-à-dire, peut-être, aux électrons et à l’hydrogène. Mais, sans compter qu’on ne pourra jamais démontrer qu’il existe des éléments invariables au sens absolu du terme, la modification qu’il faudrait apporter aux dénominations actuelles pour les rendre conformes à l’étymologie serait de nature à engendrer des confusions inextricables. Il y a, en effet, bien longtemps que les atomes dont on parle en chimie, n’ont plus rien de commun avec ceux de Démocrite ; leur définition actuelle s’est beaucoup précisée et elle fait intervenir des grandeurs susceptibles de s’exprimer exactement par des nombres. C’est de ces atomes, au sens moderne et d’eux seuls qu’on parle lorsqu’on dit qu’ils sont transformables, aussi ne saurait-il y avoir aucune espèce de malentendu.

L’indépendance réciproque du temps et de l’espace est également une de ces choses qui allaient de soi encore tout récemment. La question de savoir si deux événements, se passant en deux lieux différents, sont ou ne sont pas simultanés, avait un sens physique défini sans qu’il fût nécessaire de demander quel était l’observateur qui procédait à la mesure du temps. Aujourd’hui il en est autrement. Les expériences les plus délicates d’électrodynamique et d’optique ont élevé au rang de fait bien établi ce que l’on appelle, à vrai dire, d’une manière assez ambiguë, la relativité de tous les mouvements. Or la constatation de ce fait a mis en évidence l’incompatibilité de l’idée primitive d’un temps indépendant de l’espace avec le principe de la constance de la vitesse de la lumière, base de l’électrodynamique de Maxwell-Lorentz. Ce principe veut que la vitesse de la lumière dans le vide soit indépendante du mouvement de la source lumineuse. Si donc on admet la relativité comme expérimentalement démontrée, il faut sacrifier, soit l’indépendance du temps et de l’espace, soit la constance de la vitesse de la lumière.

Citons un exemple simple pour fixer les idées. Supposons qu’un signal horaire radiotélégraphique soit émis par la tour Eiffel, conformément à la réglementation qui vient d’être projetée pour l’unification du temps. Toutes les stations qui se trouvent à égale distance du centre d’émission recevront en même temps le signal et pourront régler leurs horloges en conséquence, mais cette manière de régler les horloges n’est plus légitime par principe, dès lors que se basant sur la relativité de tous les mouvements on transporte les observateurs de la terre sur le soleil, c’est-à-dire si l’on considère la terre comme étant en mouvement. En effet, en vertu du principe de la constance de la vitesse de la lumière il est clair que les stations qui sont situées par rapport à la station émettrice dans le sens du mouvement de la terre recevront le signal plus tôt que celles qui sont situées à l’opposé : les premières fuient devant les ondes lumineuses qui cherchent à les atteindre tandis que les secondes marchent au-devant d’elles. Le principe de la constance de la vitesse de la lumière rend donc impossible une mesure absolue du temps, c’est-à-dire une détermination indépendante de l’état de mouvement de l’observateur : ce sont là deux choses inconciliables. Dans le conflit actuel, c’est la constance de la vitesse de la lumière a pris nettement le dessus et bien qu’il y ait eu quelques doutes récemment à ce sujet, il est probable que le principe ne subira plus aucune modification.

Le troisième postulat cité par nous plus haut a trait à la continuité de toutes les actions dynamiques. Ce postulat était autrefois une des bases incontestables de toute théorie physique. Par une interprétation assez libre des idées d’Aristote, il a été résumé dans l’adage : « natura non facit saltus ». Or les progrès de la science moderne ont ouvert une brèche dangereuse dans ce bastion, jusqu’ici inviolé de l’ancienne physique. Cette fois-ci ce sont les principes de la thermodynamique qui sont entrés en conflit avec l’antique postulat, à la suite de nouvelles découvertes expérimentales. Selon toutes les apparences les fours de son règne sont déjà comptés. La nature semble en effet effectuer des bonds et cela de façon bien singulière. Pour me permettre de mieux élucider ce point, permettez-moi une comparaison.

Imaginons une vaste étendue d’eau à la surface de laquelle un vent violent soulève une forte houle. Si le vent vient à cesser les vagues n’en continueront pas moins à déferler d’une rive à l’autre pendant encore assez longtemps, mais le phénomène se modifiera d’une manière caractéristique avec le temps. L’énergie contenue dans les grandes ondes du début se répartira peu à peu entre des ondes de plus en plus courtes et de plus en plus faibles, surtout par suite du choc de l’eau contre les rives et contre d’autres corps solides. Cet émiettement de l’énergie avec le temps ira en s’accentuant jusqu’à ce que les ondes deviennent si petites qu’elles échappent à toute observation. En définitive, nous aurons la transformation d’un mouvement sensible en chaleur, d’un mouvement macroscopique en un mouvement moléculaire, d’un mouvement ordonné en un mouvement désordonné. Dans un mouvement ordonné, les molécules ont en effet la même direction et la même vitesse ; dans un mouvement désordonné, au contraire, chaque molécule à une vitesse dont l’intensité et la direction sont indépendantes des vitesses et des autres molécules.

Mais le processus d’émiettement de l’énergie, tel que nous venons de le décrire, est nécessairement limité par la grandeur des atomes, car le mouvement d’un atome isolé considéré à part, est toujours un mouvement ordonné, toutes les parties d’un atome se mouvant avec la même vitesse ; c’est pourquoi plus les atomes seront grands et moins l’énergie totale du mouvement sera susceptible de se disperser. Jusqu’ici tout est parfaitement clair et s’accorde complétement tant avec la théorie classique qu’avec l’expérience.

Considérons maintenant un phénomène tout à fait analogue ayant pour siège, non plus des ondes aqueuses, mais des ondes lumineuses ou celles de la chaleur rayonnante. Nous supposerons alors que les rayons provenant d’un corps fortement incandescent sont rassemblés à l’intérieur d’une enceinte entièrement close par un système de réflecteurs appropriés et qu’ils rebondissent sans arrêt sur les parois réfléchissantes de cette enceinte. Dans ce cas également, il y aura transformation des grandes longueurs d’onde en longueur d’onde plus courtes et du rayonnement ; ordonné en un rayonnement désordonné. Mais les rayons infra-rouges correspondent aux grandes ondes plus grossières et les ondes courtes aux radiations ultra-violettes du spectre ; on doit, d’après la théorie classique, s’attendre à ce que le rayonnement tout entier se transforme finalement en radiation ultra-violette. En d’autres termes, les rayons infra-rouges et les rayons visibles devraient disparaître et se transformer principalement en rayons ultraviolets invisibles, manifestables par leur seule activité chimique.

Mais l’expérience montre qu’il n’y a pas trace d’un tel phénomène. La transformation atteint bientôt un état limite bien défini et cet état reste stable sous tous les rapports.

Les tentatives les plus diverses ont été faites pour essayer de concilier cet état de choses avec la théorie classique, mais jusqu’ici, il est toujours apparu que la raison de la contradiction était beaucoup trop profonde pour que l’on puisse la faire disparaître sans toucher aux fondements de la théorie. Une révision s’imposait donc mais, cette fois-ci encore, ce sont les principes fondamentaux de la thermodynamique qui sont demeurés inébranlables.

L’unique moyen, trouvé jusqu’ici, moyen qui permet d’espérer une solution complète de l’énigme, consiste à s’appuyer sur les deux postulats fondamentaux de la thermodynamique en les combinant avec une nouvelle hypothèse bien mystérieuse. Pour donner une idée suffisamment nette de cette hypothèse nous continuerons notre comparaison de tout à l’heure. Dans le cas des ondes aqueuses, l’émiettement de l’énergie a un terme du fait que les atomes possèdent jusqu’à un certain point une énergie indivisible (un atome représente un certain quantum de matière qui ne peut se mouvoir que comme un tout). Le cas de la chaleur rayonnante et de la lumière est analogue bien qu’il ne s’agisse plus que de mouvements entièrement immatériels. Il y aura donc, là aussi, des causes qui arrêteront l’émiettement de l’énergie et celui-ci ne pourra pas aller au delà d’un certain quantum de valeur finie. Ces causes freineront d’autant plus l’émiettement que les ondes seront plus courtes, c’est-à-dire les vibrations plus rapides.

Comment de tels quanta de nature purement dynamique peuvent-ils parvenir à s’établir ? On ne peut encore rien dire de certain à ce sujet. En tout cas l’hypothèse des quanta conduit à admettre qu’il y a dans la nature des phénomènes n’ayant pas lieu d’une manière continue, mais brusquement et, pour ainsi dire, explosivement. J’ai à peine besoin de dire que cette hypothèse s’est trouvée par la suite fortement corroborée quand furent découverts et étudiés en détail les phénomènes de radioactivité. Du reste, les difficultés soulevées par l’examen approfondi et par la mise en œuvre de l’hypothèse des quanta perdent visiblement de leur importance, quand elles sont mises en parallèle avec le fait que cette hypothèse a permis de prévoir des résultats concordant mieux avec les mesures du rayonnement que les résultats déduits de toutes les autres théories.

Mais il y a plus. S’il est un préjugé favorable à une hypothèse nouvelle, c’est bien le fait de la voir trouver confirmation dans des domaines auxquels on ne pensait pas au moment où elle fut élaborée : or tel est précisément le cas de l’hypothèse des quanta. À ce propos, je me permettrai de citer un exemple particulièrement frappant : Depuis qu’on a réussi à liquéfier l’air, l’hydrogène et l’hélium, un nouveau et vaste domaine s’est ouvert aux chercheurs, celui des basses températures, et ce domaine a été particulièrement fertile en découvertes souvent très étonnantes. Pour échauffer un morceau de cuivre de −250° à −249° on ne doit pas fournir la même quantité de chaleur que pour échauffer ce même morceau de 0° à +1° mais bien une quantité environ 30 fois moindre. Si la température était encore plus basse la quantité de chaleur serait encore plus petite jusqu’à décroître au delà de toute limite. Ce fait heurte, non seulement toutes les idées courantes, mais encore il s’oppose diamétralement aux exigences de la théorie classique. En effet, si depuis plus de 100 ans on sait distinguer la quantité de chaleur de la température, il n’en est pas moins vrai que la théorie cinétique de la matière permet de conclure à une certaine relation entre ces deux grandeurs qui devraient être, sinon tout à fait proportionnelles, du moins variables parallèlement.

La théorie des quanta a parfaitement réussi à résoudre cette difficulté et de plus elle a conduit à un autre résultat important, c’est que les forces qui produisent les oscillations thermiques dans un corps solide sont absolument de la même espèce que les forces qui provoquent les vibrations élastiques. Actuellement il est possible, grâce à l’hypothèse des quanta, de calculer l’énergie calorifique d’un corps monoatomique aux diverses températures à partir des propriétés élastiques de ce corps, chose tout à fait impossible en s’appuyant sur la théorie classique. On peut rattacher à ces considérations un certain nombre de questions assez étranges à première vue. Par exemple celle-ci : La vibration d’un diapason sonore, au lieu d’être continue, ne serait-elle pas fractionnée en quanta ? Dans le cas des vibrations acoustiques, en raison de leur faible fréquence, il ne peut certes être question que de quanta énergétiques d’une petitesse extrême. (Pour le la normal, par exemple, leur valeur ne serait environ que les 3 quatrillionièmes de l’unité mécanique C. G. S.). La théorie ordinaire de l’élasticité n’aurait donc aucunement besoin d’être modifiée, d’autant plus qu’elle traite déjà la matière comme si elle était une quantité parfaitement continue alors que pour être rigoureusement exacte il faudrait la considérer comme étant formée d’atomes, c’est-à-dire comme possédant elle-même une structure quantique. Néanmoins, au point de vue des principes théoriques, les changements entraînés par l’introduction de l’hypothèse n’en restent pas moins évidemment d’une importance énorme. Bien que la nature intime de ces quanta dynamiques reste encore assez énigmatique, en raison des faits actuellement connus, il devient difficile de douter qu’ils existent en quelque manière ; car ce qui peut être mesuré doit forcément exister.

Ainsi donc les recherches de la physique moderne tendent à mettre de plus en plus en évidence la cohérence intime des différentes parties de la représentation de l’univers physique et à dévoiler toujours davantage certains traits caractéristiques assez spéciaux de sa structure. Ces traits étaient demeurés cachés jusqu’ici en raison de la finesse insuffisante des moyens d’investigation dont on disposait. Cependant il n’en est pas moins vrai qu’on peut toujours se demander ce que vaut un tel progrès au point de vue de la satisfaction de notre besoin de savoir. Est-ce que nous nous sommes rapprochés d’un seul pas de la nature ? La question est assez importante pour que nous nous y arrêtions un instant.

Nous ne dirons certes rien de bien nouveau, tout ayant été mille fois dit et redit à ce sujet, Mais, comme les opinions les plus opposées s’affrontent aujourd’hui brutalement sur ce point, il est indispensable à tout homme qui s’intéresse vraiment au but de la science de prendre position sur cette question.

Il y a 35 ans, Hermann Helmholtz disait que nos perceptions ne nous donnent qu’une transposition symbolique et jamais une représentation fidèle du monde extérieur. Nous ne possédons, en effet, aucun moyen permettant de démontrer l’existence d’une similitude entre les caractéristiques d’un phénomène extérieur et les caractéristiques de la sensation que ce phénomène éveille en nous. Toutes idées que nous avons sur le monde extérieur ne reflètent, en dernière analyse, que vos propres sensations. Dans ces conditions, il est permis de se demander s’il y a un sens à parler d’un moi conscient par opposition à une « nature en soi » indépendante de lui. Est-ce que ce que l’on appelle « lois naturelles » ne serait pas, au fond, un ensemble de règles plus ou moins parfaites ayant pour but de résumer aussi exactement que possible la succession temporelle de nos sensations ? Si l’on admet que telle soit la vérité, il faut en conclure que, non seulement le sens commun de l’humanité, mais encore les conceptions des savants eux-mêmes auraient fait fausse route. L’histoire tout entière du développement de la connaissance en physique nous montre que celui-ci a toujours lieu dans le sens d’une séparation, en principe, aussi complète que possible, entre les phénomènes du monde extérieur et les phénomènes sensoriels qui ont lieu dans l’être humain.

Il y a fort heureusement un moyen d’échapper très vite à cette difficulté captieuse, c’est de continuer jusqu’au bout dans la voie où nous avons commencé. Nous admettrons donc pour le moment que nous soyons en possession : d’une représentation de l’univers tout à fait satisfaisante, grâce à laquelle, par conséquent, il est possible de rendre parfaitement compte de toutes les lois naturelles découvertes empiriquement. On ne peut pas, c’est entendu, prouver que cette représentation soit conforme, même tant soit peu, à la « nature réelle ». Mais cette proposition à une contre-partie à laquelle on ne pense malheureusement pas assez : c’est qu’il n’est pas davantage possible de prouver que notre représentation ne reproduit pas d’une manière absolument fidèle les traits de la « nature réelle ». Pour pouvoir réfuter cette nouvelle proposition, il faudrait en effet connaître avec certitude quelque chose de cette « nature réelle » ; or, par hypothèse cela est absolument exclu.

On le voit donc, nous sommes au bord d’un abime dans lequel aucune science n’est capable de pénétrer. Ce n’est pas à la raison pure qu’il appartient de le combler, mais à la raison pratique : à l’idée que tout esprit sain se fait du monde.

Une conception scientifique de l’univers peut manquer autant qu’on le voudra de preuves scientifiques, on ne pourra pas moins en développer les conséquences et s’attendre à la voir tenir tête à tous les assauts, si elle ne contient pas de contradiction interne et si elle est en accord avec les faits expérimentaux. D’autre part, il ne faudrait pas s’imaginer que, même dans la plus exacte de toutes les sciences, on puisse faire des progrès, en se passant d’une conception générale de l’univers, c’est-à-dire, en définitive d’hypothèses indémontrables. Même en physique, s’applique l’adage qu’il n’y a pas de bonheur sans la foi ou tout au moins sans la foi à une certaine réalité qui nous soit extérieure. Cette foi inébranlable c’est elle qui dirige les impulsions toujours progressantes de notre effort créateur, c’est elle qui fournit l’appui indispensable à une fantaisie toujours prête à s’égarer, c’est elle qui réconforte nos esprits abattus par l’insuccès et qui leur infuse un courage nouveau pour reprendre la conquête de l’inconnu. Tout chercheur qui ne se laisse pas guider par une hypothèse, à laquelle il pourra d’ailleurs attribuer un caractère aussi provisoire qu’il lui plaira, renonce, par là même, à comprendre vraiment à fond les résultats qu’il pourra trouver. On ne peut certes convaincre ni d’illogisme, ni d’infidélité à l’expérience celui qui ne veut pas croire à la réalité des atomes et des électrons ou encore à la réalité de l’identité de la chaleur et du mouvement moléculaire. Mais ce qu’on ne voit pas, c’est comment un tel savant peut faire progresser la connaissance en physique, en maintenant son point de vue.

Certes, la foi ne suffit pas, elle peut mener à l’erreur, aux idées étroites et au fanatisme, toute l’histoire des sciences est là pour le prouver. Pour qu’elle demeure un guide sûr, il faut qu’elle marche la main dans la main avec les lois de la pensée et celles de l’expérience. La réalisation de cet accord est, en dernière analyse, le fruit du labeur individuel du savant, de cet effort pénible exigeant l’abnégation et qui vient à bout de tout. Personne, fût-il un roi de la science, n’est dispensé de fournir, à l’occasion, une certaine somme de ce travail de tâcheron, que ce soit dans un laboratoire, au milieu des archives, ou dans un cabinet de travail. Dans ces luttes pénibles, le savant se fortifie intellectuellement et il acquiert, de l’univers, une conception plus mûre. Pour être à même d’apprécier à sa juste valeur ce que l’on acquiert alors, il faut en avoir l’expérience personnelle.