Initiations à la physique/Chapitre XI

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Traduction par Joachim du Plessis de Grenédan.
Flammarion (p. 253-273).

CHAPITRE XI

ORIGINE ET ÉVOLUTION DES IDÉES SCIENTIFIQUES

La science, à la considérer objectivement, se présente comme un tout, ayant son unité interne. Il se trouve, il est vrai, qu’elle est divisée en spécialités ; mais cette division n’est pas fondée sur la nature des choses, elle provient seulement de ce que l’esprit humain est borné et que, par suite, une division du travail lui est indispensable. En fait, il y a une chaîne continue qui, partant de la physique et de la chimie, par l’intermédiaire de la biologie et de l’anthropologie, aboutit aux sciences sociales et à la psychologie et, nulle part, ce lien ne saurait être rompu si ce n’est arbitrairement. Les méthodes, elles-mêmes, du travail scientifique, dans les différentes branches du savoir, se révèlent comme étroitement apparentées à qui les regarde de près ; seules les adaptations à leurs objets spéciaux font qu’elles semblent la manifestation d’activités différentes. Les pages les plus récentes de l’histoire des sciences n’ont certes pas peu contribué à faire ressortir cette affinité des diverses sciences spéciales, et cela, pour le plus grand bien, tant interne qu’externe de la science, c’est-à-dire en tant que cette dernière est considérée en elle-même ou dans son rayonnement extérieur. Je crois donc opportun de faire porter les considérations générales qui vont suivre sur tout l’ensemble des sciences et ceci n’exclut évidemment pas que si je suis amené à faire des applications particulières je les choisirai de préférence dans le domaine qui m’est familier.

Quelles sont les caractéristiques d’une idée scientifique et comment naît-elle ? En posant cette question je ne pense cependant pas à faire une analyse détaillée des phénomènes psychologiques subtils qui se passent dans l’esprit du savant et qui sont d’ailleurs, pour la plus grande part, inconscients. Ces choses sont des secrets divins ne pouvant être dévoilés que jusqu’à un certain point et ce serait une témérité folle que de chercher à les pénétrer. Nous prendrons donc notre point de départ dans ce qui se manifeste extérieurement et nous nous bornerons à examiner les idées qui ont exercé une influence sur l’évolution d’une science ; nous nous enquerrons de la forme sous laquelle elles se présentèrent tout d’abord et de la portée qui leur fut attribuée initialement.

Si nous faisons un examen de ce genre, nous en tirons une règle générale : c’est que toute idée scientifique, surgie du cerveau d’un savant, se rattache à un événement concret, à une découverte, à une observation ou à une constatation, qu’il s’agisse d’une mesure physique ou astronomique, de la découverte d’un manuscrit ou de la mise à jour des monuments d’une civilisation disparue. L’idée scientifique consistera à rapprocher l’événement concret en question d’autres événements déjà connus. Cette idée sera donc comme un pont mettant en relation des faits jusqu’alors sans cohésion. La fécondité d’une idée et, par conséquent, son efficacité au point de vue scientifique, dépendra alors de la possibilité de généralisation de la relation ainsi découverte et de son extension à toute une catégorie de faits analogues. L’ordre résulte, en effet, de relations entre les choses, grâce auxquelles il devient possible d’acquérir une idée plus simple et plus parfaite de l’univers. L’acte de poursuivre jusqu’au bout Le développement d’une idée a pour principal effet de conduire à se poser de nouvelles questions et de préparer la voie à de nouveaux succès. Ceci se vérifie aussi bien en ce qui concerne l’édification des hypothèses du physicien, que l’exégèse du philologue.

Je vais maintenant entrer un peu plus dans le détail et préciser le sens de ce que je viens de dire ; mais je pense qu’il me sera permis de me cantonner dans le domaine qui m’est familier en ma qualité de physicien. Évidemment, de ce fait, j’adopte un point de vue plus restreint ; mais cet inconvénient sera compensé par la possibilité d’être plus net dans mes exposés.

L’histoire de la découverte de la gravitation par Isaac Newton va nous fournir notre premier exemple, bien classique, de la naissance d’une grande idée scientifique. Newton était assis, nous le savons tous, sous un pommier quand il vit une pomme tomber ; cela le fit penser au mouvement de la lune autour de la terre. Il rapprocha, en même temps, l’accélération du mouvement lunaire de l’accélération de la chute de la pomme. Le fait que ces deux accélérations sont en raison inverse du carré de la distance à la terre, lui donna l’idée de leur assigner une cause commune, et c’est ainsi qu’il trouva le fondement de toute sa théorie.

James Clerk Maxwell compara la mesure de l’intensité d’un courant, faite en appliquant les lois de l’électromagnétisme à la même mesure exécutée en utilisant les lois de l’électrostatique, et il remarqua que ces deux grandeurs sont entre elles dans un rapport égal à la vitesse de la lumière. De là il fut amené à l’idée que les ondes électromagnétiques et les ondes lumineuses sont d’une seule et même espèce.

Nous le voyons, toute nouvelle hypothèse, faisant son apparition dans la science, peut être caractérisée en disant qu’elle est une combinaison originale de deux séries de faits de natures différentes. Pour chaque théorie, nous pourrions citer des exemples qui seraient analogues aux précédents, bien qu’il y ait aussi des différences, tant dans la manière dont les rapprochements ont été formulés que dans la portée qu’ils ont eue. Ces différences correspondent à des diversités qui apparaissent dans l’évolution et dans le destin des idées scientifiques quand on passe de l’une à l’autre. Il y a des idées qui, après un temps plus ou moins long, deviennent le bien commun de toute la science, à un tel point qu’elles sont considérées comme allant de soi et qu’on ne croit même plus nécessaire de les mentionner comme allant de soi. Les deux idées dont j’ai parlé plus haut sont de cette sorte : je veux dire l’idée de Newton assimilant l’accélération lunaire à l’accélération de la chute des corps situés sur la terre et l’idée de Maxwell selon laquelle la lumière est de nature électromagnétique. La seconde idée a mis, il est vrai, beaucoup plus de temps à être universellement admise, notamment en Allemagne. Nous savons en effet que, dans ce pays, elle ne fut d’abord guère appréciée parce que la théorie de Weber sur les actions instantanées à distance y était généralement admise. Il a fallu attendre les expériences géniales de Hertz sur les oscillations électriques ultrarapides pour qu’elle reçoive du monde savant l’assentiment unanime qu’elle méritait.

Que les ondes sonores soient de nature mécanique et que les rayons calorifiques soient identiques aux rayons lumineux, ce sont là deux idées incorporées maintenant d’une façon durable à la science. Si l’on se contente aujourd’hui d’en dire un mot dans l’enseignement de la physique, on ne doit pas oublier cependant qu’elles n’ont pas toujours été considérées comme allant de soi. La dernière de ces idées, notamment, celle de l’identité du rayonnement lumineux et du rayonnement thermique, a soulevé des controverses ardentes qui ont duré des années. Chose curieuse, le savant qui a fait le plus pour faire triompher la cause de cette identité, le physicien italien Macedonio Melloni, fut d’abord un de ses adversaires. Nous avons là un exemple très instructif pour nous montrer que la valeur scientifique d’expériences précises est indépendante de leur interprétation théorique.

Contrairement à celles dont nous venons de parler, la plupart des idées n’ont pas été formulées du premier coup sous leur forme parfaite et elles n’ont pas continué d’avoir cours sans subir des modifications qui font que leur histoire est très mouvementée. Nous les voyons souvent prendre peu à peu une forme précise. Elles deviennent alors un instrument de travail fécond, puis elles retombent dans l’oubli, à moins qu’elles ne subissent des transformations plus ou moins profondes. Il arrive, d’ailleurs, très fréquemment, qu’elles opposent une certaine résistance aux efforts qui sont faits pour les transformer, résistance d’autant plus obstinée qu’elles ont connu antérieurement plus de succès ; cette résistance va même jusqu’à entraver sérieusement le progrès scientifique. La physique nous offre des exemples suffisamment intéressants de luttes de ce genre pour que nous nous y arrêtions un peu.

Je commencerai par m’occuper des idées qui se rapportent à la nature de la chaleur.

La calorimétrie a été la première étape du développement de la théorie de la chaleur ; or cette technique doit son origine à l’idée que la chaleur se comporte comme une matière subtile qui passe des corps chauds dans les corps froids en contact avec eux, la quantité totale de matière subtile restant constante dans ce passage. Cette hypothèse se vérifie très bien toutes les fois qu’aucune action mécanique n’entre en jeu. Il y a bien des difficultés pour expliquer comment il se dégage de la chaleur quand on exerce un frottement sur un corps ou quand on le comprime ; mais on peut s’en tirer en admettant que la capacité calorifique d’un corps est susceptible de varier. La chaleur serait en quelque sorte exprimée d’un corps par l’effet de la compression, un peu à la façon d’une éponge humide que l’on presse ; on voit alors l’eau s’écouler, mais la quantité totale n’en reste pas moins la même. Plus tard, en raison de l’invention des machines thermiques, la question des lois qui régissent la production du travail par le moyen de la chaleur devenant de plus en plus pressante, Sadi Carnot assimila la production d’un travail à l’aide d’une source de chaleur à la chute d’un corps engendrant du travail sous l’action de la pesanteur. De même que la chute d’un poids d’un niveau élevé vers un autre plus bas peut être utilisée pour fournir du travail, de même la chute de la chaleur d’une température élevée vers une autre plus basse peut aussi produire du travail. Et de même que le travail dû à la gravitation est proportionnel au poids qui tombe et à la hauteur de la chute, de même aussi le travail produit par la chaleur est proportionnel à la quantité de chaleur transmise et à la différence de température.

Cette théorie substantialiste de la chaleur fut d’abord ébranlée une première fois quand il fut constaté expérimentalement que la capacité calorifique d’un corps ne peut pas être modifiée notablement par le frottement ni par la compression, et elle reçut le coup de grâce par suite de la découverte de l’équivalence mécanique de la chaleur et du travail, équivalence en vertu de laquelle, par le frottement de la chaleur se perd et par la compression de la chaleur est engendrée. À la lumière de ces faits, l’ancienne idée de la chaleur apparaît comme simplement absurde, c’est pourquoi il devint absolument nécessaire de reprendre par la base toute la théorie. Rudolph Clausius se consacra à cette tâche et donna la solution du problème dans une suite d’écrits, aujourd’hui classiques, où il expose le second principe de la thermodynamique. L’idée fondamentale qui est à la base de tout le travail de Clausius, c’est qu’il y a des phénomènes irréversibles ; c’est-à-dire des phénomènes dont le sens ne peut être renversé par aucun moyen. Parmi ces phénomènes il faut compter la conductibilité thermique, le frottement, la diffusion.

Cependant l’idée de Carnot, suivant laquelle le transport de la chaleur d’un corps chaud vers un corps froid est équivalent à la chute d’un poids d’un niveau élevé vers un autre inférieur, fut loin d’être facile à évincer. Il y eut des physiciens qui regardèrent les idées de Clausius comme obscures et inutilement compliquées. Ces physiciens se refusaient, notamment, à accepter l’idée de l’irréversibilité de la chaleur parce qu’on en faisait par là une catégorie à part de l’énergie, et ils créèrent ce qui fut appelé « l’énergétique » dans le but de faire pièce à la thermodynamique de Clausius. Pour les énergétistes, comme pour Clausius, le premier postulat est toujours celui de la conservation de l’énergie ; mais leur second postulat qui, selon eux donne le sens de toute transformation, met en parallèle le transport de la chaleur d’un corps chaud vers un corps froid avec la chute d’un corps d’un point élevé vers un autre plus bas, et avec le passage d’une quantité d’électricité d’un potentiel élevé à un autre inférieur. L’irréversibilité présupposée par Clausius à la démonstration du second principe de la thermodynamique fut donc déclarée par eux un aspect accessoire du phénomène et, par voie de conséquence, l’existence du zéro absolu de l’échelle des températures fut également contestée ; car, de même que l’on ne connaît que des différences de niveau et des différences de potentiel, on ne connaît aussi que des différences de température.

Dans une telle assimilation, on passe complètement sous silence ou l’on considère comme négligeable, une différence, pourtant capitale, entre les deux catégories de phénomènes : dans le cas d’un pendule qui s’abaisse, la position d’équilibre est dépassée et le pendule oscille de part et d’autre ; de même aussi dans le cas d’une étincelle qui éclate entre deux conducteurs, il y a des oscillations électriques. Dans le transport de chaleur au contraire, il n’y a aucune oscillation de la chaleur.

Dans les années quatre-vingt-neuf et quatre-vingt-dix du siècle dernier, une expérience personnelle m’a appris ce qu’il en coûte à un chercheur, en possession d’une idée à laquelle il a mûrement réfléchi, de vouloir la propager. Il a constaté combien les meilleurs arguments qu’il produisait dans ce but pesaient peu, parce que sa voix n’avait pas l’autorité suffisante pour s’imposer au monde savant. À cette époque, il était vain d’essayer de contrecarrer les Wilhelm Ostwald, les Georg Helm, les Ernst Mach.

Un renversement de la situation devait cependant se produire, mais il eut lieu sur un tout autre terrain ; ce fut l’intrusion de l’atomistique qui le provoqua. L’idée d’atome se perd dans la nuit des temps, mais la première formule utilisable qui en fut donnée se trouve dans la théorie cinétique des gaz. Cette théorie a vu le jour sensiblement à l’époque où fut découvert l’équivalent mécanique de la calorie. Elle fut d’abord énergiquement combattue par les énergétistes et elle dut commencer par mener une existence modeste. Mais à la fin du siècle dernier, les progrès de la technique expérimentale lui donnèrent une grande force d’expansion. D’après la théorie atomique, le transport thermique d’un corps chaud vers un corps froid ressemble, non à la chute d’un poids, mais à un phénomène de mixtion, c’est-à-dire à ce qui se passe quand on mélange deux poudres superposées dans le même récipient en agitant ce dernier. On ne voit pas alors la poudre passer par des états oscillant de la séparation complète au mélange parfait, la transformation s’effectue, au contraire, en une seule fois et elle a lieu dans un sens déterminé, toujours le même, qui est de la séparation vers le mélange. Le mélange une fois effectué reste indéfiniment dans le même état ; ce qui est conforme à la notion de phénomène irréversible. En vertu de cette analogie, le second principe de la thermodynamique apparaît comme étant un postulat statistique, une question de probabilité.

Une évolution d’idées scientifiques comme celle dont nous venons de parler est l’illustration d’un fait très général, bien qu’il puisse sembler un peu étrange au premier abord. Les grandes idées scientifiques n’ont pas coutume de conquérir le monde du fait que leurs adversaires finissent par les adopter peu à peu parce qu’ils finissent par se convaincre de leur vérité. Il est toujours très rare de voir un Saul devenir un Paul. Ce qui arrive le plus souvent, c’est que les adversaires d’une idée nouvelle finissent par mourir et que la génération montante s’y trouve acclimatée. Ici encore, s’applique l’adage : qui possède la jeunesse, possède l’avenir. C’est dire combien un enseignement approprié de la jeunesse est important au point de vue du progrès scientifique ; vous me pardonnerez donc si j’insiste un peu là-dessus.

Ce qui est enseigné à l’école est moins important que la façon dont on l’enseigne. Un seul théorème de mathématique, s’il est vraiment compris par l’élève, a plus de valeur pour lui que dix formules apprises par cœur, sans en comprendre vraiment le sens, même s’il sait les appliquer correctement. Le but de l’école n’est pas de façonner en vue d’une routine spéciale, mais de former des esprits capables de penser méthodiquement et avec logique. Il ne sert de rien d’objecter à ce propos, qu’en dernière analyse, on poursuit, non pas le savoir proprement dit, mais le pouvoir. Certes un savoir qui ne procure aucun pouvoir est sans valeur et une théorie n’acquiert d’importance qu’en vue de ses applications ; mais jamais aucune théorie ne sera susceptible d’être remplacée par une vulgaire routine qui restera toujours impuissante dans les cas qui sortent de l’ordinaire. C’est pourquoi la première condition pour la formation d’hommes vraiment capables est un enseignement préparatoire élémentaire mais approfondi, dans lequel l’accent sera mis, moins sur l’abondance des matières que sur la façon dont elles sont traitées. Si cette préparation n’est pas acquise à l’école, elle ne saurait l’être plus tard : les écoles spéciales et les universités ont en effet d’autres tâches à remplir. Du reste, le but suprême de l’éducation ne consiste pas à emmagasiner des connaissances théoriques, ni à développer des capacités pratiques, il consiste à acquérir l’art de se bien conduire. Cependant, comme la conduite présuppose les capacités et les capacités le savoir, la vraie compréhension est une condition indispensable et du pouvoir et de la conduite. Notre temps, épris de rapidité, accueille avec une faveur spéciale toutes les nouveautés sensationnelles ; aussi est-il incliné à accorder une place dans l’éducation à certains résultats de grande envergure avant qu’ils soient suffisamment mûris. Le public est favorablement impressionné quand il sait que les questions scientifiques les plus modernes ont leur place dans les programmes de l’enseignement secondaire ; pourtant il n’y a rien de plus sujet à caution qu’une telle introduction. Dès lors qu’il ne saurait être question de traiter à fond ces questions, tout ce que l’on peut faire, c’est de cultiver chez les élèves un penchant à la facilité intellectuelle qui examine tout au pas de course, et la vénération pour les idées creuses, prises pour de la science. Je considère donc qu’il serait tout à fait inopportun d’introduire dans les programmes de l’enseignement secondaire la théorie de la relativité et la théorie des quanta. Les élèves supérieurement doués seront toujours l’exception et ce n’est pas pour eux que les programmés sont faits. La question de la validité absolument générale du principe de la conservation de l’énergie est sérieusement contestée à l’heure actuelle dans la physique nucléaire ; cependant la mettre en doute devant des écoliers serait une erreur pour laquelle le mot de non-sens pédagogique n’est pas trop fort.

Ce qui peut sortir d’un enseignement toujours à la hauteur des « derniers progrès de la science » nous ne le voyons hélas ! que trop. Souvenons-nous de la façon dont on entend parler de la faillite des sciences exactes dans le grand public. Une des marques les plus frappantes de la confusion des esprits actuelle est certainement le grand nombre des cerveaux inventifs qui s’efforcent de trouver des dispositifs en vue de créer une quantité d’énergie illimitée, ou qui s’efforcent de rendre inoffensifs le mystérieux rayonnement terrestre devenu récemment à la mode. Encore plus étonnante est la facilité avec laquelle ces inventeurs trouvent de bienveillants commanditaires, alors que des recherches scientifiques très importantes et susceptibles d’être très fécondes doivent être ralenties ou même interrompues, faute d’argent. Tout ceci pour prouver qu’une formation scolaire solide aurait été très utile, non seulement aux inventeurs, mais encore aux prêteurs.

Après cette digression dans le domaine pédagogique, nous reviendrons à notre sujet et nous examinerons une autre idée physique dont le destin changeant est peut être encore plus instructif que l’histoire de la chaleur : je veux dire l’idée de la nature de la lumière.

Les premières recherches sur la nature de la lumière sont contemporaines de la mesure de sa vitesse. L’idée qui amena Newton à formuler sa théorie de l’émanation est de comparer un rayon lumineux à un jet d’eau et la vitesse de la lumière à celle des particules qui se déplacent en ligne droite dans le jet. Cette hypothèse ne permettait pas de rendre compte du phénomène d’interférence, c’est-à-dire du fait que deux rayons lumineux arrivant ensemble à un même endroit peuvent, dans certaines circonstances, y créer de l’obscurité ; aussi la théorie de Newton fut-elle abandonnée et remplacée par la théorie de l’ondulation de Huyghens. Selon cette nouvelle conception, la propagation de la lumière est semblable à la propagation d’une onde dans l’eau. Cette onde se propage concentriquement, du point d’émission dans toutes les directions avec une vitesse qui n’a rien à voir avec celle des particules d’eau. Cette fois-ci, la théorie expliquait parfaitement les phénomènes d’interférence, car deux ondes concourantes peuvent parfaitement s’annuler mutuellement si le sommet de l’une coïncide avec le creux de l’autre. Pourtant, le règne de la théorie ondulatoire ne dura pas plus d’un siècle parce qu’elle échoua quand il fallut expliquer les effets d’un rayon de courte longueur d’onde, à grande distance. Nous savons, en effet, que l’intensité lumineuse décroît comme le carré des distances, c’est pourquoi on ne peut pas comprendre comment un rayon peut développer une énergie qui est tout à fait indépendante de son intensité et qui peut être relativement très grande dans le cas d’ondes courtes comme les rayons X ou γ. Une manifestation aussi puissante, dans le cas de l’intensité lumineuse la plus faible, ne peut s’expliquer que si l’énergie lumineuse est répartie en particules discrètes ou quanta, ce qui suppose, jusqu’à un certain point, un retour à l’ancienne théorie de Newton.

La situation qui résulte de cet état de chose est extrêmement peu réjouissante ; car les deux hypothèses sont en face l’une de l’autre comme deux adversaires de force égale. Chacun des deux combattants possède une arme bien aiguisée ; mais il a aussi un point vulnérable. Tout ce qu’on peut dire de certain à l’heure actuelle, c’est qu’aucune des deux hypothèses ne pourra triompher exclusivement. La décision proviendra, au contraire, de ce qu’ayant adopté un point de vue plus large, on pourra, par là même, mettre clairement en évidence, ce par quoi chacune des hypothèses se justifie, et ce par quoi elle est trop étroite.

Pour trouver ce point de vue plus général, il nous faudra tourner notre attention vers la source dont procède toute expérience, c’est-à-dire, dans le cas présent, vers les phénomènes qui ont lien quand on effectue une mesure optique. Il nous faudra donc inclure les instruments de mesure parmi les objets qui doivent être soumis à notre examen. Or c’est là une démarche dont la portée est, en principe, énorme, car elle revient à introduire en physique le concept de totalité. Suivant la nouvelle manière de voir, pour arriver à élucider complètement les lois d’un phénomène optique, il est nécessaire, non seulement de les considérer dans le lieu où ils prennent naissance et se propagent, mais encore de soumettre à un examen attentif tout le processus de mesure. Les instruments ne sont pas des récepteurs purement passifs, se contentant d’enregistrer le rayonnement qui leur parvient ; ils ont une part active dans la mesure et en conditionnent causalement le résultat. Seul le système comprenant à la fois l’instrument et le phénomène, peut être considéré comme un tout physique obéissant à des lois.

Il serait très difficile, à l’heure actuelle, de dire si l’évolution de toutes les idées physiques aura un cours analogue ; l’avenir sent pourra nous renseigner à ce sujet. Nous continuerons donc notre enquête en quittant le domaine un peu spécial de la physique et nous considèrerons des problèmes d’une portée plus générale.

Tout d’abord, nous nous demanderons s’il est possible de prédire avec tant soit peu de sécurité, les transformations futures d’une idée scientifique quelconque. Est-il possible, même très approximativement, de parler de lois contraignantes quand il s’agit de l’évolution de ces idées ? Un coup d’œil rétrospectif pourrait presque nous permettre de conjecturer qu’il en est bien ainsi. Nous voyons, en effet, la plupart des grandes idées mener d’abord une existence cachée au milieu de l’incompréhension générale, elles ne sont tout au plus que soupçonnées par de rares savants trop tôt venus au monde ; plus tard seulement, quand l’humanité est devenue mûre pour ces découvertes, on les voit surgir brusquement au grand jour, comme par un coup de baguette magique. Il arrive souvent que les mêmes découvertes soient faites simultanément, en des lieux différents, par des savants travaillant indépendamment les uns des autres. Si l’on étudie, par exemple, l’histoire du principe de la conservation de l’énergie, on peut en découvrir la trace pendant des siècles avant son apparition proprement dite. C’est seulement au milieu du siècle dernier que ce principe a trouvé une formule scientifiquement utilisable, et cette découverte a été faite simultanément par cinq ou six savants, s’ignorant complètement. Il ne serait donc pas trop hardi d’avancer que si Julius Robert Mayer, James Prescott Joule, Ludwig August Colding et Hermann von Helmholtz n’avaient pas alors existé, le principe de la conservation de l’énergie n’en aurait pas moins été découvert peu de temps après. J’irai même plus loin et je m’aventurerai volontiers jusqu’à faire une supposition analogue, en ce qui concerne la naissance des théories de la physique moderne telles que la théorie de la relativité et la théorie des quanta, si je ne craignais de m’exposer au reproche de jouer le rôle d’un prophète du passé.

Je crois que ce qu’il y a de fatal dans l’évolution des idées susdites, provient de l’extension toujours croissante de la technique expérimentale et de la perfection de plus en plus grande apportée aux méthodes de mesure. Ce sont là les circonstances qui ont lancé, presque automatiquement, la recherche théorique dans une certaine direction.

Cependant, il serait insensé au plus haut point de s’imaginer que les lois concernant l’origine et l’évolution des idées scientifiques, pourront jamais se laisser réduire en formules exactes applicables à la prédiction de l’avenir de la science. En dernière analyse, toute idée nouvelle procède, en effet, de l’imagination créatrice de son auteur ; c’est pourquoi toute recherche, même en mathématique, la plus exacte pourtant de toutes les sciences, contient toujours quelque part un élément irrationnel, cet élément étant essentiellement inhérent à la notion même de personnalité.

Toute idée, ne l’oublions pas, est liée à une certaine impression, aussi est-il naturel et facile de concevoir pourquoi l’époque présente, si riche en impressions nouvelles qui s’entrechoquent, est dans des conditions particulièrement favorables à l’éclosion d’idées nouvelles. D’autre part, nous pouvons aussi remarquer que, pour formuler une idée, il faut toujours mettre en rapport deux événements différents et nous en conclurons, par application de simples règles de calcul combinatoire, que le nombre des idées possibles est d’un ordre de grandeur bien supérieur à celui des événements qui sont à notre disposition.

Pour expliquer cette production surabondante d’idées scientifiques qui caractérise l’époque actuelle, il faudrait aussi faire intervenir la très grande généralisation du chômage. En raison de ce fait, il y a un très grand nombre de gens doués d’un tempérament d’intellectuel qui, éprouvant le besoin de se livrer à une activité productive, trouvent dans l’étude de toutes sortes de questions philosophiques ou théoriques, une planche de salut pour échapper au vide de leur existence quotidienne. Malheureusement il est rare de voir un résultat appréciable sortir de tout ce travail.

Je n’exagère pas en disant qu’il n’y a pour ainsi dire pas de semaine où je ne reçoive une, voire plusieurs communications écrites, plus ou moins longues, provenant de personnes ayant exercé des professions les plus diverses (instituteurs, fonctionnaires, littérateurs, juristes, médecins, etc.) ; ces envois sont accompagnés, naturellement, d’une demande d’emploi ; de telle sorte qu’il me faudrait beaucoup plus de temps de libre que je n’en ai pour examiner tout cela à fond.

Je puis néanmoins, d’après leur contenu, classer ces écrits en deux catégories : la première comprend des élucubrations tout à fait naïves dont les auteurs ignorent complètement qu’une idée scientifique nouvelle, pour être valable, doit s’appuyer sur des faits bien définis et que, par suite, il est nécessaire d’avoir quelques connaissances un peu plus développées dans le domaine que cette idée concerne, pour arriver à la formuler correctement. Ces gens se figurent pouvoir deviner directement la vérité par une sorte d’intuition géniale et ils ne soupçonnent même pas que les grandes découvertes ont toujours été précédées par une période de dur travail solitaire. Ils s’imaginent que la découverte, tant souhaitée, leur est tombée du ciel toute faite par un heureux coup du hasard ; de même que, jadis, la gravitation universelle a été trouvée par Newton confortablement assis sous un pommier. Ce qu’il y a de pire dans le cas de tels fantaisistes, capables de flotter par toutes les eaux, mais nullement d’y pénétrer, c’est qu’ils sont incorrigibles, en raison de leur manque de formation scientifique, et c’est aussi qu’ils sont la source de dangers qu’il ne faut pas sous-estimer. En raison de l’intérêt très louable que la jeunesse actuelle porte aux questions les plus générales et du désir qu’elle a de se faire une idée satisfaisante de l’univers, il convient d’attirer tout spécialement l’attention sur ce fait qu’un système de l’univers n’est qu’une construction en l’air, destinée à s’écrouler au premier souffle, si elle n’est pas fondée sur le terrain solide de la réalité. Celui qui veut édifier une telle construction, doit donc savoir parfaitement à quoi s’en tenir sur le terrain des faits.

Certes, à l’heure actuelle, il n’est plus possible, pour un savant isolé, de posséder une expérience directe quelque peu complète dans tous les domaines scientifiques ; dans la plupart des cas, il devra s’en tenir à une information de seconde main. Mais il lui sera d’autant plus indispensable, qu’au moins dans un domaine particulier, il se sente tout à fait chez lui et qu’il puisse juger par lui-même en connaissance de cause. C’est pourquoi, en qualité de membre de la faculté de philosophie, je n’ai jamais cessé de réclamer que tout candidat au titre de docteur en philosophie puisse faire preuve de connaissances spéciales, dans une science particulière au moins. Il importe peu que cette science soit une science de la nature ou une science de l’esprit ; mais il est essentiel que le futur docteur ait acquis par voie d’expérience personnelle une idée de ce qu’est la méthode du travail scientifique.

S’il est, en général, vite fait d’arriver à mettre en évidence la nullité des écrits de la première catégorie, la seconde, par contre, mérite plus d’attention ; car il s’agit d’auteurs qui doivent être tout à fait pris au sérieux, en raison des résultats excellents qu’ils ont obtenus dans leur spécialité. La division du travail scientifique entraîne une spécialisation de plus en plus étroite du savant ; aussi n’est-il pas étonnant que ce dernier éprouve de plus en plus vivement le besoin de jeter un regard au delà des frontières de son domaine propre. S’appuyant alors sur les connaissances qu’il y aura acquises, nous le verrons chercher à les utiliser dans une autre partie de la science. Il sera très porté à rattacher ensemble des domaines très éloignés par des associations d’idées qui lui sont familières et qui lui paraissent évidentes. Ces idées seront pour lui comme un pont, grâce auquel il transportera dans un domaine étranger le genre de lois auquel il est accoutumé dans sa spécialité ; et il s’en servira pour résoudre des questions encore pendantes. Chez les mathématiciens, les physiciens et les chimistes notamment, on trouve une tendance à appliquer les méthodes exactes de leurs sciences, à l’élucidation des problèmes de la biologie et de la psychologie. Mais, il ne faut pas l’oublier, pour qu’un tel pont idéologique ait une portée convenable, il ne suffit pas qu’un de ses piliers ait des fondations solides, il faut aussi que l’autre repose sur le roc ; sans quoi la construction ne répondrait pas à son but. Ou, pour parler d’une façon plus concrète, il ne suffit pas qu’un savant doué d’un esprit inventif, connaisse à fond sa spécialité ; il doit aussi, pour rendre fécondes des conceptions les plus vastes qui sortent de ce domaine, être familier, jusqu’à un certain point, avec les faits et les problèmes du nouveau domaine auquel se rapporte son travail actuel. Il nous semble même nécessaire d’insister tout particulièrement sur cette condition parce qu’un spécialiste apprécie d’autant plus l’importance de sa branche qu’il y travaille depuis plus longtemps et qu’il a dû y surmonter des difficultés plus grandes. S’il lui est arrivé de trouver, pour un problème une solution heureuse, il sera aisément tenté d’en exagérer l’importance et d’utilise= sa découverte dans des cas où les circonstances sont peut-être entièrement différentes. Celui qui éprouve le besoin de se placer à un point de vue plus élevé que ne lui permet l’étroitesse de sa spécialité, ne devrait pas oublier que dans les autres branches de la science il y a aussi des savants qui, pour travailler avec des méthodes différentes, n’en sont pas moins aux prises avec des difficultés aussi grandes que les siennes. Malheureusement, l’histoire de toutes les sciences montre que semblable prudence n’a pas toujours été observée ; mais, pour ne pas m’exposer à tomber moi-même dans le travers que je signale, je me bornerai à ne citer que des exemples tirés de la physique.

Parmi les concepts généraux de la physique, il n’en est peut-être pas un seul qui n’ait été plus ou moins souvent et, avec plus ou moins d’adresse, transporté dans d’autres domaines par une association d’idées résultant d’un ensemble de circonstances externes quand elle n’est pas tout simplement le résultat d’un rapprochement de terminologie purement fortuit.

Par exemple, le mot énergie, conduit facilement à transporter la notion physique d’énergie et le principe de sa conservation sur le terrain de la psychologie. Il est même arrivé que l’on se soit très sérieusement essayé à trouver des lois exprimables mathématiquement pour rendre compte de l’origine et du degré du bonheur humain.

On peut loger aussi à la même enseigne les tentatives faites pour utiliser le principe de relativité en dehors de la physique, par exemple, en esthétique ou en éthique. Et cependant, il n’y a rien de plus décevant que cette phrase creuse : « tout est relatif » ? Déjà en physique, elle est inexacte : toutes les constantes universelles, telles la masse et la charge de l’électron ou du proton, la valeur du quantum d’action, sont des grandeurs absolues. Elles sont les pierres fondamentales de toute l’atomistique. Certes, il est arrivé qu’une grandeur tenue primitivement pour absolue ait été considérée ultérieurement comme relative ; mais quand cela s’est produit, cela a toujours eu lieu parce que cette grandeur a été ramenée à une autre grandeur plus absolue, je veux dire absolue en un sens plus vrai et plus profond. Il est en effet impossible d’élaborer aucun concept, d’édifier aucune théorie si l’on ne suppose pas, au préalable, qu’il y a des grandeurs absolues.

Le second principe de la thermodynamique, ou principe de l’accroissement de l’entropie, a, lui aussi, reçu des interprétations extraphysiques. La proposition, d’après laquelle le cours de tous les phénomènes physiques a lieu dans un seul sens, a été citée à l’appui de considérations évolutionnistes en biologie. Cette tentative doit pourtant être considérée comme singulièrement malheureuse, puisque le mot d’évolution est inséparablement lié à l’idée d’une marche dans une direction ascendante et, par conséquent, à celle de progrès, d’anoblissement. Le principe de l’entropie est une loi de probabilité. Il signifie, au fond, tout simplement, qu’un état moins probable est en moyenne suivi d’un état plus probable. Si on veut transposer cette loi en biologie, il faudrait donc plutôt penser à une dégénérescence qu’à un anoblissement ; car le désordonné, l’ordinaire, le vulgaire, est, a priori, plus probable que l’ordonné, l’excellent, le supérieur.

À toutes les idées trompeuses dont nous venons de parler, il convient d’ajouter encore une autre classe d’idées, à savoir celles qui n’ont absolument aucun sens : le rôle qu’elles jouent en physique n’est pas mince. L’assimilation du mouvement d’un électron autour du noyau atomique à celui d’une planète autour du soleil a fait que la question de la position et de la vitesse de l’électron s’est posée, et, cependant, les travaux ultérieurs des physiciens ont montré que l’on ne peut pas répondre à la fois à ces deux questions. C’est là un exemple qui montre combien il est aventureux de vouloir transposer des notions dans un domaine qui n’est pas celui où elles ont fait leurs preuves et combien il faut être prudent quand on formule et quand on contrôle des idées nouvelles.

Cependant, il y a aussi le revers de la médaille et il est grand temps que nous en parlions. Si, pour accorder le droit de cité à une idée scientifique, nous exigions que cette idée ait déjà été justifiée définitivement, et même, si nous nous contentions de demander que cette idée ait un sens suffisamment net, il est certain que nous aboutirions parfois à causer un dommage grave au progrès de la science. Nous ne devons pas oublier que, souvent, les idées confuses ont été les causes les plus actives d’un développement scientifique extrêmement brillant.

Personne plus que Gœthe n’a eu le sentiment de cet antagonisme ; il en a porté la préoccupation toute sa vie et il l’a exprimé sous les formes les plus diverses avec un accent qui ne pourra jamais être surpassé. Pour résoudre l’opposition, il eut recours au concept de totalité et grâce à ce concept les deux points de vue purent être admis à faire valoir leurs droits. Mais, malgré l’ampleur de son génie, Gœthe n’échappa pas aux limitations qui lui étaient imposées par le temps où il vivait. Il ne voulut jamais admettre qu’il y ait lieu de séparer les rayons lumineux, qui sont dans l’espace extérieur, de la sensation de lumière, qui est dans la conscience. Aussi fut-il incapable d’apprécier à leur juste valeur les progrès, pourtant éclatants, de l’optique physique. Cependant, s’il pouvait voir l’idée de totalité s’intégrer à la physique comme elle le fait aujourd’hui, il y trouverait la confirmation de ses idées.

La science contient, nous l’avons déjà dit occasionnellement, un noyau d’irrationnalité que l’esprit le plus pénétrant ne saurait extirper. On ne saurait le faire disparaître, bien que la chose soit souvent tentée de nos jours, en limitant la tâche de la science. Si quelqu’un s’en étonnait ou en ressentait du mécontentement, qu’il veuille bien considérer que c’est là une nécessité. Un examen un peu attentif permet, en effet, de se rendre compte, sans difficulté, que toute science (naturelle ou psychologique) ne prend pas son ouvrage à son origine, mais, pour ainsi dire en son milieu. Elle s’efforcera ensuite de remonter plus ou moins péniblement et en hésitant jusqu’au commencement sans avoir l’espoir d’y parvenir jamais complètement. La science ne trouve pas tout faits les principes avec lesquels elle travaille, il lui faut les créer artificiellement et, plus tard, si elle les perfectionne, ce ne sera que peu à peu.

Elle puise dans la vie et, se retournant vers la vie, elle agit sur elle.

La chimie est sortie de l’idée de l’élixir de longue vie et de l’idée de la fabrication de l’or. La notion de l’énergie est sortie de l’idée du mouvement perpétuel. La théorie de la relativité a son origine dans les tentatives faites pour mesurer la vitesse absolue de la terre. La physique atomique est née de l’assimilation du mouvement des électrons au mouvement planétaire. Ce sont là des faits qu’il est impossible de traiter par le dédain et qui donnent beaucoup à penser. Ils nous montrent que dans la science aussi s’applique l’adage : « la fortune sourit aux audacieux. » Pour réussir, c’est une vérité d’une application très générale qu’il faut toujours viser un but plus haut que celui qui peut être finalement atteint.

À la lumière de ces considérations, les idées scientifiques nous apparaissent sous un jour tout nouveau, nous sommes amenés à penser que l’importance d’une idée scientifique réside moins dans ce qu’elle contient de vérité que dans ce qu’elle contient de valeur. Tel est le cas, par exemple, de l’idée de la réalité du monde extérieur et de l’idée de causalité. Pour ces deux idées, la question qui se pose n’est pas : sont-elles vraies ou sont-elles fausses ? Mais : valent-elles quelque chose ou ne valent-elles rien ? Et c’est là une chose d’autant plus extraordinaire, que l’idée de valeur leur est, a priori, étrangère à une science tout objective comme la physique.

Il faut pourtant que nous expliquions comment l’importance d’une idée physique ne peut être complètement saisie que si l’on en a examiné la valeur. L’unique moyen d’y arriver sera celui qui s’est déjà offert à nous à propos d’un problème spécial d’optique dont nous avons parlé plus haut, et, ceci ne vaut pas seulement pour la physique, mais pour toute autre science. Nous nous tournerons vers la source de laquelle toute science tire son origine et sans laquelle aucune d’elle ne serait concevable : nous voulons dire vers l’esprit du savant qui élabore la science et qui la communique à d’autres. C’est dire que nous ferons encore appel au concept de totalité.

De même qu’un phénomène physique ne saurait être séparé, en principe, des instruments de mesure et des organes sensibles par lesquels on en prend connaissance ; de même aussi est-il impossible de séparer la science des savants qui l’édifient. De même que le physicien qui étudie expérimentalement un phénomène atomique en perturbe d’autant plus fortement le cours avec ses instruments qu’il cherche davantage à en pénétrer tous les détails ; de même que le physiologiste qui dissèque un organisme en ses parties les plus délicates endommage par ce fait cet organisme, de même aussi le philosophe qui pour juger une idée scientifique nouvelle se borne à déterminer dans quelle mesure cette idée peut être clairement comprise, a priori, entrave l’élan du progrès scientifique. C’est pourquoi le point de vue du positivisme qui rejette toute idée transcendantale est trop borné et le point de vue métaphysique qui méprise le détail expérimental, l’est également dans un sens opposé. Tous les deux peuvent se justifier et l’on peut s’y tenir en restant dans la logique ; mais, poussés à l’extrême, tous les deux paralysent le progrès scientifique, parce qu’ils écartent, a priori, certaines questions, à vrai dire pour des raisons opposées, la métaphysique, parce qu’elles sont déjà résolues ; le positivisme parce qu’elles n’ont pas de sens.

Il y a là deux tendances qui s’affrontent ; mais jamais aucune des deux ne pourra arriver à prévaloir définitivement contre l’autre. Nous voyons d’ailleurs que la tournure générale des esprits oscille sans cesse de l’une à l’autre. Il y a cent ans, la métaphysique prétendait à la domination universelle : on sait à quel effondrement lamentable a abouti cette prétention.

Le positivisme prétend à son tour à l’omnipotence, il n’y parviendra pas davantage. Sa force motrice latente, sa cohésion et les raisons de son succès se trouvent dans ses idées directives. Ce sont les idées qui posent les problèmes aux savants, ce sont elles qui l’aiguillonnent sans cesse dans son travail, ce sont elles qui lui ouvrent les yeux et lui font interpréter avec rectitude les résultats trouvés. Faute d’idées, toute recherche est sans plan et l’énergie qui y est déployée tourne à vide. Les idées, seules, font de l’expérimentateur un physicien, du chroniqueur un historien, de l’expert en écritures un philologue. Et dans tout ceci, la grande question, comme nous l’avons déjà vu, n’est pas toujours de savoir si telle idée est vraie ou fausse, pas même de savoir si elle a un sens nettement énonçable, mais bien plutôt de savoir si l’idée sera la source d’un travail fécond. Le travail est, en effet, dans tous les domaines qui touchent à l’évolution de la civilisation, qu’il s’agisse de la vie individuelle ou collective, et, par suite, dans le domaine scientifique, le seul critérium infaillible de l’œuvre saine à qui le succès est promis.