Insaisissable amour/09

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Décarie, Hébert & Cie (p. 93-104).

IX


George se trouvait dans l’état d’un homme qui s’est engagé à prendre part à un concours public sans être convenablement préparé à la lutte. Il avait promis d’écrire un livre : la tâche lui semblait au-dessus de ses forces. Si au moins il avait pu revoir l’ouvrage, le corriger, le polir, avant de l’apporter à Mlle Fearing, il se serait consolé par la pensée que les erreurs du premier jet ne seraient connues que de lui. Mais il avait promis de lire les chapitres à Constance à mesure qu’il les écrirait, et cet engagement le terrifiait. La charmante perspective de nombreuses entrevues avec elle était gâtée par la crainte d’être ridicule à ses yeux. Le livre allait être écrit pour elle seule. Ce serait un échec et il n’essaierait même pas de le publier, mais la certitude que le public ne serait pas témoin de sa déconvenue ne lui apportait aucune consolation. Mieux vaudrait mille fois être conspué par les critiques que de voir une expression de désappointement dans les yeux de Constance. Néanmoins il considérait sa promesse comme sacrée. En somme, devant l’insistance de Constance, il avait protesté de son incapacité autant qu’il avait pu. Elle verrait qu’il avait eu raison et reconnaîtrait la sagesse qu’il y aurait eu à attendre un peu plus longtemps avant de faire la grande tentative.

Il eut d’abord la sensation d’un cauchemar, dans lequel il se serait engagé à sortir d’un labyrinthe obscur dans un temps donné. Ses nerfs l’abandonnaient pour la première fois de sa vie. Il était tout d’un coup brûlant et brusquement redevenait glacé.

Quand il cherchait à fixer sa pensée, de monstrueuses figures se dressaient devant lui dans l’obscurité et il entendait des fragments de conversation dans lesquels de longues phrases ne signifiaient rien. Il alluma une bougie et s’assit dans son lit, serrant son front dans ses mains et commençant à comprendre ce que c’était réellement que le désespoir.

Lorsque le jour parut, il se creusait encore la cervelle pour trouver un sujet. Et plus la lumière augmentait, plus il se sentait agité. Il n’avait pas l’habitude de remettre ce qu’il avait résolu de faire et il savait qu’il devait écrire ce jour-la les premiers mots de son premier livre ou perdre à jamais tout respect de lui-même. Son supplice devenait intolérable, il se trouvait dans la situation d’un condamné à mort sur le point d’être exécuté et auquel il ne resterait pour unique chance de grâce qu’à inventer un plan de roman. Il ne put supporter cela plus longtemps, et, se jetant à bas du lit, il ouvrit la fenêtre. L’air frais d’une matinée de mai emplit subitement la chambre de fraîcheur et son cerveau surexcité fut pris d’un nouveau sentiment de sa capacité. Sans songer à s’habiller il s’assit devant sa table et prit une plume. Une feuille de papier se trouvait devant lui et l’habitude d’écrire était trop forte pour y résister.

Il jeta un coup d’œil sur le calendrier. On était au 5 mai.

« Bon, dit-il tout haut, les nombres impairs portent bonheur. Va pour mon premier roman. »

Et là-dessus, à sa grande surprise, il se mit à écrire rapidement. Il ignorait ce qui allait venir, à peine s’il savait si son héros avait les cheveux noirs ou châtains, et il n’avait pas du tout songé à l’héroïne. Mais le héros c’était lui-même, passant une anxieuse nuit de désespoir dans la petite chambre d’une modeste maison de New-York. La raison de cette anxiété et de ce désespoir était encore un profond secret pour George, mais il pouvait toujours dépeindre l’état de son esprit, venant justement lui-même de passer une nuit semblable. Il riait malicieusement pendant que sa plume courait rapidement et que les phrases affluaient dans son cerveau. Il trouvait très comique de détailler toutes les souffrances de son héros sans avoir la moindre idée de leur cause ; mais, à mesure qu’il avançait, il trouva que son silence sur ce point important prêtait à son premier chapitre un air singulier de mystère, et son propre intérêt s’éveilla subitement.

Il oublia tout : l’heure, l’époque de l'année, sa toilette, le déjeuner, son père, et quand il se leva il avait écrit le premier chapitre de son roman. Il s’était instinctivement arrêté à cette première halte. Une heure de l’après-midi sonna. Il se frotta les yeux, car tout cela ressemblait à un rêve, à une vision du pays des fées, à une nuit passée au jeu. Sachant à peine ce qu’il venait d’écrire, il eût été absolument incapable de se rappeler les mots qui commençaient le premier alinéa. Mais il connaissait la dernière phrase par cœur, car elle résonnait encore dans son cerveau, et, chose étrange, il savait ce qui devait venir après, bien qu’il lui eût semblé ne pas le savoir tant qu’il avait écrit. Tout en s’habillant, le livre tout entier, confus dans ses détails, mais net dans son contour général, se présenta à sa pensée et il se dit qu’il pourrait l’écrire tel qu’il le voyait. Ce ne serait assurément pas un bon roman, il ne serait jamais publié, mais il tiendrait sa promesse à Constance, il descendit et trouva son père finissant de déjeuner.

« Ma foi, George, dit le vieillard, je croyais que tu ne te lèverais pas aujourd’hui.

— Je ne suis pas bien sur de m’être couché, répondit le jeune homme. Mais je sais que j’ai écrit depuis l’aube et que je n’ai pas déjeuné.

— C’est d’une mauvaise hygiène, dit Jonah Wood en hochant la tête. Tu t’abîmeras l’estomac.

— J’ai absolument oublié de manger. J’avais de la besogne à faire et j’ai voulu la finir.

— Encore des articles ? demanda son père avec un intérêt affectueux.

— Je crois que j’écris un livre, dit George. C’est une sensation nouvelle et très réjouissante, mais je ne puis rien t’en dire avant que je ne sois un peu plus avancé.

— Un livre ? Allons, je te souhaite bien du succès ! »

Trois jours après, George était assis auprès de Constance sur un banc du Parc Central, dans un coin écarté. Le temps était admirablement beau ; le soleil inondait l’univers de ses rayons, et les violettes embaumaient l’air de leur parfum. Tout était frais et paisible et le calme n’était interrompu que par les voix rieuses des enfants qui jouaient à cent pas de l’endroit où Constance et George s’étaient assis…

« À présent, commencez, dit Constance avec empressement lorsqu’elle vit George tirer de sa poche son manuscrit plié.

— C’est un horrible fatras, dit-il. Réellement je ferais mieux de ne pas le lire.

— Faut-il que je m’en aille ?

— Non. Restez.

— Lisez, alors. »

Le jeune homme fut pris en ce moment d’un accès de timidité qu’il ne pouvait s’expliquer, ayant souvent lu à Constance ses petits articles. Il laissa les feuillets pliés sur ses genoux et regarda au loin sans rien voir, souhaitant d’être à cent pieds sous terre. L’émotion le tenait à la gorge, le rendant incapable de lire. Puis tout à coup il se sentit glacé.

« J’attends, » dit-elle avec un doux sourire.

George se mit à rire.

« Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, dit-il. Je comprends maintenant ce que c’est que le trac au théâtre. »

Constance le regarda et cette timidité lui plut davantage que la hardiesse qu’elle avait souvent admirée en lui. Elle sentit qu'elle l’aimait un peu plus et sa voix se fit très douce.

« Avez-vous peur de moi, mon ami ? » demanda-t-elle.

Le sang monta au visage de George. C’était la première fois qu’elle se servait d’une expression tendre en lui parlant.

« Non, plus maintenant, depuis que vous me l’avez demandé, » répondit-il en ouvrant les feuillets.

Et il se mit à lire les trois premiers chapitres sans qu’elle l’interrompît. De temps en temps il jetait un coup d’œil sur le visage de Constance.

Il était très sérieux et pensif et il eût été impossible de deviner ce qui se passait dans son esprit.

Lorsque George eut achevé, il replia vivement les feuillets et les remit dans sa poche sans regarder sa compagne. Il n’osait pas lui demander son opinion et il attendit qu’elle parlât. Mais elle ne dit rien et se renversa sur son siège, en ayant l’air de contempler les arbres.

« Voulez-vous marcher un peu ? » demanda George d’une voix mal assurée.

Il était convaincu qu’elle n’était pas satisfaite.

« Désirez-vous savoir ce que je pense de ces trois chapitres ?

— Oui, s’il vous plaît, répondit-il avec émotion.

— Ils sont très, très bons. Ils valent cent fois mieux que tout ce que vous avez fait jusqu’ici.

— Réellement ? s’écria George d’un ton de surprise et de ravissement sincères. Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Très sérieusement, répondit Constance avec un peu d’impatience. Est-ce que je vous dirais une chose pareille si je ne le sentais pas ? Et vous-même, ne vous en doutiez-vous pas ?

— Non… Je pensais qu’étant écrit si vite, cela ne pouvait pas valoir grand’chose. Et vraiment je le pense encore… J’ai peur que vous ne soyez dans…

— Dans l’erreur ?

— Peut-être… entraînée par votre sympathie pour moi…

— Croyez-moi, ayez confiance en mon jugement ; je sens qu’il est juste. Mais promettez-moi de ne montrer ce livre à personne avant qu’il ne soit entièrement terminé. Voulez-vous ?

— Certes’oui. À qui pourrais-je le montrer d’ailleurs ? J’en aurais honte.

—Vous n’aurez pas à en avoir honte si vous continuez de cette façon-là. Quand en aurez-vous écrit davantage ?

— Donnez-moi trois jours… Cela vous donnera encore trois chapitres au moins et vous fera bien entrer dans l’histoire. Vous ne partez pas encore ?

— Je ne partirai pas avant que ce soit fini, » dit Constance d’un ton très résolu.

Elle pensait que George écrirait mieux s’il écrivait très vite, et elle désirait le presser le plus possible.

« Mais cela peut prendre beaucoup de temps, objecta-t-il.

— Non, répondit-elle. Vous aurez pitié de moi par cette chaleur.

— Je ferai de mon mieux, » dit George.

Il tint parole, et trois semaines après, aux premières heures du jour, il écrivait dans sa chambre la dernière page de son premier roman, il rassembla ses idées et relut la page attentivement jusqu’au bout pour voir s’il n’y fallait pas ajouter quelque chose. Non… il n’y manquait rien, et un seul mot de plus eût gâté le dénouement.

« Je ne sais pas comment cela s’est fait, se dit-il. Mais c’est la fin, il n’y a pas à en douter. Voilà ! George… Winton… Wood… 29 mai. »

Il repoussa le feuillet loin de lui.

Ce roman composé en vingt-quatre jours, pour plaire à Constance, l’avait satisfaite jusque-là ; aimerait-elle les trois derniers chapitres ? Évidemment oui. Il lui porterait le manuscrit complet et lui en ferait cadeau. Il ne pouvait être bon qu’à cela. Il ne fallait pas songer à publier une pareille extravagance, quand bien même il se trouverait un libraire disposé à faire cette folie. En somme, il aurait préféré jeter le tout au feu. Mais puisque cela faisait plaisir à Constance, elle l’aurait, à condition qu’elle ne le montrerait jamais à personne.

Là-dessus George se mit au lit et dormit profondément jusqu’à dix heures du matin ; il rassembla alors son manuscrit, l’attacha en un petit paquet bien propre, et partit pour aller retrouver Constance au lieu de leurs rendez-vous accoutumés, dans le Parc. Il y avait quelques passages très remarquables vers la fin du livre, et comme beaucoup des meilleurs discours étaient mis dans la bouche du héros et adressés à la dame de ses pensées, George trouvait très naturel de les lire à Constance, en donnant à sa voix une intonation très tendre. La jeune fille semblait comprendre l’intention évidente de lui faire la cour, elle l’appréciait, apparemment, car son visage changeait souvent de couleur et il y avait parfois dans ses yeux avec un peu d’humidité un éclat que ne produit pas le simple intérêt d’un roman ordinaire. George écrivait mieux qu’il ne parlait, comme la plupart des hommes nés écrivains. Il y avait de l’harmonie dans ses phrases, mais de l’harmonie naturelle, et non pas le rythme d’une prose étudiée. C’était là ce qui frappait le plus l’attention de la jeune fille pendant qu’elle buvait les mots qu’elle savait être à son adresse et qu’elle trouvait plus beaux que tout ce qu’elle avait entendu jusque-là.

Quoiqu’elle eût exprimé son admiration très franchement et très énergiquement, elle commençait pourtant à douter de son aptitude à juger l’œuvre. Si le talent de George était réellement aussi grand qu’il lui semblait alors, comment était-il resté si longtemps caché ? Plus il avait lu, plus elle avait été étonnée de sa connaissance des hommes et des choses, de sa facilité, de sa souplesse, de la puissance qu’il déployait dans les parties les plus dramatiques de son livre et elle restait certaine que le livre serait lu et goûté par les gens de son milieu. Ce qu’en diraient ou penseraient les critiques, c’était une autre affaire.

Elle s’était préparée à quelque chose de bien pour la fin, mais elle n’avait pas prévu le dénoûment… ce dénoûment qui avait tant surpris l’auteur lui-même dans son inexpérience de ses propres moyens. La voix de celui-ci tremblait en lisant la dernière page sans penser à être honteux de se montrer si ému sur les créations de son imagination. Il était comme dans un rêve, sentant la petite main de Constance serrée étroitement dans la sienne tandis qu’il lisait, puis, quand sa voix s’arrêta, il sentit sa tête tomber sur son épaule. Il ne pouvait apercevoir son visage, mais, en regardant les jolies boucles blondes qui le lui cachaient, il vit une larme de cristal rouler sur la manche de son habit et étinceler au soleil de mai. « Vous avez laissé tomber un diamant, » dit-il à demi-voix.

Elle leva les yeux vers lui avec un doux sourire. Son visage était très près de celui du jeune homme, et quoique celui-ci se rapprochât encore, elle n’éloigna pas le sien. George oublia les bonnes et les enfants qui étaient dans le lointain, et ses lèvres touchèrent la joue de la jeune fille, non pas timidement ni brusquement non plus, bien qu’il sentît que son sang était en feu. Elle se recula alors vivement et retira sa main de la sienne.

« C’est très mal de ma part, dit-elle. Je ne vous aimerai peut-être jamais assez pour cela.

—M’aimez-vous plus maintenant… m’aimez-vous seulement un peu plus ? demanda George très tendrement.

— Je ne sais pas. Je suis très sotte. Votre livre m’a émue… C’est vraiment beau, la dernière partie surtout.

— Je suis bien aise que ce roman vous plaise autant. Il a été écrit pour vous amuser et il y est arrivé. Le voilà. Emportez-le, si vous en avez envie. » Constance le regarda avec surprise, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire.

« Certainement que j’en ai envie, répondit-elle, rapportez-le-moi, quand il sera imprimé.

— Imprimé !… s’écria George d’un ton dédaigneux. Croyez-vous donc que quelqu’un voudrait le publier ? Pensez-vous que je voudrais même l’offrir ?

— Vous ne parlez pas sérieusement ? dit la jeune fille en ouvrant de grands yeux.

— Je parle très sérieusement. Croyez-vous qu’on puisse bâcler un bon roman en trois à quatre semaines, mais il faut au moins six mois pour écrire un livre !

— Comment appelez-vous donc ceci ? demanda Constance se calmant tout à coup et lui prenant le manuscrit des mains.

— Ça ! c’est un barbouillage indigne d’être publié. »

Constance ne pouvait en croire ses oreilles. Elle ne savait pas si elle devait se fâcher de ce dédain persistant pour son opinion, ou être effrayée de l’éventualité qu’il pût avoir raison.

« Nous ne pouvons avoir raison tous les deux, dit-elle enfin avec une soudaine*énergie. L’un de nous doit se tromper… et… j’aime mieux croire que ce n’est pas moi ! »

George se mit à rire et essaya de reprendre le manuscrit, mais elle le mit derrière son dos et le regarda en face.

« Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-il quand il vit qu’elle était résolue à le garder.

— Je ne vous le dirai pas. Vous l’avez écrit pour moi, n’est-ce pas ?

— Oui, mais pour vous seule.

— Pas du tout. C’est ma propriété et j’en ferai l’usage que je voudrai.

— Je vous en prie, ne le montrez à personne, dit-il très sérieusement.

— Je ne promets rien. C’est à moi d’en disposer comme je le jugerai bon.

— Laissez-moi du moins le revoir… Je suis sûr qu’il est rempli de fautes, il y a un tas de mots passés, et la ponctuation est défectueuse.

— Non ; je ne veux pas. Vous pourrez faire vos corrections sur les épreuves. Vous me parlez toujours de ce que vous faites sur les épreuves.

— Constance ! Pour l’amour du ciel, rendez-le-moi et n’y pensez plus.

— Je ne vous rendrai rien du tout.

— Je vous en prie…

— Si vous n’êtes pas parti avant que j’aie compté jusqu’à cinq je vous haïrai. Je commence… un… deux…

— Eh bien, voici une satisfaction, dit George renonçant à la lutte : si vous l’envoyez à lire à un éditeur, vous ne le reverrez jamais et vous n’en entendrez plus parler.

— Je serai sur son dos jusqu’à ce qu’il le lise, dit Constance en riant. Voulez-vous être assez bon pour me conduire jusqu’à ma voiture ?… »

George l’accompagna et l’aida à monter dans le coupé qui l’attendait à une petite distance de l’endroit où ils s’étaient assis. Il était complètement abasourdi par la nouveauté de la situation et n’essaya même pas de parler.

La voiture partit. Constance n’avait pas décidé de ce qu’elle ferait de sa prise, mais elle ne fut pas longtemps à prendre un parti. George lui avait souvent parlé de son ami Johnson comme d’un homme très sûr sous tous les rapports.

C’était à lui qu’elle s’adresserait.

Elle donna donc ordre au cocher de la conduire aux bureaux du journal auquel Johnson appartenait.