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Insaisissable amour/10

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert & Cie (p. 104-118).

X

Constance ne trouva pas Johnson sans avoir plusieurs fois demandé son chemin et sans l’avoir perdu presque aussi souvent, dans l’immense bâtiment où étaient situés les bureaux du journal. Son apparition ne manqua pas non plus d’exciter la surprise et l’admiration des nombreux reporters, commissionnaires, et autres employés de l’administration qui la virent passer rapidement de corridor en corridor. Johnson se trouvait heureusement dans son bureau.

« Entrez ! dit-il d’un ton bref, sans lever les yeux. Voyons… qu’est-ce encore ? Oh ! fit-il en voyant la jeune fille debout devant lui, je vous demande pardon, madame !

— C’est à M. Johnson que j’ai le plaisir de parler ? » demanda Constance.

Elle commençait à être surprise de son audace et regrettait presque d’être venue.

« Oui, madame, et mon temps est à votre service, dit le journaliste en avançant son meilleur fauteuil.

— Merci. Je ne vous importunerai pas longtemps. Voici le manuscrit d’un roman… »

Johnson l’interrompit brusquement.

Excusez-moi, madame, mais pour éviter tout

malentendu, je vous dirai franchement que nous ne publions jamais de romans…

— Je le sais, interrompit Constance. Permettez-moi de vous expliquer… »

Johnson inclina la tête et prit une attitude attentive.

« L’auteur de ce livre est M. George Winton Wood,… un de vos amis, continua la jeune fille.

— Je le connais très bien. »

Johnson se demanda pourquoi George n’était pas venu lui-même et s’étonna surtout qu’il disposât d’une si jeune et si belle ambassadrice.

« Oui, il m’a souvent parlé de vous, dit Constance. Eh bien, il ne trouve pas ce roman digne d’être publié. Je l’ai lu et suis d’un avis tout différent. Je désire vous demander une grande faveur. Voulez-vous le lire ? »

Le jeune homme hésita. Il était foncièrement consciencieux et craignait qu’il n’y eût quelque chose de singulier dans cette affaire.

« Pardon, dit-il, mais M. Wood sait-il que vous me l’avez apporté ?

— Non, certes. Et je ne voudrais pas pour rien au monde qu’il le sût !

— Alors j’aimerais autant ne pas…

— Mais c’est superbe, s’écria Constance avec chaleur. Et il veut le brûler. Ce livre fera sa réputation, j’en suis convaincue ! Et c’est pour cette raison que je n’ai pas voulu lui promettre de ne pas le montrer. Je vous en prie, je vous en prie, monsieur Johnson…

— Mon Dieu ! si vous m’affirmez qu’il n’y a pas eu de promesse.

— Vous pouvez en être sûr. Je vous serais obligée de me donner votre opinion très vite. Si vous commencez à le lire, vous ne pourrez plus le quitter. »

Johnson sourit à la pensée des centaines de manuscrits qu’il avait lus pour les éditeurs et qu’il avait cependant quittés sans beaucoup de difficulté.

« C’est certain, continua Constance. Ce roman est très beau. Il y a des années qu’on n’a rien publié d’aussi bon.

— Parfaitement, madame, donnez-moi le manuscrit, je le lirai. Quand faudra-t-il le renvoyer, ou aimez-vous mieux ?… »

Il s’arrêta, ne sachant pas si elle désirerait donner son nom. Constance hésita aussi et rougit légèrement.

« Je suis Mlle Fearing, dit-elle. Je demeure dans Washington Square. Voulez-vous prendre l’adresse par écrit ? Venez me voir, je vous prie, si vous n’êtes pas trop occupé.

— Je vous reporterai le manuscrit après-demain, mademoiselle.

— Oh ! oui, s’il vous plaît. Pas trop tard, parce que je ne voudrais pas partir avant d’avoir votre avis et je voudrais être à Newport le plus tôt possible. N’est-ce pas ?… si ce n’est pas vous donner trop d’embarras.

— Pas le moins du monde, mademoiselle, » dit le journaliste avec empressement.

Il pensait que pour le plaisir de causer avec une aussi jolie personne ;, il se donnerait beaucoup plus d’embarras qu’il n’y en avait à s’arrêter à Washington Square qui était sur son chemin.

« Merci. Vous êtes bien bon. Au revoir, monsieur. »

Elle tendit la main, mais Johnson prit son chapeau et se disposa à l’accompagner.

« Permettez-moi de vous reconduire, mademoiselle, dit-il.

— Je vous remercie, mais j’ai une voiture, dit Constance. Si vous voulez seulement me montrer le chemin… jusqu’en bas ; il m’a paru très compliqué.

— Certainement, mademoiselle. »

Constance n’avait pas à première vue été aussi impressionnée par cet homme qu’elle s’y était attendue. Il n’avait en somme rien dit de remarquable, ce qui n’était guère étonnant d’ailleurs, car il n’avait pas eu, dans cette courte conversation, beaucoup d’occasions de faire de l’esprit. Il appartenait à un milieu qui ne lui était pas familier et elle ne put s’empêcher de se demander si George n’avait que des amis de ce genre. Non qu’il y eût rien de commun ni de vulgaire en ce Johnson dont George faisait tant d’éloge. Il parlait tranquillement, sans aucun accent particulier, et tout à fait sans affectation. Il était habillé avec une simplicité et un goût parfaits, et il n’y avait rien de gauche en ses manières. Constance eût même vaguement désiré qu’il montrât un peu plus de gaucherie et de timidité. C’était évidemment un homme bien élevé et George disait que c’était un homme de la plus haute érudition. Mais lorsque Constance lui donna la main et qu’il eut fermé la portière du coupé, elle fut vivement frappée par l’impression que M. Johnson n’était assurément pas un homme qu’elle inviterait à dîner.

Elle était persuadée que si elle le rencontrait dans le monde elle éprouverait une vague surprise de l’y voir, bien qu’il lui eût été impossible de dire pourquoi il n’y pourrait pas être. D’un autre côté, n’ignorant pas qu’elle s’était mise jusqu’à un certain point à sa discrétion, puisqu’il était impossible qu’il ne devinât pas le motif de l’intérêt qu’elle portait à George Wood, elle préférait pourtant s’être confiée à cet étranger plutôt qu’à aucune des personnes de sa connaissance.

À cinq heures, le jour fixé, Johnson se rendit chez Mlle Fearing.

« Que vous êtes aimable ! » dit Constance lorsqu’il entra.

Il tenait le manuscrit à la main.

« Et qu’en pensez-vous ? Avais-je raison ?

— Je suis excessivement surpris, dit le jeune écrivain. C’est un livre remarquable, et il faut le faire publier tout de suite. »

Constance était certaine de la réponse, mais elle rougit de plaisir, ce qui n’échappa pas au calme examen de Johnson.

« Vous trouvez réellement que M. Wood a du talent ? demanda-t-elle, uniquement pour entendre un autre mot d’éloge.

— Il y a plus de talent dans une seule de ces pages que dans la plupart des ouvrages qui réussissent couramment, répondit Johnson avec énergie.

— Que je suis heureuse de votre appréciation,… oui, bien heureuse. Et quelle est la première chose à faire pour que ce soit publié ? Je vais à présent réclamer votre aide, après vous avoir demandé votre avis.

— Voulez-vous me laisser l’affaire en main, mademoiselle ? »

Constance hésita. Il n’y avait personne qui fût plus à même de mener cette affaire à bien, et cependant elle réfléchit qu’elle ne connaissait rien ou presque rien de l’homme qui était devant elle, en dehors des éloges que George lui avait faits de son intelligence.

« En admettant qu’un éditeur acceptât le livre, dit-elle prudemment, que donnerait-il à M. Wood.

— Dix pour cent sur le prix marqué, répondit Johnson sans hésiter.

— De chaque exemplaire vendu, bien entendu, dit Constance qui avait une tête remarquable pour les affaires. Ce n’est pas beaucoup, n’est-ce pas ?

— C’est ce que donnent généralement les éditeurs, répondit-il.

— Et aucun d’eux ne voudrait faire plus pour ce livre ? Vous devez être au courant, naturellement. Avez-vous jamais publié quelque chose vous-même ? Pardonnez mon ignorance.

— J’ai publié jadis un volume d’essais critiques, répondit Johnson.

— Sous quel titre ? Il faut que je le lise. Dites-le-moi, je vous prie.

— Cela n’en vaut pas la peine, je vous assure. Le titre était : “Essais Critiques,” par William Johnson.

— Merci. Je m’en souviendrai. Et en faisant de votre mieux pour le livre de M. Wood, croyez-vous qu’il puisse être publié dans une quinzaine ?

— Une quinzaine ! s’écria Johnson stupéfait de cette énormité. Trois mois, vous voulez dire.

— Trois mois ! mon Dieu, que c’est long ! »

Johnson lui promit de faire tous ses efforts pour hâter la publication du roman, tout en la prévenant de ne pas en attendre de nouvelles avant plusieurs mois. Ensuite il prit congé d’elle.

Une demi heure plus tard Constance était chez son libraire.

« Je voudrais un volume intitulé « Essais Critiques, » par William Johnson, dit-elle. L’avez-vous, monsieur Popples ? »

Elle attendit quelque temps avant qu’on le lui apportât. Puis elle feignit de le parcourir attentivement.

« Cela vaut-il la peine d’être lu ? demanda-t-elle négligemment.

— Excellent, mademoiselle Fearing, » répondit le libraire.

Il connaissait Constance depuis son enfance, alors qu’elle était passionnée pour les livres d’images.

« Excellent, répéta-t-il avec conviction. Un peu aride, peut-être, mais vraiment excellent.

— Savez-vous si cela a eu du succès.

— Oui, je le sais, mademoiselle Fearing, répondit M. Popples avec un sourire à double entente. Je le sais très bien. Il m’est revenu aux oreilles que le livre n’a pas couvert les frais d’impression.

— L’auteur n’a-t-il pas même touché dix pour cent du prix marqué ? » demanda Constance. M. Popples la regarda un moment, se demandant évidemment où elle avait ramassé cette phrase. Il la soupçonna immédiatement d’avoir commis quelque méfait littéraire en un volume.

« Non, mademoiselle Fearing. J’ai su par hasard que M. Johnson n’avait pas touché dix pour cent sur le prix marqué ; il ne lui a même rien rapporté du tout, excepté une quantité d’articles très flatteurs. Mais, excusez-moi, mademoiselle Fearing, si vous songiez à vous risquer à publier quelque chose… »

Sa voix s’abaissa à une intonation confidentielle.

« Moi ? s’écria Constance.

— Mon Dieu, mademoiselle Fearing, cela pourrait se faire très discrètement. Rien qu’un petit volume de jolis vers ? Est-ce cela, mademoiselle Fearing ? Je crois que cela ferait du bruit dans la société, et s’il vous plaisait de vous adresser à moi, je connais un éditeur…

— Mais, monsieur Popples, interrompit Constance se remettant assez vite de l'amusement qu’elle éprouvait pour interrompre le cours des offres engageantes du libraire, je n’ai jamais rien écrit de ma vie. Je vous demandais cela par pure curiosité. »

M. Popples sourit doucement, sans la moindre apparence de désappointement.

« Tant mieux, mademoiselle Fcaring, dit-il. Ces petites tentatives littéraires de jeunes demoiselles tournent rarement à bien ? ”

Le vieillard enveloppa le volume des « Essais Critiques » par William Johnson et le tendit pardessus la table à Constance.

«Y a-t-il autre-chose pour votre service, mademoiselle Fearing ? Un ou deux romans pour le mois de mai ? Non ? Permettez-moi de porter cela à votre voiture.

— Merci. Je suis à pied, je vais l'emporter. Bonsoir.

— Bonsoir, mademoiselle Fearing. Voici votre ombrelle. Bonsoir, mademoiselle Fearing. »

Constance avait ce qu’elle était venue chercher. Si William Johnson, auteur des « Essais Critiques », un journaliste et un homme très probablement au fait des tenants et aboutissants de la librairie, n’avait rien gagné avec son livre qui avait eu du succès, George ferait une très bonne affaire en recevant dix pour cent du prix marqué de chaque exemplaire de son roman. Constance sentit alors qu’elle avait fait tout ce qu’elle pouvait faire, et en conséquence elle fit ses préparatifs de départ.

Elle était bien aise de partir, afin de s’étudier elle-même. Sa nature éminemment scrupuleuse craignait de commettre quelque méprise qui pourrait gâter la vie de George et la sienne. Elle était dans l’appréhension continuelle de se laisser emporter par l’impulsion du moment à dire quelque chose qui pourrait l’obliger à l’épouser, avant d’avoir senti qu’elle l’aimait autant qu’elle désirait l’aimer. En se reportant en arrière, elle regrettait amèrement de lui avoir permis de lui embrasser la joue ce matin-là dans le Parc. Elle se trouvait alors sous l’influence d’une forte émotion, produite par le dénouement de son livre, et, à ses yeux, il lui semblait qu’elle avait très mal agi. Si elle avait été capable de pousser plus loin son analyse, elle eût découvert que derrière cette défiance d’elle-même, il y avait une persistante défiance de George. Une année auparavant, elle avait cru possible qu’il fût attiré par sa fortune. À présent elle eût repoussé cette idée, si elle se fût présentée, quoiqu’elle persistât néanmoins sous une forme plus subtile.

« Il m’aime sincèrement, se disait-elle. Il m’épouserait à présent, même si j’étais pauvre. Mais m’eût-il aimée dès le début si j’avais été pauvre ? »

Cette question la tourmentait perpétuellement en lui suggérant bien des doutes malfaisants. Mais elle restait pourtant convaincue de deux choses. D’abord, qu’elle était singulièrement influencée par la présence de George à dire et à faire des choses qu’en d’autre temps elle n’eût jamais ni dites ni faites, et ensuite, qu’elle l’aimât vraiment ou non, elle ne croyait pas pouvoir aimer quelqu’un autant. Dans ces conditions, il valait évidemment mieux qu’elle ne le vît pas pendant un certain temps. Elle se retirerait ainsi de la sphère de son influence directe, et aurait le loisir d’étudier et de peser ses propres sentiments avant d’arriver à une décision. Néanmoins, elle envisageait d’avance le moment de se séparer de lui avec presque du chagrin. Contrairement à son attente l’entrevue fut très calme.

Ils causèrent un peu du roman, Constance affectant un air de mystère relativement à son avenir, George en parlant avec la plus grande indifférence. Quand il se leva pour partir, elle lui posa la main sur le bras.

« Vous ne me croyez pas complètement insensible, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, les yeux fixés sur un certain bouton de sa redingote.

— Non, répondit George. En tout cas, je vous crois très sincère. Je voudrais même que vous oubliez parfois d’être aussi sincère vis-à-vis de vous.

— Je serais très coupable, en commettant ainsi une déloyauté et une injustice envers vous. Supposons… supposons seulement… que je me décide à vous épouser et que je découvre trop tard que je ne vous aimais pas. Ne serait-ce pas affreux ? N’est-il pas préférable d’attendre encore un peu ?

— Vous ne pouvez m’accuser de vous avoir pressée de prendre une décision, dit George, trahissant d’un mot sa jeunesse, son ignorance des femmes, et son empressement presque extravagant à obéir à Constance en tout et pour tout.

— Vous êtes très généreux, répondit-elle, les yeux toujours fixés sur le bouton de sa redingote. Mais je ne veux pas sentir que je gâte votre vie…, non, laissez-moi parler… Dans six mois, vous serez célèbre. Je le sais. Vous pourrez alors épouser qui vous voudrez. Je ne veux pas vous épouser maintenant. car je ne vous aime pas assez. Vous êtes donc libre ; rien ne vous engage. Vous voyagerez cet été, puisque vous avez plusieurs invitations à la campagne. Si vous voyez quelqu’un qui vous plaise plus que moi, ne vous croyez lié par aucune promesse. Cela ne me ferait pas mourir de chagrin si vous en épousiez une autre. »

Malgré son calme, il y avait dans sa voix un léger tremblement qui n’échappa pas à l’oreille de George.

« Je n’en aimerai jamais une autre, répondit-il simplement.

— Rien ne vous empêche cependant, ni moi non plus. Mais l’attente doit avoir une limite et…

— Là-dessus, je suis de votre avis, Constance, approuva George. Dites que si, au mois de mai prochain, vous ne m’aimez pas moins qu’à présent, vous serez ma femme.

— Non. Il faut que je vous aime davantage. Si je vous aime mieux qu’à présent, c’est que mon amour ne pourra désormais que croître, et je vous épouserai.

— En mai ?

— En mai, l’année prochaine. Mais ce n’est pas un engagement. Je ne fais pas de promesse et je n’en accepte aucune de vous. Vous êtes libre et moi aussi jusqu'au 1er mai…

— Je ne serai plus jamais libre, ma bien-aimée, » dit George avec joie, car il attendait de grandes choses de ce bizarre arrangement.

Il s’approcha d’elle très tendrement ; une seconde de plus, et ses lèvres allaient toucher sa joue, comme elles l’avaient déjà touchée une fois. Mais Constance se rejeta vivement en arrière.

« Non… non… dit-elle en riant, cela ne fait pas partie de l’arrangement. Cela engage beaucoup trop. »

Le visage de George devint triste. Il éprouvait un vif désappointement, qu’il n’essaya pas de dissimuler. Constance le regarda un instant.

« N’ai-je pas raison, voyons ? demanda-t-elle. —Vous avez toujours raison… même quand vous me faites de la peine, répondit-il avec une ombre d’amertume.

— Vous ai-je fait de la peine ?

—Oui.

— Quelque chose, dans mes manières, a-t-il pu vous faire supposer que je vous permettrais de m’embrasser pour me dire adieu ?

— Oui.

— Eh bien, je ne veux pas que vous vous en alliez avec l’impression que je vous ai déçu, » dit Constance en revenant à lui.

Puis, mettant ses deux mains autour du cou du jeune homme, elle l’embrassa doucement sur les deux joues.

« Pardonnez-moi, dit-elle. Je n’avais pas l’intention de vous causer du chagrin. Adieu… mon chéri. »

George quitta New-York vers la fin de juin. Il avait beaucoup écrit dans le courant de l’année et avait gagné assez d’argent pour se donner un peu de repos pendant les mois de chaleur. Il essaya de persuader à son père de l’accompagner. Mais celui-ci déclara que rien ne pourrait le décider à gaspiller de l’argent en voyages. Le vieillard était effectivement astreint à une sévère économie de tous les instants, mais il appréhendait surtout le manque de confort des hôtels. George partit donc seul.

Il avait déjà entamé un autre roman. Il ne considérait pas du tout son premier effort comme un véritable livre, mais à présent qu’il avait commencé de boire à la coupe d’imagination, la soif l’avait saisi, et il lui fallait l’apaiser. Cette fois-ci, cependant, il se mit résolument à l’œuvre pour faire de son mieux, s’efforçant de réprimer son ardeur et tâchant de se garantir de la fièvre qui menaçait de le pousser à l’extravagance. Il bornait rigoureusement son travail à quelques pages par jour, polissant chacune de ses phrases et les méditant longuement avant de les écrire. De cette manière, il était arrivé à produire environ la moitié d’un volume vers la fin d’août ; il se trouvait alors dans une charmante maison de campagne près de la mer, au milieu d’une nombreuse société. Il avait presque oublié son premier livre et ne se souvenait qu’obscurément de ce qu’il y avait mis. Il revoyait en pensée sa fiévreuse production comme une sorte de rêve délirant pendant lequel il avait divagué dans une langue qui lui était à présent étrangère.

Un après-midi, au milieu d’une partie de tennis, on lui apporta un télégramme.

« Rob Roy et Cie publient livre immédiatement Angleterre et Amérique. Garantissent redevance dix pour cent prix marqué. « Réponse télégraphique. C. F. »

George possédait un très grand empire sur soi, mais il arriva difficilement à maîtriser l’émotion que lui causait cette nouvelle. Il mit la dépêche dans sa poche et continua néanmoins de jouer, mais il perdit la partie d’une façon honteuse et fut accablé de reproches par sa cousine, Mamie Trimm, qui se trouvait être sa partenaire. Mamie Trimm et sa mère étaient invitées dans la même maison, au grand regret de Mme Sherrington Trimm qui trouvait que Mamie avait déjà beaucoup trop d’inclination pour George. C’était à dessein que la maîtresse de la maison les avait réunis, pensant que George aimait la jeune fille et trouvant cette union tout à fait convenable.

Il s’échappa dès que cela fut possible et alla au bureau du télégraphe. Le style d’affaires de la dépêche de Constance bétonnait, et il se demanda si derrière elle il n’y avait pas quelque autre personne. La phrase sur la redevance ne semblait pas être une expression de femme ; cependant, elle pouvait l’avoir copiée sur la lettre des éditeurs.

George s’était d’abord dit que si son premier roman courait réellement le risque d’être publié, il s’opposerait de tout son pouvoir à ce ridicule. À présent, il n’éprouvait plus la même crainte, MM. Rob Roy et Cie étaient de grands éditeurs très sérieux, dont le nom seul était pour un livre une véritable chance de succès, et George savait très bien qu’ils ne publieraient pas une chose sans valeur. Mais il ne s’enorgueillissait pas de cette nouvelle, quelque surprenante qu’elle pût être. Il était étrange, certes, qu’une maison d’un si bon jugement eût accepté son roman ; mais elle avait dû se tromper pour cette fois. En tout cas, il se ferait envoyer les épreuves et, avec de nombreuses corrections, tâcherait de rendre l’ouvrage présentable.

Sa réponse à la dépêche de Constance fut courte.

« Déplorable catastrophe. Plains public. Remercie éditeurs. « Accepte conditions. Où sont les épreuves ? G. W. »

Revenu à New-York pour corriger ses épreuves, il ouvrit le paquet de l’imprimeur et se mit à lire son roman avec un intérêt palpitant, il ne fit aucune correction ce jour-là. Le lendemain seulement, il fut en état de le parcourir avec calme.

George s’éveilla un matin pour se trouver sinon un homme célèbre, du moins le sujet de conversation du jour. Une semaine ne s’était pas écoulée que les journaux étaient remplis de comptes rendus de son livre, tous plus élogieux les uns que les autres.

Personne ne semblait s’apercevoir que George Winton Wood, le romancier, pouvait être le même homme que G. W. Wood, le signataire de tant de modestes articles dans les revues.

Il entra un jour dans la gare du chemin de fer et fut étonné de voir les murs couverts d’immenses affiches, de trois pieds carrés, portant son nom et le titre de son livre, alternativement, en énormes lettres noires sur fond blanc. George s’approcha du jeune commis de la bibliothèque.

« Ce livre se vend-il beaucoup ? demanda-t-il tranquillement.

— Comme des petits pâtés, répondit le vendeur en lui offrant sa propre œuvre. Un dollar vingt-cinq cents.

— Merci, dit George. Je ne veux pas donner ce prix-là pour un roman.

— Eh bien, il y en a d’autres qui les donneront, répondit le jeune homme. Rangez-vous un peu de côté, s’il vous plaît, et faites place à ces dames. »

George sourit et s’éloigna.