Insaisissable amour/27

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert & Cie (p. 297-308).

XXVII


Il ne serait pas juste de dire que, pendant les jours qui suivirent la rupture de son engagement avec Mamie Trimm, George Wood fut insensible, parce qu’il était complètement inconscient de l’existence de la jeune fille pendant la plus grande partie des vingt-quatre heures. Par une coïncidence qu’il n’eût certainement pas évoquée, un courant de pensées s’était établi dans son cerveau une heure ou deux après la catastrophe, et il fut impuissant à l’arrêter dans sa marche jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la fin. Pendant neuf jours consécutifs, il n’avait pas quitté la maison sortant à peine de sa chambre pour prendre ses repas, ce qu’il faisait d’ailleurs très sommairement, sans perdre de temps en conversations inutiles. Le matin du dixième jour, il s’aperçut qu’il en était au dernier chapitre et il s’assit devant sa table dans cet état d’esprit auquel arrive un très jeune auteur après une semaine et demie de fatigue et de surexcitation incessantes. La chambre lui paraissait tourner autour de lui, tout devenait confus excepté son papier, la pointe de sa plume, et le panorama mouvant de son cerveau, dont il était essentiel de saisir tous les détails avant qu’ils disparussent dans les ténèbres, ou les idées sont à jamais perdues. Sa main était glacée et mal assurée, son visage pâle, les yeux battus, les paupières enflées, et les vaines des tempes saillantes. Tout en écrivant, il agitait nerveusement les pieds, levait l’épaule gauche avec impatience à la plus légère hésitation, et ses traits habituellement imperturbables exprimaient chaque pensée, pendant qu’il la rendait par des mots. La maison aurait pu brûler sur sa tête, il aurait continué d’écrire jusqu’à ce que le papier fût en feu sous sa main. Aucun bruit ordinaire ne fût arrivé à ses oreilles, qui n’entendaient que le grincement de la pointe d’acier, il aurait tout aussi bien travaillé au milieu du tapage du salon commun d’un hôtel ou dans une gare de chemin de fer que dans le silence et la solitude de sa chambre. Il avait atteint ce degré d’abstraction où rien n’a plus la moindre importance pour l’écrivain, pourvu que l’encre coule et que le papier ne boive pas. Semblable à un habile bretteur, il ne voyait que l’œil de son ennemi et l’état des armes. Les armes étaient la plume, l’encre, le papier ; l’ennemi était l’idée à poursuivre, à atteindre, à percer, et à abattre avant qu’elle pût prendre une autre forme ou s’échapper pour retourner dans le chaos. Le soleil s’éleva au-dessus de la petite cour sur laquelle donnait sa fenêtre et commença à briller à travers la chambre. Puis survint un ouragan : le ciel se fit tout à coup noir pendant que le vent sifflait dans la cour avec ce bruit désagréable qu’il fait dans les grandes villes, si différent de ses soupirs, de ses gémissements, et de ses rugissements au milieu des arbres et des rochers. Les premiers flocons de neige vinrent tourbillonner autour des vitres et glisser jusqu’au bas du châssis de la fenêtre. Le vent s’apaisa et la neige continua à tomber silencieusement comme si du ciel un rideau de dentelle se déroulait sans fin. Puis, les flocons s’éclairèrent d’un rayon de soleil et se fondirent en de brillantes gouttes d’eau diaphanes qui disparurent à leur tour, et le petit morceau de ciel au-dessus de la cour reprit encore une fois sa clarté bleue, comme un saphir trempé dans l’eau pure. Il était plus de midi et George ne s’apercevait pas qu’il n’avait ni mangé ni bu depuis le matin et qu’il avait même oublié de fumer. L’un après l’autre, les feuillets avaient été numérotés, remplis, mis de côté, sans qu’il eût levé la tête, ni regardé ailleurs que sur son travail, dans la crainte de perdre quelque chose de la scène sur laquelle toutes ses facultés étaient intérieurement concentrées pour arriver à transcrire chaque mot, à noter chaque attitude fugitive et chaque geste des acteurs qui la jouaient à son profit.

Quelqu’un frappa à la porte, doucement d’abord puis un peu plus fort. Alors, ne recevant pas de réponse, on entendit les pas de cette personne s’éloigner. Un coup de canon tiré dans la chambre eût à peine fait tourner la tête à George en ce moment. Plusieurs minutes s’écoulèrent, puis des pas plus lourds se firent entendre de nouveau, la clef tourna, la porte roula sans bruit sur ses gonds. La tête grise de Jonah Wood parut dans l’entrebâillement. George n’avait rien entendu et pendant plusieurs secondes le vieillard l’observa curieusement. Il avait le plus grand respect pour la retraite de son fils quand il travaillait, bien qu’il ne put exactement comprendre l’effet troublant d’une interruption sur un cerveau organisé d’une façon bien autrement impressionnable que le sien. À présent, cependant, l’affaire était sérieuse et il fallait que George fût interrompu coûte que coûte. Celui-ci ne s’apercevait évidemment pas de la présence de son père. Jonah Wood résolut d’être prudent.

« George ! » murmura-t-il très bas.

Mais George n’entendit pas.

Il n’y avait plus qu’à aller le réveiller. Le vieillard s’avança aussi doucement qu’il put sur le parquet sans tapis et se plaça devant le jour. George leva alors la tête et tressaillit violemment ; sa plume sauta en l’air et vint retomber sur la table. En même temps, il poussa un petit cri aigu, semblable à celui que pourrait faire entendre un homme blessé cruellement dans une bataille. Puis il aperçut son père et partit d’un éclat de rire.

« Ah ! tu m’as fait peur. Je ne t’avais pas vu entrer dit-il vivement.

— Je le regrette, dit son père qui ne comprenait pas qu’un homme habituellement calme et courageux pût être si facilement épouvanté. C’est assez important, sans cela je ne t’aurais pas dérangé. M. Sherrington Trimm est en bas.

— Que veut-il ? demanda George d’un air distrait, comme s’il avait oublié ce nom.

— Il te demande, mon cher enfant. Il faut que tu descendes tout de suite. C’est très important. On a enterré Thomas Craik hier.

— Enterré !… s’écria George.

— J’ai appris qu’il était mort il y a plusieurs jours, à la suite de l’accès de colère qu’il a eu. Tu te souviens. Mais qu’as-tu, George ?

— Ne le vois-tu pas ? s’écria George avec un peu d’impatience. Je finis mon livre. Ce vieillard est mort… Et puis après ? Il a eu tout le temps de changer son testament… Que veut Sherry ?

— Il n’a pas changé son testament et M. Trimm veut te le lire. George, tu n’as pas l’air de comprendre que tu es riche, très, très riche, répéta Jonah Wood en appuyant énergiquement.

S’il te le lisait à toi, ce testament, cela ferait le même effet, » dit George en ramassant la plume tombée, en examinant la pointe, et la trempant dans l’encre.

Il n’était pas bien certain que son indifférence ne fût pas en partie affectée, par suite de son extrême impatience de terminer son livre. Mais pour Jonah Wood elle avait toute l’apparence de la sincérité.

« Je suis très surpris, George, dit le vieillard d’un air grave. Es-tu dans ton bon sens ? Tu n’es pas malade ? J’ai peur que cette bonne nouvelle ne t’ait bouleversé. »

George se leva avec une exprès Jon de regret, après avoir parcouru les derrières lignes qu’il avait écrites.

« S’il n’y a pas moyen de faire autrement, je descends. Pourquoi ce vieil animal ne t’a-t il pas laissé son argent plutôt qu’à moi ? Tu ne t’imagines pas que je vais le garder, je pense. La plus grande partie t’appartient dans tous les cas.

— J’ai compris, répondit Jonah Wood en le poussant doucement vers la porte, que la fortune est assez considérable pour couvrir quatre ou cinq fois ce que j’ai perdu, sinon plus.

— Elle est vraiment si considérable que cela ? demanda George un peu surpris.

— Oui, mon cher enfant, » répondit son père avec un rire particulier que George n’avait pas entendu depuis bien des années.

Jonah Wood fut honteux de laisser voir tant de satisfaction. Il rentrait dans ses principes de ne jamais faire aucune démonstration de ses sentiments, mais il ne pouvait être complètement maître de lui et ses yeux avaient un éclat inaccoutumé. George, qui pendant ce temps avait repris ses sens, remarqua le changement de physionomie de son père et le comprit.

« Ce sera joliment bon d’être encore riche, n’est-ce pas, père ? dit-il familièrement et avec plus d’affection qu’il n’en montrait généralement dans ses manières et dans sa voix.

— Très bon, oui, certes, répondit Jonah Wood avec le même rire singulier. M. Trimm m’a dit que tu héritais la maison relie qu’elle est, avec les collections, les chevaux,… tout enfin. En somme, cela a tout l’air d’une restitution. Oui, avec des intérêts composés. Allons, vive le millionnaire ! » s’écria-t-il en quittant enfin la chambre.

La position dans laquelle se trouvait Sherrington Trimm cet après-midi-là était désagréable. C’était déjà assez déplaisant de se retrouver en face de George après ce qui s’était passé, mais il était encore plus pénible de venir le trouver comme l’exécuteur du testament qui avait causé tant de troubles et d’apporter à l’héritier l’acte même que sa femme avait volé dans son étude et de lui remettre la fortune qu’elle avait essayé par des moyens indignes de faire arriver dans les mains de sa fille. Mais l’empire que Sherrington Trimm savait prendre sur lui-même l’avait fait triompher de bien des moments difficiles dans la vie et il n’avait pas songé un instant à députer une autre personne à sa place pour remplir cette dure corvée.

Jonah Wood laissa son fils à la porte du salon et disparut discrètement. George entra et trouva M. Trimm debout devant le feu, un rouleau de papiers à la main. Il était un peu pâle, mais sa tenue et son attitude étaient aussi correctes que jamais.

« George, dit-il avec franchise en lui prenant la main, ce pauvre Tom vous a laissé toute sa fortune, comme il l’avait dit. Je regrette d avoir été obligé de venir en personne, mais les affaires sont les affaires ; ne voyez en moi ici que l’homme de loi.

— Je n’oublierai jamais que vous êtes mon cousin, répondit George. Nous pouvons, vous et moi, éviter les sujets désagréables et rester bons amis comme toujours.

— Vous êtes un brave garçon, George. La meilleure preuve, c’est que l’affaire ne s’est ; pas ébruitée. Nous avons tout simplement annoncé que le mariage était rompu.

— Alors Mamie a refusé de changer d’avis, observa George, s’étonnant d’avoir jamais eu l’intention de l’épouser et d’avoir pu oublier qu’à sa dernière entrevue avec Sherry Trimm, il avait laissé la chose pendante et refusé de retirer sa promesse.

— Mamie ne changerait d’avis que si je le permettais, répondit Trimm d’un ton bref. Mais revenons aux affaires. Voici le testament. Je l’ai ouvert hier après les funérailles en présence de la famille et des témoins, comme il est d’usage en pareil cas.

— Excusez-moi, dit George. Je suis bien aise de n’avoir pas été présent, mais n’eût-il pas été convenable de me faire prévenir ?

— Je supposais que vous aviez appris la mort, comme tout le monde. En tout cas, je ne vous aurais pas prévenu. Votre père et vous, on le savait, n’étiez pas en bons termes avec Tom et si l’on vous avait envoyé chercher, cela aurait pu faire croire que nous connaissions le contenu du testament.

— Je comprends, dit George. Merci. Vous avez été très prudent. »

Il prit l’acte des mains de Trimm et le lut en hâte. Son contact lui était désagréable en lui rappelant où il l’avait vu en dernier lieu.

« J’aurais cru qu’il en eût fait un autre après ce que je lui avais dit, remarqua George. Êtes-vous bien certain qu’il ne l’ait pas recommencé ?

— Positivement. Il l’a gardé constamment avec lui. On l’a trouvé sous son oreiller après sa mort. Ses dernières paroles ont été pour que vous héritiez sa fortune, que vous le vouliez ou non. C’était chez lui une idée fixe. Je pense que vous savez pourquoi. Il sentait qu’une partie en appartenait de droit à votre père. La transaction par laquelle il l’avait acquise était légale… mais étrange. Il y a des singularités dans la famille de ma femme. »

Sherry Trimm détourna la tête et tira nerveusement sa moustache.

« Il y aura bien des formalités, continua-t-il. Tom possédait des propriétés dans plusieurs États. Je vous ai apporté l’inventaire. Vous pourrez entrer immédiatement en possession à New York, bien entendu. Cela demandera un peu de temps pour arranger le reste et faire homologuer le testament au moins une douzaine de fois. S’il vous convient de vous installer dans la maison dès aujourd’hui, rien ne vous en empêche, il n’y a personne pour s’y opposer.

— J’ai une proposition à vous faire, dit George. Mon père est un bien meilleur homme d’affaires que moi. Ne pourriez-vous me dire en chiffres ronds sur quoi je puis compter, et puis examiner ces papiers avec lui ?

— En chiffres ronds, oui, répéta Trimm d’un air réfléchi. Tom administrait lui-même une grande partie de sa fortune. Je pense que je pourrais vous le dire à un million ou deux près.

— Un million ou deux ! » s’écria George.

Sherry Trimm rit de son intonation.

« Vous êtes immensément riche, dit-il tranquillement. L’évaluation de la succession varie entre douze et quinze millions de dollars.

— Tout à moi ?

— Lisez le testament. »

George n’ajouta rien, mais il se mit à arpenter la chambre avec agitation. Il avait horreur de tout ce qui s’appelait argent et n’avait qu’une idée très relative de sa valeur, mais il était abasourdi par l’énormité de la fortune qui lui tombait si subitement entre les mains. Il comprenait maintenant l’expression qu’il avait vue sur la figure de son père.

« Je n’avais aucune idée du chiffre, dit-il enfin. Je pensais que ce pouvait être un million.

— Un million ! dit Trimm avec un rire dédaigneux. Un million, mais ce n’est rien de nos jours. Tout homme qui s’habille bien a un million. Il n’y a pas un habitant de la Cinquième Avenue qui en ait moins d’un. »

Une heure après, George était de nouveau dans sa chambre.

Pendant quelques minutes il resta devant la fenêtre à regarder le vieux mur de briques, mais ses idées étaient vagues. Il avait peine à se rendre compte de sa position et de son importance, en battant du tambour sur le carreau avec ses ongles. Il essaya de penser aux changements inévitables dans un avenir immédiat, à sa vie dans une autre maison, à ce qu’en penseraient ses anciennes connaissances, entre autres Johnson. Ce nom en lui traversant l’esprit lui rappela sa carrière, son roman et le chapitre inachevé qui était sur la table derrière lui. En un instant son cerveau retourna au point ou il avait été interrompu. Tom ; Craik, Sherry Trimm, le testament, les millions disparurent dans les ténèbres, et, avant même de s’en être aperçu, il s’était remis à écrire.

Les jours étaient courts et il fut obligé d’allumer la vieille lampe à abat-jour vert qui lui avait servi pendant tant d’heures de labeur et d’étude. C’était une action purement machinale et qui n’interrompit pas le cours de ses pensées. Il écrivit résolument jusqu’à la fin, signa son nom, et data le manuscrit avant de se lever. Puis il étendit les bras, bâilla, regarda à sa montre, revint à la table, et arrangea avec soin les dernières feuilles avec le reste et mit le tout dans un tiroir.

« C’est fini ! dit-il tout haut d’un ton de profonde satisfaction. Maintenant je puis penser à autre chose. »

Là-dessus, sans même songer à se reposer après le terrible effort qu’il avait soutenu pendant dix jours, il commença à s’habiller pour le soir avec un soin scrupuleux et descendit pour dîner. Il trouva son père à sa place accoutumée devant le feu, lisant comme à l’ordinaire et tenant fermement son lourd volume devant les yeux.

« J’ai fini mon livre ! cria George en entrant.

— Ah ! j’en suis charmé. Veux-tu dire que tu as écrit tout l’après-midi depuis que M. Trimm est parti ?

— Je viens de terminer il y a une demi-heure.

— Eh bien ! tu as les nerfs diablement solides, » dit le vieillard en relevant machinalement son livre.

Puis, comme s’il voulait faire une concession aux circonstances une fois dans sa vie, il le ferma avec un claquement solennel et le posa près de lui.

« George, mon garçon, dit-il d’un ton pénétré, tu es immensément riche. T’en rends-tu bien compte ?

— J’ai aussi immensément faim, dit George en riant.

— À propos, répondit son père, j’ai pensé que nous devions faire quelque chose pour célébrer cet événement et je suis allé chercher chez Delmonico une couple de canvasbacks et une bouteille de bon vin. Il était un peu tard quand je suis rentré ;… bien fâché de te faire attendre, mon cher enfant.

— Fâché ! s’écria George. Quelle idée d’être fâché de quelque chose quand il y a des canvasbacks et du champagne dans la maison. Pauvre cher vieux père, je te revaudrai cela, va !

— Un bon plat vaut un festin, observa Jonah Wood avec une grande gravité.

— Et quel fameux festin nous allons faire !… Père, tu es déjà mieux. Je t’ai entendu rire aujourd’hui comme tu riais quand j’étais enfant.

— Un peu de prospérité nous fera du bien à tous les deux, dit le vieillard qui s’animait rapidement.

— Je te l’ai dit, reprit George, j’ai fini mon livre et tu n’as rien à faire ici. Faisons nos malles et partons pour Paris.

— Si tu veux. Je serais très heureux de revoir Paris. À propos, George, ton cœur ne paraît pas t’occuper pour le moment.

— Oh ! pas du tout !

— Tu n’as que l’embarras du choix à présent, George, parmi toutes les jeunes filles de l’univers……

— De Rio Janeiro à Gibraltar, comme dit la vieille chanson, répondit George en riant.

— Absolument. Tu n’as qu’à te baisser pour en ramasser une. L’argent est une grande puissance. Il faudra savoir bien t’en servir.

— Je ne m’en servirai pas. Je te le donnerai à dépenser ; cela t’amusera et moi je continuerai à écrire des livres, parce que c’est la seule chose que je puisse relativement bien faire. Sais-tu ? eh bien, je crois que je serai ridicule déguisé en homme riche ! »