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Insaisissable amour/28

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert & Cie (p. 308-311).

XXVIII


Trois ans plus tard. George était assis tout seul, par un après-midi d’hiver, dans l’ancienne bibliothèque de Thomas Craik. Il faisait déjà presque sombre et deux lampes répandaient d’en haut une lumière douce sur la grande table.

La figure de notre héros avait changé. Sa tête anguleuse était devenu plus massive, les ombres autour des yeux et des tempes s’étaient prononcées, le teint était plus pâle, l’expression plus résolue était pourtant plus bienveillante et moins dédaigneuse. Pendant ces années il avait vu et fait beaucoup de choses et il avait appris enfin à sentir avec son propre cœur au lieu de sentir par les impressions d’autrui, ou même à travers les œuvres d’art. La fortune ne l’avait pas gâté. Au contraire, l’absence de toute préoccupation matérielle lui avait laissé la liberté de penser, d’agir, et de vivre d’accord avec ses instincts naturels.

Pour le moment, il était absorbé dans ses réflexions. La feuille de papier familière était devant lui et il tenait sa plume à la main, mais la pointe en était depuis longtemps sèche. Il s’était arrêté d’écrire. L’habitude de l’expression était si forte que ses propres pensées prenaient une forme comme s’il les eût écrites.

« Elles ont joué le rôle des Trois Parques dans ma vie se disait-il, Constance a été ma Clotho, Mamie, ma Lachésis,… Grâce est mon Atropos. J’ai aimé ma Clotho d’une façon toute juvénile. Elle m’a fait sortir de l’obscurité et du néant et a fait de moi quelqu’un. Quand je vois à quel point j’étais malheureux, et quand je pense que c’est à elle que je dois de m’être senti capable de faire quelque chose, il ne me paraît pas étrange nue j’aie pu l’adorer comme une sorte de déesse. Si les choses avaient tourné autrement, si elle m’avait accepté au lieu de me refuser, ce premier jour de main, si je l’avais épousée, nous aurions pu être très heureux pendant un temps, peut-être toujours. Mais nous n’étions pas à l’unisson et nos points de dissemblance ne se complétaient pas les uns les autres. Elle a épousé le Révérend Dr. Drinkwater, un excellent homme de vingt ans plus âgé qu’elle, et, elle semble être parfaitement heureuse. Si son bon mari venait à mourir aujourd’hui, pourrais-je le remplacer dans son amour ? Certainement non. Si Grâce avait épousé cet ecclésiastique. Constance eût-elle pu être pour moi ce qu’est Grâce, l’aurais-je aimée comme j’aime la femme qui ne m’aimera jamais ? Assurément non, la chose est impossible. J’ai aimé Constance avec la moitié de moi-même, et, j’ai été de bonne foi. Peut-être était-ce avec la partie la plus élevée, la plus idéale de moi-même, car je ne l’aimais pas parce que c’était une femme, mais parce qu’elle ne ressemblait pas aux autres… et me paraissait une espèce d’ange. Mes oreilles à présent sont lasses de musique angélique. Je me figurais autrefois que l’amitié n’existait pas. J’ai changé d’avis, Constance est pour moi une très bonne amie, et moi un très bon ami pour elle, quoique aucun de nous ne puisse plus comprendre la vie de l’autre comme autrefois.

« Ai-je manqué de cœur avec la pauvre Mamie ?

« Oui, je le pense, car je lui ai fait croire pendant un temps que je l’aimais. Soyons franc.

« Ce quelque chose que j’ai éprouvé, je me suis persuadé que cela ressemblait presque à de l’amour. Ce n’était que le résultat de ma vanité flattée de me voir tant aimé. J’ai vécu des mois dans un palais et dans un jardin enchantés, dont elle était l’enchanteresse. Tout contribuait à éveiller en moi le bonheur de vivre, la croyance que la réalité était supérieure au roman, et qu’en amour il valait mieux recevoir que donner. Et comme tout cela me paraît banal, quand je regarde en arrière Je ne me souviens pas d’avoir une seule fois éprouvé une douleur comme celle produite par un coup de couteau juste au-dessous du cœur, pendant tout ce temps-là, quoique mon sang coulât assez vite quelquefois. Qui aurait pu croire qu’un homme pût être à la fois joué ainsi et tant aimé ? J’ai été fâché de ne pouvoir l’aimer, même après avoir appris ce que sa mère avait fait.

« Je me souviens que j’ai commencé un livre le jour même. Quelle insensibilité ! Si elle avait été Grâce, je ne me serais jamais remis à écrire. Grâce, c’est la fin. Après il n’y a plus à aimer. Mon père me dit que je travaille trop et que je vieillis prématurément. C’est quelque chose qui use la vie jusqu’au cœur.

« Et pourtant je ne voudrais pas en être privé.

« Je devrais l’oublier pourtant. J’ai essayé bien des fois, mal le mal augmente. J’ai parcouru la terre dans tous les sens, je n’ai éprouvé aucun bien de ces voyages. Le sait-elle seulement ! Après tout, il y aura quatre ans l’été prochain que le pauvre John Bond s’est noyé, et tout le monde dit qu’elle l’a oublié.

« Mais elle n’est pas femme à oublier, pas plus qu’elle ne l’est à passer sa vie dans un deuil perpétuel. Si je parlais, le fil pourrait se rompre ! Je la reverrais après, certainement, mais ce ne serait plus la même chose. Elle saurait mon secret, et tout serait fini : les heures passées ensemble, les causeries.

« Et pourtant, savoir… savoir la fin de tout cela,… le grand « peut-être, » le grand « si… » ! Mais il n’y a pas de « peut-être », et il ne peut y avoir de « si ». Elle est ma destinée, et c’est ma destinée que tout cela ne finisse qu’avec moi-même. En somme, ne vaut-il pas mieux avoir aimé, même aussi malheureusement, que d’avoir été marié à toutes les Constance et à toutes les Mamie de la terre !

« Bah ! tout le monde croit, je suppose, qu’il n’est rien que je ne puisse avoir avec mon argent ! Rien ? Il y a ce qui vaut seul la peine de vivre et que les millions ne peuvent acheter ! »

Les yeux du solitaire se fermèrent avec une expression de souffrance profonde, puis il laissa retomber son front dans la paume de sa main.