Institutions militaires/Livre II

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LIVRE II.

PROLOGUE.

Les victoires et les triomphes continuels de votre Clémence sont des preuves authentiques qu’elle connaît parfaitement et qu’elle applique habilement les ordonnances de l’ancienne milice ; car la pratique d’un art en est l’approbation la moins douteuse. Cependant, par une grandeur d’âme qui est au-dessus de l’homme, votre Tranquillité, ô invincible empereur, veut qu’on cherche des instructions chez les anciens, tandis qu’elle surpasse toute l’antiquité par des faits récents. Depuis donc que j’ai reçu de votre Majesté l’ordre d’entreprendre ce recueil, moins pour lui apprendre ce qu’elle ignore que pour lui donner à reconnaître ce qu’elle sait, la crainte a souvent combattu mon obéissance : car quoi de plus téméraire que d’oser parler de la science de la guerre au maître du monde, au premier des Mortels, au vainqueur de toutes les nations barbares, à moins que de lui présenter le récit de ses propres exploits ? D’un autre côté, comment pourrais-je sans péril et sans sacrilège résister aux volontés d’un si grand empereur ? Mon obéissance m’a donc rendu téméraire, par la crainte de l’être davantage en désobéissant. L’indulgence continuelle dont vous m’avez honoré m’y a enhardi : après vous avoir offert, en serviteur fidèle, mon premier recueil sur les levées et les exercices des nouveaux soldats, j’ai pu me retirer sans recevoir de reproche. Ne puis-je pas, en effet, me flatter qu’elle fera grâce à un ouvrage composé par son ordre, puisqu’elle n’a pas dédaigné celui que j’avais entrepris de moi-même ?

chapitre i.
Division de la milice.

Le militaire consiste dans les armes et dans les hommes ; c’est aussi par où le grand poète latin ouvre son poème. On divise le militaire en trois parties : cavalerie, infanterie, marine. Il est une partie de notre cavalerie que nous désignons par le terme figuré d’aile, parce qu’elle couvre notre infanterie sur les flancs à peu près comme feraient des ailes. Nous l’appelons actuellement vexillation, du nom des voiles ou petites flammes volantes qui lui servent d’enseignes. Nous avons une autre cavalerie que nous appelons légionnaire, parce qu’elle fait corps avec la légion : elle porte des espèces de bottines ; et c’est à son exemple que nous en avons donné à d’autres troupes de cavalerie. Il y a aussi des flottes de deux sortes : les unes pour les combats de mer, les autres pour les exercices qui se font sur nos fleuves ou sur nos lacs. La cavalerie est d’usage en rase campagne ; les flottes, sur mer ou sur les fleuves ; mais l’infanterie est d’un usage général, puisqu’elle peut occuper également les villes, les collines, le terrain plat ou escarpé ; d’où il résulte que de toutes les troupes c’est la plus nécessaire, puisqu’elle l’est partout : elle cause d’ailleurs beaucoup moins d’embarras et de dépense à lever et à entretenir. Notre infanterie est de deux sortes, légionnaire et auxiliaire : la première, levée chez nous-mêmes ; la seconde, empruntée de nos alliés ou confédérés. Mais Rome a toujours tiré sa principale force de ses légions ; le nom même de légion (legio) vient de choisir (eligere), et signifie, pour ceux qui choisissent les soldats, le devoir d’y mettre de la fidélité et de l’attention. Au reste, nous avons toujours composé nos armées d’un plus grand nombre de nationaux que d’auxiliaires.

chapitre ii.
De la différence des légions aux troupes auxiliaires.

Les Lacédémoniens, les Grecs, les Dardaniens, se servaient de phalanges composées de huit mille combattants. Les Gaulois, les Celtibériens, et plusieurs autres peuples barbares, combattaient par bandes de six mille hommes. Les Romains ont leurs légions, qui sont ordinairement fortes du même nombre de six mille, et quelquefois plus. Voyons la différence qu’il y a entre ces légions et les troupes auxiliaires. Celles-ci sont formées d’étrangers soudoyés, qui viennent de différents pays et en corps inégaux : rien ne les lie entre eux ; la plupart ne se connaissent pas ; chaque nation a son langage propre, sa discipline, sa façon de vivre et de faire la guerre. Il est difficile de vaincre avec des troupes qui, avant de combattre, ne marchent pas d’accord. Dans une expédition où il est essentiel que tous les soldats se meuvent au même commandement, des gens qui n’ont pas été dressés comme le reste de l’année ne peuvent pas obéir également, ni avec la même promptitude. Cependant ces troupes étrangères ne laissent pas de devenir d’un grand secours, à force d’exercices bien montrés. On les joignit toujours aux légions dans les batailles, comme armure légère ; et si elles ne firent jamais la principale force des armées, on les comptait du moins pour un renfort utile. Mais la légion romaine, composée de cohortes qui lui sont propres, réunit dans un même corps les pesamment armés, c’est-à-dire, les princes, les hastats, les triaires et les avant-enseignes, avec les légèrement armés, c’est-à-dire, les férentaires, les frondeurs et les arbalétriers, sans compter la cavalerie légionnaire qui lui appartient : or, toutes ces différentes parties n’ont qu’un même esprit ; elles sont d’intelligence pour fortifier les camps, pour se mettre en bataille et pour combattre. La légion est donc en elle-même une armée entière qui, sans secours étrangers, était autrefois en possession de battre tout ce qu’on lui opposait : la puissance des Romains en est une preuve. Avec leurs légions ils ont vaincu autant d’ennemis qu’ils ont voulu, ou que les circonstances le leur ont permis.

chapitre iii.
Causes de la décadence des légions.

On conserve encore aujourd’hui dans les troupes le nom de légions ; mais elles se sont abâtardies depuis que, par un relâchement qui est assez ancien, la brigue a surpris les récompenses dues au mérite, et que par la faveur on est monté au grade que le service seul obtenait auparavant. On n’a pas eu soin de mettre de nouveaux soldats à la place de ceux qui se retiraient avec congés après le temps de leur service ; on a encore négligé de remplacer les morts, les déserteurs, ceux qu’on est obligé de renvoyer pour cause d’infirmités ou de maladie ; et tout cela fait un si grand vide dans les troupes, que, si l’on n’est pas attentif à les recruter tous les ans et même tous les mois, l’armée la plus nombreuse est bientôt épuisée. Ce qui a encore contribué à dégarnir nos légions, c’est que le service y est dur, les armes pesantes, les récompenses tardives, la discipline sévère ; la plupart des jeunes gens en sont effrayés, et prennent parti de bonne heure dans les auxiliaires, où ils ont moins de peine, et des récompenses plus promptes à espérer. Caton l’Ancien, qui avait souvent été consul, et toujours victorieux à la tête des armées, pensa qu’il deviendrait plus utile à sa patrie en écrivant sur la discipline militaire, qu’il ne l’avait été par ses victoires. Le fruit des belles actions est passager, mais ce qu’on écrit pour le public est d’une utilité durable. Plusieurs auteurs ont traité le même sujet, surtout Frontin, dont les talents trouvèrent un approbateur dans l’empereur Trajan. Ce sont les leçons, les préceptes de ces habiles écrivains que je rédige ici, dans un abrégé le plus court et le plus fidèle qu’il m’est possible. Mais il n’appartient qu’à votre Majesté de corriger les abus que les temps ont introduits dans la milice, et de la remettre sur l’ancien pied. Cette réforme, auguste empereur, dont les siècles à venir jouiront comme notre âge, serait d’autant plus avantageuse, que de bonnes troupes, bien disciplinées, ne coûtent pas plus à entretenir que de mauvaises.

chapitre iv.
Combien les anciens menaient de légions à la guerre.

Tous les auteurs font foi que chaque consul ne menait contre les ennemis les plus redoutables que deux légions, renforcées de troupes alliées, tant on comptait sur la discipline et la fermeté des légionnaires. Je vais donc expliquer l’ancienne ordonnance de la légion, suivant le code militaire. Si l’exposé que j’en ferai se trouve embarrassé, on doit moins me l’imputer qu’à la difficulté de la matière. Pour la bien entendre il faut y donner une attention particulière ; une chose de cette importance la mérite bien, puisque l’ordonnance des troupes une fois conçue, un empereur peut se faire autant de bonnes armées qu’il voudra.

chapitre v.
Comment se forme la légion.

Après avoir choisi avec soin, pour faire des soldats, des jeunes gens d’une complexion robuste et de bonne volonté ; après leur avoir montré l’exercice tous les jours pendant quatre mois, on en forme une légion, par l’ordre et sous les auspices du prince. On commence par imprimer des marques ineffaçables sur la main des nouveaux enrôlés, et on reçoit leur serment, à mesure qu’on enregistre leur nom sur le rôle de la légion ; c’est ce qu’on appelle le serment de la milice. Ils jurent par Dieu, par le Christ et par l’Esprit-Saint, et par la majesté de l’empereur, qui, après Dieu, doit être le premier objet de l’amour et de la vénération des peuples ; car dès qu’il a été déclaré auguste, on lui doit une fidélité inviolable et un hommage constant, comme à l’image vivante de la Divinité ; et c’est servir Dieu à la guerre et dans tout autre état, que de servir fidèlement le prince qui règne par sa grâce. Les soldats jurent donc de faire de bon cœur tout ce que l’empereur leur commandera ; de ne jamais déserter, et de sacrifier leur vie pour l’empire romain.

chapitre vi.
Combien il y a de cohortes par légion, et de soldats par cohortes.

Chaque légion doit être de dix cohortes ; la première est au-dessus des autres et par le nombre et par la qualité des soldats, qui doivent être tous des gens bien nés, et élevés dans les lettres : elle est en possession de l’aigle, qui est l’enseigne générale des armées romaines, et qui commande à toute la légion. Les images de l’empereur, qu’on révère comme des choses sacrées, sont aussi sous la garde de cette cohorte. Elle est de douze cents fantassins et de cent trente-deux cavaliers cuirassés, et s’appelle cohorte milliaire. C’est la tête de toute la légion : c’est aussi par elle qu’on commence à former la première ligne, quand on met la légion en bataille. La seconde cohorte contient cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers, et s’appelle cohorte de cinq cents comme les autres suivantes. La troisième contient le même nombre de fantassins et cavaliers que la seconde ; mais on la compose ordinairement de soldats vigoureux, parce qu’elle occupe le centre de la première ligne. La quatrième cohorte est, comme la précédente, du même nombre de fantassins et de cavaliers. La cinquième est égale à la précédente ; mais elle demande de braves gens, parce qu’elle ferme la gauche, de même que la première termine la droite. Ces cinq cohortes forment donc la première ligne. On compte cinq cent cinquante-cinq fantassins et soixante-six cavaliers dans la sixième cohorte, qui doit être composée de la fleur de la jeunesse, parce qu’elle est placée en seconde ligne derrière la première cohorte, qui a en dépôt l’aigle et les images de l’empereur ; la septième est du même nombre d’hommes, fantassins et cavaliers ; la huitième aussi ; mais elle doit être composée de soldats d’élite, parce qu’elle occupe le centre de la seconde ligne ; la neuvième est égale aux autres : il en est de même de la dixième, et on la compose ordinairement de bons soldats, parce qu’elle forme la gauche de la seconde ligne. Ces dix cohortes font une légion complète de six mille fantassins et de sept cent vingt-six cavaliers : elle ne doit jamais avoir moins de combattants ; mais quelquefois on la fait plus forte, en y créant plus d’une cohorte milliaire.

chapitre vii.
Noms des grades et des officiers de la légion.

Après avoir exposé l’antique disposition de la légion, voyons comment, d’après les rôles d’aujourd’hui, elle est composée en principaux soldats, ou, pour me servir du terme propre, en officiers. Le grand tribun est créé par un brevet de l’empereur ; le petit tribun le devient par ses services. Le nom de tribun vient de tribu, parce qu’il commande les soldats que Romulus leva par tribus. On appelle ordinaires des officiers supérieurs qui dans une bataille mènent les ordres ou certaines divisions : ceux qu’Auguste leur joignit se nomment augustaliens ; et l’on appelle flaviens ceux que Flavus Vespasien ajouta aux légions, pour doubler les augustaliens. Les porte-aigles et les porte-images sont ceux qui portent les aigles et les images de l’empereur ; les optionnaires sont des lieutenants d’officiers plus élevés, qui se les associent par une espèce d’adoption pour faire leur service, en cas de maladie ou d’absence ; les porte-enseignes sont ceux qui portaient les enseignes, et qu’à présent on nomme dragonnaires. On appelle tesséraires ceux qui portent le mot ou l’ordre aux chambrées : ceux qui combattent à la tête des légions portent encore le nom de campigeni, parce qu’ils font naître, pour ainsi dire, dans le camp la discipline et la valeur, par l’exemple qu’ils en donnent. De meta, borne, on nomme metatores ceux qui précèdent l’armée pour lui marquer son camp ; beneficiarii, ceux qui montent à ce grade par la faveur des tribuns ; de liber, on nomme librarii ceux qui enregistrent tous les détails qui concernent la légion ; de tuba, trompette, de buccina, cor, de cornu, cornet, on appelle ceux qui se servent de ces différents instruments, tubicines, buccinatores, cornicines. On nomme armaturae duplares les soldats habiles dans l’escrime et qui ont deux rations, et armaturae simplares, ceux qui n’en ont qu’une : on appelle mensores ceux qui mesurent à chaque chambrée l’espace destiné à dresser sa tente, ou qui lui marquent son logement dans les villes. On distingue les colliers doubles et les colliers simples : ceux qui prennent deux rations sont appelés colliers doubles, et colliers simples ceux qui n’en prennent qu’une. Il y avait aussi, par rapport aux rations, des candidats doubles et des candidats simples : ils étaient sur les rangs pour être avancés. Voilà les principaux soldats ou officiers des différentes classes, qui jouissent de toutes les prérogatives attachées à leur grade. Pour les autres, on les appelle travailleurs, parce qu’ils sont obligés aux travaux et à toute sorte de services dans l’armée.

chapitre viii.
Noms des commandants des anciens ordres, ou division de la légion.

Anciennement la règle était que le premier prince de la légion passât de droit au centurionat du primipile : non seulement l’aigle était sous les ordres de ce centurion, mais il commandait quatre centuries dans la première ligne, et jouissait, comme étant à la tête de toute la légion, de grands honneurs et de grands avantages. Le premier hastat commandait, dans la seconde ligne, deux centuries, ou deux cents hommes au second rang. Le prince de la première cohorte commandait une centurie et demie, ou cent cinquante hommes. Le second hastat ou piquier commandait aussi une centurie et demie. Le premier triaire commandait cent hommes. Ainsi les dix centuries de la première cohorte étaient commandées par cinq officiers, qu’on appelait ordinarii. On attachait autrefois de grands honneurs et de grands avantages à ces grades, afin que tous les soldats de la légion s’efforçassent d’y atteindre par toute la valeur et le zèle possibles. Il y avait des centurions à la tête de chaque centurie : on les nomme à présent centeniers. Il y avait de plus des dizainiers, appelés présentement chefs de chambrées, préposés chacun sur dix soldats. La seconde cohorte et toutes les suivantes, jusqu’à la dixième inclusivement, avaient chacune cinq centurions ; et, dans toute la légion, il y en avait cinquante-cinq.

chapitre ix.
Des fonctions du préfet de la légion.

On envoyait des hommes consulaires commander des armées en qualité de lieutenants ; et les troupes étrangères leur obéissaient dans les affaires de la paix comme dans celles de la guerre. Ces postes sont à présent remplis par des personnes d’une naissance distinguée, qui commandent deux légions, et même des troupes plus nombreuses, avec la qualité de maîtres de la milice. Mais c’était proprement le préfet de la légion qui la gouvernait : il était toujours revêtu de la qualité de comte du premier ordre ; il représentait le lieutenant général, et exerçait, en son absence, le plein pouvoir dans la légion : les tribuns, les centurions, et tous les soldats, étaient sous ses ordres ; c’était lui qui donnait le mot du décampement et des gardes ; c’était sous son autorité qu’un soldat qui avait fait quelque crime était mené au supplice par un tribun ; la fourniture des habits et des armes des soldats, les remontes, les vivres, étaient encore de sa charge : le bon ordre et la discipline roulaient sur lui, et c’était toujours sous ses ordres qu’on faisait faire l’exercice tous les jours, tant à l’infanterie qu’à la cavalerie. Lui-même, en gardien sage et vigilant, formait, par l’assiduité du travail, à tous les genres de dévouement comme à toutes les pratiques du métier, la légion qui lui était confiée, sachant bien que tout l’honneur des subordonnés revient à celui qui les commande.

chapitre x.
Des fonctions du préfet des camps.
Il y avait aussi un préfet des camps : quoique inférieur en dignité au préfet de la légion, il avait un emploi considérable ; la position, le devis, les retranchements, et tous les ouvrages du camp, le regardaient ; il avait inspection sur les tentes, les baraques des soldats, et sur tous les bagages. Son autorité s’étendait aussi sur les médecins de la légion, sur les malades et leurs dépenses : c’était à lui à pourvoir à ce qu’on ne manquât jamais de chariots, de chevaux de bât, ni d’outils nécessaires pour scier ou couper le bois, pour ouvrir le fossé, le border de gazon et de palissades ; pour faire des puits et des aqueducs : enfin il était chargé de faire fournir le bois et la paille à la légion, et de l’entretenir de béliers, d’onagres, de balistes, et de toutes les autres machines de guerre. Cet emploi se donnait à un officier qui avait servi longtemps et d’une manière distinguée, afin qu’il pût bien montrer lui-même ce qu’il avait pratiqué avec applaudissement.
chapitre xi.
Des fonctions du préfet des ouvriers.

La légion avait à sa suite des menuisiers, des maçons, des charpentiers, des forgerons, des peintres, et plusieurs autres ouvriers de cette espèce ; ils étaient destinés à construire les logements et les baraques des soldats dans les camps d’hiver, à fabriquer les tours mobiles, à réparer les chariots et les machines de guerre, et à en faire de neuves. Différents ateliers où se faisaient les boucliers, les javelots, les casques, les cuirasses, les flèches, et toutes sortes d’armes offensives et défensives, suivaient aussi la légion ; car les anciens avaient un soin particulier que dans les camps il ne manquât jamais rien de tout ce qui pouvait être nécessaire à une armée : ils avaient jusqu’à des mineurs, pour prendre les places, à la manière des Besses, par des travaux souterrains ; c’étaient des galeries qu’on poussait sous les fondements des murs, et qui perçaient dans la ville : tous les ouvrages dont on vient de parler étaient sous les ordres d’un officier qu’on appelait, du nom de sa charge, le préfet des ouvriers.

chapitre xii.
Des fonctions des tribuns des soldats.

Nous avons dit qu’il y avait dans une légion dix cohortes, dont la première, de mille hommes, était composée de soldats qui avaient du bien, de la naissance, des lettres, de la figure, et de la valeur. Le tribun qui la commandait devait être un homme distingué par les avantages du corps, comme la force et l’adresse à manier les armes, et par l’honnêteté de ses mœurs. Les autres cohortes étaient gouvernées, selon qu’il plaisait au prince, par des tribuns ou par des officiers qui les commandaient par commission. Les uns et les autres ne se contentaient pas de faire manœuvrer tous les jours sous leurs yeux les soldats de leurs cohortes ; mais, comme ils savaient parfaitement exécuter les exercices militaires, ils donnaient eux-mêmes aux soldats l’exemple de ce qu’ils leur commandaient ; tant on prenait de soin alors à exercer les troupes ! Aussi donnait-on au tribun les louanges dues à son application, quand on voyait ses soldats se tenir proprement, avoir toujours leurs armes complètes et brillantes, exécuter de bonne grâce les évolutions, et marcher en gens bien disciplinés.

chapitre xiii.
Des centuries et des enseignes de l’infanterie.

L’enseigne commune de la légion était l’aigle, et celle de la cohorte un dragon, porté par les dragonnaires. Les anciens, qui n’ignoraient pas que dans la mêlée il arrive facilement du désordre et de la confusion, divisèrent les cohortes par centuries, et leur donnèrent à chacune des enseignes particulières, où étaient écrits les noms des cohortes et des centuries, afin que, dans la plus grande mêlée, les soldats, en jetant les yeux sur cette enseigne, pussent toujours se rejoindre à leurs camarades. Outre cela, les centurions, appelés aujourd’hui centeniers, portaient des marques aux crêtes de leurs casque, pour être plus aisément reconnus de leur compagnie : il n’était guère possible que les centuries se confondissent, étant guidées chacune par son enseigne et par le casque de son centurion, qui lui en tenait encore lieu. Les centuries étant sous-divisées en chambrées de dix soldats, logés ensemble et campés sous la même tente, étaient commandées par un dizainier, appelé à présent chef de chambrée ; mais la chambre s’appelait aussi manipule, à cause que les soldats qui la composaient se donnaient, pour ainsi dire, la main pour combattre de concert.

chapitre xiv.
Des turmes, ou compagnies de la cavalerie légionnaire.

La cavalerie a ses turmes de trente-deux cavaliers, sous un étendard commandé par un capitaine, qui s’appelle décurion. Comme dans l’infanterie, on choisit pour centurion un homme robuste, de haute taille, et qui sache lancer adroitement et avec force les javelots et les dards, manier parfaitement l’épée, et se servir avec dextérité du bouclier ; qui soit vigilant, actif, plus prompt à exécuter les ordres de ses supérieurs qu’à parler ; qui soit maître dans toutes les parties de l’escrime ; qui discipline et exerce ses soldats ; qui ait soin qu’ils soient bien chaussés et bien habillés, et que leurs armes soient toujours nettes et brillantes ; de même on doit, sur toutes choses, chercher de la vigueur et de la légèreté dans un décurion, afin qu’à la tête de sa compagnie il puisse, en cuirasse et avec toutes ses armes, monter de bonne grâce sur son cheval, et faire admirer la façon dont il le manie. Il faut qu’il sache se servir adroitement de la lance, tirer habilement les flèches, et dresser les cavaliers de sa turme à toutes les évolutions de la cavalerie ; il doit aussi les obliger à tenir en bon état leurs cuirasses, leurs casques, leurs lances et toutes leurs armes, parce que l’éclat qu’elles jettent en impose beaucoup à l’ennemi. D’ailleurs, que peut-on penser du courage d’un soldat qui laisse manger ses armes par la rouille et la saleté ? Mais il n’est pas moins nécessaire de travailler continuellement les chevaux pour les façonner, que d’exercer les cavaliers : c’est au décurion à y tenir la main, et en général à veiller à la santé et à l’entretien de sa troupe.

chapitre xv.
De la manière de mettre une légion en bataille, et des armes des centurions et des tribuns.

Pour voir à présent comment on range une armée en bataille, prenons, par exemple, une légion, dont la disposition servira de plan pour en ranger plusieurs ensemble. La cavalerie se place sur les ailes ; l’infanterie commence à se former par la première cohorte de la droite ; la seconde se place de suite en ligne ; la troisième occupe le centre ; la quatrième se range à côté ; la cinquième la suit, et ferme la gauche de la première ligne. Les ordinaires, les autres officiers, et tous les soldats qui combattaient dans cette première ligne, devant et autour des enseignes, s’appelaient le corps des princes, tous pesamment armés ; ils avaient des cuirasses complètes, des grèves de fer, des boucliers, de grandes et petites épées, cinq flèches plombées dans la concavité de leurs boucliers, pour les lancer à la première occasion, et deux armes de jet : une grande, qui est le javelot, et une petite, qui est le demi-javelot ou le dard. Le javelot se composait d’un fer de neuf pouces de long, triangulaire, et qui était monté sur une hampe de cinq pieds et demi : on exerçait particulièrement les soldats à lancer cette arme, parce qu’étant bien jetée, elle perçait également les cuirasses des cavaliers et les boucliers des fantassins. Le demi-javelot avait un fer triangulaire de cinq pouces de long, sur une hampe de trois pieds et demi. La seconde ligne, où étaient les hastats, était armée comme celle des princes, et se formait à la droite par la sixième cohorte ; la septième se plaçait de suite ; la huitième occupait le centre ; elle était suivie de la neuvième, et la dixième fermait toujours la gauche. Derrière ces deux lignes on plaçait les férentaires ou les légèrement armés, que nous appelons à présent escarmoucheurs, ou gens déterminés ; les scutati, armés d’écus ou de grands boucliers, de flèches plombées, d’épées et d’armes de jet, à peu près comme le sont presque tous nos soldats aujourd’hui ; les archers, armés de casques, de cuirasses, d’épées, d’arcs et de flèches ; les frondeurs, qui jetaient des pierres avec la fronde ou fustibale ; et les tragulaires, qui tiraient des flèches avec des balistes de main ou des arbalètes[1].

chapitre xvi.
Comment les triaires ou les centurions sont armés.

Après toute cette armure légère, les triaires, armés de boucliers, de casques, de cuirasses complètes, de jambières de fer, de l’épée et du poignard, de flèches plombées et de deux armes de jet, formaient une troisième ligne. Pendant l’action on les faisait demeurer baissés un genou en terre, afin que, si les premières lignes étaient battues, cette troupe fraîche pût rétablir les affaires, et rappeler la victoire de son côté. Les porte-enseignes, quoique gens de pied, avaient des demi-cuirasses et des casques couverts de peaux d’ours avec le poil, pour se donner un air plus terrible ; mais les centurions avaient des cuirasses complètes, de grands boucliers et des casques de fer, comme les triaires ; avec cette différence que les centurions portaient leurs casques traversés d’aigrettes argentées, pour être plus facilement reconnus de leurs soldats.

chapitre xvii
Que les pesamment armés combattaient de pied ferme.

Il faut savoir et se rappeler par tous les moyens que, lorsqu’on engageait une action, les deux premières lignes ne bougeaient point, et les triaires demeuraient aussi baissés dans leur place. Les légèrement armés, férentaires, éclaireurs, frondeurs, archers, s’avançaient à la tête de l’armée, et chargeaient l’ennemi : s’ils pouvaient le mettre en fuite, ils le poursuivaient ; mais s’ils étaient obligés de céder à la multitude ou à la force, ils se retiraient derrière les pesamment armés : alors ceux-ci, qui étaient comme un mur de fer, prenaient le combat d’abord de loin, avec les armes de jet ; ensuite de près, l’épée à la main ; s’ils mettaient l’ennemi en fuite, c’était à l’infanterie légère et à la cavalerie légionnaire à le poursuivre. Pour eux, ils demeuraient de pied ferme, de crainte de se rompre, et que l’ennemi, venant tout à coup sur eux, ne profitât de leur désordre. Par ces dispositions, la légion était victorieuse sans danger ; ou si elle avait du désavantage, elle se conservait en bon état : car il est de l’essence de la légion de ne pouvoir aisément ni fuir ni poursuivre.

chapitre xviii.
Que le nom et le grade de chaque soldat doivent être écrits sur son bouclier.

De crainte que, dans la confusion de la mêlée, les soldats ne vinssent à s’écarter de leurs camades, chaque cohorte avait des boucliers peints différemment de ceux des autres, ce qui se pratique encore aujourd’hui : ces signes distinctifs sont appelés, d’un nom grec, δείγματα[2]. Outre cela, sur chaque bouclier était écrit le nom du soldat, avec le numéro de sa cohorte et de sa centurie. Par tous ces détails on peut voir qu’une légion bien ordonnée était comme une place forte, puisqu’elle trouvait partout où elle se portait toutes les choses nécessaires à la guerre. Qu’avait-elle à craindre des surprises de l’ennemi ? Elle savait tout d’un coup en rase campagne se faire des retranchements de fossés et de palissades, et trouvait toujours dans son propre corps des soldats et des armes de toute espèce. Si l’on veut défaire des barbares en bataille rangée, il faut faire des vœux au ciel pour qu’il inspire à l’empereur de recruter les légions suivant l’ancien usage. Dans fort peu de temps, des jeunes gens bien choisis, et dressés chaque jour, soir et matin, à tous les exercices militaires, égaleront facilement ces anciens soldats qui ont subjugué le monde entier. Qu’importe, empereur invincible, que le militaire ait souffert de si grandes altérations, s’il est attaché au bonheur et aux vues sublimes de votre Eternité de rétablir les anciens règlements et d’en faire de nouveaux pour le bien de l’État ? Avant l’essai, tout paraît difficile : cependant, si l’on préposait aux levées des gens capables de bien faire cet emploi, on pourrait rassembler bientôt une jeunesse propre à la guerre, et former de bonnes troupes. Avec des soins bien entendus, on vient à bout de tout, lorsqu’on ne ménage pas les dépenses convenables.

chapitre xix.
Qu’il faut rechercher dans le nouveau soldat, outre la force du corps, l’art d’écrire par notes et de compter.

Les commissaires des levées doivent chercher généralement la hauteur de la taille, la force et la bonne volonté, dans tous les sujets qu’on leur présente ; mais il faut que sur le nombre il s’en trouve quelques-uns qui sachent écrire par notes, compter et calculer. Il y a plusieurs grades dans la légion ; le service militaire, public et particulier, et la paye, s’écrivent jour par jour, presque plus exactement qu’on ne dresse, dans la ville, les journaux des vivres et de la police. Les gardes du camp, en temps de guerre, et celles qui se montent tous les jours en temps de paix, qui se fournissent par centuries et par chambrées, se marquent aussi sur des tablettes, avec les noms des soldats, à mesure que leur tour arrive, afin que personne ne soit surchargé contre la justice, ou exempté de son devoir par faveur. On enregistre aussi la date et la durée des congés qui s’accordent ; mais autrefois on n’en donnait que difficilement, et pour des causes indispensables et connues. On n’employait point aussi les soldats des services domestiques, ni au soin des affaires privées ; car il ne paraissait point convenable que les soldats de l’empereur, vêtus et nourris aux dépens de l’État, fussent détournés du service pour des affaires privées. Cependant les préfets, les tribuns, et même les autres officiers, avaient à leur disposition des soldats destinés à leur service particulier ; c’étaient ceux qu’on appelle à présent surnuméraires, c’est-à-dire qui avaient été reçus après que la légion était complète. Les soldats en pied étaient cependant obligés d’aller chercher et d’apporter au camp le bois, le fourrage, la paille ; et c’est de cette sorte de service qu’on les appelle munifices.

chapitre xx.
La moitié des gratifications des soldats doit être mise en séquestre aux enseignes.

Les anciens avaient sagement établi que la moitié des gratifications qu’on fait aux troupes fût mise en dépôt aux enseignes, de crainte que les soldats ne dissipassent tout par la débauche et les folles dépenses. La plupart des hommes, surtout les pauvres, dépensent à mesure qu’ils reçoivent ; et c’est faire le bien des soldats que de leur mettre cet argent en séquestre. Entretenus aux dépens de l’État, ils se font peu à peu de la moitié des gratifications un fonds pour leurs besoins ; ils ne songent point à déserter ; ils s’attachent davantage aux enseignes, ils les défendent avec plus d’ardeur, animés qu’ils sont par ce penchant du cœur humain, qui nous rend si soigneux de ce qui nous fait vivre. Les gratifications étaient partagées en dix bourses, une par cohorte : toute la légion mettait encore dans une onzième pour la sépulture commune ; et si un soldat venait à mourir, on en tirait de quoi faire ses funérailles. Toutes ces sommes étaient sous la garde des porte-enseignes : c’est pourquoi on choisissait pour remplir cet emploi des gens d’une fidélité reconnue, et capables non seulement de garder leur dépôt, mais de faire à chacun le décompte de ce qui lui appartenait.

chapitre xxi.
Que les promotions doivent se faire de telle sorte que les soldats promus passent par toutes les cohortes.

Il semble qu’un conseil supérieur à celui des hommes ait présidé à l’établissement de la légion romaine, lorsqu’on considère que les dix cohortes qui la composent, de la manière dont elles sont ordonnées entre elles, paraissent ne faire qu’un seul corps, qu’un même tout. Par l’ordre de la promotion, tous les soldats roulent de cohorte en cohorte ; de sorte que de la première un soldat qu’on avance passe tout d’un coup à la dixième ; il y prend un meilleur grade : avec le temps il remonte par toutes les autres, augmentant toujours de grade et d’appointements, et revient à la première. C’est ainsi que le centurion primipile, après avoir commandé de classe en classe dans toutes les autres cohortes, parvient dans la première à cette haute dignité, qui lui procure des avantages infinis dans toute la légion. Les préfets du prétoire arrivent de même à ce rang si honorable et si lucratif par cette promotion circulaire. Les cavaliers légionnaires, malgré l’antipathie naturelle qui règne entre la cavalerie et l’infanterie, regardaient les fantassins de leur cohorte comme leurs camarades : enfin cette harmonie de toutes les parties de la légion y faisait régner une union constante entre toutes les cohortes, et entre les cavaliers et les soldats.

chapitre xxii.
Des trompettes, cornets et buccines. En quoi ils diffèrent entre eux.

Les instruments militaires de la légion sont la trompette, le cornet, et la buccine ou cor : la trompette sonne la charge et la retraite ; les enseignes obéissent au bruit du cornet, qui ne donne que pour elles : c’est encore la trompette qui sonne lorsque les soldats commandés pour quelque ouvrage sortent sans enseignes ; mais dans le temps même de l’action les trompettes et les cornets sonnent ensemble. La buccine ou cor appelle à l’assemblée ; c’est aussi une des marques du commandement : elle sonne devant le général, et lorsqu’on punit de mort des soldats, pour marquer que cette exécution se fait de son autorité. C’est encore au son de la trompette qu’on monte et qu’on descend les gardes ordinaires et les grand’gardes hors du camp ; qu’on va à l’ouvrage et que se font les revues : c’est aussi à ce signal que les travaux cessent. Ce sont les cornets qui sonnent pour faire marcher les enseignes et les faire arrêter. Tout cela se pratique dans les exercices, et dans les promenades qu’on fait faire aux soldats sous les armes, afin que dans un jour d’affaire, accoutumés aux signaux de ces instruments, ils y obéissent promptement, soit qu’il faille charger ou s’arrêter, pour suivre l’ennemi ou revenir. En effet, la raison veut qu’on pratique souvent dans le loisir de la paix ce qu’il faut nécessairement exécuter dans le tumulte des combats.

chapitre xxiii.
De l’exercice des troupes.
On conçoit l’ordonnance de la légion. Revenons aux exercices, d’où est venu, comme on l’a déjà dit, le nom d’armée (exercitus). On exerçait matin et soir les nouveaux soldats à manier toutes sortes d’armes ; on obligeait aussi les vieux, même les mieux dressés, à faire les exercices régulièrement une fois par jour. Les services et l’âge ne donnent pas toujours la science de la guerre. Un vieux soldat qui n’a point été exercé est toujours nouveau. Ceux qu’on appelait armatures, et généralement tous les soldats, apprenaient sans cesse les exercices de l’escrime, qui ne sont aujourd’hui qu’un vain spectacle donné, les jours de fête, dans le cirque. C’est par l’usage continuel des forces du corps qu’on acquiert la légèreté et l’adresse de porter des coups certains à l’ennemi, et de se garantir des siens. C’est par la même répétition que les soldats apprendront dans ces combats simulés une chose bien plus essentielle encore, c’est-à-dire à garder leurs rangs, et à ne point quitter leurs enseignes dans les évolutions les plus embarrassées : à la fin, ceux qui sont bien instruits ne font jamais de faute dans toutes les manœuvres, quelle que soit la confusion créée par la multitude. Il est très nécessaire que les nouveaux soldats s’exercent avec des armes de bois contre le pieu ; qu’ils apprennent à porter des coups à cet ennemi fictif, de pointe, de taille, aux flancs, aux pieds et à la tête ; qu’ils s’étudient à le frapper en sautant, à s’élever avantageusement sur le bouclier, et à s’abaisser tout à coup pour s’en couvrir ; tantôt à s’élancer en avant comme pour frapper, et tantôt à sauter en arrière. Il faut encore qu’ils s’exercent à lancer de loin des armes de jet contre les mêmes pieux, afin d’apprendre à bien diriger leurs coups et de se fortifier les bras. Les archers et les frondeurs dressaient pour but des fagots ou des bottes de paille, contre lesquels ils tiraient des flèches à six cents pieds de distance : ils jetaient aussi des pierres avec le fustibale, et frappaient souvent le but. Dans le combat, ils faisaient sans se troubler ce qu’aux champs ils avaient fait en se jouant. Il faut dresser les frondeurs à ne tourner qu’une seule fois la fronde autour de leur tête, avant que de lâcher la pierre. Autrefois on exerçait tous les soldats à jeter à la main des pierres d’une livre : cette manière est plus expéditive, parce qu’on se passe de fronde. On les obligeait encore à s’exercer sans cesse à lancer les armes de jet ou les flèches plombées ; et, pour ne pas en interrompre l’exercice pendant l’hiver, on construisait pour la cavalerie des manèges qu’on couvrait de tuiles ou de bardeaux, et, à leur défaut, de roseaux, d’herbes de marais ou de chaume. Pour l’infanterie, on bâtissait des basiliques ou grandes salles toujours ouvertes, afin d’avoir toujours des lieux à l’abri des injures de l’air pour exercer les troupes, lorsqu’il faisait mauvais temps ; mais dès que la pluie ou la neige cessait, on les exerçait à découvert, tant on craignait que la discontinuation du travail n’amollît les corps et les courages. On doit accoutumer les soldats à abattre des arbres, à porter des fardeaux, à nager dans la mer ou dans les rivières, à marcher à grands pas, à courir avec armes et bagages ; de telle sorte que ces travaux, répétés chaque jour en temps de paix, dans la guerre leur paraissent faciles. Ces exercices doivent être continuels, soit pour les légions, soit pour les troupes auxiliaires ; car autant le soldat bien exercé souhaite le combat, autant celui qui est ignorant l’appréhende. En un mot, qu’on se persuade qu’à la guerre l’art est au-dessus de la force ; et si on ôte la discipline et l’exercice, il n’y aura plus de différence entre un soldat et un paysan.
chapitre xxiv.
Exemples de stimulants et d’exercices militaires tirés d’autres professions.

L’athlète, le chasseur, le cocher, qui se donnent en spectacle dans le cirque, ne cessent, pour un vil intérêt ou pour gagner la faveur de la populace, de s’exercer tous les jours, afin de se perfectionner dans leur métier. Avec combien plus d’application le soldat, dont la profession est de défendre l’État, doit-il l’étudier, et s’y entretenir par une répétition continuelle des exercices ! Outre la gloire de triompher de l’ennemi, il profite souvent d’un riche butin ; les règlements de la milice et le choix de l’empereur l’élèvent aux dignités et aux fortunes de la guerre. Si les acteurs s’exercent sans cesse pour mériter sur la scène les applaudissements du public, le militaire, engagé par serment à la milice, destiné par son état à combattre pour sa propre vie et pour la liberté de sa patrie, peut-il jamais se lasser de s’exercer, soit qu’il soit nouveau dans son métier, soit même qu’il ait déjà du service ; surtout s’il est vrai, suivant cette ancienne maxime, que tous les arts ne s’apprennent que par la pratique ?

chapitre xxv.
Des outils et machines de la légion.

Ce n’est pas seulement par le nombre des soldats que la légion remporte le plus souvent la victoire, mais par le choix des armes. La plus redoutable est cette espèce de javelot à l’épreuve duquel il n’y a ni bouclier ni cuirasse lorsqu’il est lancé par ces machines appelées carrobalistae. Chaque centurie a à sa suite une de ces machines tirée par des mulets, et servie par onze soldats ; plus elles sont grandes, plus elles chassent loin et roide les javelots dont on les charge : on ne s’en sert pas seulement pour la défense des camps, on les place encore sur le champ de bataille, derrière les pesamment armés ; et ni la cavalerie ni l’infanterie, armées de boucliers, ne résistent aux traits qu’elles lancent. Il y a donc cinquante-cinq de ces machines dans une légion ; de plus, dix onagres, c’est-à-dire une par cohorte : on place ces sortes de machines sur des chariots armés, tirés par deux bœufs, afin qu’en les transportant du côté du camp où l’on prévoit l’attaque de l’ennemi, on puisse le repousser de loin à coups de pierres, de dards et de javelots. Chaque légion porte encore des espèces de canots faits d’un seul morceau de bois creusé, des chaînes de fer, et une grande quantité de cordes. Quand il est question de traverser des fleuves sur lesquels il n’y a pas de ponts, on met à l’eau ces canots, qu’on attache les uns à côté des autres ; ensuite on construit dessus une espèce de plancher fait avec des madriers, et sur lequel l’infanterie et la cavalerie passent ainsi sans danger, d’un bord à l’autre. La légion porte encore des crocs de fer, qu’on appelle loups ; des faux attachées à de longues perches ; des hoyaux, des pieux, des bêches, pelles et pioches ; des hottes et des paniers pour porter la terre : elle a encore des doloires, des haches, des coignées, des acies, et tous les outils propres à dégauchir le bois, à le scier et à l’employer. Il y a aussi des ouvriers attachés à la légion, pourvus de tous les instruments nécessaires à la construction des tortues, des galeries, des mantelets, des béliers, et même des tours portatives, et autres machines pour l’attaque des places : enfin, pour n’en pas dire trop en voulant énumérer toute chose, la légion doit porter avec elle tout ce qui est nécessaire en campagne, quelle que soit la nature de la guerre, afin qu’elle puisse faire une place forte de son camp, partout où elle voudra l’établir.



  1. Nous laissons subsister, dans la traduction, une intervention sans laquelle le texte serait inintelligible.
  2. Preuve, échantillon ; ce qui montre, sert à distinguer.