Instruction concernant la propagation, la culture en grand et la conservation des pommes de terre/Quatrième partie - Chapitre II

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Société royale et centrale d’agriculture
Madame Huzard (née Vallat la Chapelle) (p. 162-173).


CHAPITRE II.

POMMES DE TERRE EMPLOYÉES À LA NOURRITURE ET À L’ENGRAISSEMENT DES ANIMAUX.


Les animaux paraissent pouvoir, sans danger, manger les pommes de terre crues ; cependant cette faculté n’est pas tellement générale que, dans plusieurs circonstances, il n’y ait des animaux qui ne réparent pas complètement leurs forces par l’usage de cette nourriture, et qui en sont incommodés lorsqu’ils y sont exclusivement réduits.

Le porc lui-même, qui les recherche et les dévore crues, fut long-temps le seul animal auquel on osa en donner dans cet état, encore ne les lui présentait-on que lavées, coupées par quartiers, et souvent mêlées avec les lavures de vaisselle, le petit-lait, le lait de beurre et une partie du caillé ; cependant il profitait peu, mais lorsque l’on s’avisa de faire cuire les tubercules, de les écraser grossièrement dans les liquides susdésignés, et surtout lorsque ce mélange leur était donné tiède, on réussit à les engraisser, et plus parfaitement encore en leur donnant des farines de pommes de terre délayées comme on fait habituellement des recoupes du remoulage, des farines d’orge et autres [1]. Avec de pareilles précautions, on pourra employer sans crainte les pommes de terre à la nourriture des bestiaux, et quoiqu’on ne doive pas pour cela cesser de leur donner des fourrages, toujours sera-t-il vrai que la consommation, de ceux-ci diminuera d’autant, et qu’ainsi les cultivateurs pourront augmenter le nombre des animaux, qui couvriront leurs champs d’abondans engrais, et par conséquent, outre les profits directs de leur vente, ils obtiendront de riches récoltes.


§ 1. Nourriture des bœufs et des vaches.


Les bœufs et les vaches acceptent volontiers la pomme de terre crue ; mais on redoute, à l’égard de ces animaux ruminans, les accidens que les tubercules entiers et trop volumineux peuvent occasioner lorsqu’ils les avalent sans avoir été broyés. Pour les prévenir, on coupe les tubercules par morceaux, et afin d’accélérer ce travail, on a imaginé des coupe-racines. Quelques cultivateurs, après les avoir coupés par tranches, les arrosent avec un-peu d'eau salée, qui les rend moins délayans et plus appétissans.

D'autres les mettent dans un grand tonneau, par couches alternatives, avec du son et un peu de sel, même sans sel, et au bout de vingt-quatre heures elles éprouvent une fermentation vineuse qui plaît beaucoup à ces animaux.

C'est ainsi que de proche en proche, et avec de sages précautions, on est parvenu à introduire dans la nourriture des bestiaux les pommes de terre, sans craindre le relâchement qu'elles occasionent, comme toutes les herbes tendres, dont on doit user sobrement en les mêlant avec des fourrages secs, combinaison que saura bien faire un cultivateur prudent, d'après les conseils de Parmentier, qui, dès l'origine, avait considéré la pomme de terre, dans la morte-saison, comme un moyen de prolonger les bons effets du vert en faveur des bestiaux, et afin qu'au bout de l'hiver ils fussent moins fatigués d'un régime sec absolu, et qu'au printemps le retour de la jeune herbe leur devint moins préjudiciable. Si donc à ces premières pratiques on ajoute l'usage des pulpes sorties de dessous les râpes, les résidus de toute espèce que fournissent les fabriques où l'on emploie des pommes de terre, et les déchets de leurs farines et gruaux, ou ces farines elles-mêmes, enfin les pommes de terre cuites, on aura à sa disposition une masse de nourriture d'autant plus considérable, que les produits de la pomme de terre excèdent de beaucoup la quantité fournie par les céréales à surface égale de terrain.

Peut-être objectera-t-on que l'on n'a pas des résidus toute l'année, mais seulement pendant que les fabriques sont en activité; mais si on se rappelle cequi a été dit sur le mode de prolonger leur fraîcheur, on reconnaîtra que les intervalles ne sont pas assez longs pour qu'il soit impossible de suppléer à leur défaut par les farines de parenchyme et autres dessiccations. D'ailleurs la fermentation des résidus, prise à un certain degré, loin d'en contrarier l'usage, ne fait qu'exciter l'appétit des bêtes auxquelles on les présente ; enfin M. Dailly fils le prouve: tous les hivers, il amasse les résidus de sa fabrique de fécule dans une fosse proportionnée aux besoins de son exploitation, et ils s'y conservent pendant quatre à cinq mois, toutes les fois qu'il peut les garantir de la gelée : car alors, comme les pommes de terre crues, les résidus éprouvent une prompte corruption au dégel [2].


§ 2. Nourriture des chevaux avec les pommes de terre.


Avant de faire servir la pomme de terre à la nourriture des hommes, on a long-temps douté de ses qualités nutritives ; il paraît que maintenant encore on hésite sur son emploi à l’égard des chevaux. Peut-être aussi cette hésitation provient-elle de ce que l’on aura adopté ce système de nourriture sans avoir proportionné le travail à la complexion du cheval, dont on ne doit changer les habitudes et la nourriture qu’avec précaution : c’est pourquoi on se bornera à faire connaître des essais, qui ne devront être appréciés qu’après avoir été répétés et confirmés par de longues expériences.

Les exemples et les réflexions qui vont suivre ont été extraits de plusieurs Mémoires adressés à la Société royale et centrale, et on citera particulièrement les détails donnés par M. Ribeck de Lindow [3], parce qu'ils sont en rapport avec les documens généraux. Comme plusieurs praticiens, M. Ribeck ne fait pas de distinction entre les distributions de pommes de terre crues ou cuites; cependant on a lieu de présumer qu'il préfère les dernières, par le soin qu'il prend de recommander la propreté des vases où se dépose la nourriture, et parce qu'il répète que les pommes de terre crues sont moins nourrissantes, que les chevaux s'y accoutument difficilement, que ceux qui les consomment ainsi y ont été habitués jeunes et petit à petit; enfin il ne dissimule pas que ce genre de nourriture fait éprouver, dans les commencemens, quelques coliques à la plupart des individus, et quoique M. Ribeck ne les regarde pas comme dangereuses, il n'en conseille pas moins, si les accidens deviennent plus graves, d'administrer quelques remèdes, tels que la saignée ou des lavemens ordinaires. En général, on paraît d'accord sur le choix des variétés qui conviennent le mieux aux chevaux; comme pour les hommes, ce sont celles qui contiennent le plus de substance sèche et farineuse : elles se reconnaissent à l’aspect de leur intérieur, qui doit être pulvérulent et non mou et gluant ; on pense également que la quantité de tubercules nécessaire à un cheval dépend de sa force et du travail qu’on exige de lui.

Suivant M. Ribeck, on peut en donner depuis dix livres jusqu’à trente par jour, et d’après ses expériences, il croit qu’un cheval travaillant peu n’a besoin que de dix livres de pommes de terre cuites ; qu’un cheval de charrue peut consommer le double, terme moyen ; que celui qui est d’une plus forte stature a besoin de vingt-cinq livres ; enfin que les chevaux du Mecklenbourg mangent jusqu’à trente livres de tubercules dans une journée.

M. Ribeck estime aussi que les pommes de terre remplacent au moins moitié du poids d’un bon fourrage.

Au reste, l’emploi des pommes de terre pour la nourriture des chevaux nécessite encore des soins particuliers : d’abord, une grande propreté, afin d’éviter que cette nourriture, susceptible de s’aigrir assez promptement, ne communique un mauvais goût aux vases dans lesquels elle est contenue, et par suite à la nouvelle que l’on y déposerait. On ne doit donc jamais donner aux chevaux que ce qu’ils peuvent manger ; il vaut mieux qu’il y ait un peu moins, et que le complément soit composé d’avoine, de son, de fourrage sec, etc. Il est encore utile de laver la mangeoire, toutes les fois que l’on y met une nouvelle portion et même, tous les quinze jours, de faire cette opération avec de l’eau salée ; enfin, de ne pas donner ordinairement à boire dans le vase où l’on met les pommes de terre.

On pourrait exiger moins de précautions, si aux pommes de terres crues ou cuites on substituait l’espèce de gruau ou de farine dont il a été parlé au chapitre des Préparations sèches [4]. En effet, puisque l’on donne aux chevaux du son, des recoupes, des grenailles, et que des cultivateurs éclairés ont essayé avec succès la nourriture avec des mélanges de grains, de féveroles moulues et de pommes de terre, le tout cuit sous forme panaire [5], pourquoi ne profiterait-on pas des ressources que présentent les gruaux et les farines de pommes de terre, dont la conservation est si facile ? Ce serait une innovation heureuse ; car si l’usage de la pomme de terre s’introduisait dans la nourriture des chevaux, elle serait d’une grande importance pour les fermes situées sur des côtes élevées produisant peu de fourrages, et elles faciliteraient la multiplication des chevaux, moins consommateurs que les bœufs et qui rendent cependant d’immenses services.


§ 3. Nourriture des moutons, des chèvres, de quelques animaux domestiques, et de la volaille.


La plupart des animaux, comme on l’a déjà dit, s’accommodent des pommes de terre, pourvu qu’elles leur soient données convenablement, que l’on règle la quantité qui leur sera donnée, sur la force, l’âge et la constitution du sujet, enfin d’y ajouter du fourrage ou des grains ; car les mélanges conviennent à tous les estomacs. Ainsi, en prenant les mêmes

précautions que pour les autres bestiaux, les animaux désignés dans ce paragraphe se trouveront bien de leur usage.

M. Dailly, déjà cité, en nourrit ses troupeaux, dont les moutons se portent bien, et leur chair est d’une excellente qualité.

Il n’est pas le seul qui les ait soumis à ce régime ; le grand nombre des cultivateurs qui ont adopté cette pratique ne permet pas d’en offrir ici la nomenclature.

Il en est de même de la nourriture des chiens, des lapins que l’on entretient dans la plupart des habitations rurales ; on peut introduire dans leurs rations de la pomme de terre, qui s’alliera fort bien avec les autres substances qu’on leur donne ordinairement.

Enfin, les cultivateurs trouveront beaucoup d’économie, en mettant des farines et gruaux de pommes de terre dans la pâtée des volailles elles ne communiquent aucun goût désagréable à leurs œufs ni à leur chair.

Les dindes, les oies, les canards les mangent aussi avec avidité et s’engraissent promptement.

Les petits poulets même peuvent en être nourris, pourvu qu’on lès leur donne émiettées et criblées sous un petit volume, gros comme du millet, et au plus comme du chenevis. Cependant, on a essayé d’alimenter les poules avec de la pomme de terre cuite et écrasée ; mais outre que cette pâtée acquiert promptement en plein air un goût désagréable, elle retarde la ponte et plus encore les couvées.


§ 4. Quelques réflexions sur l’emploi des fanes vertes du solanum tuberosum, comme fourrage.


On ne s’est pas borné à nourrir les animaux avec les tubercules du solarium ; dans quelques contrées, on a essayé de leur faire consommer en vert les fanes ; ce qui a occasioné quelques accidens que l’on a attribués au principe vireux qui existe dans cette plante, tout le temps de sa végétation ; et l’on a appris, par là, qu’au moins il est nécessaire, pour donner ces feuillages, d’attendre que la fleur soit éteinte, et qu’alors même il est prudent de les exposer au soleil pendant quelques jours, afin de faire volatiliser les sucs délétères qu’ils renferment. Cette précaution, lors même que les fanes ne contiendraient qu’un excès d’eau comme beaucoup de plantes fraîchement coupées, aurait l’avantage de le dissiper.

Dans ce cas même, il est bon de se rappeler qu’une petite quantité de sel marin mêlée aux plantes trop aqueuses en diminue l’insalubrité ; qu’ainsi il est sage d’en user à l’égard des fanes de pommes de terre, même de celles qui auraient été exposées au soleil[6].



  1. Dans ce cas, il est inutile de bluter les farines, puisqu’elles doivent être simultanément employées.
  2. Cet agronome éclairé donne les résidus mêlés où non mêlés, à volonté, à une vache trente kilogrammes, et à un mouton deux kilogrammes.
  3. Voyez l'Ouvrage de MM. Payen et Chevalier, page 75.
  4. Voyez IIIe. partie, page 97 et suiv.
  5. Voyez Annales de l’Agriculture, 2°. série, t. 34, p. 382, année 1826, la proposition de M. Darblay à ce sujet, et Mémoires de la Société royale et centrale, année 1820, son rapport sur une note de M. Husson du Strasbourg, dans lequel il propose d’introduire un tiers de pommes de terre et deux tiers de carottes dans la composition donnée aux chevaux sous forme panaire.
  6. On ne doit pas oublier non plus que la coupe prématurée des fanes s’oppose à la formation des tubercules et à leur grossissement, on estime la différence à moitié ou aux trois quarts.