Introduction à l’histoire générale des littératures orientales/De l’étude et de la classification des langues de l’Orient dans leur rapport avec l’histoire littéraire

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DE L’ÉTUDE ET DE LA CLASSIFICATION
DES LANGUES DE L’ORIENT DANS LEUR RAPPORT
AVEC L’HISTOIRE LITTÉRAIRE[1]




Messieurs,

Je vous ai faits juges des raisons qui m’ont porté à chercher dans la vie des nations et en dehors de l’affinité des langues le principe d’une division synthétique des littératures Orientales ; si je n’ai point classé les littératures d’après les langues qui en ont été les organes, j’ai voulu éviter les difficultés que présentent à l’historien les destinées de tant de langues qui se transforment et s’altèrent dans le cours des siècles, en même temps que leur culture littéraire est soumise à des influences d’une nature opposée ; c’est à dessein que j’ai renoncé à renfermer dans les limites géographiques d’un idiome ancien et longtemps cultivé l’histoire d’un développement littéraire qui a pu s’étendre à un grand nombre de contrées. Chaque littérature a ses frontières naturelles, qui lui sont tracées par l’empire des idées qu’elle représente et qu’elle propage : assujétir son étude aux exigences de sciences particulières, telles que la linguistique et l’ethnographie, ce serait sacrifier en quelque sorte l’intelligence à la matière, les idées à des noms propres de personnes et de lieux.

Cependant, une connaissance précise de la nature et des rapports des langues Orientales est un élément essentiel qui doit entrer dans l’histoire des littératures ; aussi sans empiéter sur un autre domaine, le domaine indépendant de la grammaire et de la linguistique, je trouve la matière d’une introduction utile à ces leçons dans quelques aperçus généraux sur les langues elles-mêmes ; c’est dans cette vue que je vais examiner tour à tour les questions suivantes : ce qu’il faut entendre par langues Orientales, à quels points de vue différens on peut envisager l’étude des langues Orientales ; par quelles méthodes on a recherché dans les temps modernes leur affinité ou leur filiation. C’est seulement, après avoir exposé les procédés de la philologie comparée dans son application aux langues de l’Orient, que je pourrai présenter une classification de ces langues qui repose sur des bases scientifiques ; en mettant ainsi en œuvre les résultats d’une science qui, s’agrandissant tous les jours, a besoin d’être cultivée à part, je me crois obligé à faire mention des sources les plus importantes auxquelles pourraient puiser ceux à qui les études spéciales de linguistique offriraient de plus puissans attraits[2].


Le nom de langues Orientales est susceptible d’interprétations diverses, en raison même du sens étendu que présente le mot Orient ; sa signification a en effet varié dans le langage du monde savant, et il ne sera pas inutile de dire sa première acception avant de déterminer quelle idée nous devons y attacher. On n’a entendu longtemps par langues Orientales que les langues de la seule famille Sémitique, parlées surtout dans les contrées occidentales de l’Asie ; le nom ainsi compris est resté en usage jusqu’à la fin du siècle dernier, tant que l’hébreu et les idiomes auxiliaires de la même souche ont été l’objet exclusif d’une culture sérieuse et systématique dans les écoles et les académies de l’Europe[3]. Aujourd’hui la signification des mots langues Orientales ne peut être aussi restreinte, puisque les langues des autres familles de peuples Asiatiques ont réclamé à leur tour une place dans l’enseignement ou dans les travaux de la science. En présence de la carrière bien plus vaste qui est ouverte à nos recherches, les mêmes mots nous révèlent à l’instant une idée plus grande aussi : ils désignent l’ensemble des langues parlées et cultivées dans toute l’étendue de l’Asie, ainsi que dans une partie de l’Afrique et de l’Océanie où leurs rejetons se sont propagés, en un mot toutes les langues qui appartiennent au groupe immense des pays situés à l’Est de l’Europe et tour à tour éclairés par les formes multiples de la civilisation Asiatique. Telle est la portée nouvelle de la dénomination anciennement usitée de langues Orientales ; elle s’applique aux langues originales du vaste continent d’où plusieurs idiomes, à la suite des révolutions intérieures et de la migration des plus grands peuples, se sont répandus avec eux sur d’autres terres et ont porté dans d’autres climats l’influence de leurs mœurs et de leur pensée. Il y a un intérêt naturel à suivre les langues d’origine Asiatique dans leurs conquêtes lointaines sur le continent de l’Afrique, dans l’archipel Malay ou dans la Polynésie ; cependant, pour mieux rapporter cette étude à son but littéraire, il importe de lui assigner certaines limites : ainsi l’Éthiopien, le Copte, l’Arabe des états barbaresques seront compris dans le tableau des langues Orientales par des raisons historiques d’affinité, et il en sera de même des langues Malayes fortement imprégnées d’élémens Indiens ; mais il n’entrera pas dans notre plan de classer à la suite des langues de l’Orient les langues de l’intérieur de l’Afrique, langues informes et pauvres la plupart, parlées par des peuplades sauvages, ou bien les langues de l’Amérique, mélangées et multipliées à l’infini, comme les tribus qui en ont gardé quelques débris. Je ne fais qu’indiquer en passant des études spéciales qui supposent la connaissance des langues Asiatiques comme un critérium infaillible dans le jugement des questions d’origine et de parenté : les recherches déjà entreprises sur les langues Africaines, Polynésiennes et Américaines, ont fourni d’assez abondans matériaux pour constituer dès à présent un genre d’étude bien distinct, et qui promet de grands résultats à la philosophie comme à l’histoire, si la philologie y apporte les procédés d’une synthèse intelligente[4].

L’étude des langues Orientales offre une grande variété d’application, surtout si on les prend chacune en particulier et dans un but spécial ; considérée dans ce qu’elle a de plus général, elle peut être ramenée à une triple destination : leur étude peut être grammaticale, littéraire, comparative d’après le point de vue qui dirige les recherches individuelles.

Le premier genre d’étude, la grammaire, fournit la connaissance même d’une ou de plusieurs langues, connaissance élémentaire et pratique quand elle n’est envisagée que comme préparation à d’autres études, connaissance approfondie et théorique, quand il s’agit de recueillir les élémens et de formuler les lois essentielles d’une langue donnée. Des recherches sur l’alphabet d’une langue Asiatique et sur son système d’écriture, recherches dont l’ensemble constituerait la Paléographie Orientale, et celles qui ont pour objet la formation des formes du langage, les propriétés et les ressources de la phraséologie, concourent à ce double but, qui fait de la science grammaticale l’auxiliaire de la plupart des travaux scientifiques.

Une deuxième étude, celle que j’appellerais l’étude littéraire des langues Orientales, présuppose la première ; elle se produit sous des formes diverses, interprétation des textes, critique littéraire, histoire littéraire, et si elle acquiert ainsi sous plusieurs rapports une importance légitime, elle n’atteint pas un but moins utile et moins élevé en mettant l’intelligence en possession de jouissances nouvelles, en donnant à l’esthétique la matière de nouveaux jugemens et de nouvelles règles.

L’étude de la grammaire et des lettres a tiré de nos jours des secours nombreux et puissans d’une troisième étude qui peut être désignée par le nom d’étude comparative des langues Orientales, mais qui a reçu plusieurs noms dans les diverses écoles : synglosse, grammaire comparée, linguistique, ou philologie comparative. Cette étude qui, envisagée dans sa direction et ses tendances nouvelles, a déjà mérité le titre de science eu égard à la rigueur et à l’enchaînement de ses principes, a pour but de constater l’affinité des langues et de déterminer quel est ou quel a été le domaine des langues de chaque famille ; elle est intimement liée à l’Ethnographie générale parce qu’elle fournit à cette branche des sciences historiques les moyens de reconnaître l’origine des peuples dont l’histoire positive est à jamais perdue. La grammaire comparée est une étude toute moderne ; elle est parvenue après des essais infructueux à des conclusions d’une haute importance dont la plupart sont considérées avec raison comme des vérités acquises à la science ; énumérer les résultats généraux obtenus par la linguistique reviendrait à une histoire de sa marche et de ses travaux : matière trop vaste et trop étrangère à mon sujet, pour que je puisse lui donner place ici, malgré l’intérêt et l’instruction qui s’y attachent[5]. Il me suffit de signaler à quel point la synglosse a contribué à résoudre tant de problèmes dans l’histoire et les antiquités de l’Orient en jetant un jour nouveau sur le placement primitif des races Asiatiques, sur leurs mutations et leurs guerres, sur le passage de leurs migrations soit en Europe, soit sur le sol d’autres continens. La philologie comparative qui a emprunté à l’étude systématique des langues Orientales ces données précieuses, mais inespérées qui manquaient encore à l’histoire, est aussi la science qui doit nous servir de guide dans la classification de ces mêmes langues : avant de vous en présenter le tableau, je suis dans l’obligation de vous faire connaître les procédés de la linguistique moderne dans l’étude comparative de toutes les langues que nous comprenons à l’avenir sous le nom d’Orientales.


Depuis le XVIe siècle qui s’est déjà préoccupé de l’affinité universelle des langues, trois méthodes principales ont été appliquées par les modernes soit à la découverte de leur affinité, soit à la recherche de leur filiation ; les idiomes de l’Orient, en raison même de leur caractère d’antiquité, ont joué dès le principe un grand rôle dans les rapprochemens téméraires ou forcés, le plus souvent infructueux, qui furent tentés dans l’enfance de cette branche d’étude, avec une persévérance qui honore leurs auteurs ; l’abus que l’on a fait à diverses reprises de l’une ou de l’autre des langues Asiatiques, afin de rendre raison de toutes les autres, nous surprendra moins, si nous tenons compte de la marche longtemps incertaine des linguistes, qui se réduisaient volontairement à l’emploi exclusif d’un seul système d’investigation. Après avoir apprécié la portée des deux méthodes d’abord employées, l’une généalogique, l’autre, physiologique, nous verrons comment une troisième, la méthode ethnographique a fait justice des conjectures et des erreurs accumulées laborieusement par l’emploi des deux premières.

La plus ancienne des méthodes usitées dans l’étude comparative des langues, c’est la méthode généalogique, ainsi nommée, parce qu’elle reposait sur l’idée préconçue de faire remonter toutes les langues à une souche unique ; elle a conduit à rattacher de proche en proche tous les idiomes écrits et parlés à une seule langue, prise pour la mère de toutes les autres, et cependant choisie arbitrairement. Dans les applications diverses de cette méthode que l’on a faites et répétées mainte fois avec une égale confiance, la prétendue harmonie des langues n’était basée que sur des rapprochemens faux, hasardés, en réalité inadmissibles : la ressemblance syllabique de quelques mots suffisait pour qu’une langue fût déclarée, avec la majorité des autres, appartenir à la même descendance d’une langue réputée primitive sans égard ni à l’ensemble des racines ni aux formes grammaticales. Mais le sort en était jeté ; tout devait découler d’une seule et même source, et l’on fondait la science du langage universel sur la nature de la langue privilégiée, décorée du nom de primitive, sans qu’elle réunît les caractères constitutifs de cet idiome unique des premiers jours du monde, idiome mystérieux, qui était le signe de l’empire de l’homme sur la nature, mais qui est à jamais perdu pour la postérité d’Adam et que des hypothèses philosophiques sont impuissantes à reconstruire. Un penseur, Court de Gébelin, a indiqué une vérité incontestable, et toutefois indémontrable par des faits, quand il a dit que « toutes les langues ne sont que des dialectes d’une seule » : mais qu’une langue primitive ait réellement existé, comme la logique, d’accord avec la tradition, nous porte à le croire ; ses mots, ses formes, son génie, nous ont à jamais échappé, et combien sera toujours vain le travail de ceux qui prétendront encore refaire des élémens les plus simples d’idiomes vraiment anciens une langue simple, antique, rudimentaire, vrai prototype des autres !

Tout le monde sait que l’hébreu a été longtemps choisi exclusivement comme langue mère universelle, et qu’en vue de lui assurer une telle prérogative, aucun effort n’a été épargné pour y rapporter violemment toutes les langues de la terre. L’erreur est aujourd’hui bien constatée et généralement reconnue ; elle n’est plus renouvelée que par quelques esprits qui s’obstinent à poursuivre les hypothèses favorites de leur pédantisme, par exemple en Angleterre où des adeptes de l’église officielle mettent tout leur savoir biblique et classique au service d’une opinion repoussée par les plus éclairés des hébraïsans juifs et chrétiens[6]. Qu’on ne croie point toutefois que l’abandon de cette opinion porte quelque préjudice au respect légitime que commande le caractère antique et inspiré de la langue sainte : l’autorité du texte original de la Bible n’en reste pas moins grande, et la voix des prophètes moins solennelle. La prétention de faire de l’Hébreu la langue primitive n’est pas entrée dans l’esprit des écrivains sacrés ; on peut donc sans crainte lui refuser un titre que l’Écriture elle-même n’a point revendiqué pour lui.

Un sort analogue était réservé aux systèmes également faux qui faisaient dériver toutes les langues, soit du Grec, soit du Latin ; et que méritaient, sinon une vogue éphémère, les hypothèses plus extraordinaires encore, qui ont salué tour à tour la langue primitive dans le Celtique, dans le Basque, dans le Flamand et même dans le Chinois[7] ? C’en est assez, pour établir que la méthode généalogique n’a pu saisir que des analogies partielles, et qu’elle n’a produit en réalité que des résultats exclusifs et souvent opposés ; si elle est restée dominante jusqu’aux dernières années du XVIIIe siècle, on peut dire qu’elle n’a plus de valeur aujourd’hui et qu’elle est rejetée par la majorité des linguistes contemporains.

La méthode physiologique dont je ferai mention en second lieu n’a pas produit de meilleurs fruits, faute d’une marche uniforme et systématique ; elle a consisté à établir l’affinité des langues d’après des traits extérieurs de ressemblance, à supposer des rapports de parenté entre certaines langues ou certains groupes de langues en raison de l’identité de quelques mots ou de l’analogie de quelques constructions. Sans être aussi exclusive que la précédente, cette méthode a manqué de principes fixes et sûrs pour parvenir à une classification historique des langues en groupes et en familles. Elle n’a pu fournir que des distinctions vagues et stériles[8], ou bien des rapprochemens isolés et sans portée ; aussi n’est-elle point venue au secours de la philologie Orientale dès qu’il s’est agi d’expliquer l’affinité originelle de plusieurs idiomes en usage dans des pays fort éloignés l’un de l’autre, et l’on a reconnu l’insuffisance d’une méthode qui n’avait le plus souvent qu’entassé des analogies illusoires[9].

Il est une troisième méthode qui a paru satisfaire jusqu’ici à toutes les exigences d’une comparaison systématique des langues, telle que la concevait et la souhaitait Leibnitz, entrevoyant, il y a deux siècles, la portée des rapprochemens et des jugemens de la linguistique. C’est la méthode qu’on peut nommer ethnographique, parce qu’elle met l’histoire des langues en rapport avec celle des nations. Elle prend en effet pour point de départ la parenté historique d’un groupe de peuples, et soumet ensuite leurs langues à un examen raisonné qui constate la nature et détermine le degré de leur affinité réciproque ; quand le tableau des racines lui a fourni un premier terme de comparaison, elle rapproche les diverses parties du discours, et prononce sur l’analogie ou la diversité des flexions grammaticales dans les langues de même origine. C’est à l’aide d’une telle méthode que l’on a pu, en abandonnant l’espoir de retrouver une langue primitive, distribuer en quelques groupes la plupart des langues Orientales et travailler ensuite à établir des principes d’affinité entre les familles d’un même groupe. Presque toujours on voit une langue se subdiviser elle-même dans la suite des temps en plusieurs dialectes, et se partager aussi en langues dérivées ; mais plusieurs langues, prises dans leur état d’affinité originelle, forment ensemble une famille, et si plusieurs familles possèdent les mêmes caractères, il en résulte un groupe de familles qui comprend les langues presque identiques d’un nombre immense de peuples.

C’est ainsi que l’on parvient à décrire le règne ethnographique des langues : dans chaque groupe principal se dessinent plusieurs familles caractérisées par des qualités qui leur sont particulières, mais conservant en propriété commune un même organisme, et, pour ainsi parler, les mêmes habitudes grammaticales ; dans chaque famille les langues les plus anciennes se sont développées en liberté et se sont fixées régulièrement, sans perdre les traits d’une consanguinité primitive ; enfin c’est au sein de chaque langue en particulier qu’il se forme un nombre plus ou moins grand de dialectes ou bien de langues dérivées qui remplacent bientôt dans l’usage des peuples leur souche commune. D’après ce mode de classification qui est fourni par l’investigation analytique des langues, on ne peut plus prétendre donner dans chaque groupe l’une ou l’autre langue comme la mère des autres : la langue qui réunit à une haute antiquité le développement complet de ses formes et des caractères marqués de perfection grammaticale peut être prise comme un des termes nécessaires de comparaison dans les opérations de la synglosse ; mais elle n’est pas avec les langues les plus anciennes du même groupe dans un autre rapport que dans celui de sœur, et toutes ensemble sont des langues affiliées, remontant à un idiome perdu dont toutes les familles ont conservé les lois principales dans leur originalité individuelle ; c’est ainsi que la langue Sanscrite n’est pas langue mère en dehors de la famille indienne, mais seulement langue sœur des langues les plus anciennes de chaque famille dans le groupe des idiomes congénères de l’Europe et de l’Inde.

Il est évident que, grâce à une analyse plus rigoureuse de l’organisme des langues, à un examen de la partie essentielle de leur vocabulaire et de la nature de leurs flexions, leurs affinités réelles peuvent être solidement établies et l’on voit en même temps que leur prodigieuse diversité s’efface peu à peu par la formation successive de groupes qui embrassent de nombreuses familles de langues et de peuples. C’est ainsi que, tandis que la connaissance générale des langues est simplifiée, l’histoire des nations primitives tend à être de plus en plus éclaircie. Tout fait présager que la même unité, qui est rétablie d’une manière irréfragable entre les langues d’une multitude de peuples éloignés, sera reconnue plus tard comme existant également entre les grandes familles qui, dans l’état actuel de la philologie, semblent encore complètement séparées l’une de l’autre[10] : ce sera à de nouveaux progrès de la science que l’on devra la démonstration non moins exacte et moins sûre de l’unité primitive du langage confirmant l’unité de la race humaine, que déjà l’on a reconnue à travers la diversité des trois races principales admises par la physiologie. Les deux ordres de recherches me semblent avoir une analogie frappante et incontestable : si des observations multipliées sur les caractères distinctifs des races ont fait découvrir des types intermédiaires qui fournissent une transition naturelle entre les configurations les plus opposées et attestent l’unité originelle, sinon l’identité organique de l’espèce, si la science la plus haute se refuse à conclure de quelques différences plus ou moins marquées « l’origine propre, c’est-à-dire, l’indépendance absolue des races humaines[11] », il en sera de même pour le langage dont on a nié l’unité originelle en raison de ses formes multiples ; on découvrira dans des idiomes isolés et encore peu connus des termes intermédiaires qui lieront l’un à l’autre les groupes de langues, déclarés sans affinité réciproque. La tradition rapportée par Moïse sur l’unité du langage des hommes après le déluge sera justifiée par les résultats successifs d’une étude comparative, mais systématique des langues, puis de leurs groupes ou règnes principaux. Sans doute, la multiplication en quelque sorte infinie des idiomes humains s’est opérée sous des influences différentes dans le cours de l’histoire ; cependant il semble inadmissible que la diversité essentielle et la séparation profonde des grandes familles de langues proviennent uniquement d’une altération naturelle qui aurait été produite par l’action du climat, par l’éloignement des races, par la différence des usages, ou bien encore par la volonté même de l’homme : on est porté à soutenir avec les Rémusat et les G. de Humboldt, qu’elles sont dues à une scission subite et violente, ce qui revient à dire, à un événement anté-historique, comme cette confusion de Babel décrite par Moïse. Ainsi nous voyons des vérités historiques, qui étaient naguère traitées avec dédain, justifiées l’une après l’autre par les découvertes tentées en linguistique fort souvent même dans un but tout à fait opposé[12]. Déjà, à la vue des travaux entrepris jusqu’ici, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu’une puissance providentielle a dirigé les esprits dans d’aussi pénibles labeurs, afin de mettre dans un plus grand jour des faits qu’une science encore confuse avait déclarés insoutenables.

Si j’ai insisté autant sur l’application et les résultats de la méthode ethnographique, c’est en raison de la révolution qu’elle a réellement opérée dans I étude des langues Orientales. De plus amples détails appartiendraient à un cours de grammaire générale ou de linguistique comparative ; la discussion même des principes deviendrait nécessaire dans des leçons sur la philosophie du langage : en me bornant ici à définir les principes, j’ai eu en vue de vous rendre compte des procédés bien plus solides qui ont servi de base à la classification des langues de l’Orient, telle qu’elle est généralement admise aujourd’hui ; vous accepterez ainsi avec plus de confiance des divisions qui ont été créées et vérifiées dans un même esprit systématique. Je ne crois pas inutile de vous faire connaître en même temps, en Joignant une courte appréciation de leur valeur, les ouvrages de notre époque qui ont surtout contribué à établir et à répandre la classification ethnographique des langues du monde et en particulier des langues Orientales.

Les premiers recueils dignes d’être cités sont les ouvrages de L. Hervas, Jésuite Espagnol, qui avait fait un long séjour en Amérique[13], et du célèbre Pallas, naturaliste Allemand, qui avait voyagé dans l’Asie Septentrionale sous les auspices de la Russie[14] : mais, malgré la reconnaissance qui est due au zèle de leurs auteurs, on doit les considérer comme des compilations où l’on a réuni les langues d’un même pays sans essayer une classification systématique, sans adopter quelques principes uniformes de comparaison. Un travail plus scientifique, mais encore incomplet, est celui de Frédéric Adelung, intitulé le Mithridate en souvenir du royal polyglotte de l’antiquité[15] : résidant à Pétersbourg, il a profité des ressources préparées sous le règne de Catherine II et a pu faire usage des collections encore manuscrites de nombreux vocabulaires. Une application plus rigoureuse des principes de l’affinité ou de la parenté originelle des langues (Stammverw andtschaft) a été faite par Jules Klaproth dans son Asie Polyglotte[16], qui présente encore pour la linguistique la même importance que ses Tableaux de l’Asie pour l’histoire[17] : l’auteur y a donné les premiers rapprochemens entre plusieurs langues regardées jusque là comme dissemblables et y a publié les vocabulaires de langues inconnues de l’Asie Septentrionale et Orientale, vocabulaires qu’il a tirés de sources inédites ou recueillis dans ses propres voyages ; on lui a reproché avec raison d’avoir accordé trop de poids aux analogies du lexique, trop peu à celles de la grammaire dans la décision des questions d’affinité. Le baron de Mérian, auteur d’un immense recueil fait sans ordre et plein de rapprochemens hasardés[18], avait adopté des idées analogues à celles de Klaproth dans la partie théorique de ses travaux[19]. L’essai le plus étendu d’une application des recherches de la linguistique à l’ethnographie est l’Atlas du célèbre géographe Italien, Adrien de Balbi, qui a mis en œuvre les meilleures sources et qui en outre a obtenu des renseignements neufs et inédits d’un grand nombre de savans[20]. Ces diverses publications, qui ne sont pas exemptes d’ailleurs d’inexactitudes, renferment nécessairement bien des erreurs de fait et aussi bien des lacunes, qui étaient en quelque sorte inévitables à l’époque où elles ont paru : mais en attendant qu’elles soient remplacées par des ouvrages plus parfaits, elles forment encore une partie indispensable de l’arsenal du linguiste. Sous le rapport de l’histoire et de l’ethnographie, elles sont complétées par le travail fondamental qui a été entrepris sur l’Asie par le plus savant des géographes contemporains, M. Charles Ritter, professeur à l’université de Berlin[21], et qui prouve un égal talent dans la combinaison des faits et dans la vérité des descriptions. Sous le rapport philologique, les premiers ouvrages de linguistique comparée sont corrigés ou complétés par des travaux partiels qui se rapportent aux principales familles de langues aujourd’hui étudiées et qui, pour la plupart récents ou peu connus, méritent d’être mentionnés dans les cadres qu’une classification générale des langues Orientales assigne à chaque famille.

En terminant cette partie de l’introduction à l’histoire des littératures par le tableau des langues Orientales, je n’oublierai pas que je vous le présente comme destiné surtout à l’éclaircissement des faits littéraires, et je me croirai sous ce rapport dispensé de longues digressions sur les langues peu connues de l’une ou l’autre famille, ou bien sur la division en dialectes des langues qui n’ont point eu de littérature : laissant les détails aux tableaux ethnographiques des langues et les discussions aux traités spéciaux, je dois attacher ici une importance bien plus grande à la simplicité et à la clarté de la classification. Je partagerai les langues Orientales en six Groupes, que je nommerai groupes Indo-Européen, Sémitique, Caucasien, Sibérien, Tartare, Transgangétique ; c’est dans le même ordre que je vais vous faire connaître les Familles qui composent chacun de ces groupes, en vous faisant observer que l’Asie polyglotte se trouve ainsi divisée en deux vastes régions, l’une Occidentale, où se trouvent les langues des grands peuples historiques : Hébreux, Arabes, Mèdes et Perses, Indiens, nations du Caucase ; l’autre, Orientale, qui comprend les idiomes Sibériens du Nord, les langues dites Tartares, le Chinois et ses dépendances littéraires. Vous remarquerez en même temps que ces deux régions, distinctes par leurs idiomes, sont aussi partagées entre deux races caractérisées par leur configuration et leur couleur, la race blanche ou Caucasienne, à l’Occident, la race jaune, dite Mongolique, à l’Orient. J’ajoute aux six groupes des langues Asiatiques un septième qui renferme les langues de l’archipel d’Asie appelé aussi archipel Indien ou Malay, et qu’on pourrait appeler en général groupe Malayen.


I. Groupe Indo-Européen.

Je donne la première, place dans cet aperçu ethnographique au groupe de langues qui relie l’Asie à l’Europe ; appelé successivement Indo-Persan, Indo-Germanique, d’après l’extension qu’on lui attribuait, il est désigné plus justement peut-être par le nom d’Indo-Européen, parce que les langues qui lui appartiennent sont répandues du centre de l’Asie à l’extrémité Occidentale de l’Europe, de l’Inde à l’Islande. « Il a été aussi appelé Japhétique, parce qu’il embrasse la portion de la terre couverte très anciennement par les peuples descendants de Japhet[22]. Ce groupe est un des mieux connus aujourd’hui, depuis que son étude s’est accrue par la réunion successive de langues qui naguère lui semblaient étrangères[23] ; les analogies du Persan avec les langues Germaniques, déjà observées par les savans du XVIIe siècle, ont été confirmées par le premier examen du Zend et du Sanscrit, et les langues classiques de l’antiquité sont dès lors entrées dans le même domaine. L’organisme commun de ces langues nous est maintenant révélé par la comparaison systématique des idiomes qui sont les représentans les plus anciens et les plus complets de chaque famille[24] : sans parler de l’intérêt historique qui résulte de la découverte de leur affinité, nous pouvons mieux juger quel est le caractère distinctif des langues de ce groupe, quelles sont la souplesse et la régularité de leurs formes, par quel génie elles sont éminemment propres à l’expression des idées scientifiques et elles ont répondu à la vocation littéraire et philosophique des grands peuples anciens et modernes.

Des six familles qui composent le groupe Indo-Européen, deux seulement, la famille Indienne et la famille Persane, appartiennent proprement à l’Asie ; les quatre autres sont Européennes : ce sont la famille Thraco-Pélasgique, dont le Grec et le Latin forment les deux branches principales, la famille Slavonne qui embrasse toutes les langues de l’Est de l’Europe, la famille Germanique dont les ramifications nombreuses s’étendent des bords du Danube aux forêts de la Scandinavie, la famille Celtique dans ses deux rameaux Gaëlique et Cymrique[25].

Les langues des familles Indienne et Persane qui doivent ici nous occuper exclusivement pourraient être appelées d’un nom commun, celui de langues Ariennes, qui indiquerait bien leur étroite affinité ; il aurait une signification historique, puisqu’il se retrouve également dans les livres et les noms propres des deux races qui se sont répandues, l’une dans l’Inde, l’autre dans la Médie et la Perse, et se sont montrées opposées de mœurs et ennemies de croyance, après être sorties du même foyer, la Bactriane des Grecs, la terre sacrée de l’Iran. Le nom d’Ariennes ou d’Iraniennes, donné à ces langues serait un témoignage de l’antique confraternité des peuples[26] : cependant il semble devoir céder dans l’usage littéraire et grammatical aux deux noms qui établissent la distinction historique et géographique des deux familles. Le mot serait plus justement appliqué à la seule famille Persane, dont les peuples ont maintenu d’une manière plus expresse la tradition d’une mystérieuse patrie, illustrée par des faits héroïques ; il pourrait être pris au moins comme un poétique synonyme de la première épithète.


A. Famille Indienne.

Les langues Indiennes, si nous comprenons sous ce nom les langues dominantes des pays qui s’étendent de la vallée de Cachemire à l’extrémité méridionale de la péninsule dite Dekkan et qui forment pour l’Europe l’Inde par excellence, se présentent à nous avec un principe d’unité ; anciennes ou dérivées, elles se rapportent presque toutes à une même souche :

Le Sanscrit, idiome antique, riche, cultivé, officiel de la religion et de la science Brahmaniques ; langue sonore, achevée dans ses formes[27], assouplie par l’improvisation poétique ; langue sacrée, dite langage des Dieux (Surabâni, dévabâni), de même que son alphabet est appelé écriture des Dieux (dévanâgari). C’est une des langues qui ont eu la plus longue existence littéraire, et nous possédons toute son histoire dans une série de monumens écrits, depuis les hymnes du Rig-Véda, chants religieux des pasteurs de l’Himâlaya, jusques aux commentaires des Pandits de l’Inde Anglaise.

C’est ici le lieu de citer la langue nommée Fan, qui n’est autre que le Sanscrit altéré des Bouddhistes répandus hors de l’Inde, et qui nous est connue par leurs anciens livres retrouvés dans les cloîtres du Népal et du Tibet : le mot Fan est une mutilation du mot chinois Fan-lan-ma, qui est lui-même la transcription des mots sanscrits brahma ou brahmana, et par conséquent il doit désigner parmi les sectes la langue de l’Inde ou des Brahmanes.

Deux langues anciennes ont coexisté dans les contrées florissantes de l’Inde avec le Sanscrit d’où elles étaient issues ; elles s’en sont le plus rapprochées par leurs formes grammaticales et par l’extension de leur culture littéraire. Ce sont :

α) Le Pali, premier né du Sanscrit, répandu dans une grande partie de l’Inde, d’où il fut expulsé violemment avec le Bouddhisme et porté par le prosélytisme des fugitifs dans tous les pays situés à l’Est de la péninsule Indienne ;

β) Le Pracrit, ou plutôt l’ensemble des dialectes Pracrits : si le nom de Pracrita, signifiant dérivé, inférieur, imparfait, est donné dans les sources indigènes à toutes les langues secondaires de l’Inde, dérivées du Sanscrit pris pour leur type originel, il faut restreindre l’usage littéraire du même nom à certains dialectes provinciaux consacrés surtout aux compositions dramatiques dont les rôles inférieurs ne pouvaient être écrits dans la langue savante ; le Pracrit de la scène, qui n’a pas manqué de grammairiens et de commentateurs chez les Hindous, a déjà trouvé en Europe un habile interprète et un ingénieux historien[28].

Viennent ensuite les langues dérivées postérieurement du Sanscrit et restreintes à des provinces déterminées d’où elles ont tiré leur nom. Les plus connues d’entre elles, parce qu’elles ont joui de la plus longue culture dans les siècles modernes de l’Inde, sont :

γ) Le Bengali ou Gaure, encore parlé par trente millions d’hommes dans le Bengale, le Népalais, le Cachemirien, le Penjabien, le Guzarate, le Bikanérien avec le Braj-bhâkhâ et les autres dialectes de l’Hindoustan proprement dit, le Mâghadique, le Mahratte[29].

δ) En dehors de ces langues provinciales existe une langue qui n’a pas de domaine nettement circonscrit, mais qui est commune aux classes supérieures de toute l’Inde centrale depuis Calcutta jusqu’à Bombay : c’est l’Hindoustani, formé des dialectes Indiens de l’Hindoustan, mêlé d’une foule de mots arabes et persans, cultivé dans l’esprit des littératures Musulmanes ; à l’Hindoustani, langue du commerce et des relations sociales, se rattache l’Hindi qui, resté plus pur de mots étrangers, est devenu la langue des poëtes nationaux au centre de l’Inde[30].

ε) Il faut joindre aux langues de l’Inde septentrionale le Zingane, parlé dans les contrées voisines de l’Indus par les Zinganes avant leur émigration en Europe qui ne date que de quelques siècles. Quoique disséminés au milieu de populations hétérogènes, sous les noms de Zigeuner, Zingani, Gitanos, Bohémiens, Gypsies, ils ont conservé leur type et leur couleur, leurs mœurs et leurs superstitions, ainsi que le fond de leur langue de souche sanscrite, dont les élémens, recueillis et analysés par quelques savans, viennent d’être réunis sous la forme systématique de grammaire[31].

Les langues de l’Inde, étrangères à la souche sanscrite, sont répandues surtout dans sa partie méridionale, restée en dehors des plus anciennes conquêtes de la race civilisatrice des Aryas ; mais, quoique leur grammaire soit indépendante de celle du Sanscrit, elles relèvent de son influence sous le rapport littéraire ; car elles ont servi aussi à chanter les Dieux et les héros du monde Brahmanique. Les principales d’entre elles sont : le Tamoul, le Malabar ou Malayalam, le Telinga ou Telugu, le Carnâtique ou Cannadi, le Talava.

B. Famille Persane.

Cette famille de langues, que l’on a appelée aussi Médo-Persane en vue de l’histoire des peuples, et que quelques auteurs ont pu nommer Arienne dans le sens restreint qui a été défini précédemment, nous est connue dans un idiome fort ancien et en même temps dans plusieurs langues disséminées entre l’Indus et le Tigre, depuis les frontières du Penjab jusque dans les gorges du Caucase :

a) Le Zend est la langue hiératique des peuples Médo-Persans, adorateurs du feu : consacré par Zoroastre aux dogmes du Magisme dans les trois parties du Vendidad-Sadé, il a cessé d’exister comme langue vivante avant l’ère Chrétienne ; analogue dans ses formes au Sanscrit primitif, l’idiome des Védas, il est aussi l’expression naïve de la pensée antique.

Le Pehlvi, dans lequel est écrite la partie cosmogonique du Zend-Avesta, le Boundehesch, est une langue mixte, plutôt Sémitique par son organisme, mais remplie de mots Zends ou Persans en raison de sa destination religieuse ou politique. Quelques auteurs en ont voulu faire une classe séparée sous le nom de langue Médique.

b) Le Parsi, recueillant l’héritage du Zend, a fleuri dans la monarchie des Arsacides et des Sassanides comme langue usuelle et littéraire ; demeuré pur et indépendant jusque dans les premiers siècles de notre ère, il s’est altéré après l’époque des invasions Musulmanes, par le mélange d’élémens étrangers dans la double transformation qu’il a subie : le Gebri ou langue des Guèbres ignicoles, aujourd’hui dispersés dans les contrées occidentales de l’Inde, et le Persan moderne, langue de la province de Fars ou du Farsistan, perpétuée glorieusement par plusieurs générations de poètes sous les dynasties indépendantes de la Perse, mais pénétrée dans sa phraséologie de formes et de locutions Arabes.

c) L’Afghan, dit aussi Pouschtou, s’est conservé au sein d’une population belliqueuse de montagnards placée entre la Perse et l’Inde et capable encore d’humilier dans ces derniers temps l’orgueil Britannique[32].

d) Le Béloudsche est l’idiome d’un vaste pays, voisin de l’Indus, resserré entre les montagnes de l’Afghanistan et la mer et occupé par la confédération des Béloudschis[33].

e) Le Kurde est resté usité jusqu’à nos jours parmi les peuplades sauvages et guerrières qui habitent les montagnes et les défilés du Kurdistan[34].

f) L’Arménien, qui a été longtemps considéré comme une langue indépendante, mais qui appartient à la famille Persane par ses racines et ses flexions grammaticales[35], est la langue nationale du peuple Arménien qui l’a fait servir à tous les besoins de sa vie intellectuelle même dans les temps d’une domination étrangère. L’Arménien littéral nous est connu par une série non interrompue d’ouvrages originaux depuis quatorze siècles ; l’Arménien vulgaire est encore répandu, mais partagé en plusieurs dialectes, dans les populations Chrétiennes du Levant.

g) L’Ossète ou Ossétique est l’idiome d’un petit peuple renfermé dans les montagnes du Caucase ; il confirme par l’analogie des racines et des formes la consanguinité qui unit aux nations de race Arienne les Irons (ou Iraniens), comme se nomme lui-même le peuple à qui ses voisins ont donné le nom d’Ossi et l’Europe celui d’Ossètes[36]. Il est probable que les peuples des bords de la mer Caspienne, appelés Albaniens par les anciens et Aghovans par les Arméniens, appartenaient à la même race, comme la philologie l’a conclu de la ressemblance radicale de leur nom, et parlaient une langue d’origine Persane.

II. Groupe Sémitique.

Le groupe ainsi nommé, parce qu’il comprend les langues des peuples que l’Écriture nous dit issus du patriarche Sem, se partage en plusieurs familles qui ont elles-mêmes formé des branches nouvelles ; les langues de ce groupe sont en possession des mêmes racines et d’un même génie grammatical, qui les rend merveilleusement propres à l’expression du symbolisme religieux, de la prière, de la prophétie, du commandement ou de l’exhortation ; cependant elles affectent une forme distincte par le degré de richesse de leur vocabulaire, par la variété de leurs flexions et par les idiotismes de leur syntaxe.

Nous distinguerons quatre rameaux ou quatre familles dans le domaine des langues Sémitiques :

a) La famille Hébraïque ou Cananéenne, qui renferme l’Hébreu, langue du peuple d’Israël et des Livres saints, le Phénicien, reconstruit à l’aide des inscriptions et des médailles, le Punique, porté sur les côtes Africaines par les fondateurs de Carthage. Le Rabbinique est une transformation postérieure de l’Hébreu, qui devait rester la langue scientifique et religieuse des Juifs, quand, sortis de la Palestine, ils ont été exposés au contact de différens peuples ; il porte la marque de nombreux emprunts faits à des langues d’une nature étrangère au Sémitisme.

b) La famille Chaldéenne ou Araméenne[37], à qui appartient le Chaldéen primitif, une des plus anciennes formes du Sémitisme, mais qui s’est plus tard séparée en deux idiomes distincts par leur grammaire : le Chaldéen, usité à l’Est du pays d’Aram, langue des livres de Daniel et d’Esdras, ainsi que des Thargums, du Zohar et de plusieurs autres livres des anciennes écoles Juives de la Palestine ou de la Babylonie, et le Syriaque, cultivé dès les premiers siècles du Christianisme dans tout le Libanon et subdivisé en plusieurs dialectes d’après les localités. Le Samaritain n’est autre chose qu’une branche de la famille Chaldéenne, mais mêlée de formes hébraïques.

c) La famille Arabe, répandue de bonne heure dans toute la péninsule Arabique chez les peuples nomades, pasteurs ou marchands, indociles descendans d’Ismaël, et partagée plus tard en deux idiomes ou dialectes : le dialecte Himyarite, qui s’est perdu après l’époque de Mohammed, et dont nous devons demander la connaissance aux nombreuses inscriptions récemment recueillies par des voyageurs Européens, et le dialecte Koréischite qui, usité à la Mecque et dans l’Arabie occidentale, est devenu par suite des conquêtes des Arabes la langue de la plupart des pays convertis par la force des armes à la religion du Coran.

d) La famille Éthiopienne ou Abyssinique, dont les langues offrent la plus grande analogie avec l’Arabe, surtout avec le dialecte Himyarite parlé à l’Est et au Sud de l’Arabie, et qui s’est répandue à l’Ouest de l’Afrique dans de nombreux dialectes qui peuvent se ramener à deux idiomes dominans : le Gheez, langue ancienne du royaume d’Axum dans l’Abyssinie, et l’Amharique, langue cultivée dans le royaume d’Amhara et dans d’autres royaumes Abyssins jusque dans les siècles modernes.

Le Copte, dérivation de l’ancien Égyptien, qui convenait par sa concision et sa roideur au laconisme des divers systèmes d’écriture hiéroglyphique, n’appartient pas au groupe Sémitique ; cependant un examen plus rigoureux de ses élémens constitutifs a fait découvrir une double affinité avec les langues Asiatiques des deux groupes, que je viens de décrire[38].

III. Groupe Caucasien.

Nous comprendrons sous ce titre les idiomes presque innombrables, qui ont existé dans la grande chaîne des montagnes du Caucase entre les deux mers qui la défendent[39], et qui ont fait surnommer sa région Orientale montagne des langues (djebal-allesan) par les Arabes : on n’a pu jusqu’ici ramener avec sûreté les langues du Caucase à l’un ou l’autre des groupes précédents, malgré les rapports offerts par quelques parties de leur vocabulaire. Nous distinguerons dans ce troisième groupe des langues Orientales les familles suivantes qui n’ont pas toutes joui d’un développement littéraire, mais qui nous sont désignées par les recherches des voyageurs comme les plus importantes eu égard à la prépondérance historique des peuples :

a) La famille Géorgienne, ou plutôt Ibérienne, pour reprendre un nom qui vient des géographes de l’antiquité et qui embrasse plusieurs nations[40] ; elle comprend, d’abord, le Géorgien ou Karthouli, qui s’est maintenu jusqu’à nos jours dans le Caucase méridional et dont l’étude a été recommandée aux encouragemens intéressés de la Russie par l’abondance des sources historiques ; puis, le Mingrélien, le Souane, le Lasien parlé par le peuple autrefois puissant des Lasis : la tentative qui a été faite de rattacher le Géorgien et le Lasien aux langues affiliées au Sanscrit a besoin d’être confirmée par de nouveaux faits, comme le reconnaissent ses auteurs[41] ; il s’agit d’établir que le Géorgien tient par l’Arménien aux antiques idiomes de la Perse et par leur intermédiaire au Sanscrit.

b) La famille des langues Lesghiennes, qui sont parlées par les nations dites Lesghis et dont la branche principale est l’Avare avec ses nombreuses ramifications[42] ;

c) La famille Mizdjeghi, répandue dans la Circassie méridionale ;

d) La famille Circassienne ou Tcherkesse qui est dominante parmi les tribus belliqueuses de la Circassie, dont l’Europe admire encore la résistance héroïque aux armes étrangères ;

e) La famille Abasse ou Absne, dont les langues appartiennent aux différentes hordes des peuples du même nom au sud du Caucase.

IV. Groupe Sibérien.

Ce groupe renferme les langues encore incultes qui dominent chez les peuples de l’Asie Septentrionale adonnés au fétichisme grossier qui porte le nom général de Chamanisme ; caractérisées par des sons âpres et durs, douées d’un organisme particulier, possédant quelques racines analogues à celles des langues de l’Asie centrale, elles ont déjà attiré l’attention des linguistes et mérité un examen comparatif en l’absence d’études littéraires[43].

Les principales familles du groupe Sibérien sont :

α) La famille Samoyède, qui se présente la première, en allant de l’ouest à l’est, comme parlée par un grand nombre de nations nomades fort anciennes ;

β) La famille Jenisséi, qui comprend aussi la langue des Youkaghires, dont les tribus habitent les bords de l’Océan-Glacial ;

γ) La famille Koryèke, au N. E. de l’Asie ;

δ) La famille Kamtschadale, dans la presqu’île du Kamtschatka ;

ε) La famille Kourilienne, qui comprend les langues de l’archipel Kourilien, au sud des familles précédentes.

On ne peut oublier ici les langues d’origine Finnoise qui s’étendent au nord-ouest de l’Asie comme au nord-est de l’Europe et qui feraient nommées avec justesse Ouraliennes en raison du séjour primitif de la race qui les parle dans les monts Ourals, limite des deux continens.


V. Groupe Tartare ou Tatare.

Le nom de ce groupe de peuples et de langues est une dénomination vague dont les historiens Européens ont étrangement abusé ; il a été appliqué aux races du nord de l’Asie sans distinction ; cependant il ne convient qu’à la seule race des Mongols, ainsi appelés le plus souvent par les écrivains étrangers[44]. Évidemment, le nom de Tartares ne peut être donné que par convention à l’immense groupe de peuples et de langues échelonné dans l’Asie septentrionale des frontières de la Chine aux bords de la mer Caspienne. Peut-être serait-il mieux de l’appeler groupe de la haute Asie (hoch asiatisch), comme l’a proposé un Orientaliste allemand dans un travail grammatical sur cette classe de langues[45]. L’usage a consacré jusqu’ici le mot Tartares, qui n’est pas même d’orthographe Asiatique et qui ne provient en réalité que d’un jeu de mots, mainte fois rapporté : il faudrait s’en tenir au nom indigène, Tatar, Tatares, comme on le trouve dans les sources Chinoises ainsi que dans la plupart des livres Orientaux et des historiens Musulmans.

Nous trouvons dans le groupe des langues Tartares ou Tatares trois familles principales qui sans doute n’ont point de rapport nécessaire et qui sembleraient être trois souches différentes de langues, mais qui d’autre part sont rapprochées par le même lien qui unit dans l’histoire les peuples envahisseurs de la haute Asie[46] :

1o La famille Toungouse est celle qui répond aux peuples de l’Asie Orientale, habitant la Mandschourie entre la Chine et les déserts du Nord : ses langues sont divisées en général, comme les populations elles-mêmes, en deux classes, celle des Mandschous, race conquérante de l’empire Chinois, et celle des Toungouses, restés barbares à l’Est de la Sibérie même sous la domination Russe.

2o La famille Mongole est celle qu’on peut appeler proprement Tatare ; elle appartient aux populations placées entre les puissans états de la Russie, de la Chine et du Tibet, et elle se subdivise dans les idiomes suivans : le Mongol, langue cultivée sous l’influence des idées Bouddhiques, le Bouréte, le Kalmouck ou Olète.

3o La famille Turque, répandue à l’Ouest des deux familles précédentes, possède un grand nombre de langues cultivées par une race puissante, mêlée à toutes les révolutions intérieures de l’Asie. Les branches principales de cette famille de langues sont :

a) L’Ouïgour ou Turk oriental, dont l’alphabet, réputé longtemps d’une antiquité fabuleuse, a été emprunté aux caractères Estrangelo portés dans l’Asie centrale par les Nestoriens de la Syrie ; b) le Tchakatéen, poli comme l’Ouïgour par une culture littéraire ; c) le Kuptschak, parlé par les Turks civilisés des gouvernemens Russes de Kasan et d’Astrakan :

d) Le Turk ou Osmanli, qui règne dans les Turquies d’Europe et d’Asie avec la race Ottomane, maîtresse de Constantinople, et qui a été propagé par son influence jusque sur les côtes de Barbarie :

e) Le Kirghis, qui domine dans les vastes régions du Turkestan ; f) trois dialectes qu’on peut regarder comme langues sœurs : le Nogaïs avec le Tchoulym ; le Yakoute, usité au N. E. de la Sibérie, le Tchouwache, répandu dans la Sibérie méridionale.


VI. Groupe Transgangétique.

Ce groupe renferme les langues de la plupart des pays situés au-delà du Gange qui les sépare de l’Inde proprement dite : Tibet, Chine, Ava, Pégu, Siam, Annam, Camboge, etc. Ces langues sont presque toutes monosyllabiques, mais variées prodigieusement par l’accentuation, et mêlées le plus souvent d’élémens étrangers[47]. Nous distinguerons encore dans ce groupe trois grandes familles :

1o La famille Tibétaine, dont la langue principale est le Tibétain des livres Bouddhiques : c’est un idiome polysyllabique dans la plupart de ses mots, mais dont la véritable nature n’est pas encore bien connue ; plusieurs auteurs ont voulu lui donner une origine commune avec le Chinois ; M. Abel Rémusat n’a point prononcé sur la question dans la partie de ses Recherches consacrée au Tibétain, qu’il rangeait encore parmi les langues Tartares[48]. Un dernier système, qui est dû à l’un des plus ingénieux philologues de l’Allemagne[49], fait du Tibétain un merveilleux intermédiaire entre les groupes connus, possédant les racines communes avec le Sémitique et l’Indo-Germanique, mais usant de procédés particuliers dans la formation des verbes et de la masse des mots.

2o La famille Indo-Chinoise, dont les langues sont monosyllabiques par leur nature, mais ont été soumises dans leur culture à l’influence des idiomes de l’Inde et surtout du Pâli ; ce sont les langues : a) Rukheng-Barma dans la plus grande partie de l’empire Birman ; b) Moan ou Péguane dans le royaume de Pégu ; c) Siamoise ou Laos-Siamoise, dans la région des Taï ou Thay, nommée Siam par les Européens, Shan dans une des langues indigènes ; d) Annamite, qui comprend le Tonquinois et le Cochinchinois parmi ses dialectes.

3o La famille Chinoise, qui offre d’abord à nos études la langue de l’Empire du Milieu, le Chinois, admettant la distinction littéraire du Kou-wen ou style antique et du Kouan-hoa, style moderne et officiel, et partagé d’un autre côté en nombreux dialectes différant de province en province : deux branches de cette famille sont le Coréen, répandu aux frontières septentrionales de la Chine, et le Japonais, langue polysyllabique et sonore des habitans de l’archipel du Japon ; elles ont dû, sous le rapport littéraire, emprunter beaucoup au Chinois, des caractères, des mots, des termes scientifiques.


VII. Groupe Malayen.

Nous détachons ce groupe de l’immense domaine des idiomes de l’Océanie, étudiés systématiquement et classés d’après leurs caractères généraux d’affinité par le plus profond des linguistes de notre siècle, G. de Humboldt, dans le monument d’érudition philologique qu’il a laissé presque entièrement achevé[50] : parmi les cinq rameaux qui répondent aux divisions de l’ethnographie fondées sur la variété des races et qui s’étendent de l’archipel Indien à Madagascar et aux îles de la Polynésie Orientale, celui qui nous offre le plus d’intérêt est le rameau Malay ou Malayen, qui est le plus rapproché du continent Asiatique et dont les langues ont possédé les élémens d’une culture plus complète[51]. La race Malaye, caractérisée par sa couleur brune, sa bouche grande, ses cheveux frisés, est encore répandue dans des parties plus éloignées du monde Océanien ; mais nous ne devons l’étudier ici que dans son siège principal, l’ensemble des îles riches et fertiles qui porte le nom de Malaisie. C’est dans ces dépendances de l’Asie Méridionale, dispersées dans l’Océan, que nous trouvons deux classes de langues qui se rattachent, sinon par leur organisme, du moins par l’esprit de leurs productions, aux langues Asiatiques.

La première classe, celle des langues Javanaises, nous présente un phénomène bien remarquable dans la longue existence d’un idiome indigène, devenu langue littéraire et sacrée à la condition d’emprunter de nouveaux élémens à une richesse étrangère : c’est le Kawi des îles de Java, de Madoura et de Bali, Océanien dans sa grammaire, Sanscrit dans la majeure partie de son vocabulaire importé par les prosélytes du Brahmanisme Indien. En dehors de cet antique instrument de la pensée religieuse a subsisté le Javanais, distinguant trois formes de langage admises dans la conversation comme dans les ouvrages de littérature[52].

La seconde classe est formée par les langues à qui l’on peut donner le nom commun de Malayes ; le centre de leur domaine est l’île de Sumatra ; mais le Malay, dit aussi Malayou, est répandu, dans ses principaux dialectes, comme langue commerciale bien au-delà des limites historiques que la linguistique pourrait lui assigner ; il est compris sur toutes les côtes de l’Océan Indien ; il est devenu depuis une longue suite de siècles la langue Franque de l’archipel d’Asie, et à ce titre il est un des idiomes du globe qui aient eu le plus d’extension géographique.

Ces deux classes de langues, qui sont les bornes de nos recherches au sud-est de l’Asie, ont subi dans une mesure plus ou moins grande l’influence des langues de l’Inde : mais l’examen des questions d’origine ne laisse plus de doute sur leur indépendance primitive. C’est en vain qu’un célèbre philologue qui a rendu d’ailleurs les plus grands services à la science de la grammaire comparée a voulu établir la parenté des langues Malayes et Polynésiennes avec les langues Indo-Européennes, en donnant les premières comme des filles dégénérées du Sanscrit[53] ; la part de l’influence indienne sur cette division des langues de l’Océanie revient en dernière analyse à des emprunts faits nécessairement au Sanscrit, langue plus riche et plus polie, pour exprimer les idées inhérentes à une religion plus savante et à une civilisation plus avancée. La ressemblance problématique de quelques noms de nombre, de pronoms ou de prépositions, ne prouve rien contre la nature particulière de ses langues en l’absence d’analogies grammaticales ; nous dirons qu’elles forment un groupe indépendant, tant qu’on ne sera point parvenu à les rattacher aux groupes les mieux connus, non par des traces extérieures de ressemblance, mais par des preuves d’une affinité intime et constante.

  1. Leçons du 5 et du 12 Novembre.
  2. Il ne s’agit pas ici d’une bibliographie complète, comme un traité de linguistique le comporterait, mais seulement des documens les plus nécessaires sur des livres qui peuvent servir à différentes branches d’études, à l’histoire, à la géographie, à l’ethnographie, comme à toutes les branches de la philologie.
  3. C’est en vain que dans la Préface des Mines de l’Orient et ailleurs Mr de Hammer cherche à revendiquer le titre exclusif de langues Orientales pour trois langues, l’Arabe, le Persan et le Turk, celles auxquelles l’interprète impérial de Vienne a voué dès sa jeunesse un culte passionné.
  4. Si Alexandre de Humboldt a eu la gloire de décrire, avec ce génie qui devine les progrès de la science, la nature du sol et les lois du climat de l’Amérique, il était réservé à son illustre frère, le baron Guillaume de Humboldt, d’analyser le premier les langues à peine recueillies de ce double continent ; son immense ouvrage sur les langues Américaines, digne pendant de son travail déjà connu sur les langues de l’archipel Malay et de la Polynésie, est déposé à la bibliothèque royale de Berlin ; la publication en est confiée encore au professeur Buschmann, qui a parcouru lui-même plusieurs contrées de l’Amérique pour réunir de nouveaux vocabulaires.
  5. Il est à désirer qu’un semblable tableau de l’étude comparative des langues en Europe soit entrepris par un linguiste qui traite le sujet dans toute son étendue et qui puisse porter personnellement des jugemens décisifs sur ses diverses parties. On ne possède jusqu’ici qu’un résumé historique fait avec habileté par Mgr Wiseman en vue de relever les témoignages de la linguistique et de l’ethnographie en faveur de la science chrétienne : c’est l’objet des deux premiers discours dans son ouvrage Sur les rapports entre la science et la religion révélée, déjà traduit de l’anglais en français et en allemand.
  6. Pour invoquer à l’appui de cette assertion des noms qui font autorité dans toutes les écoles, je n’ai besoin que de citer ceux de Drach et de Molitor, d’Ewald et de Gesenius, de Delitzsch et de J. Fürst, le célèbre éditeur de la dernière Concordance hébraïque de la Bible.
  7. On n’est pas peu surpris de voir que ce dernier genre d’illusion n’a pas manqué à la jeunesse querelleuse d’un des grands Orientalistes de notre temps : le paradoxe a d’abord été soutenu sérieusement en faveur du Chinois par J. Klaproth dans une brochure intitulée : Hic et ubique ou vestiges de la langue primitive recueillis dans le Chinois (in-4o sans date).
  8. Je prendrai pour exemple de ce défaut la distinction adoptée par J. G. Eichorn en faisant l’histoire de la linguistique chez les modernes jusqu’aux premières années du XIXe siècle, distinction qui sépare les langues Orientales en deux groupes, les langues monosyllabiques et les langues polysyllabiques (Geschichte der Literatur, B. V., 1o Abtheil, Goettingen, 1807) ; il n’en est pas de même d’une autre distinction qui est fondée sur l’observation générale de l’organisme des langues, si d’ailleurs elle ne peut éclaircir leur classification individuelle : c’est la distinction des langues à flexions, dont la grammaire est formée par les mutations euphoniques de la racine, et des langues à suffixes, dans lesquelles la racine immuable dans sa forme reçoit sa valeur grammaticale par l’accession de certains mots juxtaposés ; ce sont les idiomes Américains qui ont surtout fourni avec le Chinois l’exemple de cette seconde classe de langues par l’application perpétuelle de ce système d’affixes ou suffixes, indépendant de la variété des radicaux.
  9. Dans son Introduction à l’Atlas ethnographique (p. XVIII), Balbi a bien apprécié le vice de la méthode physiologique avant de caractériser les procédés meilleurs qui lui ont succédé : « L’identité ou la ressemblance de quelques terminaisons, de quelques mots isolés, offertes par des langues séparées par des espaces immenses et appartenant à des règnes ethnographiques différens, ne sont que l’effet du hasard, et ne sont d’aucun poids pour prouver l’affinité de deux langues. Ces analogies fortuites se rencontrent surtout parmi les monosyllabes et les dissyllabes des idiomes les plus distincts, vu le nombre borné de ces sons différens que nos organes sont capables de prononcer ».
  10. Il ne sera pas sans intérêt de faire ici mention des efforts déjà tentés pour rapprocher les langues des deux groupes Sémitique et Indo-Européen qui ont le plus d’importance sous le rapport littéraire : c’est le Copte qui a paru une sorte d’intermédiaire entre ces deux groupes de langues eu égard à la formation analogue de certaines parties du discours ; aux essais de R. Lepsius appliqués surtout aux pronoms et aux noms de nombre, vient s’ajouter la nouvelle tentative de Th. Benfey qui met en rapport les formes grammaticales du Copte avec celles des langues Sémitiques et promet la comparaison des vocabulaires (Ire partie, Leipzig, 1844). En attendant que les rapprochemens du professeur de Gœttingen soient admis et confirmés par la critique, il faut aussi tenir compte des analogies découvertes dans les élémens des deux groupes cités et exposés pour la première fois par Fr. Delitzsch dans son Jesurun ou introduction à la grammaire hébraïque (Grimma, 1838) ; il y a plus d’arbitraire dans les rapprochemens proposés par Wullner pour établir la parenté de ces mêmes langues (Munster, 1838), à cause de l’extension qu’il attribue aux interjections comme fondemens du langage.
  11. Dans son mémoire sur la pluralité des espèces humaines, Mr Forichon a rapproché des données de la science les témoignages désintéressés des voyageurs et des navigateurs, afin de démontrer qu’il n’y a point une ligne de démarcation précise entre les principales divisions que l’on établit dans le genre humain. Mettant à profit ses propres observations pour mieux juger celles de Buffon et de Cuvier, Mr Flourens, secrétaire perpétuel de l’Acad. des Sciences de Paris, vient de consacrer un chapitre décisif à l’unité de l’homme qu’il défend contre l’hypothèse des races distinctes, en prouvant « que l’espèce seule a une origine primitive et propre. » (Buffon, histoire de ses travaux et de ses idées, Paris, Paulin, 1844.)
  12. Balbi a déjà pu dire, il y a quinze ans, dans la Dédicace de son grand ouvrage d’ethnographie : « L’étonnante diversité et à la fois les traits de ressemblance des langues humaines, appartenant aux contrées les plus éloignées, obligent aujourd’hui à vénérer dans cette étude, comme dans les autres, les traces de ces antiques révolutions dont la sainte Écriture nous a transmis l’important souvenir. »
  13. De ses travaux de linguistique, le plus important est l’édition espagnole de son Catalogue des langues des nations connues (Madrid, 6 vol. in-4o, 1800-5). Le second volume est consacré aux langues des îles du grand Océan et du continent Asiatique.
  14. L’impératrice Catherine prit part à la publication qu’elle fit exécuter par le savant voyageur en fournissant l’ordre de la liste des mots : Vocabularia linguarum totius orbis comparativa, St.-Pétersbourg, 2. vol. 1787-89, — 2e éd. 4 vol in-4o, 1790-91.
  15. Mithridates oder allg. Sprachkunde mit dem Vater Unser als Sprachprobe in beynahe 500 Sprachen und Mundarten. L’ouvrage, achevé par J. S. Vater, a été publié à Berlin de 1805 à 1816, 4 vol. in-8o en cinq parties : le premier volume comprend les langues de l’Asie.
  16. Asia Polyglotta, Paris, 1823, 4o (en allem.), avec atlas in-folio contenant des listes de mots dans les langues les moins connues et une carte de l’Asie où les nations sont classées d’après les rapports des langues.
  17. Tableaux historiques de l’Asie, depuis la monarchie de Cyrus jusqu’à nos jours, Paris, 1826 (27 cartes ou tableaux in-folio, avec un texte explicatif et des mémoires historiques in-4o).
  18. Tripartitum sive de analogia linguarum libellus, Viennæ, 4 vol. in-folio, 1820-23.
  19. Principes de l’étude comparative des langues, Paris, 1828, 1 in-8o (publié par J. Klaproth).
  20. Atlas ethnographique du Globe en classification des peuples anciens et modernes d’après leurs langues, Paris. 1826 (41 tableaux in-fol., avec un volume d’Introduction in-8o).
  21. Die Erdkunde von Asien forme la seconde partie de la Géographie générale et comparative envisagée par l’auteur « dans son rapport avec la nature et avec l’histoire de l’homme ». La deuxième édition de ce monument colossal d’érudition est déjà parvenue au VIIe volume de la partie Asiatique.
  22. Les Indo-Germains, peuples privilégiés des ethnographes modernes, ne sont autres que les Grecs et les Barbares de l’histoire ancienne, les Gentils de l’histoire sainte, les Japhétites de Moïse.
  23. L’état de la science a déjà permis de résumer les faits acquis : c’est la tâche utile qu’a remplie Mr F. G. Eichoff, aujourd’hui professeur à la Faculté des Lettres de Lyon, en publiant son Parallèle des langues de l’Europe et de l’Inde (Paris, I. R. 1836, 1 in-4o). Plus tard est venu Mr A. F. Pott, qui a présenté avec une grande rigueur de critique tous les résultats obtenus par la philologie comparée dans son mémoire étendu intitulé : Indogermanischer Sprachstamm et inséré dans l’Encyclopédie allemande de Ersch et Gruber (Sect. II, Th. 18, p. 1-112, Leipzig, 1840).
  24. La comparaison grammaticale n’a été établie nulle part avec plus de netteté et de logique que dans le principal ouvrage de Mr F. Bopp, prof, à l’univ. de Berlin, qui est aussi l’auteur d’un grand nombre de dissertations détachées sur la même matière : c’est la Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, u. s. w., dont quatre parties ont paru (Berlin, 1833-42, 4o).
  25. Je m’éloignerais de mon sujet en descendant aux subdivisions des familles ici nommées ; je me borne à observer que la famille Celtique est une des dernières conquêtes réunies au règne des langues Indo-Européennes, grâce aux résultats affirmatifs obtenus par Mr Ad. Pictet, de Genève, (de l’affinité des langues Celtiques avec le Sanscrit, Paris, 1837, 8°), et confirmés par les recherches postérieures de M. Bopp ( Die Celtischen Sprachen in ihrem Verhältnisse zum Sanscrit u. s. w., 1839, 4°).
  26. On a proposé de donner le même nom d’Ariennes à toutes les langues du groupe Indo-Européen en raison de l’antiquité de la double branche Arienne ; mais puisque les familles de l’Europe n’en sont point des rejetons, le mot ferait supposer à tort une filiation qui n’existe pas. Il en serait de même de la dénomination de Sanscritique proposée par le baron G. de Humboldt : elle constituerait en apparence une langue-mère au lieu d’un idiome ancien pris pour premier terme de comparaison.
  27. Tel est le sens du mot Sanscrita : ce qui est composé et orné comme il doit l’être, ce qui est achevé en soi-même (compositum, adornatum, perfectum).
  28. Après Mr Hoefer qui a tiré les règles du Pracrit des textes des drames Indiens (De prakrita dialecto libri duo, Berolini, 1836, 8o), est venu Mr Lassen qui a basé à la fois sur les textes et sur les grammaires indigènes ses Institutiones linguæ Pracriticæ (Bonnæ, 1837, 1 in 8o).
  29. Dans un excursus de sa grammaire pracrite, Mr Lassen classe les langues vulgaires d’origine sanscrite et en compte jusqu’à vingt-quatre, y comprenant l’Hindoustani, p. 17 — 26.
  30. L’intérêt littéraire de ces deux idiomes est maintenant bien connu en Europe, grâce aux publications multipliées de Mr Garcin de Tassy, digne émule des Indianistes anglais.
  31. C’est la première partie de l’ouvrage du Dr Pott, professeur à Halle : die Zigeuner in Europa und Asien (1844, 8°), ouvrage d’ethnographie et de linguistique, intéressant par l’emploi de sources encore inédites, et qui sera terminé par un dictionnaire et un choix de textes dans l’étrange idiome des Bohémiens.
  32. La découverte de l’affinité était due à J. Klaproth qui la communiqua dans un mémoire spécial (St.-Pétersb., 1810, 4o) ; les recherches les plus complètes sur le Puschtu ou langue des Afghans ont été insérées par B. Dorn dans le t. V (6e série ), 1840, des Mémoires de l’Acad. de St.-Pétersbourg (Sciences historiques).
  33. Un recueil de mots, établissant la parenté, a été donné par J. Klaproth dans l’Asia Polyglotta, p. 74-75.
  34. Son affinité lexicographique et grammaticale avec les autres langues Persanes a été démontrée par Rœdiger et Pott dans une suite de mémoires intitulés : Kurdische Studien (Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, B. III-V).
  35. Les preuves en ont été fournies par les études faites parallèlement par deux orientalistes de l’Allemagne, Mr Petermann (Grammatica linguæ Armeniacæ, Berolini, 1837) et Mr Fréd. Windischmann. (Die Grundlage des Armenischen im Arischen Sprachstamme. — Travail depuis longtemps terminé, mais qui vient de paraître dans les Mémoires de l’académie de Munich — Ite Classe, IV. Bd. Abtb. II.)
  36. Les recherches comparatives, commencées par J. Klaproth (dans son Asia Polyglotta, p. 82-97, et dans le Voyage au Mont Caucase, t. II), viennent d’être couronnées par la publication de la Grammaire Osséthique de Mr Sjögren (Mém. de l’acad. de St.-Pétersb., 1843).
  37. Ce double nom en détermine la position géographique, d’une part, le pays des Chaldéens (Chasdim) sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, d’autre part, la vaste contrée nommée Aram dans l’Écriture, s’étendant des bords de l’Euphrate à la Méditerranée.
  38. Voir plus haut la note Ire, page 58.
  39. Consulter pour les détails le tableau IVe de l’Atlas de Balbi : Langues de la région Caucasienne.
  40. V. sur les langues des peuples Géorgiens l’Asia Polyglotta de Klaproth, p. 109 suiv.
  41. M. M. Brosset et Bopp, l’un dans plusieurs articles du Journal Asiatique, l’autre dans un des bulletins les plus récens des séances de l’Acad. de Berlin (Bericht u. s. w. aus dem Jahre 1844, 8o).
  42. V. Klaproth, Asia Polygl., p. 124 suiv., et le tome IIe du Voyage au Mont Caucase et en Géorgie, où des listes de mots assez étendues sont données pour les langues principales.
  43. V. le tableau IXe de l’Atlas ethnographique de Balbi, et l’Asia Polygl. p. 138 suiv., p. 164 suiv.
  44. « Was sind Tataren ? » Klaproth, Asia Polygl., p 202-9.
  45. W. Schott, prof, à l’univ. de Berlin, dans sa dissertation intitulée : Versuch über die Tatarischen Sprachen (Berlin, 1856, 4e — p. 2).
  46. Des études spéciales sur le groupe entier sont déposées dans l’ouvrage d’Abel Rémusat (Recherches sur les langues Tartares) et dans l’Asia Polygl. de J. Klaproth (p. 210 suiv.) : elles sont mises à profit par Balbi dans le tableau VIIIe de son Atlas ethnographique.
  47. V. Balbi, tableau Ve de l’Atlas. — Langues de la région Transgangétique. — Introduction, p. 136 suiv.
  48. Recherches. — Chap. VII. De la langue Tibétaine, pag. 330 suiv. pag. 351 suiv.
  49. Fr. Wûllner, über die Verwandtschaft des Indo-Germanischen, Semitischen und Tibetanischen, § 28-33 (Münster, 1838, 8o).
  50. Ueber die Kawi-sprache auf der Insel Java (publié après la mort de l’auteur par M. Buschmann), Berlin, 1836-39, 3 vol. in-4o.
  51. Les autres rameaux comprennent les langues de l’île Célèbes et des Moluques, celles de Madagascar, celles des Philippines et de l’île Formose, et enfin celles de la Polynésie Orientale. — Balbi a consacré son XXIIe Tableau aux langues Malaies, et le voyageur Domeni de Rienzi a inséré des documens curieux sur les langues et les chants de plusieurs peuples dans la description de l’Océanie (Univers de Didot, 5 vol. in-8o).
  52. Le Krama ou Kromo, ou haut Javanais ; le Madhjo, langue intermédiaire ; le Ngoko dialecte populaire.
  53. Cette prétendue démonstration est l’objet d’une dissertation qui fait grand tort à la méthode appliquée ailleurs avec tant de justesse et de précision par M. Bopp : Ueber die Verwandtschaft der malayisch-polynesischen Sprachen mit den Indisch-Europäiscken (lu à l’académie de Berlin en décembre 1840), Berlin 1841, p. 164, in-4o. Qu’on prouve tout ce que l’hypothèse du savant académicien a cette fois d’arbitraire et d’incomplet, mais qu’on n’oublie jamais à quelle reconnaissance a droit celui qui a consacré par tant de travaux les rigoureux principes de l’analyse grammaticale des langues !