Introduction à la Science sociale (13ème édition)/I

La bibliothèque libre.

CHAPITRE PREMIER

NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE SOCIALE

Au cabaret du village, l’ouvrier qui pérore en fumant sa pipe, décide quelles mesures le Parlement devrait prendre pour arrêter la propagation d’une épizootie. À la ferme, le maître discourt sur la peste bovine tout en arrosant un marché ; il frappe la table du poing et jure qu’on lui a donné une indemnité moitié trop faible pour les bestiaux qu’on lui a fait abattre pendant l’épidémie. Ce ne sont point là des opinions hésitantes. Pour tout ce qui touche à l’agriculture, les opinions sont restées à l’état de dogmes comme au temps de l’agitation contre la loi sur les grains ; on entendait alors répéter dans tous les cercles ruraux que la nation était ruinée si l’on permettait à l’étranger, qui ne paie que peu d’impôts, de faire concurrence sur nos marchés à l’Anglais, qui en est surchargé : proposition tenue pour si évidentes en soi, qu’on ne pouvait la rejeter sans passer pour un sot ou un fripon.

Aujourd’hui comme alors, on entend constamment, parmi d’autres classes de la société, émettre des opinions tout aussi tranchantes et tout aussi peu justifiées. Des hommes que l’on appelle éclairés, défendent encore les dépenses folles. « Cela fait aller le commerce, » répètent-ils, convaincus qu’ils ont tout dit. C’est à peine si l’idée fausse que tout ce qui fait travailler est utile commence à perdre du terrain : on ne tient point compte de la valeur que peuvent avoir les produits du travail pour un emploi ultérieur ; on ne se demande pas ce qui serait arrivé si le capital affecté à ce travail s’était détourné dans un canal différent pour aller rémunérer un autre travail. Ni critique ni raisonnement ne modifient sensiblement ces idées. À chaque occasion, elles s’affirment avec une assurance imperturbable.

Ces sortes d’erreurs en entraînent nombre d’autres. Des gens qui trouvent si simples les relations existant entre la dépense et la production, jugent naturellement fort simples aussi les relations qui existent entre les autres phénomènes sociaux ? Y a-t-il de la misère quelque part ? Ces gens supposent qu’il suffit de faire une souscription pour la soulager. D’un côté ils ne suivent jamais la réaction que les donations charitables produisent sur l’encaisse des banques, sur les capitaux inoccupés que les banquiers tiennent à la disposition des emprunteurs, sur l’activité productrice que le capital distrait aurait donné, sur le nombre de travailleurs qui auraient ainsi reçu des salaires et qui n’en auront pas ; ils ne voient pas qu’on a ôté certains objets de première nécessité à un homme qui les aurait échangés contre un travail utile, pour les donner à un autre qui se refuse peut-être opiniâtrement à travailler. D’un autre côté ils ne voient pas plus loin que l’adoucissement immédiat d’une misère. Ils ferment volontairement les yeux, pour ne pas reconnaître que l’augmentation des ressources affectées à ceux qui vivent sans travailler entraîne une augmentation proportionnelle du nombre de ces parasites, et qu’à mesure que le chiffre des aumônes grossit, on entend grandir aussi continuellement une clameur de détresse qui demande plus d’aumônes. De même pour leurs idées politiques. Ils ne voient que la cause prochaine et le résultat prochain ; c’est à peine s’ils soupçonnent que les causes réelles sont souvent nombreuses et très-différentes de la cause apparente, et que le résultat immédiat se ramifiera à l’infini en un nombre prodigieux de résultats éloignés presque tous incalculables.

Des esprits chez lesquels les conceptions des actions sociales sont aussi rudimentaires, sont aussi des esprits disposés à nourrir des espérances insensées sur les bienfaits à attendre de l’action administrative. Ils semblent tous partir de ce postulatum sous-entendu, que chaque plaie peut être guérie, et que la guérison dépend de la loi. — « Pourquoi ne surveille-t-on pas mieux la marine marchande ? » demandait récemment un correspondant du Times, oubliant apparemment qu’en un an le pouvoir qu’il invoque vient de perdre deux de ses propres navires et a failli en perdre un troisième. — « Les constructions laides blessent et attristent les yeux, dit un autre ; il faut les interdire. « Cet ami de l’éducation esthétique ignore que l’agent officiellement chargé de développer le bon goût chez le peuple anglais a produit une série de monuments et d’édifices publics dont le plus charitable est de ne rien dire, et qu’il vient d’adopter pour le Palais de Justice un plan qui est presque unanimement réprouvé. « Pourquoi l’autorité a-t-elle souffert d’aussi mauvaises conditions hygiéniques ? » demandait-on partout après l’épidémie de fièvre qui régna chez Lord Londesborough. Aucun de ceux qui répétaient cette question ne réfléchissait que les conditions hygiéniques dont il s’agit et les résultats qu’elles produisaient, étaient la résultante des soins officiels donnés à la santé publique, et que si l’on avait pu introduire dans nos maisons des gaz délétères, c’était grâce à l’hygiène légale[1]. — « L’État devrait acheter les chemins de fer, » disent avec assurance des personnes lisant tous les matins dans leur journal que le chaos règne à l’amirauté et le désordre dans nos arsenaux, que notre armée est mal organisée, que notre diplomatie commet des bévues compromettant la paix, ou encore que nous paralysons l’action de la justice par des difficultés de forme, des frais et des délais. Ils lisent tout cela et leur foi en l’autorité n’est pas même ébranlée. « Les Actes qui réglementent les constructions de bâtiments devraient pourvoir à une meilleure ventilation des petits logements ; » dit un personnage oubliant — s’il l’a jamais su — que MM. Reid et Barry ont dépensé inutilement 5,000,000 pour ventiler la salle des séances du Parlement, après quoi le Premier commissaire des travaux proposa de s’adresser « à des ingénieurs compétents, à l’abri du soupçon de partialité, qui examineraient ce qu’il y avait à faire[2]. » De même on trouve continuellement dans les journaux, on entend émettre dans les meetings ou les conversations, des idées de ce genre : l’État peut diminuer la valeur de l’argent au moyen d’un tour de passe-passe ; l’État devrait instituer des inspecteurs de la boulangerie[3] ; il est du devoir de l’État de fonder un asile pour tous les enfants illégitimes[4]. Il doit y avoir chez nous des hommes persuadés, comme M. Lagenevais en France, que le gouvernement devrait fournir de bonne musique et exclure par là la mauvaise, telle que celle d’Offenbach[5]. L’histoire de la princesse française s’étonnant ingénument de ce que des gens se laissent mourir de faim quand le remède est si simple, nous fait sourire. De quel droit sourions-nous ? La plupart des idées politiques qui ont cours chez nous dans les masses, ne dénotent pas des notions beaucoup plus rationnelles de ce qui est ou non praticable.

Il suffit de remarquer les rapports bizarres établis par bien des personnes entre des phénomènes de l’ordre le plus simple, pour ne pas s’étonner que la connexité existant entre les phénomènes sociaux soit généralement si peu comprise. L’homme qui ignore l’existence d’un principe de causalité dans l’ordre physique, a bien des chances de ne comprendre que fort confusément cette autre causalité, plus subtile et plus complexe, qui détermine les actes d’une société d’hommes constitués en corps politique. Dans presque tous les ménages, maîtres et serviteurs croient fermement qu’un fourgon[6] placé debout contre la grille ou posé dessus, fait prendre le feu ; ils vous diront avec conviction que l’expérience est là pour le prouver. Le fait est que nombre de fois on a mis le fourgon dans le feu et que nombre de fois le feu s’est allumé ; on n’a jamais vérifié si, toutes conditions égales d’ailleurs, le feu aurait pris sans fourgon. Dans les mêmes sphères, le vieux préjugé contre le nombre treize à table subsiste encore. Des femmes élevées dans les meilleures pensions, et un certain nombre d’hommes passant pour intelligents, sont réellement persuadés qu’un convive de plus ou de moins peut influer sur leur destinée. Un préjugé encore plus répandu est celui de la chance au jeu : grâce à certaines influences occultes, telle personne a toujours meilleur jeu que telle autre. Il faut s’attendre à ce que des gens, qui, dans des questions à la portée de tout le monde, ont un sentiment aussi vague des rapports de cause à effet, aient les notions les plus extravagantes sur la causalité en matière sociale. Quiconque croit faire aller le feu en mettant le fourgon dans la cheminée, montre qu’il n’a aucune idée, ni qualitative ni quantitative, du principe de causalité dans l’ordre physique. Si les mille expériences de la vie journalière n’ont pu lui inculquer une idée aussi simple, il est peu probable qu’elles lui aient ouvert des aperçus sur les rapports qualitatifs et quantitatifs de cause à effet existant dans tout le corps social. Rien ne le garantira donc des interprétations illogiques et des espérances exagérées. Où fleurissent d’autres superstitions, les superstitions politiques prendront racine. Une conscience dans laquelle vit l’idée que la chute d’une salière amène infailliblement un malheur, est proche parente de la conscience du sauvage qui croit aux présages et aux amulettes, elle accueille d’autres idées semblables à celles du sauvage. Ces gens-là ne croiront peut-être ni aux fétiches ni aux idoles et s’étonneront même qu’il y ait des êtres assez crédules pour adorer des dieux façonnés de leurs propres mains ; mais le même sentiment se retrouvera chez eux sous une forme moins grossière. En effet, les modes de penser examinés plus haut, impliquent essentiellement l’idée qu’un gouvernement qu’on a soi-même façonné possède une certaine vertu spécifique, supérieure à celle qui appartient naturellement à un groupe de citoyens subventionnés par les autres citoyens. Mis au pied du mur, ils auront peut-être la prudence de se tenir sur la réserve et de ne pas déclarer formellement qu’un appareil législatif ou administratif peut déployer plus de puissance morale ou matérielle qu’il n’en reçoit de la nation. Ils seront obligés de convenir que la force motrice d’une machine gouvernementale ferait défaut si les citoyens cessaient de l’alimenter par leur travail. Leurs projets n’en impliquent pas moins la croyance à une provision de force indépendante du chiffre des impôts. Quand ils vous demandent : « Pourquoi le gouvernement ne fait-il pas telle et telle chose à notre place ? » ne croyez pas qu’ils ajoutent mentalement : « Pourquoi le gouvernement ne met-il pas la main dans notre poche et n’y prend-il pas de quoi payer des fonctionnaires pour faire telle et telle chose à notre place ? » Non ; ils ajoutent mentalement : « Pourquoi le gouvernement, dont les ressources sont inépuisables, ne nous fait-il pas ce cadeau ? »

De telles idées en politique vont naturellement de pair avec les conceptions des phénomènes physiques qui sont généralement répandues. De même que l’inventeur du mouvement perpétuel, croit pouvoir, par une ingénieuse disposition des pièces, faire rendre à sa machine plus de force qu’elle n’en a reçu, de même, l’inventeur politique s’imagine ordinairement qu’une machine administrative bien montée, et adroitement maniée, marchera sans dépenser. Il croit obtenir d’un peuple stupide les effets de l’intelligence, et de citoyens inférieurs une qualité de conduite supérieure.

Comment s’étonner que des gens aussi ignorants des choses les plus simples n’aient, en politique, que des notions très-imparfaites ? Mais nous avons le droit d’être surpris que les classes douées d’une culture scientifique ne fassent pas preuve de beaucoup plus d’esprit de méthode que les autres, dans la manière dont elles interprètent les phénomènes sociaux. Tous les savants admettent maintenant que le principe de l’équivalence et de la transformation des forces s’applique aussi bien aux corps organiques qu’aux corps inorganiques ; il est même reconnu que tous les actes de l’intelligence correspondent à des modifications du cerveau. Le corollaire nécessaire de ces deux propositions est que tous les actes qui s’accomplissent dans la société sont les effets d’énergies antérieurement existantes, qui disparaissent en les produisant, tandis qu’eux-mêmes deviennent à leur tour des énergies en acte ou en puissance d’où surgiront des actions postérieures. — Il est étrange qu’on ne soit pas arrivé à comprendre qu’il faut étudier ces phénomènes d’ordre supérieur comme on a étudié les phénomènes d’ordre inférieur — non certes par les mêmes méthodes pratiques, mais d’après les mêmes principes. Cependant, les hommes de science eux-mêmes montrent rarement qu’ils ont conscience de cette vérité.

Un mathématicien, qui accepte ou qui repousse les vues du Professeur Tait sur la valeur des quaternions dans les recherches relatives à la physique, ouvrirait de grands yeux si une personne dépourvue de toute instruction mathématique venait exprimer une opinion arrêtée sur la question. Prenons un autre exemple : Helmholtz soutient qu’on peut concevoir des êtres hypothétiques, occupant un espace de deux dimensions et construits de telle sorte que pour eux les axiomes de notre géométrie seraient faux ; un mathématicien s’étonnerait à bon droit que cette hypothèse fût niée ou affirmée par un homme qui ne connaît les propriétés de l’espace que par ses rapports quotidiens avec les objets qui l’entourent, et les principes du raisonnement que par le cours de ses affaires. Pourtant, si nous prenons ces membres de la Société Mathématique qui se sont voués à la recherche des lois de la quantité, qui savent que, toutes simples qu’elles soient au fond, il faut toute une vie d’études pour les connaître a fond, — et si nous leur demandons leur opinion individuelle sur un point de politique sociale, ils répondront avec une promptitude supposant que dans ces questions, où les facteurs des phénomènes sont si nombreux et si complexes, un examen superficiel des hommes et des choses suffit pour porter des jugements sérieux.

Pour mieux faire ressortir la différence qui sépare le mode de raisonnement employé par l’homme de science dans son propre domaine et celui qu’il regarde comme suffisant quand il s’agit de politique, nous allons nous adresser à une science concrète et poser la question suivante : que sont les taches solaires, et quelle constitution du soleil supposent-elles ?

Parmi les réponses qu’on a essayé de faire à cette question, il faut mentionner d’abord celle de Wilson, adoptée par Sir William Herschel, d’après laquelle la surface visible du soleil serait une enveloppe lumineuse, au dedans de laquelle une enveloppe nuageuse recouvrirait un corps central obscur. Lorsque, par suite de quelque accident, l’enveloppe lumineuse est rompue, des portions de l’enveloppe nuageuse et du corps central obscur deviennent visibles et constituent ce que nous appelons l’ombre et la pénombre. Cette hypothèse a été d’abord accueillie avec faveur, parce qu’elle s’accordait avec une idée téléologique d’après laquelle le soleil devait être habitable ; elle expliquait d’ailleurs suffisamment certaines apparences, particulièrement l’aspect concave présenté par les taches quand elles arrivent au bord du disque. Sir John Herschel a défendu l’hypothèse de son père et a fait remarquer que l’action des cyclones devait contribuer aux dispersions locales de la photosphère. Mais une objection décisive a été soulevée, et, dans ces dernières années, est devenue de plus en plus pressante : c’est que l’origine de la lumière et de la chaleur reste sans explications. On a beau supposer des aurores boréales, on ne fait que reculer la difficulté ; à moins que la lumière et la chaleur ne puissent perpétuellement s’engendrer de rien, il faut une provision de force qui s’épuise pour les produire.

D’après une hypothèse contraire, qui se rattache naturellement à la supposition d’une origine nébulaire, la masse du soleil serait incandescente ; cette incandescence serait produite et entretenue par l’agrégation progressive d’une matière autrefois très-diffuse ; au-dessus de la surface en fusion il existerait une atmosphère formée de gaz métalliques qui s’élèvent d’une façon continue, se condensent pour former la photosphère visible, puis se précipitent. Dans ce cas, que seraient les taches solaires ? Kirchoff, prenant pour point de départ cette hypothèse déjà émise antérieurement aux découvertes qu’il a faites à l’aide du spectroscope, a prétendu que les taches solaires étaient des nuages formés car ces gaz métalliques condensés, et assez épais pour devenir relativement opaques ; il s’est efforcé d’expliquer, à ce point de vue, comment leur forme change à mesure que la rotation du soleil les entraîne.

Mais les apparences observées par les astronomes sont tout à fait inconciliables avec l’idée que les taches sont simplement des nuages errants dans l’atmosphère. Ces apparences indiquent-elles donc, conformément à la supposition de M. Faye, que la photosphère contient une matière entièrement gazeuse et non lumineuse, en sorte que les taches se produisent quand des éruptions accidentelles se font jour à travers la photosphère ? Cette supposition rend fort bien compte de certains caractères des taches ; elle est fortifiée par ce fait bien constaté qu’il y a réellement des éruptions de gaz, mais elle est sujette à des difficultés dont il n’est pas aisé de triompher. Elle n’explique pas la rotation manifeste de la plupart des taches ; elle ne rend pas bien compte de l’obscurité qui est leur caractère principal ; car un noyau gazeux non-lumineux devrait être perméable à la lumière émanée de l’autre bord de la photosphère, et par conséquent, les trous qui se produisent dans le bord de cette photosphère le plus rapprochés de nous ne devraient pas paraître obscurs. Mais il y a une autre hypothèse qui serre de plus près les faits. Il faut commencer par admettre une surface incandescente en fusion, l’ascension des gaz métalliques, la formation d’une photosphère à la limite extérieure où les gaz se condensent ; il faut supposer avec Sir John Herschell, ce qui semble du reste prouvé, qu’il y a de violents cyclones dans les zones Nord et Sud de l’équateur solaire. L’hypothèse consiste en ceci : lorsqu’un cyclone se produit dans l’atmosphère des gaz métalliques entre la surface en fusion et la photosphère, son centre devient une région de raréfaction, de refroidissement : donc les gaz se précipitent. Il s’y forme un nuage épais qui s’étend très-loin dans la direction du globe solaire, et intercepte la plus grande partie de la lumière qui en émane. Nous avons là une cause adéquate pour la formation d’une masse vaporeuse opaque, cause qui rend compte également du mouvement vertical qu’on a souvent observé de l’obscurité qui devient plus intense au centre de l’ombre, de la formation d’une pénombre dans le voisinage de la photosphère, de l’élongation des masses lumineuses qui forment la photosphère et qui tournent leurs grands axes vers le centre de la tache ; et de leur passage accidentel au-dessus de la partie centrale de cette même tache.

Mais une difficulté subsiste ; c’est que le mouvement vertical n’est pas toujours observable, et il reste à examiner si dans bien des cas ce fait n’est pas inconciliable avec l’hypothèse. En ce moment aucune des explications avancées ne peut être regardée comme certaine.

Voyez avec quelle rigueur on a procédé dans cette recherche. On commence par hasarder diverses suppositions ; l’homme de science les contrôle par des observations et par les conséquences qu’il en tire. Il rejette celles qui sont indubitablement en désaccord avec des vérités indubitables. En continuant à éliminer les hypothèses insoutenables, il attend pour se décider entre les plus acceptables, que des preuves ultérieures viennent les confirmer ou les détruire. Il vérifie chacun des faits observés et chacune des conclusions qu’on en tire ; il tient son jugement en suspens jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune anomalie à expliquer. Non-seulement il prend ses précautions contre toutes les erreurs qui peuvent provenir d’une inexactitude de nombre ou de date ; mais encore il se tient en garde contre les erreurs qui peuvent résulter de son propre tempérament. Dans toutes les observations astronomiques où le temps est un élément important, il tient compte de la durée de ses actions nerveuses. Pour déterminer le moment précis où s’opère une certaine modification, il a besoin de corriger sa perception à cause de son équation personnelle. Comme la vitesse du courant nerveux varie, suivant les constitutions, de trente à quatre-vingt-dix mètres par seconde, comme elle est un peu plus grande en été qu’en hiver, comme entre le moment où l’observateur voit le phénomène et celui où il l’enregistre avec le doigt, il s’écoule un intervalle qui diffère d’une façon appréciable suivant les personnes, il faut tenir compte de l’étendue particulière de cette erreur dans chaque observateur.

Supposons maintenant que nous posions une question de sociologie à un de ces savants si soigneux de vérifier toutes les hypothèses possibles et de supprimer toutes les causes d’erreurs. Demandons-lui, par exemple, si certaine institution projetée sera bienfaisante. Il répondra sans hésiter et presque toujours en tranchant la question. Inutile à ses yeux de procéder prudemment par induction, d’examiner ce qui s’est produit chez les nations qui ont fondé des institutions identiques ou analogues. Inutile de rechercher, dans notre propre histoire, si des établissements de même nature ont donné ce qu’on attendait d’eux. Inutile de généraliser la question, et de se demander jusqu’à quel point les institutions de tous les temps et de tous les pays ont justifié les théories de leurs fondateurs. Inutile de chercher à inférer, de l’examen des cas analogues, ce qui arriverait si l’on renonçait à la création projetée, de s’assurer par voie d’induction si, dans ce cas, il ne surgirait pas quelque équivalent. Inutile, par-dessus tout, d’étudier quelle action ou quelle réaction indirecte pourra exercer l’institution, dans quelle mesure elle retardera d’autres agents sociaux, et dans quelle mesure elle empêchera le développement spontané de nouveaux agents tendant aux mêmes fins.

Nous ne prétendons pas que personne ne reconnaisse là des questions à examiner ; mais nous soutenons que personne ne s’occupe, d’une manière scientifique, de rassembler des éléments pour les résoudre. Il est vrai qu’on a recueilli quelques données dans les journaux, les revues, les correspondances étrangères et les récits de voyage, qu’on a lu plusieurs de ces histoires abondant en longs récits des débauches royales, en minutieux détails sur toutes les campagnes militaires et les intrigues diplomatiques. C’est d’après une enquête ainsi faite qu’on se forme une opinion arrêtée. Le plus remarquable, c’est qu’on ne tient aucun compte de l’équation personnelle. Pour observer et pour juger les questions politiques les qualités individuelles et naturelles acquises sont de beaucoup les facteurs les plus importants. Les préjugés d’éducation, de caste, de nationalité, les préjugés politiques et théologiques — toutes ces choses, jointes aux sympathies et aux antipathies innées contribuent bien plus à déterminer nos opinions sur les questions sociales, que les quelques renseignements glanés çà et là. Vous voyez cependant ce même savant, qui lorsqu’il s’agissait d’une recherche physique tenait si grand compte des plus petites erreurs de perception dues à sa constitution particulière, négliger absolument, dès qu’il s’agit de politique, les prodigieuses erreurs dont ses perceptions sont entachées par sa nature propre, modifiée et faussée par les conditions de sa vie. C’est précisément dans le cas où il serait le plus nécessaire d’introduire une correction à cause de l’équation personnelle, qu’il ne songe même pas qu’il y a une équation personnelle dont il faut tenir compte.

Cette prodigieuse différence entre l’attitude avec laquelle les esprits les plus disciplinés abordent les phénomènes présentés par les sociétés et l’attitude avec laquelle ils abordent les autres ordres de phénomènes naturels, sera mise dans tout son jour par la série d’antithèses suivante :

Nous voyons les objets matériels à travers des milieux qui les déforment toujours plus ou moins. Par exemple la direction réelle d’une étoile n’est pas tout-à-fait la même que sa direction apparente ; le poisson qu’on regarde à travers l’eau est parfois si loin de la place où il paraît être, qu’il faut tenir grand compte du phénomène de la réfraction sous peine de s’exposer à des erreurs grossières. Il n’en est point de même en sociologie. Les rayons lumineux traversent la presse quotidienne sans dévier, et il est facile, en étudiant le passé, de tenir compte de la réfraction due au milieu historique.

Les mouvements des gaz, tout en obéissant à des lois mécaniques connues, sont si complexes, qu’on n’a pas encore trouvé le secret de diriger et de mesurer les courants d’air dans l’intérieur des habitations. Rien de plus aisé au contraire que de prévoir les courants et les contre-courants de sentiments, qui se forment dans une société, et par conséquent de calculer d’avance la direction et l’intensité des activités sociales.

Bien que les molécules de la matière inorganique soient très-simples, il faut de longues études pour connaître leurs relations réciproques, et les savants eux-mêmes rencontrent souvent des réactions qui produisent des résultats tout-à-fait imprévus pour eux. Lorsque les corps en présence ne sont plus des molécules, mais des êtres vivants d’une nature très-complexe, il est facile de prévoir tous les résultats qui vont se produire. Telle est la connexion des phénomènes physiques entre eux, que la vérité diffère souvent beaucoup, même lorsque deux corps seulement sont en jeu, de ce qui semblait probable à première vue : par exemple, il serait naturel de croire que pendant l’été de notre hémisphère nord, la terre est plus près du soleil qu’en hiver, tandis que c’est justement le contraire de la vérité. Dans les phénomènes sociologiques, où les corps en présence sont innombrables, où les forces par lesquelles ils agissent les uns sur les autres sont si multiples, si multiformes et si variables, il va de soi que la probabilité et la réalité se correspondront exactement.

La matière se comporte souvent d’une façon paradoxale. Ainsi, deux liquides froids mêlés l’un à l’autre s’échauffent et se mettent à bouillir, ou bien deux liquides transparents mélangés donnent une matière opaque ; de l’eau versée dans de l’acide sulfureux se congèle sur du fer chaud ; mais ce que nous appelons Esprit n’engendre jamais de résultat paradoxal, particulièrement dans ces masses qui produisent l’action sociale — les effets réels sont toujours ce qu’ils semblaient devoir être.

Il est d’autant plus frappant de voir des hommes ayant reçu une éducation scientifique accepter implicitement des contradictions comme celles que nous venons de signaler, qu’il est surabondamment prouvé que la nature humaine est difficile à manier, que les méthodes en apparence les plus rationnelles ne répondent pas à ce qu’on attend d’elles, et que les meilleurs résultats viennent souvent de systèmes qui choquent le sens commun. La nature humaine individuelle nous offre elle-même de ces anomalies frappantes. Si une besogne inattendue se présente, il semblerait naturel d’en charger un homme de loisir ; mais votre homme de loisir ne trouve jamais le temps, et la personne par qui la chose a le plus de chance d’être faite est un homme occupé. Il semble rationnel que l’écolier qui consacre la plus grande somme de temps à son travail soit le plus fort, et que l’homme devienne éclairé en proportion de la somme de ses lectures. L’une et l’autre proposition sont pourtant absolument fausses. Il y a longtemps que Hobbes l’a découvert pour le lecteur, et nos professeurs sont en train de le découvrir pour l’écolier.

Ne paraît-il pas évident que, dans les cas d’aliénation mentale, le seul remède est de suppléer par une contrainte extérieure énergique au contrôle intérieur devenu trop faible ? Le système de la liberté réussit cependant beaucoup mieux que celui de la camisole de force. Le Dr Batty Tuke, médecin aliéniste fort habile, affirme que l’instinct d’évasion est très-prononcé quand on a recours aux clefs et aux serrures, mais qu’il disparaît presque complètement dès qu’on les supprime : le système des portes ouvertes a réussi dans 95 cas sur cent (Journal of Mental Science, janvier 1872). Une autre autorité en pareille matière, le docteur Maudsley, nous fournit une nouvelle preuve du mal que font souvent les mesures soi-disant curatives, dans le passage où il parle des fous rendus « fous par l’hospice. »

Ne tombe-t-il pas aussi sous le sens, que la répression du crime sera d’autant plus efficace que la peine sera plus sévère ? La grande réforme du code pénal anglais, commencée sans les auspices de Romilly, n’a pourtant pas été suivie d’une recrudescence de crimes. C’est le contraire qui s’est produit. Les témoignages des hommes les plus compétents, Maconochie dans l’île de Norfolk, Dickson dans l’Australie occidentale, Obermier en Allemagne, Montesinos en Espagne, s’accordent tous sur ce point — plus la pénalité infligée au criminel se réduit aux contraintes nécessitées par la sûreté sociale, plus le progrès est grand : il dépasse réellement toute attente.

Aux yeux des maîtres de pension français, on ne peut obtenir une bonne conduite des écoliers que par une discipline rigoureuse aidée d’un système d’espionnage ; lorsqu’ils viennent en Angleterre, ils sont stupéfaits de voir que les écoliers à qui on laisse une certaine liberté se conduisent infiniment mieux que les autres. Je dirai plus : ainsi que l’a démontré le principal Arnold, la conduite de nos écoliers s’améliore en proportion de la confiance qu’on leur témoigne. La nature humaine constituée en corps présente les mêmes anomalie. Il est généralement admis que les entraves de la loi empêchent seules les hommes de se porter à des actes de violence contre leurs semblables ; certains faits devraient cependant nous conduire à modifier notre supposition. Les dettes dites d’honneur sont regardées comme plus sacrées que les dettes reconnues et sanctionnées par la loi ; à la Bourse, quelques notes au crayon sur les carnets de deux agents de change suffisent pour constater des transactions montant à des chiffres énormes, et ces contrats sont plus respectés que les conventions inscrites sur des parchemins scellés et paraphés.

Nous pourrions multiplier les exemples pour montrer que dans d’autres ordres de faits, les pensées et les sentiments de l’homme produisent des actes qui a priori auraient semblé très-improbables. Si, sortant de notre société et de notre temps, nous étudions l’enfance de notre race ou les races étrangères, nous trouvons à chaque pas que la nature humaine a produit des choses entièrement différentes de celles que nous lui supposons dans nos prophéties politiques.

Lequel d’entre nous, généralisant sa propre expérience de la vie journalière, aurait supposé que, pour être agréables à leurs divinités, des êtres humains resteraient plusieurs heures pendus par le dos à des crocs, ou tiendraient leurs mains fermées jusqu’à ce que les ongles eussent, pénétré dans les chairs, ou que pour visiter des reliques, ils parcourraient des centaines de lieues en roulant sur eux-mêmes ? Qui aurait cru à l’existence d’un sentiment public et de sentiments privés autorisant un condamné à mort à acheter un remplaçant ? C’est pourtant ce qui se passe en Chine, où la famille du remplaçant touche la somme convenue.

Ou bien, — pour prendre des faits historiques qui nous touchent de plus près — qui se serait jamais douté que la croyance au purgatoire et à l’intercession des prêtres ferait tomber toute une moitié de l’Angleterre dans les mains de l’Église ? Qui aurait prévu que par suite d’un vice de la loi de mainmorte, des propriétés entières seraient consacrées et léguées sous le nom de cimetière ? À qui serait-il venu dans l’esprit que des rois voleurs de grand chemin, des barons brigands et des vassaux dignes de leurs maîtres, traverseraient l’Europe à travers des dangers et des fatigues inouis et iraient, génération après génération, exposer leur vie pour s’emparer du tombeau supposé de celui qui a dit : Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui l’autre. Ou encore, qui se serait douté qu’après que ce même maître avait déclaré hautement à Jérusalem qu’il n’avait pas de visées politiques, et qu’il répudiait les menées politiques, ceux qui s’intitulent successeurs de ses disciples deviendraient insensiblement des potentats, commandant à tous les rois de l’Europe ? On ne pouvait pas prévoir ce résultat, pas plus qu’on ne pouvait prévoir qu’un instrument de torture juif fournirait le plan des églises chrétiennes de l’Europe entière, et que le supplice de la croix, tel qu’il est raconté dans les évangiles, pourrait être pris pour une institution chrétienne ; témoin ce chef malais, à qui on reprochait d’avoir crucifié des mutins et qui s’excusait en répondant qu’il suivait « l’usage anglais » tel qu’il l’avait vu exposé dans « le livre sacré des Anglais. » (Boyle, Bornéo, p. 116.)

En quelque lieu que nous étudiions la genèse des phénomènes sociaux, nous constaterons de même que jamais le but particulier proposé et poursuivi n’a été atteint que temporairement, quand il a été atteint, et que les transformations effectivement accomplies sont dues à des causes dont on ignorait l’existence même.

Comment en vérité un homme quelconque, et à plus forte raison un homme instruit, sachant à quelles influences multiples et complexes sont soumises la naissance, la croissance et la mort de chaque individu et à fortiori de chaque société, peut-il croire possible de calculer les conséquences de tel ou tel acte politique ? La multiplicité des facteurs est démontrée même par la composition matérielle du corps d’un homme. Quiconque a observé attentivement le cours des choses a remarqué qu’en un seul repas il pouvait absorber du pain fait avec du blé de Russie, du bœuf d’Écosse, des pommes de terre du centre de l’Angleterre, du sucre de l’île Maurice, du sel de Cheshire, du poivre de la Jamaïque, du carry Indien, du vin de France ou d’Allemagne, du raisin sec de Grèce, des oranges d’Espagne, sans compter des épices et des condiments de toute provenance ? S’il recherche l’origine du verre d’eau qu’il vient de boire, il remontera à travers le réservoir, le fleuve, le torrent et le ruisseau, jusqu’aux gouttes de pluie isolées, tombées à de grandes distances les unes des autres, et de là aux vapeurs incessamment divisées et confondues dans leur course à travers l’Atlantique ; le résultat final de ses investigations sera que cette seule gorgée d’eau contenait des molécules qui, quelque temps auparavant, étaient dispersées sur une surface de cent lieues carrées. Passant ensuite aux solides qu’il a observés et refaisant de même leur histoire, il trouvera que son corps est composé d’éléments venus de tous les points du globe.

Ce qui est vrai pour la substance du corps n’est pas moins vrai pour les influences, physiques ou morales, qui modifient ses actions. Si en mangeant des raisins secs vous vous êtes cassé une dent sur un caillou, c’est parce que les procédés industriels sont très-arriérés dans l’île de Zante. Votre mauvaise digestion provient de ce qu’un vignoble des bords du Rhin a été mal cultivé il y a dix ans, ou de ce que les négociants de Cette manquent de probité ! Un roi d’Abyssinie et un consul anglais ont eu maille à partir ensemble ; conclusion : l’income-tax a été augmentée et vous êtes obligé d’abréger vos vacances. Les propriétaires d’esclaves de l’Amérique du Nord ont tenté de propager « l’institution particulière » dans l’ouest : il en résulte une guerre civile qui vous coûte peut-être un ami. Si, de ces causes lointaines, vous passez aux causes fournies par votre propre pays, vous trouvez que vos actes sont régis par un entremêlement d’influences trop compliqué pour que vous puissiez remonter au-delà de la première maille. Nos heures d’affaires sont prédéterminées par les habitudes générales de la communauté, habitudes établies lentement, on ne sait par qui. Les heures de repas ne conviennent pas à votre estomac : les arrangements sociaux existants vous obligent de les adopter. Vous voyez vos amis à des heures et suivant des règles que chacun adopte et dont personne n’est responsable : force vous est de vous soumettre à une étiquette qui d’un plaisir fait une corvée. Votre entourage a pris la peine de vous façonner des opinions politiques et religieuses : elles sont toutes prêtes, et, à moins de posséder une individualité très-décidée, vous les adopterez malgré vous. L’événement le plus insignifiant, par exemple l’époque à laquelle les coqs de bruyère seront bons à chasser, influe pendant toute votre vie sur vos allées et venues. Vous ne nierez pas en effet que la date du 12 août n’ait une influence directe sur la fermeture du Parlement ? Ni que celle-ci ne marque la fin de la saison de Londres ? La saison de Londres déterminant l’époque où l’on fera des affaires et celle où on se reposera, n’influe-t-elle pas à son tour sur les arrangements pris pendant toute l’année ?

Si des influences coexistantes nous passons à celles qui agissent sur nous à travers les siècles, la même vérité générale sera plus visible encore. Cherchez pourquoi les Anglais ne travaillent pas le septième jour de la semaine : il vous faudra remonter à des milliers d’années en arrière pour en découvrir la cause première. Cherchez ensuite pourquoi en Angleterre, et encore plus en Écosse, il y a non-seulement cessation du travail, que la religion interdit, mais encore cessation de la distraction, que la religion n’interdit pas. Pour en trouver l’explication, il vous faudra remonter des courants successifs d’ascétisme fanatique, qui ont traversé des générations disparues depuis des siècles. Ce qui est vrai des idées et des coutumes religieuses est vrai de toutes les idées politiques et sociales. Il n’est pas jusqu’à l’activité industrielle des nations qui ne soit fréquemment détournée de sa direction normale par l’influence persistante d’un état social disparu depuis des siècles : témoin ce qui s’est passé en Orient et en Italie, où villes et villages sont encore perchés sur les hauteurs que les nécessités de la défense avaient fait choisir pour refuge dans des temps troublés et où la vie des habitants est maintenant rendue pénible par l’obligation de transporter si haut eux-mêmes et toutes les choses nécessaires à la vie.

Cherchons tous les facteurs qui concourent à déterminer un problème simple — la fixation du cours des cotons par exemple. Ce sera le meilleur moyen de faire sentir la complexité extrême des actions sociales et par suite la difficulté de compter sur des résultats spéciaux. Un fabricant de calicot doit décider si, au prix courant, il augmentera son stock de matière première. Avant de prendre un parti, il tâche de savoir si les manufacturiers et les marchands en gros de son pays ont des approvisionnements de calicot considérables ; si une baisse récente n’a pas engagé les détaillants à se monter en cotonnades ; si les marchés étrangers et le marché colonial sont encombrés ou non ; enfin, quelle est actuellement et quelle semble devoir être dans l’avenir la production des calicots étrangers. Quand notre manufacturier aura calculé approximativement la demande probable du calicot, il lui faudra prendre des renseignements sur les achats de coton faits par ses confrères, savoir si ceux-ci attendent la baisse ou s’ils ont acheté en prévision d’une hausse. Il jugera par les circulaires des courtiers de la situation des spéculateurs de Liverpool ; il devinera si les stock sont considérables ou non et s’il y a beaucoup de cargaisons en route. Il aura aussi à prendre note du cours des cotons et de l’importance des stocks à la Nouvelle-Orléans et dans tous les autres ports cotonniers du globe. Viendront ensuite les questions sur l’apparence de la récolte dans les États-Unis du Sud, dans l’Inde, en Égypte, etc. Voici déjà des facteurs assez nombreux : mais il s’en faut que ce soit tout. La consommation du calicot, par suite la consommation du coton et par conséquent le prix du coton, dépendent en partie de la production et des prix des autres fabriques textiles. Si le calicot augmente, parce que la matière première devient plus rare — fait que nous avons vu se produire pendant la guerre de sécession — le public se rejette sur les tissus de fil, et le mouvement de hausse se trouve enrayé. Les fabriques de lainage peuvent aussi, jusqu’à un certain point, entrer en concurrence. À côté de la concurrence du bon marché, il y a la concurrence de la mode qui peut à tout moment changer.

Avons-nous enfin nommé tous les facteurs ? En aucune façon. Nous n’avons pas tenu compte de l’opinion des gens d’affaires. L’opinion des acheteurs et des vendeurs sur les prix futurs n’est jamais qu’une approximation qui se trouve souvent très-éloignée de la vérité. Le flot de l’opinion monte et descend ; tantôt il dépasse la vérité, tantôt il reste en dessous ; la fluctuation du jour forme au bout de la semaine et du mois de larges vagues qui apportent de temps à autre la folie ou la panique ; car il en est des gens d’affaires comme des autres hommes ; ils hésitent, mais dès que l’un fait le saut, le troupeau entier le suit. Le manufacturier intelligent doit faire entrer en ligne de compte ces traits caractéristiques de la nature humaine causes de ces perturbations — il doit évaluer dans quelle mesure les influences présentes ont fait dévier l’opinion de la vérité et dans quelle mesure les influences futures la feront dévier.

Quand il a considéré tout cela il lui reste à examiner les conditions commerciales du pays, et à rechercher quel sera demain l’état de la place, puisque le taux de l’escompte influe sur le cours des spéculations, de quelque marchandise qu’il s’agisse. On voit la complication prodigieuse des causes qui déterminent une chose aussi simple qu’une différence d’un liard sur le prix de la livre de coton !

Puisque la genèse d’un phénomène social est si obscure dans un cas comme celui-ci où l’effet produit n’a pas de persistance concrète et se dissipe très-rapidement, on comprend ce que cela doit être lorsqu’au lieu d’un résultat passager, on a devant soi un agent qui subsiste, grandit et se ramifie. Non-seulement une société prise en masse est douée de la faculté de croître et de se développer, mais chacune de ses institutions possède en propre la même faculté ; chacune d’elles attire à soi les unités de la société et ce qu’il faut pour les alimenter ; elle tend toujours à multiplier et à se ramifier. On peut dire que l’instinct de la conservation devient bientôt le sentiment dominant dans toute institution ; par lui, elle continue à vivre en remplissant une fonction tout autre que celle qu’on lui destinait, et même sans remplir aucune fonction quelconque. Voyez par exemple ce qu’est devenue la Société de Jésus fondée par Loyola ; ou ce qui est sorti de la compagnie de trafiquants qui prit un pied sur la côte de l’Hindoustan.

Nous avons cherché à montrer l’inconséquence de ceux qui pensent qu’à la différence des autres phénomènes, les phénomènes sociaux peuvent être prévus sans de sérieuses études préparatoires. On nous répondra sans doute que le défaut de temps ne permet pas de procéder à une enquête régulière. Savants et ignorants s’écrieront à la fois, qu’en qualité de citoyen l’homme doit agir, qu’il est obligé de voter et de se décider avant de voter, qu’il lui faut conclure de son mieux d’après les informations dont il dispose.

Cet argument contient une part de vérité mêlée à beaucoup d’apparence de vérité. C’est un produit du « Il faut faire quelque chose, » qui fait commettre tant de sottises aux individus et aux sociétés. Un désir charitable d’empêcher ou de réparer un mal pousse souvent à agir étourdiment. Une personne tombe : un passant la ramasse brusquement comme s’il y avait du danger à la laisser par terre — ce qui n’est pas — et qu’il n’y en eût point à la relever sans précaution. Plus les gens sont ignorants, plus ils ont foi aux panacées et plus ils insistent pour les faire adopter. Vous avez mal au côté, à la poitrine, au ventre ? Immédiatement, sans avoir fait une enquête sur la cause probable du mal, on vous recommandera instamment un remède infaillible, en ajoutant probablement que s’il ne fait pas de bien il ne peut pas faire de mal. Les esprits qui ne dépassent pas la moyenne ont conservé d’une manière étonnante la conception fétichiste, telle qu’elle se révélait clairement chez le domestique d’un de nos amis. Pris en flagrant délit de boire des restes de médecines, il expliqua que c’était dommage de perdre de si bons remèdes et que ce qui faisait du bien à son maître lui en ferait aussi. Mais à mesure qu’on s’éloigne de ces conceptions grossières des maladies et des remèdes pour entrer dans le domaine de la pathologie et de la thérapeutique, la prudence va en augmentant et il devient de plus en plus prouvé qu’on fait souvent du mal au lieu de bien. On peut observer ce contraste, non pas seulement en passant de l’ignorance populaire à l’instruction professionnelle, mais encore en passant de l’instruction professionnelle d’autrefois, à l’instruction professionnelle supérieure de notre époque. Le médecin d’aujourd’hui ne se demande pas tout d’abord comme son confrère d’un autre siècle : Vais-je le saigner, le purger ou le faire suer ? ou bien lui donnerai-je du mercure ? Il y a maintenant la question préliminaire ; faut-il un autre traitement qu’un bon régime ? Parmi les médecins d’aujourd’hui, plus le jugement est formé par l’étude, moins on cède à impulsion du « il faut faire quelque chose. »

N’est-il pas possible alors, n’est-il pas même probable, que cette obligation d’agir promptement, invoquée pour se justifier par les personnes sujettes à conclure trop vite sur des données imparfaites, accompagne une instruction insuffisante ? N’est-il pas probable qu’en sociologie comme en biologie, à mesure qu’on accumule les observations, qu’on compare les faits selon les règles de la critique et qu’on en tire des conclusions d’après la méthode scientifique, on sent augmenter ses doutes quant à la bonté des résultats et ses craintes quant aux mauvais effets possibles ? N’est-il pas probable, que ce qui porte dans l’organisme individuel le nom impropre mais commode de vis medicatrix naturæ, a son analogue dans l’organisme social ? N’y a-t-il pas toute apparence qu’en constatant ce fait on verra que, dans les deux cas, la seule chose nécessaire est de maintenir les conditions dans lesquelles les agents naturels ont beau jeu ? La conscience de ces vérités, qu’on peut attendre d’un complément d’instruction, ôtera de sa force à l’argument invoqué par ceux qui agissent vite sans prendre beaucoup d’informations puisqu’elle réprimera la tendance à s’imaginer qu’un remède qui peut faire du bien ne peut pas faire de mal.

Bien plus ; l’étude de la science sociale, — poursuivie méthodiquement en remontant des causes prochaines aux causes éloignées, et en descendant des effets premiers aux effets secondaires et tertiaires — cette étude dissipera l’illusion si répandue que les plaies sociales peuvent être radicalement guéries. Étant donnée une moyenne d’imperfection chez les unités d’une société, aucun procédé ingénieux ne pourra empêcher ce défaut de produire son équivalent en mauvais résultats. Il est possible de changer la forme de ces mauvais résultats ; il est possible de changer l’endroit où ils se produisent : il n’est pas possible de s’en débarrasser. La croyance qu’un caractère vicieux puisse s’organiser socialement de façon à ne pas donner une conduite proportionnellement vicieuse, est une croyance dépourvue de fondement. On peut changer le point où se produira le mal, mais quoi qu’on fasse la somme totale se retrouvera toujours quelque part. Le plus souvent le mal ne fait que changer de forme. Ainsi en Autriche, où l’on empêche les gens qui n’ont pas de quoi vivre de se marier, le nombre des enfants illégitimes s’accroît d’autant ; en Angleterre, la pitié a fait fonder des hospices spécialement destinés aux enfants trouvés et le nombre des enfants abandonnés a augmenté. Le Building Act a imposé, en vue de la solidité des bâtiments, un système de construction qui rend le prix de revient d’une maison de dimension médiocre trop élevé pour ce qu’elle rapporte : on ne construit plus de petits logements et les pauvres s’entassent dans ceux qui existent. Une loi sur les logements défend aux pauvres de s’entasser, et les vagabonds n’ont plus d’autre ressource que de passer la nuit sous les arches d’Adelphi, ou dans les Parcs, ou même, pour avoir moins froid, sur les fumiers des prisons.

Lorsque le mal qu’on croit avoir extirpé ne reparaît pas à côté ou sous une autre forme, il se fait nécessairement sentir sous la forme d’une privation diffuse. Car supposons qu’au moyen d’un rouage officiel vous supprimiez réellement un mal au lieu de le repousser d’un endroit à un autre ; supposons qu’au moyen d’un certain nombre de ces rouages vous réussissiez avec un certain nombre de ces maux. Croyez-vous que ces maux aient absolument disparu ? Pour voir que non, vous n’avez qu’à demander : — D’où vient la machine officielle ? Qui paie les frais de son fonctionnement ? Qui fournit les nécessités de la vie à ses membres de tout rang ? Qui, si ce n’est le travail des paysans et des artisans ? Quand un pays possède comme la France 600,000 fonctionnaires, 600,000 hommes détournés des carrières industrielles et entretenus, eux et leurs familles, dans une aisance au-dessus de la moyenne, il est clair que les classes productrices ont à supporter une lourde surcharge. L’ouvrier fatigué est obligé de prolonger sa journée d’une heure ; sa femme de l’aider au travail des champs, tout en nourrissant ; l’alimentation des enfants devient encore plus mauvaise et l’augmentation du travail, jointe à une diminution du gain, amène une décroissance dans la somme de temps et de force que la famille peut consacrer aux rares jouissances d’une existence toujours digne de compassion. Comment donc supposer que le mal a été détruit ou évité ? La répression a produit une réaction proportionnelle, et, au lieu d’une grande misère çà et là, vous avez une misère, moindre à la vérité, mais constante et universelle.

Quand on aura vu que, loin de supprimer les maux, on arrive tout au plus à en faire une nouvelle répartition et qu’il n’est même pas prouvé que cette nouvelle répartition soit toujours désirable, on comprendra la faiblesse de l’argument du « Il faut faire quelque chose. » Plus les hommes de science appliqueront à l’étude de cette classe de phénomènes, les plus compliqués de tous, les méthodes rigoureuses employées avec tant de succès pour les autres classes de phénomènes, plus ils se convaincront que, là moins qu’ailleurs, on ne peut conclure et agir sans avoir fait au préalable de longues recherches critiques.

Le même argument se reproduira cependant encore sous d’autres formes : « La conduite politique est affaire de compromis. » « Nos mesures doivent répondre aux besoins du moment et nous ne pouvons pas nous laisser arrêter par des considérations éloignées. » Les données nous manquent pour asseoir un jugement scientifique, la plupart n’ont pas été conservées ; les autres sont difficiles à trouver, et, une fois trouvées, d’une exactitude douteuse. « La vie est trop courte et elle réclame une trop grande part de nos énergies pour nous permettre l’étude élaborée qui semble requise. Nous sommes donc obligés de prendre le simple bon sens pour guide et de nous en tirer comme nous pouvons. »

Ces réponses sont celles des gens relativement doués d’esprit scientifique. Viennent ensuite ceux dont l’avis, avoué ou non, est qu’aucune recherche ne peut fournir le fil conducteur signalé. Ils ne croient pas à l’existence parmi les phénomènes sociaux d’un ordre déterminable, — suivant eux il n’y a pas de science sociale. C’est ce que nous allons discuter dans le prochain chapitre.


  1. Parmi différents témoignages à l’appui de ce fait, un des plus frappants a été fourni par M Charles Mayo, M. B., du New College d’Oxford. Ayant eu à examiner le drainage de Windson, il a découvert que « dans une épidémie antérieure de typhoïde, le quartier bas et pauvre de la ville avait été presque entièrement préservé, tandis que le beau quartier avait beaucoup souffert. Cette différence était venue de ce que toutes les maisons bien installées étaient reliées aux égoûts, tandis que le quartier pauvre, qui n’avait pas de système de drainage, se servait de puits perdus installées dans les jardins. Cet exemple est loin d’être isolé. »
  2. V. le Times du 12 février 1852. Débats des Chambres.
  3. Lettre publiée dans le Daily-News du 28 novembre 1851.
  4. Times du 26 mars 1850. Recommendation of a Coroner’s jury.
  5. Revue des Deux-Mondes, au 15 février 1872.
  6. Instrument de boulanger pour remuer le feu.