Introduction à la Science sociale (13ème édition)/V

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CHAPITRE V

DIFFICULTÉS OBJECTIVES

À la suite des travaux considérables qui ont eu pour résultat dans ces dernières années de faire considérer l’histoire primitive comme une série de mythes, à la suite des études qui ont modifié des opinions acceptées jusque-là sans conteste sur certains personnages du passé, on a beaucoup parlé du peu de confiance que mérite le témoignage de l’histoire. On admettra donc sans difficulté, que l’incertitude de nos données est un des obstacles qui s’opposent à la généralisation des phénomènes sociologiques. Cette incertitude ne se rencontre pas seulement dans les récits des premiers âges, par exemple dans l’histoire des Amazones, dont la sculpture et la tradition écrite nous ont conservé les usages et les moindres combats, avec autant de détail que s’il se fût agi de personnages et d’événements historiques. Elle se retrouve même dans les descriptions d’un pays connu comme la Nouvelle-Zélande. L’un assure que les Zélandais sont « braves, intelligents et cruels ; » l’autre affirme qu’ils sont « lâches, dépourvus d’intelligence et d’un naturel doux[1]. » Voilà pour les extrêmes. Viennent ensuite une foule d’opinions intermédiaires. On conçoit qu’il n’est pas facile de faire un choix entre tous ces renseignements contradictoires. Mais laissons de côté ces pays lointains et prenons pour exemple un autre fait, qui s’est passé sous nos yeux.

L’année dernière, les journaux anglais ont annoncé l’exhibition du Rossignol à deux têtes, et les murs de Londres ont été couverts d’affiches représentant un personnage possesseur effectivement de deux têtes plantées sur un seul buste et regardant du même côté. (Nous ne parlons que des premières affiches, sans nous occuper de la seconde série qui présentait certaines variantes.) L’appellation et le portrait satisfirent une partie du public ; une dame qui avait vu le phénomène, déclara en notre présence que les prospectus et les affiches en donnaient bien l’idée. Supposons que la dame ait écrit ce que nous lui avons entendu dire, et que dans cinquante ans, lettre, affiche et prospectus tombent dans les mêmes mains. Quelle valeur la personne qui les lira attachera-t-elle à leur témoignage ? Elle considèrera certainement le fait comme incontestable. Seulement, si elle a la patience de compulser tous les journaux et revues de l’époque et qu’elle tombe sur un certain numéro de la Lancet, elle découvrira que le monstre n’était nullement une femme à deux têtes ; qu’il était composé de deux créatures réunies dos à dos, regardant en sens inverse et formant deux êtres complets et distincts, sauf en un point ou leurs corps étaient soudés de façon à former une sorte de bassin double, contenant des viscères pelviens communs aux deux. Lorsque pour des faits aussi simples, aussi faciles à vérifier et que personne ne semblait avoir intérêt à travestir, nous sommes obligés de nous défier autant des témoignages, comment veut-on que nous ne nous défiions pas quand il s’agit de faits sociaux dont la diffusion égale la complexité, qui sont par suite extrêmement difficiles à percevoir et que l’observateur est porté à dénaturer par la triple influence de l’intérêt personnel, des idées préconçues et des passions de parti ?

En expliquant cette difficulté par des exemples, nous nous imposerons de ne prendre que des faits fournis par la vie de notre époque : ce sera au lecteur, éclairé sur la manière dont, par suite d’influences diverses, les témoignages sociologiques sont dénaturés dans un siècle relativement calme et doué d’esprit critique, à en inférer combien plus ces mêmes témoignages ont dû être travestis jadis par des époques passionnées et crédules.

Une personne découvre une chose dont elle ne s’était jamais doutée : elle est disposée à croire que cette chose n’existait pas auparavant. Lorsque, par suite d’un changement dans notre disposition d’esprit, nous sommes tout à coup frappés d’événements fortuits auxquels nous n’avions prêté jusque-là nulle attention, nous en concluons souvent que ces événements se présentent plus fréquemment qu’autrefois. Ce phénomène se produit même pour les accidents et les maladies. Un homme se blesse et demeure boiteux : il est tout étonné de découvrir combien il y a de boiteux dans le monde ; atteint de la dyspepsie, il s’aperçoit que cette maladie est bien plus commune qu’il ne le croyait dans sa jeunesse. Par une raison analogue, il pensera que les domestiques d’à présent sont loin de valoir ceux qu’il a connus dans son enfance : il oublie que du temps de Shakespeare, on condamnait de même les domestiques de l’époque en les comparant aux « fidèles serviteurs du monde antique. » Enfin, notre personnage a des fils à lancer dans la vie : il lui semble aussitôt qu’il est devenu bien plus difficile qu’autrefois de se créer une position.

En ce qui concerne les phénomènes sociaux, des hommes ainsi impressionnés par des faits qui ne les frappaient pas auparavant, altèreront les témoignages. Ils prennent ce qu’ils viennent de découvrir tout à coup pour une chose nouvelle en soi et sont conduits par là à voir un bien ou un mal grandissant dans ce qui est très-probablement un bien ou un mal décroissant. Nous allons en citer plusieurs exemples.

Il y a quelques générations seulement, la sobriété était l’exception plutôt que la règle, et un homme qui ne s’était jamais enivré était une rareté. On assaisonnait les mets de condiments propres à exciter la soif ; on fabriquait des verres qui ne pouvaient se tenir debout, ce qui forçait à les vider avant de les poser ; enfin, on mesurait la valeur d’un homme au nombre de bouteilles qu’il pouvait absorber. Quand une réaction eut diminué le mal dans les classes moyennes et supérieures, chacun signala la plaie, et il se forma des Sociétés de tempérance qui contribuèrent à la panser. Vinrent ensuite les Teatoteaters, plus absolus dans leurs idées et plus énergiques dans leurs actes, qui contribuèrent, encore à diminuer le mal. Grâce à toutes ces causes réunies il n’est plus reçu depuis longtemps qu’un homme du monde s’enivre, et ce qui passait pour glorieux est devenu honteux ; l’ivrognerie a même beaucoup diminué parmi le peuple, où elle commence à être l’objet de la réprobation générale. Néanmoins, ceux qui conduisent le mouvement dirigé contre ce vice, ayant l’œil de plus en plus ouvert sur lui, affirment ou laissent croire par leurs pétitions et leurs discours, non-seulement que le mal est grand, mais encore qu’il augmente. Après avoir, dans l’espace d’une génération, beaucoup diminué l’ivrognerie par leurs efforts volontaires, ils se persuadent et persuadent aux autres qu’il n’y a pas d’autre remède à une plaie si effroyable que des lois répressives, des Maine-Laws et des Permissive-Prohibitory-Bills. Si nous en croyons le rapport présenté par un Comité ad hoc, il va falloir aggraver les peines contre l’ivrognerie, élever le chiffre des amendes et le nombre des mois de prison dont elle est passible, enfin fonder des établissements de correction dans lesquels les ivrognes seront traités à peu près comme des criminels.

Voyez aussi ce qui s’est passé pour l’éducation. En remontant assez loin, nous trouvons les nobles absolument illettrés et, qui plus est, pleins de mépris pour l’art de lire et d’écrire. À la période suivante, l’autorité encourage faiblement les études qui se rapportent à la théologie, mais toute autre science est hautement réprouvée[2] ; on est persuadé, du reste, qu’apprendre n’importe quoi ne convient qu’à un prêtre. Beaucoup plus tard, les hautes classes épèlent encore fort mal et on pense qu’il ne sied pas à une femme de savoir lire couramment. Shakespeare a dépeint un sentiment du même genre, lorsqu’il nous parle de ceux qui considèrent comme une bassesse « d’avoir une belle écriture ». Jusqu’à une époque tout à fait moderne beaucoup de gros fermiers ou de gens aisés de cette classe ne savaient ni lire ni écrire. Après avoir progressé chez nous si lentement pendant une longue suite de siècles, l’instruction a fait en un seul, relativement bien entendu, des pas de géant. Depuis la fondation des écoles du dimanche, par Raikes (1771), et de la première des écoles Lancaster — ainsi nommées du quaker à qui revient l’initiative de l’œuvre (1796) ; — depuis 1811, époque à laquelle l’Église, renonçant à son opposition systématique, fit concurrence aux laïques pour l’éducation des enfants pauvres, les progrès accomplis ont été énormes. Cinquante ans suffirent pour faire une exception du degré d’ignorance qui avait été La règle en Angleterre pendant plusieurs siècles. En 1834, la diffusion rapide quoique discrète de l’instruction rendant chacun plus attentif aux lacunes existantes, on imagina de faire subventionner les écoles par l’État. De 500,000 fr, le chiffre de la subvention s’est élevé en moins de trente ans à 25,000,000. C’est justement aujourd’hui, après cet énorme progrès qui va toujours en s’accélérant, qu’on vient crier : la nation se meurt faute d’instruction ! Aux yeux de celui qui ignorerait le passé et réglerait son jugement sur les allégations des hommes qui ont travaillé à organiser l’éducation, il serait urgent de tenter un effort désespéré pour sauver le peuple anglais de l’abîme du vice et du crime, vers lequel il est poussé par l’ignorance.

Comment la situation subjective d’un témoin vis-à-vis d’un fait objectif fausse son jugement, et comment il s’ensuit que nous devions perpétuellement être sur nos gardes quand il s’agit de questions sociales voilà ce que démontrent les erreurs que l’illusion fait commettre journellement à qui compare le présent au passé. La personne qui après une absence prolongés retourne dans la maison où elle a été élevée, et trouve petits les bâtiments dont elle avait conservé un souvenir grandiose, comprend qu’il n’y a rien de changé sauf elle-même, qui est devenue moins impressionnable et a acquis plus de sens critique. Toutefois cette personne ne remarque pas qu’il en est de même pour tout, et que le sentiment qu’elle a de la décadence des choses n’est en réalité que la sorte de désillusion amenée par l’expérience. On devient plus difficile à contenter en vieillissant, ce qui explique comment tant de personnes s’imaginent voir un recul là où il y a en réalité progrès et vice versa. Ainsi on répète depuis des siècles que la taille humaine s’abaisse et qu’on est moins fort qu’autrefois ; cependant le contraire est prouvé par les squelettes, les momies, les armures et l’expérience des voyageurs qui se sont trouvés en contact avec des races aborigènes.

Nous venons de signaler une cause d’erreur dont il faut tenir grand compte quand on cherche à se former une opinion sur les états sociaux passés et présents ; et la part à faire à l’erreur variera selon l’époque, l’objet des recherches et le témoin.

Outre la perversion du témoignage due à l’état subjectif des témoins en général, il y a encore les altérations provenant de cas spéciaux de subjectivité. Nous mettrons au premier rang ceux qui résultent des idées préconçues.

Pour commencer par les extrêmes, nous citerons d’abord les fanatiques, tels que les membres de la Société contre le tabac. Le compte-rendu du dernier meeting de cette société nous apprend que, « d’après le rapport, il faut imputer à l’usage du tabac les maladies de cœur, la paralysie, les cas d’aliénation mentale, ainsi que l’abaissement de la taille et la débilité croissante chez les individus des deux sexes. » Sans attacher plus d’importance qu’il ne convient à des exagérations aussi évidentes, il est surabondamment prouvé que, sans en avoir conscience, on altère presque toujours les faits pour les mettre d’accord avec ses théories favorites.

À l’origine de notre législation sur l’hygiène publique, un des chefs du service de santé, voulant démontrer la nécessité des mesures qu’il conseillait, établit une comparaison entre la proportion des décès dans un village salubre (c’était, si nous ne nous trompons, un village du Cumberland) et la proportion des décès à Londres. Il fit remarquer combien la différence était considérable et déclara qu’elle était due à des causes « qu’on pouvait prévenir, » — en d’autres termes, à des causes qu’une bonne administration supprimerait. Ce fonctionnaire ignorait que, dans l’un des cas, l’air était vicié par la quantité d’acide carbonique exhalée par près de trois millions d’âmes et leurs feux, inconvénient qui n’existait pas dans l’autre cas — il ignorait que les citadins sont forcément sédentaires et s’occupent généralement à l’intérieur des maisons, tandis que les campagnards travaillent au grand air, — il ignorait que chez la plupart des habitants de Londres l’activité est toute cérébrale et dépasse le point auquel la constitution de la race s’est adaptée, tandis que chez le paysan l’activité est corporelle et ne dépasse pas ce que la constitution actuelle de la race lui permet de donner : il attribuait toute la différence dans la moyenne des décès à l’une de ces causes qu’on supprime avec une loi et un fonctionnaire.

Un autre partisan enthousiaste des lois sur l’hygiène nous a fourni un jour, sans s’en douter, un exemple encore plus frappant de la manière dont l’homme qui a un dada travestit les faits. Il faisait remarquer, pièces en main, que le chiffre annuel des décès était infiniment moins élevé dans la petite ville qu’il habitait près de Londres, que dans tel quartier bas de Londres même, qu’il nous cita, — Bermondsey ou Lambeth, ou quelque autre région du côté du Surrey. Notre homme triomphait de cette preuve sans réplique en faveur d’un bon système de drainage, d’un bon système de ventilation, etc. Il oubliait d’une part que les habitants de son faubourg appartenaient presque tous à la classe aisée, gens bien nourris et bien vêtus, qui peuvent se procurer toutes les ressources du confortable, mènent une vie réglée, n’ont pas de soucis et ne commettent jamais d’excès de travail. Il oubliait d’autre part, que tous ceux qui avaient le moyen de vivre ailleurs fuyaient le quartier bas en question, justement parce qu’il était bas ; que par suite sa population se composait presque exclusivement de pauvres gens mal nourris, adonnés à la boisson et aux excès de tout genre, qui vont à la mort par la route la plus courte. Dans le premier cas, la salubrité de la localité y avait évidemment attiré une forte proportion de gens ayant d’ailleurs toute chance de vivre longtemps, et, dans le deuxième cas, l’insalubrité de la localité l’avait fait abandonner aux pauvres diables qui ont toute chance de ne pas vivre vieux ou qui vont se cacher pour mourir : néanmoins la différence était uniquement attribuée aux effets directs du bon et du mauvais air.

Les assertions émanées de témoins comme ceux-ci, dont le jugement est absolument perverti, sont reproduites par des journalistes négligents et acceptées sans contrôle par un public qui croit tout ce qui est imprimé. Ainsi se répandent les idées fausses ; et une fois lancées dans la circulation elles tendent toujours à s’accréditer, en attirant l’attention sur ce qui les confirme et en la détournant de ce qui les infirmerait. De tout temps les influences de cette nature ont faussé les témoignages ; le degré seul varie, selon le peuple et l’époque. Pour qui est en quête de données sûres, c’est une difficulté à ajouter à toutes les autres.


Les événements que le témoin aperçoit à travers l’intérêt personnel, pécuniaire ou autre, nous arrivent peut-être encore plus défigurés que tous les autres. Il importe donc de ne jamais perdre de vue, que la plupart des faits qui servent de base aux conclusions des sociologistes et sur lesquels se fondent les législateurs, ont été considérés à travers un intérêt personnel.

Tout le monde sait comment cela se passe pour les affaires. Au début, les entreprises de chemins de fer reçurent leur impulsion de la nécessité d’établir des communications rapides ; elles n’ont pas tardé à tomber entre les mains de spéculateurs, financiers ou industriels ; des prospectus mensongers induisent le public en erreur quant au prix de revient et au revenu : plus d’un lecteur sait la suite par expérience. Il est de notoriété publique que les bénéfices des individus faisant métier de lancer des affaires ont encouragé une industrie particulière, celle de la falsification des faits. Il y a maintenant des gens dont c’est le métier ; dans certains cas, tels que ceux des Compagnies d’assurance, l’industrie a été tellement perfectionnée, qu’un journal s’est consacré à la tâche de dévoiler les fraudes commises journellement. Tous ces faits familiers nous rappellent qu’en ces sortes de choses il est bon d’être extrêmement sceptique. Mais on se rend moins bien compte qu’en dehors des affaires d’argent, l’intérêt personnel contribue fortement à présenter les choses sous un faux jour.

Organiser une société ou une agitation quelconque, c’est souvent un moyen de faire son chemin, tout comme d’organiser une compagnie industrielle. De même qu’aux États-Unis la politique est devenue un métier qu’on embrasse pour s’assurer un revenu, nous commençons à avoir en Angleterre le philanthrope par profession, celui qui demande à la philanthropie de lui rapporter de l’argent, une position, ou les deux à la fois. Supposez un jeune clergyman éprouvant le besoin d’un bénéfice : il est profondément affecté du dénuement spirituel d’un faubourg qui a poussé au-delà des paroisses établies ; il s’efforce de rassembler des fonds pour construire une chapelle et il est probable qu’en faisant sa quête, il ne cherchera pas à atténuer la grandeur du mal auquel il s’agit de porter remède. De même un homme ayant de l’éducation, et plus riche en loisirs qu’en revenus, sera si vivement impressionné par telle ou telle plaie sociale, si désireux de la guérir, qu’il deviendra le promoteur d’une institution ou l’instigateur d’un mouvement. Son succès dépendant de l’impression produite par le fait qu’il établit, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il passe légèrement sur les maux qu’il prétend panser, pour s’appesantir sur les circonstances défavorables à ses plans. Nous avons vu nous-même des gens qui s’étaient remués en faveur de projets soi-disant d’utilité publique, se considérer comme lésés, parce que, leurs idées adoptées, on ne leur avait pas donné de place payée. Le scandale qui a eu lieu dernièrement à propos de l’Association des dortoirs-libres, montre où on en peut arriver en ce genre ; et il a été établi au meeting de la Société pour l’Organisation de la Charité, que ce n’était pas une exception. L’altération du témoignage accompagne inévitablement ces scandales. Une personne qui s’est occupée sous mes yeux, pendant trente ans, des Ligues, Alliances, Unions, etc., etc., écrivait « Les associations ont des credos tout comme les corps religieux ; chaque adhérent est tenu de prôner le shibboleth de son parti… tous les faits sont dénaturés pour servir leurs vues et ceux qu’on ne peut dénaturer sont supprimés. » « Toutes les associations, sans exception, avec lesquelles je me suis trouvé en rapport, ont pratiqué ce genre de fraude. »

Les choses ne se passent pas autrement lorsque le mouvement a un but politique en vue. Des associations fondées pour combattre certains abus criants, finissent, hélas ! trop souvent par subsister et par fonctionner, principalement, si ce n’est même exclusivement, dans l’intérêt personnel de ceux qui en tirent des revenus. En voici un exemple assez plaisant. Il y a quelques années, une mesure radicale, qui avait mis du temps à faire son chemin dans l’opinion, semblait enfin au moment de passer. Un membre du Parlement, zélé partisan de la loi et faisant partie de l’association qui en avait été le promoteur, entra par hasard dans les bureaux de cette association avant la séance dans laquelle on croyait que le bill serait voté ; il trouva le secrétaire et, les employés consternés de la perspective de leur succès, parce qu’ils sentaient bien que leurs places étaient en danger.

Voici donc qui est clair. Sitôt que l’intérêt personnel entre en jeu, il est inévitable qu’avec la meilleure volonté du monde d’être sincères, les gens soient très-empressés à voir ce qui leur est commode, très-peu à voir ce qui les gêne : aussi ne mettent-ils pas beaucoup d’activité à rechercher les faits qui pourraient les contrarier. Il y a donc plus à rabattre des allégations d’une institution ou d’une société plaidant en faveur de ses actes ou de ses projets, que de celles de tout autre témoin. Or, en ce qui concerne les phénomènes sociaux passés et présents, la plupart des renseignements nous viennent par l’entremise de ces sortes d’agents faits pour les fausser ; c’est donc un obstacle de plus à une vision nette des faits.


Quand toutes ces causes d’altération se trouvent combinées, il devient extrêmement laborieux de rassembler de bons matériaux pour les généralisations. Un exemple fera saisir au lecteur la grandeur de la difficulté.

Tous ceux qui s’occupent de médecine savent qu’il était admis, il y a dix ans, que la maladie connue sous le nom de syphilis était devenue beaucoup moins dangereuse qu’autrefois. Les professeurs le disaient en chaire à leurs élèves ; les journaux médicaux l’imprimaient dans leurs colonnes ; c’était un lieu commun que les hommes du métier ne songeaient même pas à discuter. Mais, de même que les fanatiques de la tempérance crient de plus en plus fort à la répression à mesure que l’ivrognerie diminue, de même certaines institutions et certains agents ont fait croire à la nécessité de mesures préventives rigoureuses, au moment même où les maladies vénériennes devenaient plus rares et moins sérieuses. Ce désaccord donnerait à lui seul la mesure de l’altération qu’une des deux parties a dû faire subir à la vérité. Que dire, lorsqu’on voit que tout dernièrement, la plupart de nos sommités médicales ont attesté au nom de leur expérience, que la véritable situation de la question était bien celle que nous avons indiquée d’abord ? Nous allons reproduire quelques-uns de leurs témoignages.

M. Skey, chirurgien consultant à l’hôpital Saint-Barthélemi, président de la commission instituée par le dernier ministère pour étudier les moyens de guérir et de prévenir la syphilis, a comparu devant une commission de la Chambre des lords. À propos d’un article exposant les vues de l’Association en faveur de l’extension des actes contre les maladies contagieuses, M. Skey s’est exprimé en ces termes :

« Il y a de grandes exagérations, on a surchargé les couleurs. J’ose dire que la maladie est loin d’être aussi commune et aussi universelle que le prétend l’auteur… depuis que j’ai reçu l’invitation à comparaître devant vous j’ai eu l’occasion de parler à plusieurs des membres les plus éminents du Collège des chirurgiens, et nous sommes tous d’avis que le mal est beaucoup moins grand que ne le représente l’association. »

M. John Simon, membre de la Société royale, chirurgien pendant trente-cinq ans dans un hôpital, actuellement attaché comme médecin au conseil privé, a écrit dans un document officiel :

« Je ne prétends en aucune façon nier que les maladies vénériennes constituent pour la communauté un mal réel et sérieux ; je suis cependant porté à croire qu’on s’exagère généralement beaucoup leur fréquence et leur malignité. »

Voici l’opinion du professeur Syme, mort maintenant :

« Il est absolument prouvé qu’aujourd’hui le poison (la véritable syphilis) n’a plus les effets redoutables que nous avons mentionnés plus haut, et qui se présentaient avant le traitement par le mercure… Les graves conséquences qui en faisaient jadis un objet d’effroi ne se produisent plus jamais, et même les conséquences sans importance que nous venons d’indiquer sont relativement rares. Nous devons donc conclure que le poison a perdu de sa force, ou que les effets qu’on lui attribuait dépendaient du mode de traitement[3]. »

Nous lisons dans la British and Foreign Medico-Chirurgical Review, qui fait autorité parmi les journaux médicaux, et qui d’ailleurs propose d’appliquer les Acts dans les ports militaires et les villes de garnison :

« La majorité des individus qui ont eu cette affection (en y comprenant ceux qui n’ont subi que des atteintes légères vivent aussi longtemps que s’ils ne l’avaient pas eue, et meurent de maladies dans lesquelles la syphilis n’a pas plus affaire qu’un habitant de la lune[4]… On ne peut pas dire que 455 personnes affectées d’une des variétés de la vraie syphilis, sur une population pauvre de 1,500,000 âmes (moins de 1/3000)… constituent une moyenne assez élevée pour nécessiter une action exceptionnelle de la part d’un gouvernement[5]. »

M. Holmes Coote, membre du Collège Royal des chirurgiens et professeur de chirurgie à l’hôpital Saint-Barthélemi, a dit :

« Il est pénible d’avoir à reconnaître que les fatigues et les soucis endurés par d’honnêtes et laborieuses mères de famille de la classe ouvrière, sont plus préjudiciables à la santé et à la bonne mine, que la vie irrégulière de la fille publique. »

M. Byrne, chirurgien à l’hôpital Lock, à Dublin, assure de son côté « qu’il y a beaucoup moins de cas de syphilis qu’autrefois ; » et après avoir décrit quelques-unes des suites sérieuses qu’avait souvent jadis cette maladie, il ajoute : « Un cas semblable ne se présente plus une fois en plusieurs années ; c’est un fait que tout médecin a dû remarquer. » M. W. Burns Thompson, membre du Collège Royal des chirurgiens, qui a été pendant dix ans à la tête du dispensaire d’Edimbourg, dit de son côté :

« J’ai été bien placé pour savoir quelles étaient les maladies les plus répandues, et tout ce que je puis dire, c’est que je ne comprends absolument rien à ce que racontent les avocats des Acts en question ; ils me font l’effet d’exagérer prodigieusement. »

M. Wyatt, chirurgien-major des Gardes Coldstream, interrogé par la commission de la Chambre des lords, a déclaré partager entièrement l’opinion de M. Skey. En réponse à la question no 700, il a dit :

« L’espèce de syphilis qui se produit de nos jours, a un caractère extrêmement bénin. Elle n’exerce plus aucun de ces ravages qui autrefois altéraient l’extérieur et la physionomie des hommes atteints.

« …. C’est un fait incontesté, qu’en Angleterre et en France la maladie a beaucoup perdu de son intensité. — Question 708 : Si je vous comprends bien, votre opinion est qu’en général, indépendamment des effets de l’Act, la maladie vénérienne a pris un caractère plus bénin ? Réponse : Oui ; c’est un fait constaté par tous les médecins, civils ou militaires. »

Le docteur Druitt, président de l’Association médicale et sanitaire de Londres, a déclaré dans un des meetings de la société :

« Qu’il était en mesure d’affirmer au nom de trente-neuf années d’expérience, que les cas de syphilis étaient rares à Londres dans les hautes classes et les classes moyennes et qu’ils ne tarderaient pas à disparaître. »

M. Acton lui-même, médecin spécialiste qui a contribué plus que personne à l’adoption des Acts, a reconnu devant la commission des lords que « la maladie est plus bénigne qu’autrefois. »

Vient enfin de tous les témoignages le plus important, celui de M. Jonathan Hutchinson, l’homme qui de l’avis de tous est le plus compétent sur la question de la syphilis héréditaire. C’est en grande partie à ses découvertes qu’on doit d’être parvenu à reconnaître sûrement la présence de la syphilis. M. Hutchinson devait donc être plutôt disposé à exagérer le nombre des cas de syphilis héréditaire. Il a cependant écrit, du temps où il était directeur du British Medical Journal, les lignes suivantes :

« Quoiqu’on ait généralement l’impression du contraire, des découvertes récentes, jointes à un examen plus approfondi, ont amené à restreindre le domaine de la syphilis, bien loin de lui faire accorder une plus grande importance en tant que cause d’affections chroniques… quoique nous ayons rangé au nombre des affections syphilitiques caractérisées, certaines maladies appartenant à une variété autrefois non reconnue, nous avons exclu de cette catégorie un bien plus grand nombre de maladies qui passaient pour suspectes… Nous en sommes arrivés à reconnaître aux dents et à la physionomie, l’individu qui a reçu par voie d’hérédité une forte dose d’infection ; mais ceux qui croient le plus fermement à la valeur de ces symptômes, croient aussi qu’en Angleterre ils ne sont pas présentés par un individu sur 5,000 habitants[6]. »

Les chirurgiens du continent sont d’accord avec les nôtres. Il y a longtemps, Ambroise Paré déclarait « que la maladie devenait évidemment plus bénigne tous les jours » ; Auzias Turenne affirmait « qu’elle allait en s’affaiblissant dans toute l’Europe. » Astruc et Diday sont du même avis. L’autorité la plus récente, Lancereaux, dont l’ouvrage a été jugé si remarquable que la Société Sydenham l’a traduit, affirme ce qui suit :

« Dans ces cas, qui sont loin d’être rares, la syphilis n’est qu’une maladie avortée ; légère et bénigne, elle ne laisse derrière elle aucune trace fâcheuse de son passage. C’est un point dont on ne saurait surfaire l’importance. De nos jours surtout, en présence de l’effroi exagéré qu’inspire encore la syphilis, il faut qu’on sache que dans un grand nombre de cas cette maladie disparaît complètement après la cessation des éruptions cutanées, quelquefois même avec la lésion primitive[7]. »

On aura peut-être remarqué que les témoignages précités sont des témoignages de choix, émanant d’hommes à qui une haute position, une longue expérience, ou une spécialité donnaient toute qualité de juges. Les témoignages à leur opposer sont ceux de Sir James Paget, de Sir W. Jenner et de M. Prescott Hewett, qui regardent le mal comme extrêmement grave. Peut-être invoquera-t-on aussi un document officiel qui déclarait, à propos des appréciations des trois personnages susnommés, que les idées de ces auteurs rencontraient « l’approbation énergique de nombreux praticiens. » Le même document nous apprend « qu’à peine quelques voix isolées se sont élevées pour dire qu’on avait exagéré le mal. » Cette phrase ne donne pas une idée parfaitement juste de la valeur des témoignages que nous avons enregistrés plus haut, d’autant qu’il faut ajouter au poids de tous les témoins en tant que médecins, le poids de plusieurs d’entre eux en tant que spécialistes. Il serait impossible de dire le chiffre exact de voix qu’obtiendrait chaque opinion dans le corps médical, à moins de dresser une liste de tous les médecins et chirurgiens du monde ; mais nous avons un moyen de juger laquelle des deux manières de voir a en réalité « l’approbation énergique de nombreux praticiens : » il suffit pour cela de prendre un groupe médical circonscrit. Sur cinquante-huit médecins et chirurgiens résidant à Nottingham ou dans ses faubourgs, cinquante-quatre ont apposé leurs signatures à un compte-rendu destiné au public ; il constate que la syphilis « est devenue beaucoup plus rare et qu’elle a pris un caractère si bénin, que c’est à peine si nous reconnaissons la maladie décrite par nos ancêtres. » Au nombre des signataires étaient presque tous les médecins occupant des positions officielles dans la ville : le doyen de l’Hôpital Général, le chirurgien honoraire du même hôpital, les chirurgiens de la prison, du dispensaire général, de l’Hôpital libre, de l’Hôpital de

l’Union, les quatre chirurgiens de l’hôpital Lock, les docteurs attachés au Conseil de Santé, à l’Union, à l’Asile de Comté, etc. etc. Au moment même où j’écris, un témoignage de même nature m’arrive sous la forme d’une lettre publiée dans le British medical Journal du 20 juillet 1872 par le docteur Carter, médecin honoraire de l’hôpital Sud à Liverpool. M. Carter expose qu’à la suite de plusieurs discussions à l’Institut médical de Liverpool, il a « rédigé en personne, sous forme de pétition, un document formulant un blâme énergique contre les Acts… En quelques jours, la pétition a été revêtue de 108 signatures (de membres du corps médical). Pendant que ceci se passait, ajoute M. Carter, « quelques personnes s’efforçaient de recueillir des signatures de médecins, pour la pétition en faveur des Acts connus sous le nom de Mémorial de Londres ; elles ne purent réunir que 29 signatures en tout. »

Cependant, malgré l’abondance et la valeur des témoignages précités, il a été possible de présenter, la situation sous un jour tel, que le public et le pouvoir législatif ont été persuadés de la nécessité de prendre des mesures énergiques pour arrêter les progrès croissants du fléau. Ainsi que l’écrivait dernièrement un membre du Parlement, « nous étions certains, d’après des témoignages dont il semblait impossible de contester la valeur, qu’une épouvantable maladie constitutionnelle minait la santé et les forces de la nation, faisant surtout un grand nombre d’innocentes victimes parmi les femmes et les enfants. »

Remarquez ici une circonstance frappante : en semant la panique, des idées aussi fausses peuvent compromettre les résultats de l’expérience accumulée d’une suite de générations, et rendre aveugle sur des faits qui semblaient hors de question. Jusqu’à ces derniers temps, la procédure anglaise était basée sur ce principe : la loi ne peut intervenir que lorsqu’il y a eu dommage évident. Les efforts tentés pour éviter les maux effroyables engendrés par le principe contraire, avaient insensiblement amené une conformité entre les formalités de la procédure et cet axiome. Ainsi que l’a dit un professeur de jurisprudence, « tout le système compliqué de garanties et de contrôles établi par la loi anglaise et consolidé par une longue série de conflits constitutionnels, a eu pour objet d’empêcher que sur les seuls soupçons, feints ou sincères, d’un agent de police, un innocent puisse être traité, même momentanément, comme un voleur, un meurtrier, ou un autre genre de criminel. » Aujourd’hui pourtant, sous l’influence de la frayeur sans fondement qui s’est emparée des esprits, « on n’a pas hésité à oublier, sans aucune nécessité, la sollicitude montrée jusqu’ici par la Loi pour la liberté personnelle du plus humble citoyen[8]. » Étant donnée la nature humaine, on peut couclure à priori, qu’en moyenne il sera grandement abusé du pouvoir irresponsable. L’histoire de tous les peuples, à toutes les époques, fourmille d’exemples confirmant cette hypothèse. Le développement du régime représentatif n’est que le développement d’une combinaison destinée à empêcher les abus outrageants du pouvoir irresponsable. Chacune de nos luttes politiques, aboutissant à un nouveau progrès dans le sens des institutions libres, a eu pour objet de mettre fin à un des abus les plus criants du pouvoir irresponsable. Cela n’empêche pas aujourd’hui de nier implicitement des faits que notre propre expérience nous met pour ainsi dire sous la main et qui sont confirmés par l’expérience de toute l’humanité ; et on affirme implicitement qu’il ne sera pas grossièrement abusé du pouvoir irresponsable. Tout cela à cause d’une panique créée artificiellement au sujet d’une maladie qui s’en va, qui ne fait pas une victime contre quinze qu’enlève la scarlatine, et qui met dix années à tuer ce que la diarrhée tue en une seule.

On voit par là les dangers contre lesquels il faut se tenir en garde en recueillant des données sur les questions sociologiques actuelles et encore plus sur celles du temps passé. En effet, les témoignages qui nous ont été conservés sur l’état social, politique, religieux, judiciaire, physique, moral, etc., d’autrefois et sur l’action exercée à l’encontre de ces différents états sociaux par des causes particulières, ont risqué d’être encore plus gravement pervertis ; le respect de la vérité étant moins grand, on était plus prompt à accepter des allégations non prouvées.

Même lorsqu’on a pris toutes ses mesures pour se bien renseigner sur une question politique ou sociale à l’ordre du jour, en appelant à comparaître des témoins de tout rang, représentant tous les intérêts, on a de la peine à parvenir à la vérité ; les circonstances de l’enquête tendent par elles-mêmes à mettre en relief certaines classes de témoignages et à rejeter les autres dans l’ombre. Nous invoquerons, à l’appui de ce que nous avançons, les paroles de Lord Lincoln, lorsqu’il proposa d’enclore les terrains communaux.

« Je sais pertinemment que dix-neuf fois sur vingt, les commissions de cette chambre chargées de bills d’intérêt privé ont négligé les droits du pauvre. Je ne prétends pas qu’elles les aient négligés volontairement — bien loin de la ; mais j’affirme qu’elles les ont négligés à cause de l’ignorance où on les a laissées à cet égard, parce que le pauvre n’a pas le moyen de faire le voyage de Londres, de payer un conseil, d’amener des témoins et de faire valoir ses droits devant une commission de cette chambre. » (Hansard, 1er mai 1845)[9].

Bien d’autres influences d’un ordre différent, mais qui tendent également à bannir d’une enquête certaines classes de faits entrent encore en jeu. Étant donnée une question à résoudre, il est fort probable que selon le sens dans lequel déposeront les témoins, ceux-ci compromettront ou sauveront un système d’où dépendent, en tout ou en partie, leurs moyens d’existence. Une parole d’eux peut offenser leur chef et leur faire perdre leur place, tandis qu’une autre assurera leur avancement. D’autre part, des témoins moins directement intéressés dans la question se laissent influencer par la crainte d’indisposer, en trahissant certains faits, un personnage important de la localité. Dans une ville de province, c’est là une considération majeure. Tandis que sous l’action puissante de ces influences combinées, les témoignages s’accumulent en faveur d’une institution existante, il est non-seulement possible mais probable, qu’il ne se trouvera pas tout à point un parti opposé ayant des intérêts contraires, une organisation et des ressources abondantes, qui s’occupe activement d’apporter à son tour un contingent de faits contredisant les premiers. Ici, pas de place en danger, pas d’avancement à attendre, pas d’applaudissements à gagner, pas d’inimitiés à éviter. Au contraire, il peut se faire que pour mettre en lumière les faits contradictoires, il soit nécessaire de s’imposer des sacrifices sérieux. Voilà comment il arrive que l’enquête la plus impartiale et la plus loyalement conduite puisse ne faire connaître qu’un des côtés de la question.

Une illusion d’optique familière à chacun, fera bien comprendre la nature des illusions qui induisent souvent en erreur ceux qui s’occupent de sociologie. Tous ceux qui ont vu un lac ou la mer au clair de lune, ont remarqué une raie lumineuse qui part du lieu où se tient l’observateur pour s’étendre dans la direction de l’astre. En examinant cette bande, on voit qu’elle est composée d’une série de reflets brillants renvoyés par les flancs de petites vagues séparées. Marchez, la raie lumineuse vous suivra. Beaucoup de personnes, même dans les classes cultivées, s’imaginent que la raie a une existence objective et qu’elle change réellement de place en même temps que l’observateur. Je puis attester que quelques-unes en paraissent surprises. En réalité, la raie lumineuse est subjective et quand l’observateur marche, les petites vagues éclairées n’avancent pas. Dans toute la portion de la surface qui nous paraît obscure, les ondulations sont frappées par la lumière de la lune tout aussi vivement que dans la portion brillante, seulement les reflets n’arrivent pas jusqu’à notre œil. Sans doute, une partie seulement des petites vagues nous semble éclairée, et, à mesure que nous marchons, nous voyons s’éclairer d’autres vagues jusque-là obscures ; mais tout cela n’est qu’une apparence trompeuse. La réalité dans toute sa simplicité, c’est que par notre position nous distinguons les reflets lumineux renvoyés par certaines ondulations, tandis que nous ne pouvons pas apercevoir les autres.

En sociologie, on est perpétuellement trompé par des illusions du même genre. Les observateurs sont ordinairement placés vis-à-vis des faits dans une situation qui rend visibles les accidents, les exceptions, les événements à sensation, et qui laisse dans l’ombre les petits faits sans intérêt formant la grande masse. C’est une cause générale d’erreur à laquelle viennent s’ajouter les causes particulières mentionnées plus haut. Toutes ensemble réagissent sur le milieu à travers lequel nous voyons les faits, le rendent opaque dans certains cas et transparent dans d’autres.

Souvent aussi, une grave perversion des témoignages vient de ce qu’on a inconsciemment confondu observer et déduire. De tout temps, la tendance à donner comme une observation ce qui n’est en réalité qu’une conclusion tirée d’observations, a été une source abondante d’erreurs. Les erreurs seront particulièrement abondantes quand il s’agira de questions sociales. En voici un exemple.

Il y a quelques années, le docteur Stark a publié les résultats de comparaisons faites par lui entre la mortalité des gens mariés et celle des célibataires ; les chiffres semblaient démontrer que l’état de mariage était le plus favorable à la santé. Quelques critiques se produisirent, mais l’argumentation du docteur Stark n’en fut pas sérieusement ébranlée et il est cité depuis comme ayant établi d’une façon concluante la relation qu’il s’agissait de prouver. Une citation empruntée à la Medical Press and Circular nous est tombée dernièrement sous les yeux ; c’était un résumé statistique qui était censé confirmer les résultats acquis par les travaux du docteur Stark.

« M. Bertillon a fait une communication à l’Académie de Bruxelles sur l’influence du mariage. Son travail a été publié par la Revue scientifique. En France, sur 1000 individus de 25 à 30 ans, la mortalité est de 6,2 pour les hommes mariés, 10,2 pour les célibataires et 21,8 pour les veufs. À Bruxelles, la mortalité est de 9 sur 1000 pour les femmes mariées et les jeunes filles ; elle n’est pas moindre de 16,9 pour les veuves. En Belgique, les chiffres sont de 7 sur 1000 pour les hommes mariés, 8,5 pour les célibataires et 24,6 pour les veufs. La proportion est la même en Hollande. De 8,2 pour les hommes mariés, la mortalité s’élève à 11,7 pour les célibataires et à 16,9 pour les veufs ; de 12,8 pour les femmes mariées, elle tombe à 8,5 pour les filles et remonte à 13,8 pour les veuves. Le résultat des calculs pris dans leur ensemble, est que sur 1000 individus de 25 à 30 ans, la mortalité sera de 4 pour les hommes mariés, 10,4 pour les célibataires et 22 pour les veufs. Cette influence bienfaisante du mariage se manifeste à tous les âges ; les effets en sont toujours plus sensibles chez les hommes que chez les femmes. »

Il est inutile d’insister pour montrer ce qu’ont d’illusoire ces conclusions sur la mortalité relative des veufs : ne suffit-il pas d’un instant de réflexion pour s’en convaincre ? Nous parlerons seulement de l’illusion moins flagrante dans laquelle sont également tombés M. Bertillon et le docteur Stark, en comparant la mortalité des hommes mariés et celle des célibataires. Au premier abord les chiffres relevés par ces auteurs semblent établir clairement un rapport de causalité entre le mariage et la longévité, au fond ils ne prouvent rien du tout. Ce rapport existe peut-être, mais les données qu’on nous fournit n’autorisent pas à l’inférer.

Il suffit d’examiner les circonstances qui dans nombre de cas déterminent ou empêchent les mariages, pour voir que le rapport apparent établi par les chiffres n’est pas le vrai. Dans les cas d’inclination, quelle est le plus souvent la raison qui fait décider pour ou contre le mariage ? C’est la possession de moyens d’existence. Il y a certainement des imprévoyants qui se marient sans avoir de quoi vivre, mais presque toujours l’homme diffère, ou la femme refuse, ou la famille fait opposition, jusqu’à ce que le futur couple se soit assuré des chances raisonnables de pouvoir supporter les charges auxquelles il s’expose. Eh bien ! parmi ces jeunes gens dont le mariage dépend d’une position, quels sont ceux qui ont le plus de chance de s’assurer le revenu nécessaire ? Les meilleurs, tant physiquement que qu’intellectuellement — les forts, les capables, les esprits bien équilibrés au point de vue moral. Souvent la vigueur corporelle permet d’obtenir un succès, et par conséquent un revenu, qui reste hors de la portée des faibles, incapables de supporter la concurrence. Souvent la supériorité intellectuelle amène l’avancement et l’augmentation de salaire, tandis que les imbéciles croupissent dans les postes inférieurs et mal rétribués. Les gens circonspects et maîtres d’eux-mêmes, sachant sacrifier le présent à l’avenir, arrivent à des positions qu’on ne donnerait jamais à des incapables agissant à tort et à travers. Or, quels sont, par rapport à la longévité, les effets de la circonspection, de l’empire sur soi-même et de la prévoyance, comparés aux effets de l’étourderie, de l’absence d’empire sur soi-même et de l’imprévoyance ? Il est évident que les uns contribuent à prolonger l’existence et les autres à l’abréger. Donc les qualités qui sur la moyenne des cas donnent l’avantage à leur possesseur, parce qu’elles le rendent apte à se procurer les ressources nécessaires à l’homme marié, sont aussi les qualités qui donnent le plus de chances de longue vie ; et réciproquement.

Il existe une autre relation générale encore plus directe. Chez tous les animaux supérieurs, l’individu acquiert la faculté de reproduction seulement quand il a à peu près achevé sa croissance et son développement ; la capacité de produire et d’élever de nouveaux individus est mesurée à ce que l’animal possède de force vitale en sus de ce qu’il lui faut pour pourvoir à sa propre existence. Les instincts relatifs à la reproduction et toutes les émotions qui les accompagnent, deviennent prédominants au moment où la dépense de force nécessitée par l’évolution individuelle diminuant, il en résulte un excédant qui permet de pourvoir aux besoins des rejetons en même temps qu’à sa propre conservation ; or en thèse générale, l’intensité des susdits instincts et émotions est proportionnée à l’excédant de cette force vitale. Mais, puisqu’un large excédant de force vitale est inséparable d’une bonne organisation — c’est-à-dire une organisation réunissant les conditions de durée — la même supériorité physique qui est accompagnée d’un grand développement des instincts poussant au mariage, conduira également à la longévité.

Une autre influence agit dans le même sens. Le mariage n’est pas entièrement déterminé par les désirs de l’homme ; il l’est aussi par les préférences de la femme. Toutes conditions égales d’ailleurs, la femme se sent attirée vers les hommes forts — qu’il s’agisse de force physique, intellectuelle, ou émotionnelle. Il est visible que la liberté de choix les conduit fréquemment à refuser des échantillons inférieurs, particulièrement les individus mal conformés, malsains, ou incomplètement développés au physique ou au moral. Par conséquent, en tant que le mariage dépend de la préférence de la femme, les hommes bien doués trouvent facilement à se marier et une partie des autres restent forcément garçons. Cette influence contribue pour sa part à mettre au nombre des hommes mariés les individus présentant le plus de chance de vivre longtemps et à confiner dans le célibat ceux qui ont le moins de chances de longue vie.

Ainsi nous constatons que la supériorité d’organisation qui conduit à la longévité mène aussi par trois voies au mariage : normalement, elle est accompagnée d’une prédominance des instincts et des émotions qui poussent au mariage ; elle met en état de se procurer les moyens d’existence qui rendent le mariage possible ; enfin elle augmente les chances de succès dans la recherche de la femme. Les chiffres précités ne prouvent pas qu’il y ait, entre mariage et longévité, un rapport de cause à effet ; ils constatent simplement, ce qu’on pouvait avancer à priori, que le mariage et la longévité sont les résultats concomitants d’une même cause.

Cet exemple frappant de la manière dont une déduction peut être prise pour un fait, servira à nous mettre en garde contre un autre des dangers qui nous attendront chaque fois que nous aurons affaire aux données sociologiques. La statistique ayant montré que les hommes mariés vivent plus longtemps que les célibataires, la conclusion forcée semblait être que le mariage est plus sain que le célibat. Nous venons de voir que cette conclusion n’est pas le moins du monde forcée ; le rapport existe peut-être, mais il n’est pas démontré par les données fournies. Qu’on juge par là de la difficulté de distinguer les rapports réels des rapports apparents, lorsqu’il s’agit de phénomènes sociaux ayant des liaisons plus enchevêtrées.


Encore une fois, nous nous laissons facilement détourner par les faits superficiels et vulgaires de ces autres faits difficiles à approfondir, mais d’une importance réelle, dont les premiers ne sont que les indices. Toujours les détails de la vie sociale, les événements curieux, les anecdotes qui forment matière à bavardage, dérobent à nos yeux, si nous n’y prenons garde, les enchaînements essentiels et les actions essentielles qui sont au fond des choses. Tout phénomène social est ta résultante d’un prodigieux agrégat de causes générales et particulières. Nous pouvons, soit attribuer au phénomène une grande valeur intrinsèque, soit le regarder comme concourant avec d’autres phénomènes à indiquer une vérité qui n’est pas visible au premier abord, mais dont l’importance est réelle. Comparons les deux manières de procéder.

Il y a quelques mois, un correspondant du Times lui écrivait de Calcutta :

« Les examens annuels de l’Université de Calcutta fourniraient une curieuse matière à réflexion quant à la valeur de nos méthodes d’enseignement. L’examen d’admission de cette année comprenait Ivanhoe pour la prose. Voici quelques réponses que j’ai notées. Je vous fais grâce des fautes d’orthographe.

« Question. Qu’est-ce qu’un homme allègre ?
« 1re Réponse. Un homme qui a des connaissances superflues.
« 2e R. Un fou.
« Q. Une démocratie ?
« 1re R. Le gouvernement des jupons.
« 2e R. La sorcellerie.
« 3e R. Tourner à moitié le cheval.
« Q. Le jargon Babylonien ?
« 1re R. Un vaisseau construit à Babylone.
« 2e R. Une espèce de boisson fabriquée à Jérusalem.
« 3e R. Une espèce de vêtement que portaient les Babyloniens.
« Q. Un frère lai ?
« 1re R. Un évêque.
« 2e R. Un beau-frère.
« 3e R. Un élève du même parrain.
« Q. Une mule de somme ?
« R. Un Juif entêté.
« Q. Un individu qui a l’air bilieux ?
« 1re R. Un homme rigide.
« 2e R. Une personne dont le nez est fait en bec d’aigle.
« Q. Un cloître ?
« R. Une espèce de coquille.
« Q. Des politiques de taverne ?
« 1re R. Des politiques à la charge de la taverne.
« 2e R. Des gens du commun.
« 3e R. Des administrateurs de l’Église.
« Q. Une paire de larges chausses au rebut ?
« R. Deux gallons de vin. »

Le fait sur lequel on a voulu attirer ici l’attention comme étant significatif, c’est que les jeunes Hindous auraient fait preuve, à leur examen d’admission, d’une très-grande ignorance du sens de mots et d’expressions employés dans un ouvrage anglais qu’ils avaient lu. L’auteur semble avoir voulu en inférer qu’ils étaient incapables de commencer leur carrière universitaire. Si, au lieu d’accepter ce qu’on nous présente, nous regardons un peu en dessous, ce qui nous frappera sera l’étonnante folie d’un examinateur qui se propose de vérifier si de jeunes garçons sont en état d’aborder des études supérieures, en les interrogeant sur les termes techniques, le cant et l’argot — qui plus est, un argot perdu, — d’une langue étrangère. Au lieu de cette incapacité des enfants qu’on veut nous faire remarquer, nous remarquons plutôt l’incapacité de ceux qui sont chargés de leur éducation.

Maintenant, si au lieu de nous arrêter au fait particulier caché sous celui qu’on proposait à notre attention, nous le considérons en même temps que d’autres du même genre, nous sommes frappés d’un fait général : les examinateurs, surtout ceux qui ont été nommés sous les récents systèmes administratifs, posent, en général, des questions très-mal choisies. Le fils d’un juge me racontait dernièrement que son père s’était trouvé incapable de répondre sur certaines questions posées à des étudiants en droit. Un helléniste bien connu, éditeur d’une pièce grecque, ayant été désigné pour remplir les fonctions d’examinateur, a constaté que les questions indiquées par son prédécesseur étaient trop fortes pour lui. M. Froude, dans le discours d’inauguration qu’il a prononcé à St-André, disait à propos de questions posées par un examinateur chargé de l’histoire d’Angleterre : « Moi-même, j’aurais pu répondre à deux questions sur douze. » M. G. H. Lewes nous a dit à nous-même qu’il lui avait été impossible de répondre aux questions de littérature anglaise que les examinateurs du Service Civil avaient posées à son fils. En rapprochant ces témoignages de ce qu’étudiants et professeurs répètent de tous côtés sur le même sujet, nous trouvons que le fait réellement digne de remarque est celui-ci : au lieu de choisir les questions en vue de juger les élèves, les examinateurs les choisissent en vue de faire briller leur érudition. Les jeunes surtout, ceux qui ont une réputation à faire ou à justifier, profitent de l’occasion pour étaler leur science, sans se soucier autrement de l’intérêt des candidats.

Si nous continuons à creuser, et que nous cherchions, sous ce fait plus significatif et plus général, l’autre fait dont il découle, nous nous trouvons en face d’une question : — Qui examine les examinateurs ? Comment se fait-il que des hommes si compétents dans une branche de connaissance spéciale, mais si incompétents lorsqu’il s’agit de sens commun, occupent ces places ? Les défauts du personnel d’examinateurs prouvent d’une façon concluante que l’administration est fautive au centre. Il y a quelque part des gens qui décident en dernier ressort et qui n’en sont pas capables. Si l’on demandait aux examinateurs des examinateurs, de remplir un questionnaire portant sur la bonne manière d’examiner et sur les qualités requises chez un examinateur, on obtiendrait des réponses très-peu satisfaisantes.

Étant arrivés à travers les menus détails, puis les faits d’une portée supérieure, jusqu’à cette autre couche de faits qui ont leurs racines plus au fond des choses, nous verrons, en contemplant ces derniers, qu’eux aussi ne sont ni les plus profonds ni les plus significatifs. Les hommes qui ont l’autorité supérieure entre les mains, supposent, comme on le fait généralement, que la seule chose essentielle, chez un professeur ou un examinateur, est la parfaite connaissance des matières qu’il est chargé d’enseigner ou sur lesquelles il devra interroger. Une chose non moins essentielle est la connaissance de la psychologie et surtout de la partie de la psychologie qui s’occupe de l’évolution des facultés. Nul ne sera compétent pour donner un enseignement véritablement instructif, ou pour poser des questions qui permettent de mesurer avec efficacité les résultats de l’enseignement, si des études spéciales ou des observations quotidiennes, servies par une grande pénétration, ne lui ont pas permis de se former une idée approximative de la manière dont l’esprit perçoit, réfléchit et généralise, et des opérations par lesquelles les idées vont du concret à l’abstrait, du simple au complexe.

Il devient manifeste aussi que les dépositaires de l’autorité admettent, comme le public, que la bonté d’une éducation peut se mesurer à la somme de connaissances acquises. Elle se mesure bien plus sûrement à la capacité de se servir de ce que l’on sait, au degré auquel les connaissances acquises se sont transformées en faculté, de façon à être utiles à la fois dans la vie pratique et dans les recherches indépendantes de la science. On a de plus en plus conscience qu’un lourd bagage de notions mal digérées n’a pas grande valeur réelle ; mieux vaut savoir moins et s’être assimilé ce qu’on sait. Malgré son évidence, ce sentiment ne s’est point encore incarné dans un corps officiel ; la branche de l’administration anglaise qui est chargée de l’instruction persiste, et persistera longtemps encore à obéir à une conception grossière et surannée.

Nous avons donc dans ce cas, de même que dans d’autres fournis par le présent et par le passé, à lutter contre une difficulté provenant de ce que les faits qui nous sont donnés comme principaux par l’importance et l’intérêt, tirent presque tous leur seule valeur de ce qu’ils servent à indiquer. Il faut résister à la tentation de nous arrêter aux trivialités qui forment les neuf dixièmes de nos annales ou de nos histoires, et méritent seulement d’attirer l’attention par ce qu’elles impliquent ou de ce qu’elles démontrent implicitement.

Après les altérations du témoignage dues au défaut de méthode dans la manière de faire les observations, à l’état subjectif de l’observateur, ses passions, ses préjugés, son intérêt personnel — après celles qu’entraîne la tendance générale à donner comme un fait observé ce qui est en réalité une induction tirée d’une observation, et cette autre tendance générale qui fait négliger le travail de dissection par lequel on pénètre à travers les minces résultats de la surface jusqu’aux grandes causes intérieures — viennent les altérations provenant de la distribution des témoignages dans l’espace. Quel que soit l’ordre politique, religieux, moral, commercial, etc., auquel appartiennent les phénomènes que nous avons à considérer, ils nous apparaissent, dans toute société, si diffus, si multiples, dans des relations si diverses avec nous-mêmes, que dans l’hypothèse la plus favorable nous ne pouvons les concevoir que très-imparfaitement.

Voyez l’impossibilité où nous sommes de concevoir une chose relativement aussi simple que le territoire occupé par une société. Même avec l’aide de cartes géographiques et géologiques dues au lent travail d’élaboration d’une nuée d’observateurs, même avec l’aide de descriptions comprenant les villes, les comtés, les districts ruraux et les parties montagneuses ; même avec l’aide des observations personnelles que nous avons recueillies à l’occasion en voyageant, même avec tout cela nous sommes loin de nous former une idée approximative de la surface du territoire, mélangée de terres arables, de prairies et de bois ; terrain plat, ondulé ou rocheux, drainé par un système de ruisseaux et de rivières, semé de chaumières, de fermes, de villas et de cités. L’imagination se contente de vagabonder çà et là, absolument incapable de se former une idée adéquate de l’ensemble. Comment donc pourrions-nous nous former une idée adéquate d’un sentiment moral, d’un état intellectuel, d’une activité commerciale, répandus sur toute l’étendue de ce territoire, et cela sans cartes, avec le seul secours d’observations faites négligemment par des observateurs négligents ? À l’égard de presque tous les phénomènes présentés par une nation prise en masse, il nous est impossible d’avoir plus qu’une appréhension obscure des choses ; encore faut-il s’en défier extrêmement ; les débats des chambres, les journaux et les conversations, qui fournissent aux opinions les plus contradictoires l’occasion de se produire, sont une démonstration perpétuelle de la nécessité de cette défiance.

Regardez combien le caractère et les actions d’un peuple sont diversement appréciés par les différents voyageurs. On raconte qu’un Français, voyageant en Angleterre depuis trois semaines, résolut d’écrire un livre sur ce pays. Au bout de trois mois il reconnut qu’il n’était pas tout-à-fait prêt ; au bout de trois ans il s’aperçut qu’il ne savait pas le premier mot de son sujet. Si l’anecdote n’est pas vraie, elle est bien trouvée. Toute personne qui comparera ses premières impressions sur l’état des choses dans sa société, avec ses impressions actuelles, verra combien étaient fausses des idées jadis fort arrêtées, combien il est probable que ses idées actuelles, malgré leur révision, ne sont encore justes que partiellement. En se rappelant à quel point il avait fait fausse route dans ses opinions préconçues sur les habitants et la vie d’une région où il n’était jamais allé, et à quel point les caractères distinctifs de certaines classes ou de certaines églises qu’il n’avait pas eu auparavant l’occasion de connaître, s’étaient trouvés à l’épreuve différents de ce qu’il s’était imaginé, il sentira combien cette grande diffusion des faits sociaux est un obstacle à leur juste appréciation.

Il y a encore les illusions provenant de ce que nous appellerons la perspective morale. Généralement nous ne corrigeons pas par la pensée les illusions produites par ce genre de perspective, comme nous corrigeons celles qui proviennent de la perspective physique. Un petit objet rapproché occupe plus de place dans le champ visuel qu’une montagne très-éloignée, mais des expériences bien organisées nous ont mis en état de rectifier instantanément la fausse induction que faisaient naître les apparences visuelles. Cette rectification instantanée de la perspective n’a pas lieu quand on observe des faits sociaux. L’incident puéril survenu chez le voisin produisant plus d’impression que le grand événement qui se passe dans un pays étranger, on s’en exagère l’importance. Renverser des conclusions prématurées, tirées de l’expérience journalière des faits sociaux qui se passent sous nos yeux, en prouvant clairement qu’ailleurs une expérience basée sur des faits plus importants autorise la conclusion contraire, cela n’est point chose aisée.

Nous arrivons ainsi à une autre grande difficulté. C’est seulement au moyen de comparaisons que nous pouvons parvenir à déterminer pour les phénomènes sociaux les relations de cause à effet. Or il est rare que le point de départ de la comparaison soit tout à fait juste. Il n’y a pas deux sociétés semblables ; il existe, entre toutes, des différences, sinon génériques, du moins spécifiques. De là cette particularité de la science sociale, que les parallèles établis entre des sociétés différentes ne peuvent servir de base à des conclusions précises — par exemple, ils ne nous montrent pas avec certitude quel phénomène est essentiel dans une société donnée et quel ne l’est pas. La biologie s’occupe de nombreux individus appartenant à une espèce et de nombreuses espèces appartenant à un genre, et les comparaisons lui fournissent le moyen de distinguer parmi les caractères constants ceux qui sont spécifiques de ceux qui sont génériques. Il en est plus ou moins de même pour les autres sciences concrètes. Mais s’agit-il de sociétés, où l’on pourrait presque dire que chaque individu représente une espèce à lui tout seul, les comparaisons ne donnent plus que des résultats infiniment moins précis, et il n’est plus question de distinguer sans hésiter les caractères accidentels des caractères nécessaires.

Ainsi, même en supposant que les données sur lesquelles nous fondons nos généralisations sociales soient irréprochables, elles n’en sont pas moins, dans bien des cas, si multiples et si diffuses, qu’il en résulte une difficulté pour les condenser d’une manière adéquate en conceptions vraies. Seconde difficulté, il est douteux qu’on puisse jamais tenir compte assez exactement de la perspective morale sous laquelle on contemple les données, pour être certain d’avoir une juste idée des proportions. Enfin, autre difficulté : les comparaisons entre les notions vagues et inexactes que nous avons sur une société et les notions non moins vagues ni moins inexactes que nous avons sur une autre, ces comparaisons ne doivent jamais être acceptées sans cette réserve qu’elles sont justifiables seulement d’une façon partielle, puisqu’en dehors des deux points choisis, les choses comparées n’ont entre elles que des ressemblances partielles.

Une difficulté objective encore plus sérieuse vient de la distribution des faits sociaux dans le temps. Ceux pour lesquels une société est l’œuvre d’un pouvoir surnaturel, à moins qu’elle n’ait été créée par des Actes du Parlement, et qui par conséquent ne perçoivent aucun lien nécessaire entre les divers états qu’elle a successivement traversés, ne seront pas détournés de tirer une conclusion politique d’un fait accidentel, par le sentiment de la lente genèse des phénomènes sociaux. Mais ceux qui se sont élevés à cette idée que la société accomplit une évolution, quant à la structure et aux fonctions, se sentiront hésiter en face de l’interminable développement à travers lequel il faut remonter pour trouver très-loin la cause d’un effet récent.

On n’apprécie même pas exactement les faits successifs présentés par la vie d’un individu, parce qu’en général on est incapable d’embrasser par la pensée la série d’opérations qui conduit graduellement au résultat définitif. Nous en voyons un exemple dans la mère qui a l’absurdité de céder à un enfant méchant pour avoir la paix, sans être capable de prévoir qu’à la longue, son système produira la discorde à l’état chronique. La saine appréciation des résultats est rendue encore plus difficile pour une nation, dont le minimum de vie, s’il s’agit d’un type supérieur, est de cent générations d’hommes, par la durée prodigieuse des actions au travers desquelles les antécédents produisent leurs conséquences. Un législateur choisi dans la moyenne raisonne en politique à peu près comme la mère de l’enfant gâté ; il juge qu’une chose est bonne ou mauvaise, d’après son résultat immédiat ; que ce résultat soit bon, et la mesure passe pour être suffisamment justifiée. Tout dernièrement, nous avons vu procéder à une enquête sur les résultats d’une administration qui fonctionnait depuis cinq ans ; il était tacitement convenu que si les résultats étaient reconnus bons, ce serait la justification de l’administration.

Pourtant s’il est une vérité qui crève les yeux quand on fouille les annales du passé, non pour s’amuser aux récits de batailles ou pour se repaître de scandales de cour, mais pour surprendre l’origine et le jeu des lois et des institutions, c’est que bien des générations passent avant qu’on puisse voir ce qui sortira d’une action accomplie. Voyez nos Lois des Pauvres. Quand, le servage ayant disparu, les vilains ne furent plus soutenus par leurs propriétaires, — quand personne n’eut plus à maîtriser les manants et à subvenir à leurs besoins, il se forma une classe toujours plus nombreuse de mendiants et de « hardis coquins, préférant le vol au travail ». Quand, sous Richard II, on donna autorité sur ces gens-là aux juges et sheriffs, — ce qui eut pour résultat immédiat de lier les domestiques, ouvriers et mendiants, à leurs localités respectives ; — quand, pour résoudre le cas des pauvres incapables de travailler par suite d’infirmités, on rendit les habitants responsables dans une certaine mesure des mendiants impotents trouvés sur leur district, — ce qui ramenait sous une forme plus générale le principe féodal des droits réciproques du sol sur l’homme et de l’homme sur le sol ; — quand tout cela se passait, personne ne soupçonnait qu’on posait les fondements d’un système dont le fruit serait un jour une démoralisation menaçant l’Angleterre d’une ruine générale. Lorsque, dans les siècles suivants, — pour arrêter les progrès du vagabondage, que les châtiments étaient impuissants à réprimer, — on remit en vigueur les anciennes lois après leur avoir fait subir des modifications qui jetaient les pauvres à la charge des paroisses et rétablissaient contre les vagabonds les peines les plus sévères, jusqu’à la peine de mort sans bénéfice de clergie — jamais il ne vint à l’esprit de personne, non-seulement que cette législation finirait, grâce à l’énervement graduel de l’élément pénal, par ne plus exercer en pratique qu’une action illusoire contre la fainéantise, mais encore que les arrangements qu’elle entraînait pourraient, dans un cas donné, constituer des primes énormes à la paresse. Personne, législateur ou autre, ne prévoyait que dans l’espace de 230 années, la taxe des pauvres, s’étant élevée à la somme de 175 millions de francs, deviendrait une sorte de gangrène nationale dont on pourrait dire :

« Les ignorants la considèrent comme un fonds inépuisable, à eux appartenant. Pour en avoir sa part, le brutal brutalise les administrateurs, l’homme dissolu invoque des bâtards à nourrir, le paresseux se croise les bras et attend jusqu’à ce qu’il se soit fait donner ; des garçons et des filles ignorants comptent, en se mariant, vivre aux dépens de la taxe des pauvres ; des braconniers, des voleurs et des prostituées extorquent par l’intimidation l’argent qu’elle produit ; dans les campagnes, magistrats et administrateurs prodiguent les fonds, les premiers pour se rendre populaires, les autres pour leurs convenances personnelles.

« …. Que de gens sont tombés par elle, qui valaient mieux après une lutte stérile, le villageois qui payait la taxe passe a la caisse demander du secours ; la fille honnête meurt de faim, tandis que sa voisine effrontée touche 1 shelling 6 deniers par semaine, pour chaque enfant illégitime. »

Personne n’imaginait que la loi d’Elisabeth aurait, entre autres conséquences, celle de faire peser sur la masse des contribuables les frais de culture des fermiers, par la raison que ceux-ci, devenus les principaux administrateurs, s’arrangent pour faire payer à la taxe des pauvres une partie du salaire de leurs ouvriers. On ne pensait pas davantage que des relations si anormales entre maîtres et ouvriers auraient pour conséquence une mauvaise culture ; ni que, pour échapper à la taxe, les propriétaires éviteraient de construire de nouveaux cottages et abattraient même une partie des anciens d’où l’encombrement des logements avec tous les inconvénients qui en résultent pour la santé du corps et celle de l’esprit. Personne n’imaginait que les soi-disant maisons de travail (workhouses) deviendraient l’asile de la paresse et un endroit où les gens mariés montreraient successivement toutes « leurs affinités électives[10]. » Ces mauvais résultats, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, aboutissent en dernier ressort à un résultat général plus désastreux que tous les autres, celui de favoriser la multiplication des mauvais aux dépens des bons. Tout cela est pourtant sorti à la longue de mesures prises il y a plusieurs siècles dans le seul but de remédier à certains maux du moment.

Ces exemples ne montrent-ils pas que les résultats réellement essentiels de la politique pratiquée par un peuple, se manifesteront seulement dans le cours d’une de ces longues périodes nécessaires pour façonner le caractère, les habitudes et les sentiments de ce peuple ? — Examinons cette question d’un peu plus près.

Dans une société qui vit, grandit et se modifie, chaque nouveau facteur devient une force permanente, qui modifie plus ou moins la direction du mouvement déterminé par l’agrégat des forces. La marche des changements sociaux n’est jamais simple et directe ; la combinaison de tant de causes diverses la rend irrégulière, compliquée et toujours rhythmique, de sorte que si l’on n’en observe qu’une petite portion, il est impossible de juger de la direction générale. Chaque action sera inévitablement suivie au bout d’un certain temps par quelque réaction, directe ou indirecte, et celle-ci par une contre-réaction ; jusqu’à ce que tous ces effets successifs se soient produits, personne ne peut dire comment le mouvement total sera modifié. Il faut comparer des positions séparées dans le temps par d’immenses intervalles, avant de pouvoir reconnaître avec exactitude la tendance du mouvement. Même lorsqu’il s’agit d’une chose aussi simple qu’une courbe plane, on ne peut en déterminer la nature sans l’examiner sur une longueur considérable. Considérez quatre points voisins les uns des autres. La courbe qui passe par ces quatre points peut être un cercle, une ellipse, une parabole, une hyperbole ; ou bien elle peut être une chaînette, une cycloïde, une spirale. Prenez des points plus distants ; il devient possible de se faire quelque idée de la nature de la courbe ; évidemment ce n’est pas un cercle. Prenez-en de plus distants encore ; on pourra voir que ce n’est ni une ellipse ni une parabole. Lorsque les distances seront relativement grandes, le mathématicien pourra déclarer avec certitude que telle courbe seule passe par les points donnés. Eh bien dans des mouvements aussi complexes et aussi lents que ceux qui constituent la vie d’une nation, dont les inflexions grandes ou petites correspondent à une direction générale, il est impossible de tracer cette direction générale d’après l’examen de périodes rapprochées, — il est impossible de calculer l’effet produit sur la direction générale par l’intervention d’une force additionnelle, d’après des observations qui ne portent que sur quelques années ou sur quelques générations.

En effet ces mouvements, les plus compliqués de tous, présentent une difficulté à laquelle tous les autres mouvements n’ont rien d’analogue ; ceux qui se rapportent à l’évolution individuelle offrent seuls quelque chose d’approchant. Chaque facteur, outre qu’il modifie le mouvement d’une façon immédiate, le modifie d’une façon médiate, en changeant l’intensité et la direction de tous les autres facteurs. Une influence nouvellement mise en jeu dans une société n’agit pas seulement directement sur les actions des membres de cette société, mais aussi indirectement sur leur caractère. En continuant de génération en génération à modifier les caractères, cette influence altère par l’action de l’hérédité les sentiments que chacun apporte dans la vie sociale, d’où il résulte qu’elle altère aussi l’intensité et la nature de toutes les autres influences qui agissent sur la société. En apportant lentement des modifications à la nature même des hommes, elle met en jeu des forces multiples dont l’intensité et la direction échappent au calcul, et qui, agissant sans tenir aucun compte du point de départ, peuvent produire des effets absolument opposés à ceux qu’on eût attendus de l’influence originaire.

Pour mettre dans tout son jour cette difficulté objective et pour montrer plus clairement encore combien il importe de prendre pour données des conclusions sociologiques, non pas les conséquences passagères, mais les conséquences qui emploient des siècles à se produire ou dont on peut suivre la trace à travers la civilisation tout entière, nous allons tirer un enseignement d’une circonstance qui se retrouve chez les agents régulateurs de toutes les nations.

La signification primitive des sacrifices humains est assez claire par elle-même. Elle le devient tout à fait si l’on remarque que dans les contrées où fleurit encore le cannibalisme et où les principaux consommateurs de chair humaine sont les chefs, ces chefs, auxquels on donne l’apothéose après leur vie, sont censés se nourrir dans l’autre monde des âmes des morts : — car les âmes sont regardées comme une sorte de duplicata aussi matériel que le corps auquel elles appartiennent. Si quelque doute pouvait subsister, il serait dissipé par ce que nous savons des anciens Mexicains ; lorsque la guerre avait été longtemps sans fournir de victimes, les prêtres allaient se plaindre au roi que le dieu avait faim. Quand un sacrifice humain avait lieu ils offraient le cœur de la victime à l’idole, humectant ses lèvres avec le sang et lui mettant même des morceaux de chair dans la bouche ; ils faisaient ensuite cuire le reste du corps et le mangeaient. Voici le fait commun à plusieurs civilisations sur lequel nous voulons appeler ici l’attention : les sacrifices de prisonniers ou d’autres hommes, d’abord universellement pratiqués chez les cannibales nos ancêtres, persistent dans les usages ecclésiastiques longtemps après avoir disparu de la vie sociale ordinaire. À ce premier fait s’en rattachent étroitement deux autres, qui conduisent aussi à des inductions d’une portée générale. Les instruments tranchants de pierre continuent à être employés dans les sacrifices à une époque où, pour tous les autres usages, on se sert d’instruments de bronze et même de fer : le Deutéronome ordonne aux Hébreux de construire des autels de pierre sans se servir d’outils de fer ; le grand prêtre de Jupiter à Rome se rasait avec un couteau de bronze. La méthode primitive d’obtenir du feu en frottant deux morceaux de bois l’un contre l’autre, survit dans les cérémonies religieuses après qu’elle a été abandonnée dans la vie domestique ; aujourd’hui encore, chez les Hindous, la flamme s’allume sur l’autel au moyen de « la baguette à feu. » Ce sont là des exemples frappants de la ténacité avec laquelle la partie la plus ancienne de l’organisation régulatrice s’attache aux traits qui la caractérisaient à l’origine, en dépit des influences qui modifient tout autour d’elle.

La même remarque peut s’appliquer au langage écrit ou parlé. Les Égyptiens continuèrent à se servir des hiéroglyphes primitifs pour la littérature sacrée, longtemps après qu’un système plus perfectionné eût été adopté pour les usages profanes. Le fait que de nos jours juifs et catholiques romains disent encore leurs offices en hébreu et en latin prouve la force de cette tendance, considérée indépendamment des croyances particulières à chaque religion. En Angleterre même, un cléricalisme moins dominant nous donne quelque chose d’analogue. L’anglais de la Bible est plus archaïque que n’était l’anglais courant de l’époque où la traduction fut faite, et plusieurs mots reprennent, quand ils sont prononcés dans le cours du service divin, un sens ou une prononciation tombés en désuétude. La tendance en question se révèle, jusque dans la typographie, par les lettres enluminées usitées pour les rubriques ; les Puséistes et les ritualistes, qui visent à renforcer l’Anglicanisme, trahissent une préférence décidée pour les caractères et les ornements archaïques. Esthétiquement, nous devons à leur impulsion un retour aux types les plus primitifs de la sculpture décorative. On peut en juger par deux monuments récents, élevés dans la cathédrale de Canterbury à la mémoire de l’archevêque Sumner et d’un autre ecclésiastique. Les deux personnages, revêtus de costumes sacerdotaux, couchés sur le dos, les mains jointes, à la manière des chevaliers à cottes de mailles que le moyen âge plaçait sur les tombeaux, présentent cette symétrie absolue qui est un des traits distinctifs de l’art barbare : témoin les bonshommes tracés par la main des enfants et les idoles taillées par les sauvages.

Sciemment ou non, qu’il s’agisse d’usages ou de doctrines, on adhère à ce qui est vieux. Vérifier ce qu’ont dit les Pères de l’Église, c’est vérifier ce qu’il faut croire, non pas seulement pour les catholiques romains, mais encore pour bien des protestants. La controverse actuellement pendante sur le symbole d’Athanase nous fait voir l’autorité attachée à l’antiquité d’un document. L’antagonisme qui s’est déclaré entre l’assemblée du clergé et les membres laïques de l’église à propos des clauses relatives à la malédiction, que le clergé, en tant que corps, voudrait conserver et que les autres voudraient supprimer, montre à son tour que le protestantisme officiel demeure infiniment plus attaché que le protestantisme non officiel à tout ce qui est vieux. Le même contraste s’est produit dernièrement en Irlande, entre les opinions de la partie laïque et celles de la partie ecclésiastique de l’église protestante d’Irlande.

La même tendance, moins dominante à la vérité mais néanmoins très-prononcée, se fait sentir dans toute l’organisation politique. L’établissement graduel de la loi par la consolidation de la coutume, c’est la formation de quelque chose de fixe au milieu de choses qui changent ; et, si nous considérons une organisation politique à son point de vue le plus général, c’est-à-dire comme l’agent chargé de maintenir un ordre permanent, nous disons qu’il est de son essence même de manquer relativement de souplesse.

Un exemple curieux de la manière dont les principes et les usages primitifs survivent dans les actions des gouvernants, après avoir cessé d’être en pleine vigueur chez les gouvernés, c’est la longue persistance du droit féodal qui continua de régir les rapports des nobles entre eux après être tombé en désuétude chez les bourgeois des villes. Nous voyons aussi les grands vassaux continuer à se faire justice eux-mêmes, après que les petits en eurent perdu le pouvoir ; on leur reconnaissait non-seulement le droit de se faire la guerre entre eux, mais encore celui de se défendre contre le roi. Même de nos jours, dans les rapports de peuple à peuple, les gouvernements ont recours à la force armée pour obtenir réparation du préjudice souffert, exactement comme faisaient autrefois tous les individus. Un autre fait significatif vient corroborer les premiers : l’institution des combats judiciaires, qui était la régularisation du système primitif sous le règne duquel chacun se faisait justice à soi-même, a survécu dans les classes gouvernantes après avoir cessé d’être sanctionné par la loi pour les classes inférieures. Il y avait même des duels judiciaires en faveur des communautés religieuses. Le point à noter ici, c’est que le système consistant à se battre, soit en personne, soit par mandataire, s’est perpétué en fait ou pour la forme dans diverses parties de l’organisation régulatrice, à une époque où il avait cessé du reste d’avoir un caractère légal. Jusqu’au règne de George III, on pouvait réclamer le jugement par bataille au lieu du jugement par jury. Il y a bien peu de temps, l’usage du duel existait encore dans les classes dirigeantes, particulièrement dans l’armée. Aujourd’hui, le duel entre officiers est encore admis et sur le continent il est même dans certains cas obligatoire. Les usages les plus anciens sont donc aussi, à cause de la connexité qui existe entre eux et les parties les plus anciennes de l’organisation gouvernante, ceux qui survivent le plus longtemps. On ne saurait en donner une preuve plus frappante que ce personnage en armure qui a figuré jusqu’aux temps modernes dans la cérémonie du couronnement, où il se proclamait par la bouche d’un héraut le champion au roi contre tout venant.

Si nous passons des agents qui assurent l’exécution de la loi aux formalités, termes et documents judiciaires, nous retrouvons partout la même tendance. Le parchemin, généralement remplacé par le papier, s’emploie encore pour les actes. On se sert pour les écrire d’un vieux type d’écriture. Des mots latins et normands-français, absolument inusités ailleurs, sont conservés dans la langue du droit anglais ; il est jusqu’à des mots du vieil anglais, seize par exemple, qui, employés juridiquement, gardent un sens qu’ils n’ont plus dans le langage usuel. Les formalités d’authentication des documents démontrent la même vérité. Ainsi, le sceau, qui était originairement la signature, subsiste concurremment avec la signature écrite qui est venue le remplacer dans la pratique ordinaire. Nous conservons jusqu’au symbole du symbole, par exemple le papier gaufré qui, dans tout transfert d’action, représente le sceau. Parmi les coutumes dont la trace a persisté dans les transactions légales, il s’en trouve de bien plus vieilles encore. En Écosse, le vendeur d’une propriété remet un fragment de roche à l’acheteur ; ce qui correspond évidemment à une cérémonie pratiquée par les peuples de l’antiquité et qui consistait à envoyer la terre et l’eau en signe de cession de territoire.

Les administrations officielles nous fourniraient au besoin une foule de faits à l’appui. En dépit des nécessités impérieuses imposées par le soin de la défense nationale, on a eu beaucoup de peine à remplacer la platine à silex du mousquet par une platine à percussion. La carabine a servi de fusil de chasse à plusieurs générations avant d’être devenue d’un emploi général à la guerre. Il y avait longtemps que le commerce tenait tous ses livres en partie double, lorsque les bureaux du gouvernement se résignèrent enfin à délaisser la tenue en partie simple ; 1834, qui vit cette révolution, assista également à la ruine d’un autre système encore plus primitif, celui des tailles et des coches. On y a renoncé depuis le jour où l’on occasionna un incendie en brûlant les tailles du Trésor public.

Il en est de même pour tout ce qui est affaire de costume. On voit encore des chapeaux à cornes sur la tête des officiers, et un habit d’une coupe démodée tient bon comme costume de cour. L’épée portée autrefois par tous les gentlemen ne se met plus qu’avec les costumes d’apparat réservés aux grandes cérémonies. Tout ce qui est officiel a un uniforme, dont on peut faire remonter le dessin à une mode surannée abandonnée dans la vie de tous les jours. Quelques-uns de ces objets antiques surmontent le chef de nos juges, d’autres pendent au col des prêtres ou s’attardent le long des jambes d’un évêque.

Ainsi nous retrouvons partout cette persistance de certains usages : dans le couteau de silex dont se servent tes Juifs pour la cérémonie religieuse de la circoncision ; dans notre manière de prononcer la syllabe finale du prétérit dans le service divin ; dans le oyez par lequel on réclame l’attention dans un tribunal ; dans les épaulettes des officiers ; dans les mots normands-français qui servent à exprimer le consentement royal. Quand nous voyons cette persistance à travers les siècles dans toutes les parties de l’organisation gouvernementale ; quand nous voyons qu’elle est l’accompagnement naturel de la fonction de cette organisation essentiellement répressive ; quand nous calculons quelle sera l’action future de l’organisation dans un cas quelconque, d’après l’inflexion générale de sa courbe, observée dans de longues périodes du passé ; alors nous sentons combien peuvent être trompeuses les conclusions tirées de faits récents. Nous nous garderons donc, chaque fois qu’on imposera n’importe où une nouvelle fonction aux pouvoirs publics, de compter sur les grands résultats immédiats qu’on espère ; mais nous prévoirons qu’après une première phase d’activité le nouvel organisme perdra rapidement de sa plasticité, que la tendance à la rigidité qui la caractérise s’accusera, et qu’à l’effet d’expansion se substituera un effet de restriction.

Le lecteur comprend mieux maintenant ce que nous voulions dire en affirmant qu’on ne peut parvenir à une conception vraie des changements sociaux qu’en suivant à travers les siècles le lent travail qui préside à leur développement. Baser des conclusions sur les résultats donnés par une période de temps peu étendue, c’est aussi illusoire que de chercher à déterminer la courbure de la terre en observant si une personne qui marche à sa surface monte ou descend. Cette vérité reconnue, le lecteur concevra toute l’importance de cet autre obstacle à l’étude de la science sociale.


« Mais n’est-ce pas trop prouver ? S’il est d’une difficulté si extrême en sociologie de se procurer des témoignages qui ne soient altérés ni par l’état subjectif du témoin, ni par ses préjugés, ses passions, ses intérêts, etc., — si, dans les cas d’examen impartial, les conditions créées par l’enquête même sont très-propres à falsifier le résultat — si l’on est toujours porté à affirmer comme un fait observé ce qui n’est en réalité qu’une déduction tirée d’une observation — s’il y a également tendance très-marquée à se laisser aveugler par les trivialités de la surface sur les faits intimes et essentiels — si, même lorsqu’il est possible de se procurer des données exactes, le nombre infini de ces données et leur diffusion dans l’espace empêchent d’en voir nettement l’ensemble, tandis que la lenteur avec laquelle elles se produisent dans le temps interdit à l’esprit humain de percevoir les véritables relations qui existent entre les antécédents et les conséquences ; si tout cela est vrai, n’est-il pas manifestement impossible d’élaborer une science sociale ? »

Nous reconnaissons que voilà un ensemble de difficultés objectives véritablement formidable. Si le but de la science sociale était d’arriver à des conclusions parfaitement précises et spéciales, dont la justesse dépendrait de l’exactitude de données soigneusement coordonnées, il faudrait évidemment y renoncer. Mais ce n’est pas le cas. Certaines classes de faits généraux n’en subsistent pas moins, déduction faite des erreurs de détail de toute provenance. Quelques contradictions que nous surprenions entre les relations des événements survenus à l’époque de la féodalité, la comparaison de ces relations n’en révèle pas moins la vérité incontestable qu’il y a eu un système féodal. Les lois et les chroniques du temps indiquent à qui procède par voie d’induction, les traits de ce système et en rapprochant des narrations et des documents écrits pour nous apprendre tout autre chose que la constitution du régime féodal, nous parvenons à nous former une idée assez claire de ces traits en ce qu’ils ont d’essentiel — idée qui gagne encore en netteté par le collationnement des témoignages fournis par différentes sociétés contemporaines. De même pour tout le reste. En sachant se servir des dépositions des témoins passés et présents, qui valent plus par ce qu’elles permettent d’inférer que par ce qu’elles ont l’intention d’apprendre, il est possible de rassembler des données d’où nous tirerons des inductions sur la structure des sociétés et sur l’origine et le développement des différentes fonctions de chacune d’elles. Avec le secours de la méthode comparative, on pourra presque toujours surmonter les obstacles qui s’opposeraient à ce qu’on mît de l’ordre dans les données fournies par une société quelconque.

Nous devons néanmoins avoir toujours présentes à l’esprit les difficultés énumérées ci-dessus. Dépendant absolument des témoignages, nous ne devons jamais perdre de vue combien il y a de manières de les altérer — il faut n’en estimer la valeur qu’après avoir tenu compte d’une infinité de circonstances et prendre garde de ne pas nous fonder dans nos conclusions sur des faits particuliers, empruntés à une époque ou à un lieu particuliers.


  1. Thomson, New Zealand, vol. I, p. 80.
  2. Hallam, Middle Ages, ch. IX, 2e partie.
  3. Principles of Surgery, 5e édit., p. 434.
  4. British and Foreign Medico-Chirurgical Review. Janvier 1870, p. 103.
  5. Ibid., p. 106.
  6. British Medical Journal, 20 août 1870. J’ai pris la précaution d’aller voir M. Hutchinson pour vérifier cet extrait, et pour lui demander ce qu’il entendait par forte dose. J’ai vu qu’il voulait simplement dire « discernable ». Il m’a expliqué comment il avait établi son calcul ; il s’y était pris de façon à exagérer le mal plutôt qu’à l’atténuer. J’ai aussi appris de lui que, dans la très-grande majorité des cas, les gens chez qui l’infection héréditaire est discernable passaient leur vie sans que leur santé en fût sensiblement altérée.
  7. Traité sur la Syphilis, par le Dr E. Lancereaux, vol. II, p. 120. — j’ai pris cette citation dans l’ouvrage même ; j’ai également puisé dans les originaux les opinions de Skey, Simon, Wyatt, Acton, de la British and Foreign Medico-Chirurgical Review et du British Medical Journal. On trouvera le reste des passages cités, ainsi que beaucoup d’autres sur le même sujet, dans la brochure du Dr C.-B. Taylor sur The Contagious Diseases Acts.
  8. Sheldon Amos. Voyez aussi son grand ouvrage, A Systematic View of the Science of jurisprudence, pp. 119, 303, 512 et 514.
  9. Cité par Nasse, dans The Agricultural Community of the Middle Ages, etc., p. 94 de la traduction anglaise.
  10. Dans un cas, « sur trente couples d’époux, il ne restait plus un seul homme vivant avec sa propre femme, et quelques-uns d’entre eux avaient changé de femme deux ou trois fois depuis le commencement. » On trouvera ce renseignement, ainsi que beaucoup d’autres exemples du même genre, dans les traités sur la Loi des Pauvres de feu mon oncle le révérend Thomas Spencer, de Hinton Charterhouse, qui a été président de la Bath Unior pendant les six premières années à partir de la fondation.