Introduction à la Science sociale (13ème édition)/IV

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CHAPITRE IV

DIFFICULTÉS DE LA SCIENCE SOCIALE

La science sociale rencontre des obstacles plus grands que ceux qui se trouvent sur le chemin de toute autre science ; ils proviennent de la nature intrinsèque des faits dont elle s’occupe, de notre nature à nous en tant qu’observateurs de ces faits et de la relation particulière dans laquelle nous sommes placés à l’égard des faits à observer.

Les phénomènes qu’il s’agit de généraliser ne sont pas, par essence, directement perceptibles. Il est aussi impossible de les observer au télescope et de les noter, montre en main, comme les phénomènes astronomiques, que de les mesurer au moyen du dynamomètre ou du thermomètre, comme les phénomènes physiques. Les balances et les réactifs du chimiste sont inutiles ici, tout comme le scalpel et le microscope du physiologiste. L’observation interne, qui forme la base de la psychologie, ne saurait davantage être employée. Chaque phénomène social doit être démontré séparément par le rapprochement d’une infinité de détails dont aucun n’est simple, et qui sont dispersés dans le Temps comme dans l’Espace d’une manière qui en rend la recherche difficile. De là vient que les vérités fondamentales de la science sociale — par exemple le principe de la division du travail — ont été si longtemps ignorées. Il y avait une généralisation facile à faire : c’est que dans les sociétés avancées les hommes se partagent les différentes occupations ; mais avant d’arriver à la conclusion que cette forme de l’organisation sociale, loin d’être le résultat d’une création spéciale ou d’un décret royal, s’était établie d’elle-même sans avoir été préméditée par personne, il fallut noter, enregistrer et expliquer un nombre infini de transactions de toutes sortes, comparer ces transactions entre elles et aux transactions observées dans des sociétés plus anciennes ou moins compliquées. Or il est encore beaucoup plus facile de rassembler des données sur l’origine de la division du travail, que sur l’origine de tout autre phénomène social ; on peut juger par là combien la matière même de la sociologie est un obstacle aux progrès de cette science.

À cette première difficulté vient s’en ajouter une autre, peut-être non moins grande, tirée du caractère de l’observateur. Les hommes qui étudient les problèmes sociaux portent nécessairement dans cette recherche les méthodes d’observation et de raisonnement qu’ils sont accoutumés à pratiquer dans d’autres recherches — ceux d’entre eux du moins qui font des recherches dignes de ce nom. Laissons ici de côté la grande majorité des gens cultivés pour ne nous occuper que de ceux, bien peu nombreux, qui rassemblent consciencieusement des matériaux et arrivent par une comparaison attentive des faits à des conclusions raisonnées ; nous verrons qu’eux aussi auront à lutter contre la difficulté provenant de ce que les habitudes d’esprit qu’ils ont contractées dans un long commerce avec des phénomènes relativement simples, les ont mal préparés à aborder les phénomènes complexes de l’ordre social. Une faculté quelconque tend toujours à s’adapter à la besogne qu’on exige d’elle. Plus elle s’adapte à cette besogne spéciale, plus elle devient impropre à un autre travail. Par conséquent, une intelligence habituée à s’occuper de phénomènes plus simples, ne s’appliquera avec succès à l’étude de ces phénomènes très-compliqués, que si elle commence par désapprendre ses anciennes méthodes. La faculté émotionnelle de l’homme est une autre source d’embarras sérieux. Personne, ou presque personne, ne contemple l’organisation et les actes d’une société avec le calme où nous laissent les phénomènes d’un autre ordre. Pour bien observer et ne pas se tromper dans ses conclusions, il est indispensable de posséder cette indifférence tranquille qui est prête à reconnaître ou à inférer telle vérité aussi bien que telle autre. Or il est à peu près impossible d’exiger tant de sérénité de qui s’occupe des vérités sociales. Celui qui les étudie a des passions plus ou moins fortes, qui le poussent à trouver la preuve de ce qu’il désire, à négliger les faits qui le gênent et à s’attacher à la conclusion qu’il avait tirée d’avance. Sur dix penseurs, on en trouve à peine un qui se rende compte que les préjugés faussent son jugement, et même celui-là n’établit pas une compensation équitable de l’erreur qu’il reconnaît. Sans doute l’émotion est presque toujours un allié compromettant pour un chercheur : on a le plus souvent des idées préconçues auxquelles l’amour-propre empêche de renoncer. Mais une des particularités de la sociologie est que les passions avec lesquelles on envisage ses faits et ses conclusions sont d’une force extraordinaire. C’est que l’intérêt personnel est mis directement en cause et que tout un cortège de sentiments, engendrés soit par ce même intérêt personnel, soit par la forme actuelle de la société, sont à chaque instant ou froissés ou agréablement excités.

Nous arrivons ici à la troisième espèce de difficultés — celle qui découle de la position occupée par l’observateur à l’égard des phénomènes qu’il s’agit de généraliser. La science ne présente pas d’autre exemple d’un élément étudiant les propriétés de l’agrégat dont il fait lui-même partie. L’observateur est ici aux phénomènes qu’il étudie comme est une cellule isolée, faisant partie d’un organisme vivant, aux phénomènes que présente l’ensemble de cet organisme. Généralement parlant, la vie d’un citoyen n’est possible qu’à condition de remplir convenablement la fonction qui lui est échue par la place qu’il occupe dans le monde ; de là naissent entre lui et sa société toute une série de relations essentielles, qui engendrent des sentiments et des idées dont il est impossible de se défaire complètement. Voilà donc une difficulté qui est sans analogue dans toutes les autres sciences. Faire en pensée abstraction complète de sa race et de son pays – mettre de côté les intérêts, les préjugés, les sympathies, les superstitions enfantés par la vie de sa société et de son époque, — contempler tous les changements que les sociétés subissent ou ont subis, sans se laisser influencer par les considérations de nationalité, de religion, ou d’intérêt personnel ; voilà qui est impossible à l’homme médiocre et ce à quoi l’homme exceptionnel ne réussit que très-imparfaitement.

Nous venons d’esquisser les difficultés de la science sociale. Nous allons les reprendre une à une et les exposer en détail.