Introduction à la psychologie expérimentale/7

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Chapitre VII : Psychométrie


CHAPITRE VII

PSYCHOMÉTRIE


I


La psychométrie forme avec la psycho-physique une des parties les plus avancées de la psychologie des laboratoires ; c’est celle où l’on a cherché à mesurer des états de conscience et à faire de la psychologie avec des chiffres. Dans la psycho-physique, on mesure l’intensité de l’excitation, et on essaye, mais moins heureusement, de mesurer la sensation produite par chaque excitation mesurée dans la psychométrie, on se propose de mesurer la vitesse, la durée exacte d’un phénomène de conscience. Ce sont là, en quelque sorte, les deux recherches classiques d’un laboratoire de psychologie ; elles sont sa raison d’être, parce qu’elles exigent le plus souvent un outillage délicat et une installation spéciale, qu’on ne trouve guère que dans les laboratoires.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire en détail la construction et le fonctionnement des différents chronomètres qui ont été introduits en psychologie pour mesurer la vitesse de la pensée. Nous devons nous borner à indiquer trois points :

1o Le dispositif général des expériences ;

2o Les phénomènes de conscience dont on peut mesurer le temps ;

3o Les enseignements qu’on peut tirer de cette étude.

Pour plus de renseignements nous renvoyons aux traités spéciaux, aux ouvrages de Ribot, Wundt, Buccola, Jastrow et à l’immense quantité d’articles de revue, véritable marée montante, qui traitent de la psychométrie.

La mesure du temps nécessaire pour l’accomplissement d’un acte psychologique suppose que l’on peut déterminer exactement son commencement et sa fin. Cette condition se trouve satisfaite toutes les fois que l’acte à mesurer a pour point de départ une sensation, et pour fin un mouvement. La mesure des temps peut se faire soit avec des appareils complexes, soit par des procédés simplifiés, qui ont été indiqués par Jastrow et Münsterberg. Nous donnerons d’abord une idée de ces procédés simplifiés.

Prenons l’exemple de la lecture à haute voix de deux lignes dans un livre imprimé ; le moment où l’on jette les yeux sur le livre est le point de départ ; le moment où l’on prononce le dernier mot du texte est le point d’arrivée. Si le temps qui s’écoule entre ces deux moments dépasse plusieurs secondes, on peut facilement le mesurer avec un chronomètre, ou une montre à secondes indépendantes ; on peut même se servir simplement d’une montre donnant le quart de seconde ; on arrive, avec un peu d’exercice, à la suivre en comptant mentalement. On met le chronomètre en marche au moment où l’on ouvre le livre devant le sujet et de même, on arrête le chronomètre quand on entend la dernière syllabe. Les erreurs inévitables de ce procédé simple deviennent négligeables quand on opère sur des temps assez longs, car l’erreur n’a d’importance que proportionnellement au temps total ; une erreur d’un centième ou d’un deux centième du temps total, fût-elle, comme erreur absolue, de la valeur d’une demi-seconde, ne peut altérer sérieusement l’exactitude des résultats. Après avoir relevé le temps total, on doit, si l’acte mesuré se compose, comme dans l’exemple choisi, d’une série d’actes successifs, diviser le temps total par le nombre d’opérations successives ; dans une lecture, on pourra arriver à connaître par cette petite opération d’arithmétique le temps moyen nécessaire pour la lecture d’un mot ou d’une syllabe.

L’exemple que nous venons de signaler est un de ceux qui sont le plus anciennement connus ; nous en citerons un second, emprunté à l’étude de l’audition colorée, étude qui a été faite expérimentalement à plusieurs reprises dans notre laboratoire. On sait que l’audition colorée est une forme particulière d’idéation, dans laquelle certains sons, certains mots, quand on les entend prononcer ou qu’on les lit, ou qu’on y pense, éveillent spontanément et involontairement des idées de couleur. On peut se proposer de rechercher quelle est la rapidité avec laquelle le mot éveille une suggestion de couleur déterminée ; c’est là une recherche de psychométrie, qu’on peut faire soit avec les appareils compliqués, dont nous parlerons dans un instant, soit avec le dispositif très simple que voici : on écrit en colonne, au-dessous les uns des autres, des mots, des lettres, et on avertit la personne qui a de l’audition colorée qu’elle devra, à mesure qu’elle lira un mot ou une lettre, indiquer la couleur correspondante ; elle devra en outre faire cette série d’indications avec le plus de rapidité possible, en évitant toutefois de commettre des erreurs. Les erreurs seront contrôlées par un aide qui aura sous les yeux la liste des couleurs que le sujet doit prononcer s’il reste fidèle à son alphabet coloré. La durée totale de l’épreuve ayant été mesurée au moyen d’un chronomètre, on divisera le nombre de secondes par le nombre de lettres, et on aura ainsi le temps de suggestion d’une lettre isolée ou d’un mot isolé.

Il est facile de voir quels sont les inconvénients de ce procédé expéditif, qui peut rendre de grands services à l’occasion il ne donne que le temps moyen sans permettre de connaître les temps réels, individuels, relatifs à chaque lettre et à chaque mot et de plus, comme le sujet, tout en indiquant la couleur d’un mot, lit déjà le mot suivant et se prépare à en indiquer la couleur, il en résulte que les diverses opérations ne se succèdent pas, mais coïncident en partie elles ne sont pas bout à bout, elles s’imbriquent : d’où la nécessité de recourir à des mesures plus précises.

Une installation compliquée, avec des appareils spéciaux, est nécessaire, peut-on dire, toutes les fois qu’on veut mesurer une durée très courte. On prend couramment dans les laboratoires la mesure, à un centième de seconde près, de phénomènes dont la durée totale est de 7 à 8 centièmes de seconde. On a poussé très loin, surtout en Allemagne, le désir de précision, et on donne les mesures avec trois décimales, c’est-à-dire à un millième de seconde près.

Le principe sur lequel sont fondés les différents appareils de chronométrie est le suivant on dispose les choses de manière que le signal donné au sujet, — en général c’est une sensation — coïncide avec l’ouverture ou la fermeture d’un courant de pile ; la modification du courant a pour effet de mettre en action le mouvement d’horlogerie d’un chronomètre, et une aiguille, animée d’une vitesse uniforme, parcourt un cadran divisé la fin du phénomène psychologique qu’on mesure consiste dans un mouvement fait avec la main par le sujet en expérience ce mouvement, qui agit en général sur un commutateur, ferme ou ouvre un courant de pile, et a pour effet d’immobiliser l’aiguille qui parcourt le cadran. Pour connaître la durée exacte du phénomène, il suffira de savoir de quel point du cadran l’aiguille est partie, combien de degrés elle a parcouru avant de s’arrêter, et quelle est sa vitesse.

Pour mieux nous faire comprendre, prenons l’exemple suivant on est convenu avec le sujet que lorsqu’il entendra un certain bruit, il devra, avec la main, fermer un commutateur ; l’aiguille du chronomètre est arrêtée devant la division 40 : cette aiguille fait un tour de cadran par seconde, avec une vitesse rigoureusement uniforme, et le cadran est divisé en 100 parties. L’expérience a lieu, et l’aiguille s’immobilise devant la division 55. Cela veut dire que l’opération consistant à faire un mouvement avec la main dès qu’on entend un signal auditif a pris, dans le cas présent, 15 centièmes de seconde.

Il faut maintenant dire un mot plus précis du mécanisme du chronomètre. Il existe un très grand nombre de variétés de chronomètres la plupart se composent essentiellement d’un électro-aimant, qui, traversé par un courant, exerce une attraction sur une pièce d’un mouvement d’horlogerie, et met en liberté l’aiguille d’un cadran. Nous allons donner une description succincte du chronoscope de Hipp, qui est le plus employé et le plus connu des chronoscopes.

Le chronoscope de Hipp (voir fig. 9) est formé d’un mouvement d’horlogerie à poids qui peut être communiqué à deux aiguilles se déplaçant sur deux cadrans distincts (A et A′) l’une des aiguilles fait un tour en 0″,1 et l’autre un tour en 10 secondes ; les cadrans parcourus par les aiguilles étant divisés en 100 parties, il est facile d’avoir les millièmes de seconde.

Le système des deux aiguilles communique par un levier (L) avec une pièce de fer doux ; cette pièce de fer doux étant attirée par un électro-aimant (E E) permet ainsi d’embrancher le système des deux

Fig. 9.

Fig. 9. — Chronoscope de Hipp.
AA’, les deux cadrans ; — EE’, les deux aimants ; — L, le levier ; — M, l’engrenage ; — C, commutateur ; — R, rhéostat ; – PP, piles ; — SX, contacts.


aiguilles dans le mouvement d’horlogerie. Il en résulte que, lorsque le courant passe par l’appareil, les aiguilles du chronoscope se déplaceront et dès que le courant sera interrompu, un ressort repoussera le système des deux aiguilles et par conséquent elles s’arrêteront. L’organisation de l’expérience sera donc la suivante : on mettra en mouvement le mécanisme du chronoscope sans que le courant passe, le système des aiguilles ne sera donc pas embranché dans ce mouvement, puis on produira une certaine excitation et au moment même où se produit cette excitation le courant devra être fermé, le mouvement sera par suite communiqué aux aiguilles ; le sujet en réagissant devra interrompre le courant et par conséquent arrêter les aiguilles on pourra donc lire le nombre de divisions parcouru par les aiguilles pendant la réaction.

Ce chronoscope doit être contrôlé toutes les fois qu’on fait des expériences ; dans ce but, on emploie le marteau de contrôle de L. Lange ; c’est un marteau soutenu à une certaine hauteur par un électro-aimant si on le laisse tomber, il ferme d’abord un courant, puis en continuant sa chute l’interrompt ; ce courant passe par le chronoscope, on peut donc lire le nombre de divisions parcouru par les aiguilles pendant le temps compris entre la fermeture et l’ouverture du courant ; ce temps étant déterminé d’avance par un chronographe avec diapason, on pourra facilement voir si le temps indiqué par le chronoscope correspond bien à celui-là.

Nous nous servons fréquemment au laboratoire du chronoscope de d’Arsonval, qui est d’un maniement plus facile, qui est portatif, et qui n’exige point une grande dépense d’électricité. Le chronoscope de d’Arsonval se vérifie au moyen du cylindre enregistreur et du diapason électrique. Nous devons reconnaître qu’il n’est pas d’une exactitude rigoureuse ; il présente des erreurs de 1 a 2 centièmes de seconde. On ne doit pas l’employer sans contrôle pour des recherches dans lesquelles une différence de 1 centième de seconde constituerait une erreur appréciable.

La méthode graphique (cylindre enregistreur, chariot auto-mobile et diapason) nous a servi fréquemment aussi pour mesurer les temps. C’est un procédé très précis, qui n’a qu’un inconvénient, d’être long. Nous pouvons, avec le microphone enregistreur de Rousselot, et le cylindre de Marey, prendre des réactions verbales dans des conditions qui nous paraissent supérieures à celles dont on est obligé de se contenter dans les laboratoires étrangers.

La valeur des temps de réaction dépend de la manière de les prendre quand ils sont pris par une personne non exercée, ils ne signifient rien. Il importe de ne pas s’aventurer sur ce terrain avant d’avoir une éducation suffisante on n’arrive qu’après un long apprentissage à discerner les causes d’erreur qui sont multiples, et il faut que l’expérimentateur ait perfectionné son éducation de telle sorte qu’il évite les erreurs d’une manière inconsciente, sans avoir besoin de faire d’effort.

Les précautions à prendre du côté de l’appareil, son contrôle pendant la séance, ne nous arrêteront pas ; il y a là des détails techniques qu’on n’apprend bien qu’en fréquentant le laboratoire. Sur la disposition mentale du sujet, nous devons donner quelques renseignements ; le sujet doit prêter toute son attention, et sa bonne volonté ici comme ailleurs la bonne volonté est la première condition du succès pour une expérience de psychologie. Il est utile que le sujet comprenne la signification générale de l’expérience et s’y intéresse. Il est même à désirer que dans certains cas il soit quelque peu psychologue. Dans ces dernières années, on a imaginé des réactions subtiles, connues sous le nom de réactions sensorielles et réactions motrices. La différence entre ces réactions tient à l’orientation de l’attention dans un cas, on fixe l’attention sur le signal, dans l’autre cas on axe l’attention sur le mouvement et on prépare ce mouvement par un léger degré de tension des muscles. Il y a des personnes qui ne comprennent pas la différence et ne la réalisent pas.

Le sujet doit pouvoir disposer de plusieurs séances, car les expériences de psychométrie sont longues et minutieuses ; les résultats n’ont qu’une valeur comparative, et consistent en différences de chiffres qui étant parfois minimes ont besoin d’être contrôlées a plusieurs reprises avant d’être acceptées. Il n’est pas rare qu’en Allemagne, pour élucider un point très restreint au moyen de la chronométrie, on fasse des séances tous les jours, pendant six mois. Sans aller jusque-là, nous devons dire qu’une séance unique de psychométrie ne signifie pas grand-chose ; le procédé n’est point, à notre avis, un procédé d’examen rapide.

On évitera, pendant les séances, tous les bruits qui peuvent distraire l’attention du sujet, et on imposera autour de soi un silence absolu. En Allemagne, le sujet est séparé de l’expérimentateur ; il est enfermé dans une pièce sombre et ne communique avec les autres personnes que par des signaux électriques. Dans certains laboratoires américains, on a augmenté encore l’isolement du sujet, en le plaçant dans une pièce dont les murs et les portes sont matelassés pour étouffer tous les bruits extérieurs ; le sujet monte sur une estrade portée sur des godets en caoutchouc, qui amortissent la trépidation, etc. Ces précautions nous paraissent un peu exagérées ; elles ont l’inconvénient d’empêcher l’expérimentateur d’interroger son sujet pendant les expériences ; le sujet ne peut faire qu’une chose, réagir ; il est réduit au rôle d’un automate.

Les expériences doivent se faire en série, et le temps qui s’écoule entre deux réactions successives doit être réglé d’avance, et rester uniforme dans toute la série de recherches pour permettre des comparaisons d’un sujet à l’autre. Si ce temps est trop court, on obtient des réactions désordonnées, en général anticipées, c’est-à-dire se faisant avant le signal. En Allemagne, on met en général un intervalle de 30 secondes entre deux réactions successives cet intervalle est occupé par la vérification du Hipp qui se fait avec le marteau, après chaque réaction. À notre laboratoire de la Sorbonne, nous mettons habituellement des intervalles de 15 secondes seulement on prend quatre réactions par minute.

Le signal est précédé d’un avertissement. Quelque temps avant de produire la sensation à laquelle le sujet doit réagir, on lui donne un avertissement, pour lui apprendre que le signal est imminent. En Allemagne, l’avertissement se fait par un coup de timbre électrique ; à notre laboratoire, où nous opérons en général dans la même pièce que le sujet, nous l’avertissons oralement en prononçant le mot : attention ! La manière dont l’avertissement est donné a une grande importance. Si l’avertissement est très rapproché du signal, par exemple avec un intervalle d’une demi-seconde, le sujet n’a pas le temps de concentrer son attention, il est surpris et réagit mal. Si l’avertissement est trop éloigné, par exemple dix secondes, le sujet se fatigue, parce que la fixation de l’attention est une opération délicate et fatigante ; on n’a plus que des réactions distraites. Enfin, troisième condition, il faut que la distance entre l’avertissement et le signal ne soit pas uniforme si elle l’est, le sujet peut prévoir d’avance le moment où le signal a lieu et faire des réactions anticipées.

Telles sont les principales erreurs à éviter dans les recherches des temps de réaction ; il y en a encore beaucoup d’autres. Nous ne croyons pas utile de nous attarder plus longtemps sur ces questions ; la fréquentation du laboratoire en apprend davantage que tous les traités.

Disons, en terminant sur ces considérations générales, comment on utilise les résultats obtenus par ta psychométrie.

La lecture du chronomètre donne, en centièmes, ou en deux-centièmes, ou en millièmes de seconde, une série de temps, que l’on inscrit à mesure, dans l’ordre où on les recueille. On peut faire une séance composée de 25 à 50 temps de réaction, sans craindre de fatiguer le sujet ce qui se produit le plus vite, ce n’est point la fatigue réelle, mais l’ennui et la diminution de bonne volonté.

Quand les résultats sont tous inscrits, on fait des calculs pour déterminer plusieurs données importantes :

Le temps moyen ;

Le temps maximum ;

Le temps minimum ;

La variation moyenne ;

Le graphique des temps. ;

Le temps moyen n’a pas besoin de définition, pas plus que le temps maximum et le temps minimum remarquons seulement, à propos du temps moyen, qu’il importe de dire le nombre d’expériences qu’il exprime. Le temps moyen de 10 expériences n’a point la même valeur que le temps moyen de 100 expériences. On peut se demander, à ce propos, quel est le nombre d’expériences à faire pour trancher une question et permettre une conclusion. Tout travail consciencieux doit être fait lentement, mais il y a une limite qu’il est inutile de franchir. La position de cette limite dépend du fait que l’on cherche à établir. Si, dans des réactions prises avec des conditions différentes, on obtient des différences de 1 à 2 centièmes de seconde, ces différences sont si faibles, qu’elles ne doivent être prises en considération que dans le cas où elles seraient absolument

Fig. 10.

Fig. 10. — Graphique des temps de réaction auditif chez une hystérique (état de veille).


constantes ; plus de mille expériences deviennent nécessaires. S’agit-il, au contraire, d’une différence de 10 à 20 centièmes de seconde, tant d’expériences

Fig. 11.

Fig. 11. — Graphique des temps de réaction chez J. Inaudi.


ne sont pas nécessaires, à la condition qu’on ne commette pas d’erreur dans le dispositif.

La variation moyenne est une quantité qui exprime la régularité des temps de réaction, ou, en d’autres termes, les oscillations des réactions

Fig. 12.

Fig. 12. Graphique des temps de réaction simple (tracé inférieur) et des temps de réaction de choix (tracé supérieur), pris sur le même sujet.
successives autour du temps moyen. Pour calculer la variation moyenne, on calcule d’abord le temps moyen ; puis on prend les différences entre les réactions isolées et le temps moyen, on fait la somme de ces différences et on la divise par le nombre des réactions.

Le graphique de l’expérience (nous en publions trois, fig. 10, 11 et 12) se construit, comme tous les graphiques, sur deux axes dont l’un est horizontal, l’autre vertical, et nous n’avons pas besoin d’entrer sur ce point dans des explications. Le graphique sert à faire saisir d’un seul regard la physionomie de l’expérience. Si on tient compte, en outre, de tous les incidents qui se sont produits pendant l’expérience, le commémoratif et le graphique donnent, en s’éclairant mutuellement, des résultats parfois très intéressants.


II


Les traités récents de psychologie physiologique contiennent un si grand nombre de descriptions sur les actes dont on mesure les temps que nous nous contentons d’y renvoyer pour le détail, et nous ne tracerons ici que les grandes lignes du sujet[1].

Toutes les mesures de temps sont prises sur des actes ou des perceptions que le sujet exécute volontairement avec un maximum de rapidité, et, le plus souvent, après un long exercice ; ce ne sont pas des actes naturels, mais des actes appris ; il est à désirer qu’on mesure aussi le temps de différents actes intellectuels exécutés sans aucun souci de la vitesse, mais avec leur allure naturelle, par des sujets non prévenus qu’on les soumet à des expériences de psychométrie.

On a étudié jusqu’ici principalement les points suivants :

1o Les temps de réaction simple ;

2o Les temps de choix ;

3o Les temps d’association d’idées ;

4o Les temps de mémoire ;

5o Les temps de jugement.


TEMPS DE RÉACTION SIMPLE

On appelle de ce nom la durée de l’acte qui consiste à réagir à une sensation. On convient avec le sujet que, dès qu’il entendra un certain signal, convenu d’avance, il fera un geste, par exemple avec la main ; le temps qui s’écoule entre le signal et le mouvement de réponse porte le nom de temps physiologique. Ce temps physiologique est en moyenne de 150 σ (le σ indique le millième de seconde). C’est la durée d’un acte volontaire ; un acte réflexe, comme le clignement des paupières, dure environ 50 σ.

On a étudié à part, dans les temps de réaction simple, les divers éléments qui les composent ; on a varié et modifié de toutes les manières ces éléments, pour connaître l’effet produit sur la réaction. Une foule de points, qui paraissent d’un intérêt secondaire pour la psychologie, ont été étudiés longuement avec un soin méticuleux ; si les auteurs ont soumis à une culture si intense ce petit coin de la psychologie, c’est qu’ils avaient l’idée que les temps de réaction constituent une méthode de précision. Apprécier un acte à un millième de seconde près, n’est-ce point une méthode de précision ? On a examiné l’influence exercée par la nature de l’impression qui sert de signal ; on a pris des réactions avec des sens différents ; pour chaque sens avec des intensités différentes, et avec des sièges d’excitation différents. On a varié la nature du mouvement de réponse, flexion, contraction, réponse avec la main droite, la main gauche, avec le pied, la bouche, les lèvres, les sourcils, la parole ; on a même voulu savoir si les réactions étaient les mêmes quand l’individu est debout, assis ou couché, couché sur le côté droit ou sur le côté gauche.

On a cherché également à varier l’expérience en modifiant l’état physique du sujet ; des temps de réaction ont été pris après intoxication par l’alcool, le café, le thé, le haschich ; dans les différents états de l’hypnotisme ; à l’état de veille, pendant la distraction du sujet, produite soit par un bruit étranger, soit par la nécessité d’exécuter un acte différent pendant les expériences, lecture ou calcul mental ; on a aussi étudié les effets variables qui se produisent suivant que l’attention est fixée sur le signal ou sur le mouvement de réponse[2]. Nous abrégeons.


TEMPS DE CHOIX

Dans les réactions simples, il y a un signal, convenu d’avance, et toujours le même ; le sujet doit répondre à ce signal. Dans des réactions un peu plus compliquées, qu’on appelle des réactions de choix, on fait usage de deux signaux ou d’un plus grand nombre ; parmi ces divers signaux qu’on fait connaître au sujet, on convient qu’il ne doit répondre qu’à un seul ; il doit, pour les autres, rester immobile. Supposons qu’on ait déterminé deux signaux possibles : l’un est un coup de timbre, l’autre est le bruit sourd du choc d’un marteau sur une pièce de bois ; on a averti le sujet qu’il doit réagir seulement quand il entendra le coup de timbre. Comme on ne lui indique pas d’avance quel est l’ordre de succession dans lequel on lui fera entendre ces deux signaux, il doit, chaque fois qu’il en perçoit un, faire très rapidement un acte de jugement, pour reconnaître la signification du signal et se rappeler ce qui est convenu.

On comprend que dans ces expériences complexes le temps de réaction varie avec un grand nombre de facteurs, dont le principal est le nombre de signaux différents qu’on donne au sujet ; distinguer un signal significatif sur trois signaux est plus facile que d’en distinguer trois significatifs sur neuf ; puis, il faut tenir compte de la différence entre les signaux ; plus ils se ressemblent, plus on a de peine à discerner celui qui seul doit provoquer le mouvement.

On a introduit une nouvelle complication dans ces expériences, en obligeant le sujet à donner des réponses de nature différente suivant les signaux ; par exemple, le sujet doit réagir au signal a en faisant un mouvement avec l’index, au signal b par un mouvement du médius, au signal c par un mouvement de l’annulaire, etc.

Nous donnons plus haut (fig. 12) un graphique qui permet de comparer le temps de choix au temps de réaction simple ; le premier est à la fois plus long et plus irrégulier que le second ; en général, ces deux caractères vont ensemble ; une réaction est d’autant plus régulière qu’elle est plus courte. Les deux modes de réaction ont été pris sur la même personne.

TEMPS D’ASSOCIATION D’IDÉES

Nous en avons parlé brièvement dans le chapitre précédent.

TEMPS DE MÉMOIRE

Sous ce titre on peut ranger les recherches, trop peu nombreuses à notre gré, que l’on a faites sur la rapidité avec laquelle s’évoque un souvenir. On n’a expérimenté jusqu’ici que sur les cas les plus simples, tels que les suivants la traduction d’un mot en une autre langue l’addition, la soustraction, la multiplication, la division la réponse à des questions simples de chronologie, d’histoire, de géographie, etc., comme les suivantes : quelle est la capitale de l’Angleterre ? Quel est le plus grand fleuve de l’Allemagne ? Quelle est la couleur de la neige ?

Nous avons eu l’occasion de faire d’une manière suivie des expériences sur le calcul mental, qui rentrent dans le cadre de ces recherches. Ces expériences ont été faites sur M. Inaudi, sur M. Diamandi et sur différents calculateurs de profession.


TEMPS DE JUGEMENT

Diverses opérations complexes qu’une personne exécute se prêtent à la mesure. Nous avons, dans le chapitre iii, décrit la localisation des sensations tactiles, et nous avons vu tout ce que cette localisation suppose comme éléments elle a pour base un jugement, qui apprécie la position d’un point de repère, etc. On a mesuré la durée d’un acte de localisation, suivant que la localisation se fait dans une région fine ou obtuse du corps, etc. L’expérience est très précise elle a seulement l’inconvénient de donner des renseignements qui nous paraissent ne pas présenter un grand intérêt.

On a fait aussi des expériences d’un autre ordre, qui présentent les qualités et défauts inverses ; très intéressantes comme but et comme idée directrice, elles se font dans des conditions si peu précises qu’elles nous semblent manquer de toute valeur. Est-il bien nécessaire de les citer longuement ? Nous prendrons seulement un exemple. On pose au sujet la question suivante Quel est le plus grand philosophe, Kant ou Hume ? — Des auteurs ont critiqué cette recherche, surtout, chose vraiment bizarre, en se fondant sur le dispositif donné aux appareils. Il serait plus juste, à notre avis, de faire remarquer que la mesure, dans ce cas, ne s’applique pas à un phénomène défini résoudre la question en répondant « Hume » ou « Kant » n’indique pas si on a réfléchi avant de répondre et dans quelle mesure on a réfléchi par conséquent, on ne sait pas ce qu’on mesure, si c’est un jugement réel ou une réponse verbale, et dans le cas où ce serait un jugement, quelle a été l’étendue et la profondeur de ce jugement. Quand on ne sait pas ce qu’on mesure, est-ce la peine d’employer un chronomètre ?


III


Une dernière question nous reste à examiner. Posons-la franchement et sans détour. Nous demanderons : À quoi sert la psychométrie ? Si nous ne nous trompons, cette question n’est même pas soupçonnée dans les traités de psychologie expérimentale. On considère en général la mesure des temps comme étant un fait de la plus grande importance, et on y procède, nous l’avons dit, avec une sorte de solennité.

On devrait remarquer tout d’abord, s’il était nécessaire de justifier la psychométrie, qu’un fait bien observé est toujours précieux et instructif, et que la durée, étant une des nombreuses qualités qui caractérisent les états de conscience, doit être, comme tous les autres éléments accessibles à l’observation, examinée et mesurée. À un point de vue général, il est instructif d’apprendre que la force qui est en nous et se manifeste sous la forme de pensée ne peut pas être rapprochée, comme on l’a fait souvent, de la force électrique, parce qu’elle a une vitesse de propagation infiniment moindre. On a calculé que la pensée a la vitesse du vol de l’aigle nous voilà loin de la vitesse d’une dépêche télégraphique En dehors de ces considérations un peu générales, nous tenons à montrer pourquoi les observateurs ont cultivé avec tant d’ardeur les arides études de psychométrie. Nous voulons faire comprendre que la psychométrie constitue une méthode d’analyse psychologique qui ne nous renseigne pas seulement, selon l’apparence, sur la durée des phénomènes, mais encore peut nous donner des notions sur un grand nombre d’autres points importants. Examinons quelques-uns de ces points et discutons-les.

Une des questions qui, de prime abord, ont semblé résolubles par la psychométrie est celle de la composition des états de conscience. On a cru que, par la mesure de la durée d’un acte quelconque, on pourrait déterminer de quels éléments cet acte est formé, et quelle place il doit occuper dans une classification d’actes psychologiques ayant pour base la complexité. Le seul exemple de l’analyse d’une réaction simple suffit à montrer que de difficultés on rencontre en s’engageant dans cette voie. Nous savons si mal ce qui se passe dans notre esprit pendant que nous faisons le simple acte de réagir le plus vite possible à un signal, qu’il existe sur ce point les théories les plus opposées. Tandis que les uns, avec Wundt, admettent que cet acte est un enchaînement de processus complexes, comprenant la perception, l’aperception et la volition, d’autres, au nombre desquels nous nous rangeons, ne voient dans la réaction simple qu’un réflexe cérébral appris. Nous ne pouvons pas dire en termes absolus que la psychométrie est incapable de nous éclairer sur la composition des états de conscience, nous constatons simplement que c’est là une œuvre fort difficile.

Il est d’autres points où la psychométrie a fourni plus de lumière. Examinons par exemple les résultats d’expériences psychométriques faites dans les mêmes conditions, sur un même sujet, pendant plusieurs séances consécutives, pendant plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois ; ces longues séries ne sont pas rares dans les travaux allemands qui se signalent en général par une grande patience. En comparant les moyennes des séances obtenues à des intervalles différents, on peut savoir si le sujet a fait quelque gain de temps sous l’influence de la répétition, s’il s’est habitué à l’expérience, et si cette habitude s’exprime par un chiffre. C’est un procédé pour étudier les effets de l’habitude, et non seulement ses effets, mais encore sa marche, sa distribution dans le temps, et ses variations qui dépendent de la nature des actes sur lesquels on expérimente et de la personnalité des sujets. De nombreuses et de très belles recherches ont été faites dans ce sens[3], par des médecins italiens et ont permis de formuler la loi de répétition la plus précise que l’on connaisse encore aujourd’hui.

Supposons qu’au lieu de faire des séances courtes et espacées, on prolonge les séances pendant plusieurs heures, sans permettre au sujet de goûter aucun repos ; on étudiera les effets de la fatigue, effets variant aussi suivant les individus, suivant la nature des actes, et d’autres conditions encore (Cattell).

Remplaçons le signal net et facile à percevoir qui est employé en général dans les temps de réactions, par un signal d’une nature telle qu’il faut, pour le percevoir, concentrer toute son attention ; on réalise cette condition par exemple en diminuant l’intensité du signal jusqu’à un degré où il est à peine perceptible ; ou bien on ne le fait pas précéder d’un avertissement ; ou encore on le complique en produisant en même temps des sensations du même sens, d’autres bruits dans les réactions auditives, et le sujet doit faire effort pour distinguer le bruit significatif du signal au milieu des autres bruits qui l’accompagnent. Tous ces artifices qui ont pour effet d’augmenter la difficulté de perception auront une influence sur les temps de la réaction ; la régularité des temps, qu’on étudie si commodément sur les graphiques, présentera certains troubles, variables suivant les individus, suivant les influences perturbatrices, et suivant les temps de réaction qu’on demandait aux sujets d’exécuter. On trouve là, dans la psychométrie, un moyen d’étudier une certaine forme d’attention, et le procédé d’étude est si avantageux que tous les ans paraissent plusieurs études sur les rapports entre l’attention et les temps de réaction.

Étudions de près, dans cette forme spéciale des temps de réaction qu’on appelle les réactions de choix, la différence qui existe entre les deux signaux employés ; nous avons vu que, dans ces réactions, on exige implicitement du sujet qu’il porte un jugement de différence avant de faire le mouvement de réponse avec la main ; si on modifie les rapports des deux signaux, leur nature et leur degré, on modifiera en même temps le jugement que doit porter le sujet, et l’étude de la rapidité de ses réactions pourra servir de base à une étude fort instructive sur le jugement.

Enfin, pour terminer sur ce point, rappelons que la psychométrie pourrait servir de procédé pour analyser différents états mentaux chez les individus intoxiqués (alcool, haschich), ou dans divers états pathologiques et spécialement chez les aliénés. Il faut ici procéder avec beaucoup de prudence, et choisir ses sujets avec soin. On a déjà fait quelque peu de psychométrie sur les aliénés, et nous ne sommes pas sûrs qu’on ait toujours pris la bonne méthode. Buccola[4], par exemple, s’est signalé par des recherches sur les temps de réaction auditive chez des hallucinés de l’ouie, et il a constaté ce fait, qu’on aurait pu prévoir d’avance, que les malades, pendant qu’ils entendent des voix imaginaires, réagissent de la manière la plus désordonnée. Des expériences de cette nature ont été vivement critiquées ; mais la psychométrie pourrait être appliquée à une foule de cas de délire avec conscience et de délire impulsif où les malades se rendent compte de leur état et peuvent se prêter avec intelligence et bonne volonté aux études. Quelques essais faits dans cette voie ont montré que, chez ces malades, les temps de réaction simple sont ceux des individus normaux, tandis que les temps de choix sont quelquefois allongés. De tels résultats sont pleins de promesses et sont un encouragement pour continuer des recherches à peine ébauchées.

En résumé, on peut dire que la psychométrie n’a pas seulement pour but des mesures de durée ; la mesure de la durée n’est qu’un moyen servant à analyser un certain nombre de phénomènes mentaux qui sont justiciables de la psychométrie, l’attention, le jugement, l’adaptation, l’exercice, la fatigue, etc. La psychométrie est une méthode générale.



  1. Voir, outre les traités coques, l’étude excellente de Jastrow, The Time-relation of mental phenomena, New-York, 1890.
  2. Sur ce dernier point qui a été vivement discuté, consulter Wundt et Lange, puis Martius, Cattell, Flournoy, Baldwin, Dessoir.
  3. Guicciardi et Cionini, Rivista sperim. di Freniatria, 1886, p. 104. Voir aussi les recherches de Berger (Phil. stud.).
  4. La legge del tempo nei fenomeni del pensiero, Bibl. scientif. intern., et Rivista exp. di Freni., 1881, p. 229.