Introduction à la psychologie expérimentale/8

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Chapitre VIII : Méthodes d’observation. — Les questionnaires


CHAPITRE VIII

LES MÉTHODES D’OBSERVATION


Nous laissons maintenant de côté toutes les circonstances où l’on peut profiter d’une liaison établie entre des faits de conscience et des faits extérieurs pour pratiquer une véritable expérimentation ; les chapitres précédents, qui sont loin d’épuiser la question, ont pu cependant donner quelque idée du rôle de l’expérimentation en psychologie.

Il nous reste à parler de l’observation simple, des cas principaux où elle intervient, des règles qui doivent présider à son emploi, et enfin de la valeur des résultats obtenus par cette source.

En parcourant les ouvrages les plus récents de psychologie, ceux qui, franchement sympathiques aux méthodes nouvelles, cherchent à donner la plus grande place possible aux travaux de laboratoire, on ne manquera pas de remarquer que, même dans ces ouvrages, la psychologie d’observation tient une place prépondérante ; il est tel traité récent, celui de M. W. James, par exemple[1], — dans lequel on peut dire que la psychologie d’observation fournit le texte, tandis que les expériences de laboratoire remplissent simplement les notes. Si l’on examine en particulier une question de psychologie, soit la division fondamentale de tous les faits de conscience en trois groupes, sensibilité, intelligence et volonté, on reconnaît de suite que cette division ne résulte d’aucune expérience, mais repose directement sur l’observation ; de même, l’analyse de l’acte de mémoire en trois parties : conservation, reproduction et reconnaissance, n’est le produit d’aucune expérimentation ; c’est encore de l’observation pure et simple et de l’analyse idéologique. Toute la psychologie est imprégnée de ces observations, dont beaucoup, point à remarquer, sont empruntées à la connaissance empirique et populaire, de sorte que certaines parties de la psychologie ne sont en réalité que l’expression de ces connaissances courantes qu’on désigne sous le nom de sens commun.

Nous n’avons nullement l’intention de traiter dédaigneusement cette source si modeste et cependant si abondante de connaissances psychologiques ; nous croyons au contraire que les méthodes d’observation, qui ont déjà tant donné, donneront encore beaucoup, à la condition qu’elles soient employées selon certaines règles que nous allons préciser.

Commençons par établir une classification des méthodes d’observation psychologique, en nous fondant sur les conditions où cette observation s’exerce et sur le contrôle auquel on peut la soumettre.

Nous étudierons en premier lieu l’observation personnelle, c’est-à-dire l’introspection que le psychologue exerce sur lui-même.

En second lieu, nous examinerons l’introspection collective, celle que l’on obtient en engageant d’autres individus à s’observer, et à faire part de leurs observations, afin de contrôler, si c’est possible, les témoignages des unes par ceux des autres. C’est ici que trouvera place l’étude des questionnaires.

En troisième lieu, nous rappellerons les circonstances où, sans avertir une personne qu’on la soumet à une étude, on cherche à lire dans sa conscience, en observant ses paroles et sa conduite ; c’est aussi l’étude des mœurs, modes, coutumes, langues, écrits, criminalité, etc., et en dernier lieu, l’étude des peuples, désignée en Allemagne sous le nom de Völkerpsychologie.

Ces méthodes échappent en partie à toute réglementation précise, parce qu’elles se font sans appareil d’aucune sorte. On pourra s’étonner de nous voir traiter cette question dans un livre qui, par son esprit général, représente la psychologie de laboratoire. Mais nous considérons que le laboratoire n’est pas seulement un atelier où l’on expérimente, au moyen d’outils perfectionnés, sur des états de conscience. Un laboratoire est aussi ou plutôt il devrait être aussi un centre de travail régulièrement organisé, où se trouveraient classés tous les documents psychologiques, quelle qu’en fût la provenance.

Introspection personnelle. — En un sens, toute introspection est personnelle, puisqu’elle consiste dans l’étude d’états de conscience qui sont toujours subjectifs et incommunicables ; il est impossible à chacun de nous de sortir du cercle de sa propre conscience, et de pénétrer dans la conscience d’un autre individu ; nos sensations, émotions et volitions sont notre domaine propre, qui n’est accessible qu’à nous.

Par introspection personnelle, nous entendons le cas du psychologue qui non seulement s’étudie lui-même, mais tire parti des observations qu’il a faites, les analyse et s’en sert pour construire des théories. Cette situation est bien différente de celle où le psychologue interroge une autre personne sur ses sentiments, et extrait des réponses qu’il obtient un certain nombre de faits. Dans le premier cas, il est à la fois juge et partie, et ce cumul de rôles est quelquefois nuisible à la recherche de la vérité. Il y a là un danger à craindre, danger d’autant plus sérieux que le philosophe aura un désir plus vif de combattre ou de soutenir une théorie quelconque. Il n’est pas douteux que les philosophes de l’école spiritualiste française se sont trouvés bien souvent dans cette sorte de position fausse, ne faisant appel à leur propre observation interne que pour trouver des arguments en faveur d’une conception métaphysique. Ce qu’ils ont écrit sur la conscience du moi et sur la conscience de la volonté ne peut guère être considéré comme représentant des observations désintéressées. Si l’on reprenait aujourd’hui ces questions — et il est bien certain qu’on les reprendra tôt ou tard, car elles ne sont pas closes, — on procéderait tout autrement. L’auteur ne se contenterait pas de la lumière de sa propre conscience, il voudrait interroger soigneusement d’autres individus aptes à s’analyser, et il emploierait la méthode d’introspection collective ou comparée, dont nous parlerons dans un moment.

Une autre cause d’erreur est à craindre dans l’introspection personnelle, c’est qu’elle reste personnelle, elle ne fait connaître qu’un type psychologique unique. L’inconvénient ne paraissait pas considérable à une époque — encore récente — où l’on considérait que tous les individus étaient construits sur un même type ; et certainement la méthode d’introspection personnelle a contribué à la propagation de cette idée fausse. Aujourd’hui l’attention a été vivement éveillée sur les variétés individuelles, sur les types psychologiques, et tout le monde sait que nous n’avons pas tous la même nature de pensée ; ce qui est vrai de l’un ne l’est pas de l’autre. L’étude de ce qu’on appelle l’imagerie mentale a clairement montré que les individus se répartissent en plusieurs groupes dont chacun pense avec des images différentes, visuelles, auditives, verbales et autres. On ne serait pas arrivé à reconnaître cette pluralité de types, si on s’en était tenu à l’introspection personnelle, et il est de fait que quelques-uns des auteurs qui ont étudié par l’introspection personnelle leurs images, comme M. Stricker[2] et M. Egger[3] ont érigé en théorie de simples cas individuels ; M. Stricker a généralisé le type moteur, et M. Egger en a fait autant pour le type auditif.

Malgré ces causes d’erreurs, l’introspection personnelle reste utile et même indispensable dans toute étude psychologique. Sa valeur dépend, avant tout, de la personne ; il y a de bons et de mauvais observateurs pour les choses du dedans, exactement comme pour les choses du dehors.

Introspection comparée. — D’après ce qui précède, on comprend de suite le sens que nous attachons à ce terme. L’introspection comparée se fait par un individu autre que le psychologue, de sorte que celui-ci n’est pas à la fois juge et partie, et cherche à interpréter des faits qu’on lui livre tels quels et qu’il ne peut pas modifier inconsciemment pour les faire cadrer avec quelque idée préconçue.

Les faits que l’on recueille par cette source présentent, relativement aux faits qu’on recueille par l’expérimentation, des avantages et des inconvénients. Les avantages, qui sont très sérieux, consistent en ce que l’on a affaire, en général, à des phénomènes naturels et spontanés, et non à des phénomènes provoqués, un peu artificiels et contraints. On n’étudie point des éléments psychologiques isolés, mais la vie psychologique elle-même, la réalité vivante. Quand on a pratiqué pendant un certain temps ces deux méthodes, observation et expérience, on est frappé par la vivacité du contraste. En revanche, l’introspection comparée présente ce désavantage qu’elle est moins précise que l’expérimentation ; dans l’expérimentation, on détermine les conditions immédiates des phénomènes, et en faisant varier les conditions, on varie le phénomène lui-même ; dans certains cas, on le mesure ; par l’introspection comparée, on n’arrive pas à saisir ces conditions, et on ne mesure rien, même approximativement.

Il est clair que la valeur de cette dernière méthode dépend de son mode d’application. Nous placerons en première ligne, comme importance, les auto-observations qu’une personne peut faire dans un intérêt personnel, par exemple sous forme de confidence ou de confession à un médecin, à un prêtre, à un supérieur ; en seconde ligne viendront les observations recueillies par le psychologue auprès de personnes qu’il connaît et dans lesquelles il a un certain degré de confiance ; enfin, en troisième ligne, à un rang un peu inférieur, nous rangerons les réponses d’inconnus et les réponses d’anonymes.

Pour recueillir en grand nombre ces derniers genres de réponses, les psychologues ont pris l’habitude, dans ces dernières années, de faire des enquêtes par questionnaire. Donnons un exemple de cette manière de procéder.

Nous voulons faire une enquête sur la mémoire musicale. Nous rédigerons un questionnaire assez général pour qu’il puisse convenir à l’amateur de musique, à l’exécutant, au chanteur, au compositeur, de manière à réunir le plus de documents possible et à explorer cette faculté chez tous ceux qui, à des degrés divers et sous des formes différentes, pratiquent l’art musical.

Dispositions, précocité, hérédité, éducation musicale, c’est par ces questions préliminaires que débutera l’enquête, et, comme c’est en particulier de la mémoire qu’il s’agit, on demandera également des renseignements précis au sujet sur toutes les formes de sa mémoire.

L’on peut diviser d’abord la question, en mémoire technique de la musique et en mémoire des œuvres musicales.

Dans la mémoire technique, nous rangeons celle de l’intonation, des tonalités, des intensités des sons, des timbres, des rythmes. Nous chercherons ensuite comment se comportent ces mémoires partielles dans les souvenirs d’un fragment musical.

1o Vous souvenez-vous, demandera-t-on, d’une œuvre telle qu’elle est écrite ou exécutée, des suites mélodiques, de la tonalité, de l’harmonie des mouvements et des nuances, de la mesure et des rythmes, etc.

Ou la transposez-vous au registre de votre voix ? — en altérez-vous les motifs ? — en modifiez-vous la mesure, les mouvements et les rythmes ?

2o L’entendez-vous en souvenir avec le timbre des voix qui la chantaient, des instruments qui l’exécutaient ?

Ou l’entendez-vous avec le timbre de votre propre voix, avec le timbre de l’instrument qui vous est familier, ou avec un timbre mal défini, neutre, pour ainsi dire ?

3o Quelle est l’intensité de votre audition mentale comparée à l’audition réelle ?

L’on demandera ensuite aux personnes de déterminer où elles localisent leurs souvenirs, en elles-mêmes ou hors d’elles-mêmes ; puis quelles sont les conditions musicales ou les circonstances qui favorisent la netteté de leurs images auditives.

Mais la mémoire auditive n’entre pas seule en jeu dans la mémoire musicale, la mémoire visuelle, la mémoire motrice, la mémoire verbale y sont intéressées, et des individualités diverses présenteront des combinaisons différentes de ces mémoires. Quelle est la part de chacune d’elles, quel est l’ordre selon lequel elles se présentent à la conscience et s’éveillent les unes les autres, autant de questions intéressantes qu’il faudra élucider. Il est enfin des points fort controversés, comme la théorie de M. Stricker sur l’intervention des sensations musculaires dans la mémoire musicale qui trouveront ici naturellement leur place.

Le questionnaire va donc comprendre trois chapitres sur la mémoire visuelle, la mémoire motrice et la mémoire verbale. Donnons, à titre d’exemple, une série de questions sur la mémoire motrice.

Quand vous vous souvenez d’une mélodie, observez-vous des modifications de votre respiration ? Votre larynx, vos lèvres ébauchent-ils des mouvements comme si vous chantier ? Vous est-il nécessaire de murmurer les sons pour vous les représenter nettement ?

Éprouvez-vous, en écoutant de la musique, une sensation de tension de l’organe vocal analogue à celle du chant ?

Vous est-il difficile de vous représenter les sons les plus aigus et les plus graves dont la reproduction dépasserait l’étendue de votre voix ?

Recourez-vous pour vous représenter la tonalité d’un morceau, la hauteur absolue d’une note, à l’effort que vous auriez à faire pour l’entonner ?

Recourez-vous aux souvenirs des mouvements nécessaires au chant ou à l’exécution pour retrouver les mélodies ? Sont-ce ces souvenirs moteurs qui éveillent vos images auditives ?

Inversement, l’audition mentale éveille-t-elle chez vous le sentiment de l’effort que vous auriez à faire pour chanter ou exécuter les airs remémorés ? Les murmurez-vous involontairement ?

Le souvenir des sensations musculaires associées au chant ou à l’exécution d’une œuvre persiste-t-il parfois quand le souvenir des sons s’est effacé ?

M.  Stricker soutient qu’on ne peut se représenter les sons que par l’intermédiaire des sensations musculaires de l’organe vocal (ou de l’oreille). Il ajoute qu’on peut se représenter les sons sous forme de sensations musculaires, « sans images auditives ». Considérez-vous ces sensations musculaires comme l’équivalent véritable, comme le substitut possible des images auditives de la musique ?

Voilà les documents recueillis. Comment s’en servir ? Comment en extraire ce qu’ils contiennent de vérités générales ?

Il faut compulser toutes les réponses, grouper celles qui concordent entre elles et mettre à part celles qui offrent un caractère rare ou accidentel. Lorsqu’on ne fait pas de psychologie avec des appareils qui par leur disposition même apportent un contrôle aux expériences, la garantie se trouve dans l’accord des observations.

Il est d’ailleurs des cas où le contrôle est possible et où les témoignages de la conscience sont objectivement vérifiables, si les personnes veulent bien se soumettre à des expériences fort simples touchant les interrogations d’un questionnaire. Elles affirment avoir une mémoire fort exacte des tonalités : on ouvre un piano et l’on plaque des accords. Elles se souviennent des timbres ; on leur demande l’orchestration de quelques mesures d’un morceau célèbre. Elles éprouvent des phénomènes d’audition colorée. « Voici trente mots, leur dit-on. Signalez-moi vos photismes. » On les notera et quelque temps après on leur présentera les mêmes mots en leur faisant la même demande. Puis à part soi l’on comparera les deux séries de réponses. L’interrogateur peut multiplier ses épreuves, que les Anglais appellent des tests et surprendre, le cas échéant, les erreurs, les contradictions et même les simulations.

Le critérium est donc dans l’accord d’une personne avec elle-même et dans l’accord des personnes entre elles. Quand un sujet vous fait, à maintes reprises, la même affirmation, et quand une réponse est renouvelée sans cesse par des sujets divers, qu’elle devient pour ainsi dire un lieu commun, on peut la considérer comme une vérité.

La psychologie par questionnaire est de date relativement récente. Elle a été inaugurée, croyons-nous, par M. Galton, qui suivait en cela l’exemple donné par Darwin dans le domaine de l’histoire naturelle. L’enquête de Galton a été particulièrement féconde ; elle fait date pour la psychologie. Elle portait sur les images mentales, sur la nature, la forme, la couleur, la position et les autres détails de nos représentations visuelles d’objets concrets. Une foule de réponses furent recueillies en Angleterre, où l’on montre en général un zèle intelligent et soutenu pour les questions de ce genre. L’enquête donna même plus qu’elle ne promettait, car c’est au cours de ces recherches que M. Galton fit la découverte des schèmes visuels (number-forms). Il a également obtenu, comme réponses à ses enquêtes, de très intéressantes observations d’audition colorée.

Parmi les enquêtes par questionnaire qui ont été faites dans ces dernières années, nous signalerons :

1o L’enquête de M. Saint-Paul sur le langage intérieur, qui fait la base d’une thèse de doctorat passée à la Faculté de médecine de Lyon.

2o L’enquête de MM. Marillier, Sidgwick et W. James sur les hallucinations (International Congress of Psychology, London, 1892, p. 56).

3o L’enquête de MM. Claparède et Flournoy sur l’audition colorée et les schèmes visuels. Elle a été résumée dans un très intéressant et très substantiel ouvrage de M. Flournoy sur les Synopsies ;

4o L’enquête sur les idées générales ; elle a été faite non par écrit, mais oralement, par M. Ribot, qui en a donné un compte rendu au Congrès de Londres[4] ;

4o L’enquête sur la mémoire des joueurs d’échecs, par M. Binet. Les résultats sont résumés dans un ouvrage sur la Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs ;

5o L’enquête sur la mémoire visuelle. — En cours d’exécution ;

6o L’enquête sur la mémoire musicale, par M. Courtier. — En cours d’exécution.

Notre énumération n’est point complète, et nous croyons savoir qu’en Amérique on a fait plusieurs enquêtes sur d’autres questions de psychologie ; cérébration inconsciente, par Child, Amer. jour. of Psych., nov. 1892, etc. En Allemagne, enquête sur les rêves, par M. Heerwager, Phil. Stud., V, 301, etc.

Le principal obstacle à la réussite des enquêtes est l’indifférence du public, surtout en France. Un observateur constate avec regret que sur les 5.000 questionnaires qu’il a envoyés, une trentaine seulement sont revenus. Nous avons remarqué, en ce qui concerne les enquêtes que nous avons conduites, que nous n’avons presque jamais obtenu de réponses à un questionnaire publié dans un journal ; le questionnaire adressé aux joueurs d’échecs, et publié dans une revue spéciale d’échecs, la Stratégie, n’a donné que 7 réponses ; un questionnaire sur le caractère des enfants, publié dans le Petit Journal, qui tire à plus de cent mille, ne nous a rapporté que 12 observations. Nous n’avons réussi jusqu’ici à secouer l’indifférence des individus qu’à la condition de leur envoyer directement à leur adresse un tirage à part du questionnaire, accompagné d’une lettre personnelle, écrite de notre main. On peut juger par là du travail matériel qu’impose une enquête à celui qui a le courage de la diriger. Notre enquête sur le caractère des enfants a provoqué environ un millier de réponses, grâce à l’intervention de MM. les Inspecteurs d’Académie, qui ont bien voulu recommander notre étude aux instituteurs.



  1. The principles of psychology, New-York, 1890.
  2. Le langage et la musique.
  3. La parole intérieure.
  4. Op. cit., p. 20.