Introduction à la vie dévote (Boulenger)/La Philothée de Saint François de Sales

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. ix-xxv).


INTRODUCTION


La Philothée de saint François de Sales[1].

Saint François de Sales eut à s’expliquer un jour sur les raisons qui lui avaient fait adresser à Philothée son « Introduction à la Vie dévote » ; car il avait appris par un « grand serviteur de Dieu » que ce choix « avait empêché plusieurs hommes d’en faire leur profit, d’autant qu’ils n’estimaient pas dignes de la lecture d’un homme les avertissements faits pour une femme »[2]. Le saint auteur n’était pas sans s’étonner d’une susceptibilité aussi ombrageuse, et il fit à son Lecteur la confidence de sa surprise : « Je te laisse à penser, mon cher Lecteur, si la dévotion n’est pas également pour les hommes comme pour les femmes ». Et presque aussitôt il ajoutait : « Outre cela, c’est l’âme qui aspire à la dévotion que j’appelle Philothée, et les hommes ont une âme aussi bien que les femmes ».

Assurément ces hommes avaient tort d’être aussi délicats ; et l’on peut croire qu’ils s’estimèrent suffisamment éclairés par une explication qui était trop ingénieuse en vérité, pour n’être pas une leçon. Au demeurant, saint François de Sales ne pouvait se méprendre sur la valeur de cette interprétation, ni vouloir donner le change à son lecteur, puisqu’il a pris soin dans la Préface de son « Introduction à la vie dévote », de nous indiquer les circonstances qui provoquèrent la publication de son livre. « Ce n’a toutefois pas été par mon élection ou inclination que cette Introduction sort en public : une âme… ayant… reçu de Dieu la grâce de vouloir aspirer à la vie dévote, désira une particulière assistance pour ce regard ; et moi…, je me rendis fort soigneux de la bien instruire, et l’ayant conduite par tous les exercices convenables à son désir et sa condition, je lui en laissai des mémoires par écrit, afin qu’elle y eût recours à son besoin. Elle, depuis, les communiqua à un grand, docte et dévot religieux, lequel estimant que plusieurs en pourraient tirer du profit, m’exhorta fort de les faire publier[3]. « C’était, dit Camus[4], une dame de maison, native de Normandie, qui avait épousé un gentilhomme de marque en Savoie. …, qui était proche parent de notre bienheureux Père ». Elle se nommait Madame de Charmoisy. Des lettres qui lui sont adressées, notamment par un barnabite, dom Guérin, l’un des successeurs de saint François de Sales sur le siège de Genève, l’appellent « la très chère Philothée de Monseigneur de Genève »[5].

C’est de cette âme que nous nous proposons d’entretenir brièvement le lecteur ; par là nous nous conformerons, dans la mesure restreinte qui nous est imposée par la nature même de cette publication, aux intentions manifestées par saint François de Sales, puisqu’il avait formé le projet, au cas où Philothée dût mourir la première, d’écrire le récit de sa vie. Surtout nous aiderons à mieux connaître l’Introduction à la vie dévote, s’il est vrai que c’est la Philothée qui en fut l’occasion, et que faire l’histoire de cette âme, c’est faire aussi l’histoire de ce livre.

Louise Duchastel était originaire du diocèse de Rouen, et de famille noble, comme nous l’apprenons par la déposition qu’elle fit elle-même en 1632, à Annecy, pour le procès de béatification de François de Sales. Nous n’avons guère de détails sur ses premières années ; tout ce que nous savons, c’est que la Providence divine, au témoignage même de saint François de Sales, l’avait fait élever « civilement et honorablement » ; qu’elle fut, jeune encore, appelée en qualité de demoiselle d’honneur, auprès de Catherine de Clèves, la veuve du duc de Guise, assassiné à Blois, et que son adolescence se passa à la cour, dans un temps où la cour de France ne donnait guère l’exemple de la vertu. C’est là qu’elle fit la rencontre de Claude de Charmoisy, un seigneur savoisien, proche parent de François de Sales et gentilhomme ordinaire d’Henri de Savoie, duc de Nemours, qui faisait de fréquents séjours à Paris, Le gentilhomme était intelligent, chevaleresque et d’une distinction remarquable ; son passage à la cour n’était pas demeuré inaperçu, puisque le roi Henri IV eut l’idée, à plusieurs reprises, de l’attacher à sa personne. Le mariage eut lieu le 11 juillet de l’an 1600, à Paris ; et quelque temps après, Madame de Charmoisy quittait Paris et la cour pour se rendre dans sa nouvelle patrie.

Elle allait bientôt visiter Annecy et ses environs : Marclaz dans le Chablais, tout près du lac de Genève ; Folliet, dans la vallée sauvage du Fier ; Villy, qui domine le cours de l’Arve : bref les domaines considérables qui appartenaient aux Charmoisy ; enfin elle allait entrer dans une société inconnue pour elle, mais éminemment distinguée, où l’on remarquait au premier rang le coadjuteur de Genève, alors dans toute la force de l’âge et déjà célèbre par sa mission du Chablais, et le président Favre, le père de celui qui se fera connaître sous le nom de Vaugelas, tous deux amis de son mari, et qui devaient reporter sur l’épouse, sur la mère et plus tard sur la veuve la sympathie et le dévouement empressé dont ils n’avaient jamais cessé de l’entourer lui-même. Dans les premiers temps de son séjour en Savoie, Madame de Charmoisy eut plusieurs fois l’occasion de retourner à Paris, où son mari avait affaire ; et ces voyages purent laisser à la jeune femme quelques illusions sur la vie nouvelle, et combien différente de l’ancienne ! où son mariage la faisait entrer.

Mais elle n’en eut clairement conscience qu’à partir du jour où, loin de la cour et loin des siens, elle vit se dresser devant elle le devoir austère, celui qui s’imposait à l’épouse, et aussi à la mère, puisque vers le milieu de 1601, elle avait mis au monde un fils, Henri de Charmoisy. Il apparaît de tout un ensemble de témoignages, que Madame de Charmoisy eut à passer bientôt par une épreuve pénible.

Un correspondant[6] écrit, le 4 octobre 1601, à Monsieur de Charmoisy, que ses fonctions retenaient loin de sa femme : « J’ai été voir Madame de Charmoisy à Folliet, où elle n’est pas bien, et vous assure que j’ai peur qu’elle n’y prenne quelque mélancolie, qu’on ne lui pourrait pas puis ôter facilement ; car c’est un petit désert ». Il est évident que ce qui lui pèse d’abord, c’est l’isolement : Madame de Charmoisy n’est pas encore à cette époque une de ces âmes « vigoureuses et constantes »[7], pour qui la solitude devient à certaines heures un besoin. Et puis quel contraste entre Paris et la Savoie, entre une cour brillante et les Alpes sauvages, entre sa vie d’hier, périlleuse peut-être, mais parée de toutes les séductions que le monde offre à la jeunesse, à la fortune, à la beauté, et sa vie présente, si nouvelle au prix de l’ancienne, vie de silence, de plaisir grave et d’humble labeur ! Il arriva pour cette âme ce qui se produit pour toutes les âmes,dans des conjonctures pareilles. L’isolement ne va guère sans la tristesse, et la tristesse est d’habitude mauvaise conseillère. C’est saint François de Sales qui en fera la remarque un jour à Philothée[8] : « La mauvaise tristesse trouble l’âme, la met en inquiétude… ; elle est comme un dur hiver qui fauche toute la beauté de la terre et engourdit tous les animaux, car elle ôte toute suavité de l’âme » ; il avait dit un peu plus haut : « L’ennemi se sert de la tristesse pour exercer ses tentations à l’endroit des bons ». En effet, on s’inquiète, comme il arrive chaque fois que le cœur veut prendre son repos ailleurs qu’en Dieu ; on tâche de se retenir par l’idée des efforts autrefois tentés et des joies sereines dont ils étaient le prix ; et puis on s’abandonne ; on cherche un divertissement, — car il est vrai que l’âme n’est point faite pour la tristesse, — et pour son malheur on le trouve. C’est le terme où n’aboutissent que trop souvent les bons, voire les meilleurs. On peut croire que ce ne fut point là l’histoire même de Philothée ; mais il est sûr qu’elle demeura, pendant plusieurs années, attachée de cœur au milieu mondain où s’était écoulée sa jeunesse, et qu’elle eut souvent encore à lutter contre ce souvenir, puisqu’il lui arrivera, à l’occasion d’un voyage qu’elle devra faire à la cour, de prendre peur, et de demander à celui dont elle aura fait son guide, des conseils et un appui. Bref, on n’oserait dire que Philothée eût vécu « au monde sans recevoir aucune humeur mondaine »[9]. Et de fait un document presque contemporain[10], qu’on n’a point de raison de suspecter, nous la présente comme une femme nourrie « de l’esprit du siècle », et qui entretient « dans son cœur l’amour des vanités, qui est opposé à la grâce du christianisme ».

C’est à ce moment de sa vie que Dieu mit sur sa route l’évêque de Genève. Ce n’est pas que Madame de Charmoisy n’eût, dès son arrivée en Savoie, entretenu avec lui les relations de voisinage, d’amitié, de parenté, qui l’unissaient depuis longtemps à son mari. Même elle avait eu maintes fois l’occasion d’entendre sa parole ; et comme elle était d’ailleurs, suivant l’expression d’un contemporain[11], « douée d’un très bon esprit et d’un courage mâle », elle n’avait pas laissé que d’être « émue par la force des prédications » de Monsieur de Genève, comme elle avait commencé sans doute d’être vaincue par le charme impérieux et doux de son éloquence. Pour elle, comme pour tant d’autres âmes, il était vrai de dire que c’est la grâce divine qui, en même temps que la persuasion, tombait des lèvres du prédicateur. Et c’est à ce temps de préparation et de rénovation intérieure, qu’il faut rapporter sans doute quelques mots obscurs de la préface de l’Introduction, où l’auteur, parlant d’une « âme vraiment pleine d’honneur et de vertu » que Dieu appelait à la dévotion, ajoute qu’il avait longtemps auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour ce dessein ». Philothée était sur la voie qui mène, comme dit saint François de Sales, « à la terre promise I de la vraie dévotion » ; un sermon que l’évêque de Genève prêcha le 24 janvier 1604, et qui semble avoir exercé sur elle une action plus décisive, l’y engagea plus résolument encore : c’est à cette date que Philothée signa, suivant l’usage du temps, une protestation solennelle, où elle demandait « grâce, pardon et merci de ses ingratitudes, déloyautés et infidélités envers Dieu » ; elle « se sacrifiait et s’immolait à sa souveraine majesté », et implorait d’elle « la force et la grâce requise pour parfaire ce sacrifice cordial et intérieur, en odeur de suavité ». Cette « grâce » lui fui accordée trois ans après, au cours du carême de 1607, comme nous l’apprend une lettre de l’évêque de Genève à la baronne de Chantal. « Je viens, écrit-il dans son langage familier, de trouver dans nos sacrés filets un poisson que j’avais désiré il y a quatre ans. Il faut que je confesse la vérité, j’en ai été bien aise ; je dis extrêmement. C’est une dame, mais toute d’or, et infiniment propre à servir son Sauveur »[12].

Désormais Philothée était entrée dans la Terre promise, et elle avait trouvé, dans l’évêque de Genève, le guide qui devait lui en faire parcourir toutes les voies et gravir toutes les cimes. Et quel guide ! On se tromperait si l’on jugeait de son caractère par son style, ou plutôt par les qualités apparentes de son style. Cette abondance unie, cette fluidité molle ne sauraient faire oublier la vigueur de pensée de l’écrivain. Les qualités essentielles de saint François de Sales, celles qui dominent les autres, c’est, après sa piété, — une piété suave — une sagacité pénétrante et un ferme bon sens : il employa l’une à connaître les âmes, l’autre à les diriger, ou plutôt — car le psychologue ne se sépare jamais chez lui du moraliste, — il appliqua l’une et l’autre à les servir et à les aimer. L’évêque assurément avait le regard fixé au ciel, mais sans jamais pour cela quitter la terre ; si bien que nul peut-être ne pénétra plus avant dans les retraites cachées du cœur de l’homme, et surtout de l’homme du monde, que ce saint si pleinement détaché du monde, et que son amour pour l’homme a rendu si tendrement humain. Et c’est pourquoi sans doute il put réaliser, avec tant de bonheur, ce rêve de concilier les devoirs de la vie chrétienne avec les obligations de la vie mondaine.

Qu’est-ce donc que la dévotion ? C’est Saint François de Sales qui va nous répondre. « La vraie et vivante dévotion… n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu »[13] ; mieux que cela, c’est « la douceur des douceurs et la reine des vertus, car c’est la perfection de la charité »[14]. Mais l’amour de Dieu est possible dans le monde comme dans le cloître. Dès lors et c’est une erreur, ains une hérésie, de vouloir bannir la vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, … du ménage des gens mariés »[15]. Car, « la dévotion ne gâte rien quand elle est vraie, ains elle perfectionne tout ; et lorsqu’elle se rend contraire à la légitime vacation de quelqu’un, elle est sans doute fausse »[16]. Au contraire « chacun devient plus agréable en sa vocation, la conjoignant à la dévotion : le soin de la famille en est rendu paisible, l’amour du mari et de la femme plus sincère »[17]. En vérité, Philothée n’aura plus qu’à suivre les conseils du guide auquel elle avait confié son âme ; l’eût-elle choisi entre dix mille, elle n’en aurait pu trouver qui fût « plus plein de charité, de science et de prudence » et qui offrît dans sa personne un ensemble plus achevé des qualités que saint François de Sales lui-même exigera d’un bon directeur[18].

Sans doute, elle n’avait pas attendu, pour recourir à son expérience jusqu’à l’époque de ce qu’on peut nommer, non sans quelque impropriété, sa conversion. Nous possédons une lettre de François de Sales à Madame de Charmoisy, datée du 20 mai 1606, qui nous renseigne assez clairement sur ce point : « Vous ne sauriez sans doute. Madame ma chère Cousine, communiquer vos déplaisirs petits ou grands, non plus que vos contentements, à une âme plus sincère en votre endroit, ni plus entièrement vôtre que la mienne » ; et un peu plus loin : « J’ai été consolé de voir que vous vous remettez en la providence de Dieu ». Mais c’est surtout à partir de l’année suivante que ces entretiens spirituels deviendront fréquents ; et c’est à cette circonstance qu’il faut rattacher la publication de l’Introduction à la vie dévote, comme le prélat en témoignera deux ans après, dans une lettre à l’archevêque de Vienne, qui reproduit, presque sans y rien changer, le passage de la préface où l’auteur s’explique sur l’origine de son livre. Il n’y ajoute que la date approximative où ce mémorial fut dressé, et le nom du dévot religieux qui l’avait pressé de « mettre au jour cet écrit » : le religieux, c’était le R. P. Fourier, « lors recteur du collège de Chambéry » ; et c’est « emmi les occupations d’un Carême »[19] qu’il mit la dernière main à son travail. Ce carême, c’est sans doute celui que l’évêque de Genève prêcha à Annecy en 1607 ; à cette date, Madame de Charmoisy avait dû se rendre à Chambéry pour y solliciter un procès ; et c’est à cette occasion, qu’elle avait été ainenée à communiquer au jésuite qu’elle avait pris pour directeur, le Mémorial qu’avait écrit pour elle Monsieur de Genève.

Il suffit à l’auteur de retrancher de ce premier travail les allusions personnelles à Madame de Charmoisy, pour que « ces chétifs bulletins dressés pour l’usage d’une simple femme », comme il disait lui-même[20], après avoir été comme le manuel d’une âme, devinssent le manuel de toutes les âmes. Il restera toujours dans le texte nouveau des traces de la rédaction primitive ; mais c’est surtout dans la première édition qu’elles sont apparentes. On constate en effet que l’Introduction, dans sa forme première, ne comprend que trois parties[21] : la première qui contient « les avis et exercices requis » pour atteindre à la dévotion ; la seconde, où l’on trouve ceux qui sont propres à y faire persévérer ; la troisième, relative aux exercices pour le renouvellement annuel des bonnes résolutions ; et l'on remarque que cet ordre, comme en témoignera Madame de Charmoisy, au cours du procès de béatification, est à peu près celui que le prélat avait suivi dans sa direction. Il semble bien qu’il avait, comme il convient, mesuré ses enseignements aux besoins de cette âme : son premier soin fut de l’initier à l’oraison ; bientôt Philothée fut amenée à lui demander de nouveaux avis ; c’est elle qui nous dit en quelle circonstance : « Il se présenta occasion que je devais retourner à la cour, et comme je l'appréhendais grandement, j’en allai conférer avec le dit serviteur de Dieu... Il se résolut pour cela de me donner des avis par écrit pour ce sujet »[22] : et ce fut la seconde Partie, celle où l’auteur s’occupe plus spécialement de la conduite à tenir dans les sociétés mondaines ; enfin, il est un troisième exercice que le prélat fit pratiquer à Philothée, et dont il fait mention dans une lettre à Madame de Chantal[23] : « Je le dressai, lui dit-il, à intention de lui faire rafraîchir ses bons propos » : et c’est, dans la première édition, l’objet de la troisième Partie. L’ouvrage n’aura sa forme définitive que dans les éditions suivantes ; il n’en reste pas moins vrai que c’est à la Philothée de Saint François de Sales, que nous sommes redevables de ce « trésor de dévotion »[24].

C’est là désormais que Madame de Charmoisy ira chercher le secret de bien vivre ; là qu’elle apprendra l’usage qu’il faut faire des bons et des mauvais jours. Ses joies furent courtes et clairsemées ; la naissance d’une fille, celle d’un second fils ; des retours heureux et inattendus de la fortune, comme cette nomination, qui en élevant Monsieur de Charmoisy au grade de grand-maître de l’artillerie, le tire de l’obscurité où le caprice et l’ingratitude du duc de Nemours l’avaient relégué ; plus tard le mariage de ses deux enfants ; ce furent là ses jours de fête, et ce ne fut guère. Les jours de deuil furent plus nombreux : Philothée connut en vérité toutes les formes de l’épreuve. Son guide l’en avait avertie ; « Préparez-vous…, Philothée, à souffrir beaucoup de grandes afflictions pour Notre Seigneur, et même le martyre ; résolvez-vous de lui donner tout ce qui vous est de plus précieux, s’il lui plaisait de le prendre : père, mère, mari…, enfants »[25]. Philothée aura jusqu’au bout ce courage. Elle voit mourir de ses yeux son dernier-né, celui qu’elle nommait « le petit François », le filleul de Monsieur de Genève ; à la fin de 1618, elle apprend, à l’heure même où on désespérait de sa propre vie, que Monsieur de Charmoisy venait d’être foudroyé par un mal soudain, à Chambéry, d’où il se disposait, sur l’ordre de son maître, à partir pour Paris. Heureusement, comme disait un jour Saint François de Sales dans une de ses lettres[26], « heureusement nous serons bientôt tous réunis. Nous allons incessamment et tirons pays du côté où sont nos trépassés ». Mais le déchirement fut cruel ; Madame de Chantal écrivit à la veuve une lettre qui nous en laisse deviner la profondeur : « elle craignait, disait-elle, que sa pauvre chère sœur se fît une habitude de sa grande tristesse ; elle la conjurait de… vivre avec une sainte joie et une sainte espérance de la vie éternelle[27] ». Et en effet cette femme si frêle eut la force de vivre ; car si le rôle de l’épouse était fini, celui de la mère ne l’était pas. Elle avait écrit à Monsieur de Charmoisy, peu de temps avant leur mariage : « Mon amour vous demeurera éternellement conservé jusqu’au tombeau ». Elle tint sa parole, en reportant cet amour sur ses enfants.

Les lettres qu’elle leur écrit témoignent de la sollicitude dont elle les entoure. C’est son fils surtout qui est l’objet de ses soins, car il en a un besoin plus urgent. C’est un jeune homme sans caractère, qu’elle doit sans cesse ramener au sentiment de ses devoirs ; elle recourt, dans ce but, à tous les moyens que lui suggère son industrie maternelle, usant tour à tour de douceur et de fermeté, d’encouragements et de réprimandes. Son ambition, c’est qu’il fasse revivre en lui les vertus de son père. Elle lui recommande d’éviter l’oisiveté, d’être toujours occupé, « tantôt à cheval, tantôt aux armes, tantôt à la danse et tantôt aux mathématiques ; mais encore, ajoute-t-elle, ne faut-il pas oublier sa langue latine[28] ». Son fils est-il obligé de vivre à la cour de Turin, elle le met en garde contre les dangers d’une cour : « Croyez, lui dit-elle, que j’ai des yeux pour vous voir, aussi bien dans Turin que si vous étiez près de moi[29] ». Une autre fois, comme son fils s’est informé de sa santé, elle lui répond, avec cette délicatesse si particulière aux mères : « Je me porte bien, Dieu merci, et me porterai toujours bien, quand je vous saurai en bonne santé, et que vous soyez bien sage et bien vertueux[30] ».

Mais le jeune homme n’était guère sage, en dépit des avertissements maternels, et des conseils affectueux qu’il recevait des anciens amis de son père. Aussi Madame de Charmoisy devient-elle plus pressante ; elle a entendu parler de « ses mauvais déportements » ; la mesure est comble : « Considérez, écrit-elle, que vous vous moquez de tous vos parents, de Monsieur de Genève, deMonsieur le premier Président » ; elle ajoute cependant : « Pour cette fois, je vous pardonne[31] ». Elle aura à lui pardonner longtemps encore ; car l’épreuve dernière, et peut-être la plus pénible de toute cette vie qui connut tant d’épreuves, lui viendra par ce fils. Un jour, quand il eut atteint sa vingt-cinquième année, Henri de Charmoisy, impatient d’entrer en possession de son patrimoine, envahit, en l’absence de sa mère, la maison de Marclaz et fit main basse sur les « droits, titres, linges et mobiliers » qui provenaient de la succession paternelle et dont Madame de Charmoisy avait reçu le dépôt… On voudrait passer sur ces détails douloureux ; mais ils étaient utiles pour faire comprendre jusqu’à quel point Philothée fut, suivant les conseils de son guide, douce à la souffrance ; elle sut « attendre en paix » le retour du coupable, et elle lui donna, pour la dernière fois, son pardon. Désormais, elle n’avait plus, semble-t-il, à souffrir ici-bas. Le vide s’était fait autour d’elle : François de Sales, le président Favre, tous ses amis anciens étaient morts ; elle accepta toutes ces séparations, heureuse encore d’être l’esclave de celui « la servitude duquel est meilleure que toute royauté[32] ». Elle se dépouilla, en faveur de ses enfants, de tous ses biens, ne gardant pour elle que ses souvenirs et l’espoir d’une vie meilleure. La Philothée de Monseigneur de Genève mourut le 1er juin 1645.

Saint François de Sales dit, dans la préface de l’Introduction à la Vie dévote : « J’adresse mes paroles à Philothée, parce que, voulant réduire à l’utilité commune de plusieurs âmes ce que j’avais premièrement écrit pour une seule, je l’appelle du nom commun à toutes celles qui veulent être dévotes ; car Philothée veut dire : amatrice ou amoureuse de Dieu ». Il nous a semblé que, rapprocher le beau livre de l’Introduction à la Vie dévote de ses origines et des circonstances précises qui ont entouré sa naissance, ce serait en même temps le rapprocher de nous, nous le rendre plus présent, et que ce serait dès lors, suivant le vœu exprimé par l’auteur, le « réduire à l’utilité » d’un plus grand nombre d’âmes.

F. Boulenger.


Le texte, publié par nous, reproduit celui de l’édition de 1619, dont un exemplaire, le seul qui soit actuellement connu, nous a été obligeamment prêté par le Révérendissime Père Prieur de l’Abbaye de Belmont (Angleterre) : nous le prions d’agréer Texpression de notre reconnaissance. — Ce volume est un petit in-12 de 660 pages, non compris l’Oraison dédicatoire, la Préface, et, à la fin du volume, la table des chapitres et les Permis d’imprimer qui ne sont point paginés. En voici le titre : Introduction a la vie | | dévote. | | par François de Sales | | Evesque de Geneve. | | Derniere edition, | | revue, corrigée, et augmentée par l’Autheur, | | durant ses prédications à Paris, | | A Paris | | chez Joseph Gottereau, rue sainct | | Jacques à la Prudence.| | M.DC.XIX. | | Avec approbation des Docteurs.

L’édition présente n’ayant d’autre prétention que de mettre à la portée du grand public le texte intégral de l’Introduction à la vie dévote, et de lui en faciliter le plus possible la lecture, nous avons pris le parti, tout en respectant scrupuleusement le vocabulaire du saint auteur, de rajeunir son orthographe. Le lecteur, qui ne serait pas familiarisé avec la langue du XVIe siècle, pourra se reporter au lexique dont nous avons fait suivre le texte, et où nous donnons, sans commentaire, le sens des mots dont l’acception est vieillie ou même inusitée aujourd’hui.

  1. Ce travail a été lu à la chapelle des Facultés Catholiques de Lille, le 29 janvier 1908. Depuis lors, le Correspondant a publié dans son numéro du 10 mars 1908, sous la signature de M. Henry Bordeaux, un article sur La Philothée de Saint François de Sales qui ne nous a point fourni d’élément nouveau d’information.
      A consulter l’ouvrage de Jules Vuÿ, La Philothée de Saint François de Sales, 2 vol. in-12, Paris 1878-1879, et les œuvres de Saint François de Sales, surtout l’Introduction à la vie dévote, et la Correspondance.
  2. Traité de l’amour de Dieu, préface.
  3. Introd., préface.
  4. L’esprit du bienheureux François de Sales.
  5. Vuÿ, ouvrage cité, t. II, p. 91.
  6. M. de la Bretonnière, intendant de la maison du duc de Nemours.
  7. Introd., préface.
  8. Introd., IV, 12.
  9. Ibid., préface.
  10. Cité par Vuÿ, qui d’ailleurs en tire une conclusion toute différente ; cf. ouvrage cité, t. I, p. 91.
  11. Charles-Auguste de Sales, prévôt de l’église de Genève, Histoire du bienheureux François de Sales, Vivès, Paris, 1837.
  12. Lettre du 3 avril 1607.
  13. Intr., I, 1.
  14. Ibid., I, 2.
  15. Ibid., I, 3.
  16. Ibid.
  17. Introd., I, 3.
  18. Ibid., I, 4.
  19. Lettre du 15 février 1609.
  20. Camus, ouvrage cité, Paris, 1840, t. II, p. 20.
  21. Comparer dans le tome III de l’édition, qui se publie à Annecy, le texte de l’édition définitive à celui de l’édition princeps, reproduite en appendice.
  22. Procès de béatification ; cf. éd. d’Annecy, t. III,p. XIV.
  23. Lettre du 3 mars 1608.
  24. Lettre du P. Fourier, 25 mars 1608.
  25. Introd., III, 35.
  26. 1er novembre 1614.
  27. cité dans Vuÿ, t. I, p. 269.
  28. Lettre du 12 juillet 1619 ; cf. Vuÿ, ouvrage cité, t. II, p. 212 et suiv.
  29. Lettre du 23 septembre, ibid., p. 222.
  30. Lettre du 18 novembre, ibid., p.2l8.
  31. Lettre sans date ; ibid., p. 224.
  32. Introd., II, 40.