Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/15

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 327-332).


CHAPITRE XV

CONFIRMATION ET ÉCLAIRCISSEMENT
DE CE QUI A ÉTÉ DIT PAR UN EXEMPLE NOTABLE


Mais pour rendre toute cette instruction plus évidente, je veux mettre ici une excellente pièce de l’histoire de saint Bernard, telle que je l’ai trouvée en un docte et judicieux écrivain. Il dit donc ainsi :

C’est chose ordinaire à presque tous ceux qui commencent à servir Dieu et qui ne sont encore point expérimentés ès soustractions de la grâce ni ès vicissitudes spirituelles, que leur venant à manquer ce goût de la dévotion sensible, et cette agréable lumière qui les invite à se hâter au chemin de Dieu, ils perdent tout à coup l’haleine et tombent en pusillanimité et tristesse de cœur. Les gens bien entendus en rendent cette raison, que la nature raisonnable ne peut longuement durer affamée et sans quelque délectation, ou céleste ou terrestre. Or, comme les âmes relevées au-dessus d’elles-mêmes par l’essai des plaisirs supérieurs, renoncent facilement aux objets visibles, ainsi quand par la disposition divine la joie spirituelle leur est ôtée, se trouvant aussi d’ailleurs privées des consolations corporelles, et n’étant point encore accoutumées d’attendre en patience les retours du vrai soleil, il leur semble qu’elles ne sont ni au ciel ni en la terre, et qu’elles demeureront ensevelies en une nuit perpétuelle ; si que, comme petits enfançons qu’on sèvre, ayant perdu leurs mamelles, elles languissent et gémissent, et deviennent ennuyeuses et importunes, principalement à elles-mêmes.

Ceci donc arriva, au voyage duquel il est question, à l’un de la troupe, nommé Geoffroy de Péronne, nouvellement dédié au service de Dieu. Celui-ci, rendu soudainement aride, destitué de consolation et occupé des ténèbres intérieures, commença à se ramentevoir de ses amis mondains, de ses parents, des facultés[1] qu’il venait de laisser, au moyen de quoi il fut assailli d’une si rude tentation que, ne pouvant la celer en son maintien, un de ses plus confidents s’en aperçut, et l’ayant dextrement accosté avec douces paroles, lui dit en secret : « Que veut dire ceci, Geoffroy ? comment est-ce que contre l’ordinaire, tu te rends si pensif et affligé ? » Alors Geoffroy, avec un profond soupir : « Ah ! mon frère, répondit-il, jamais de ma vie je ne serai joyeux ». Cet autre, ému de pitié par telles paroles, avec un zèle fraternel alla soudain réciter tout ceci au commun père saint Bernard, lequel, voyant le danger, entra en une église prochaine, afin de prier Dieu pour lui ; et Geoffroy cependant, accablé de la tristesse, reposant sa tête sur une pierre, s’endormit. Mais après un peu de temps, tous deux se levèrent : l’un, de l’oraison avec la grâce impétrée, et l’autre, du sommeil avec un visage si riant et serein que son cher ami, s’émerveillant d’un si grand et soudain changement, ne se put contenir de lui reprocher amiablement, ce que peu auparavant il lui avait répondu ; alors Geoffroy lui répliqua : « Si auparavant je te dis que jamais je ne serais joyeux, maintenant je t’assure que je ne serai jamais triste ».

Tel fut le succès[2] de la tentation de ce dévot personnage ; mais remarquez en ce récit, chère Philothée : 1. Que Dieu donne ordinairement quelque avant-goût des délices célestes à ceux qui entrent à son service, pour les retirer des voluptés terrestres et les encourager à la poursuite du divin amour, comme une mère, qui pour amorcer et attirer son petit enfant à la mamelle, met du miel sur le bout de son tétin. 2. Que c’est néanmoins aussi ce bon Dieu qui quelquefois, selon sa sage disposition, nous ôte le lait et le miel des consolations, afin que, nous sevrant ainsi, nous apprenions à manger le pain sec et plus solide d’une dévotion vigoureuse, exercée à l’épreuve des dégoûts et tentations. 3. Que quelquefois des bien grands orages s’élèvent parmi les sécheresses et stérilités ; et lors il faut constamment combattre les tentations, car elles ne sont pas de Dieu ; mais il faut souffrir patiemment les sécheresses, puisque Dieu les a ordonnées pour notre exercice. 4. Que nous ne devons jamais perdre courage entre les ennuis intérieurs, ni dire comme le bon Geoffroy : « Jamais je ne serai joyeux », car emmi la nuit nous devons attendre la lumière ; et réciproquement, au plus beau temps spirituel que nous puissions avoir, il ne faut pas dire : « Je ne serai jamais ennuyé » : non, car comme dit le Sage, « ès jours heureux, il se faut ressouvenir du malheur ». Il faut espérer entre les travaux et craindre entre les prospérités, et tant en l’une des occasions qu’en l’autre, il se faut toujours humilier. 5. Que c’est un souverain remède, de découvrir son mal à quelque ami spirituel qui nous puisse soulager.

Enfin pour conclusion de cet avertissement qui est si nécessaire, je remarque que, comme en toutes choses, de même en celles-ci, notre bon Dieu et notre ennemi ont aussi des contraires prétentions : car Dieu nous veut conduire par icelles à une grande pureté de cœur, à un entier renoncement de notre propre intérêt en ce qui est de son service, et un parfait dépouillement de nous-mêmes ; mais le malin tâche d’employer ces travaux pour nous faire perdre courage, pour nous faire retourner du côté des plaisirs sensuels, et enfin nous rendre ennuyeux à nous-mêmes et aux autres, afin de décrier et diffamer la sainte dévotion. Mais si vous observez les enseignements que je vous ai donnés, vous accroîtrez grandement votre perfection en l’exercice que vous ferez entre ces afflictions intérieures, desquelles je ne veux pas finir le propos, que je ne vous dise encore ce mot.

Quelquefois les dégoûts, les stérilités et sécheresses proviennent de l’indisposition du corps, comme quand par l’excès des veilles, des travaux et des jeûnes on se trouve accablé de lassitude, d’assoupissements, de pesanteurs et d’autres telles infirmités, lesquelles bien qu’elles dépendent du corps ne laissent pas d’incommoder l’esprit, pour l’étroite liaison qui est entre eux. Or, en telles occasions, il faut toujours se ressouvenir de faire plusieurs actes de vertu, avec la pointe de notre esprit et volonté supérieure ; car encore que toute notre âme semble dormir et être accablée d’assoupissement et lassitude, si est-ce que les actions de notre esprit ne laissent pas d’être fort agréables à Dieu ; et pouvons dire en ce temps-là, comme l’Épouse sacrée : « Je dors, mais mon cœur veille » ; et comme j’ai dit ci-dessus, s’il y a moins de goût à travailler de la sorte, il y a pourtant plus de mérite et de vertu. Mais le remède en cette occurrence, c’est de revigorer le corps par quelque sorte de légitime allégement et récréation : ainsi saint François ordonnait à ses religieux qu’ils fussent tellement modérés en leurs travaux, qu’ils n’accablassent pas la ferveur de l’esprit.

Et à propos de ce glorieux Père, il fut une fois attaqué et agité d’une si profonde mélancolie d’esprit, qu’il ne pouvait s’empêcher de le témoigner en ses déportements ; car s’il voulait converser avec ses religieux, il ne pouvait ; s’il s’en séparait, il était pis ; l’abstinence et macération de la chair l’accablaient, et l’oraison ne l’allégeait nullement. Il fut deux ans en cette sorte, tellement qu’il semblait être du tout abandonné de Dieu ; mais enfin, après avoir humblement souffert cette rude tempête, le Sauveur lui redonna en un moment une heureuse tranquillité. C’est pour dire que les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses, et que les moindres ne doivent s’étonner s’il leur en arrive quelques-unes.

  1. Des biens.
  2. L’issue.