Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/14

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 320-327).


CHAPITRE XIV

DES SÉCHERESSES ET STÉRILITÉS SPIRITUELLES


Vous ferez donc ainsi que je vous viens de dire, très chère Philothée, quand vous avez des consolations ; mais ce beau temps si agréable ne durera pas toujours, ains il adviendra que quelquefois vous serez tellement privée et destituée du sentiment de la dévotion, qu’il vous sera avis que votre âme soit une terre déserte, infructueuse, stérile, en laquelle il n’y ait ni sentier ni chemin pour trouver Dieu, ni aucune eau de grâce qui la puisse arroser, à cause des sécheresses qui, ce semble, la réduiront totalement en friche. Hélas ! que l’âme qui est en cet état est digne de compassion, et surtout quand ce mal est véhément ! car alors, à l’imitation de David, elle se repaît de larmes jour et nuit, tandis que par mille suggestions l’ennemi, pour la désespérer, se moque d’elle et lui dit : « Ah ! pauvrette, où est ton Dieu ? par quel chemin le pourras-tu trouver ? qui te pourra jamais rendre la joie de sa sainte grâce ? »

Que ferez-vous donc en ce temps-là, Philothée ? Prenez garde d’où le mal vous arrive : nous sommes souvent nous-mêmes la cause de nos stérilités et sécheresses.

1. Comme une mère refuse le sucre à son enfant qui est sujet aux vers, ainsi Dieu nous ôte les consolations, quand nous y prenons quelque vaine complaisance et que nous sommes sujets aux vers de l’outrecuidance : « Il m’est bon, o mon Dieu, que vous m’humiliiez ; oui, car avant que je fusse humiliée, je vous avais offensé ».

2. Quand nous négligeons de recueillir les suavités et délices de l’amour de Dieu, lorsqu’il en est temps, il les écarte de nous en punition de notre paresse : l’Israélite, qui n’amassait la manne de bon matin, ne le pouvait plus faire après le soleil levé, car elle se trouvait toute fondue.

3. Nous sommes quelquefois couchés dans un lit des contentements sensuels et consolations périssables, comme était l’Épouse sacrée ès Cantiques : l’Époux de nos âmes buque à la porte de notre cœur ; il nous inspire de nous remettra à nos exercices spirituels ; mais nous marchandons avec lui, d’autant qu’il nous fâche de quitter ces vains amusements et de nous séparer de ces faux contentements ; c’est pourquoi il passe outre et nous laisse croupir, puis, quand nous le voulons chercher, nous avons beaucoup de peine à le trouver : aussi l’avons-nous bien mérité, puisque nous avons été si infidèles et déloyaux à son amour, que d’en avoir refusé l’exercice pour suivre celui des choses du monde. Ah ! vous avez donc de la farine d’Égypte : vous n’aurez donc point de la manne du ciel. Les abeilles haïssent toutes les odeurs artificielles ; et les suavités du Saint-Esprit sont incompatibles avec les délices artificieuses du monde.

4. La duplicité et finesse d’esprit exercée ès confessions et communications spirituelles, que l’on fait avec son conducteur, attire les sécheresses et stérilités : car puisque vous mentez au Saint-Esprit, ce n’est pas merveille s’il vous refuse sa consolation ; vous ne voulez pas être simple et naïve comme un petit enfant, vous n’aurez donc pas la dragée des petits enfants.

5. Vous vous êtes bien soûlée des contentements mondains, ce n’est pas merveille si les délices spirituelles vous sont à dégoût : les colombes jà soûles, dit l’ancien proverbe, trouvent amères les cerises. « Il a rempli de biens, dit Notre Dame, les affamés ; et les riches, il les a laissés vides » : ceux qui sont riches des plaisirs mondains ne sont pas capables des spirituels.

6. Avez-vous bien conservé les fruits des consolations reçues ? vous en aurez donc des nouvelles, car « à celui qui a, on lui en donnera davantage ; et à celui qui n’a pas ce qu’on lui a donné, mais qui l’a perdu par sa faute, on lui ôtera même ce qu’il n’a pas » ; c’est-à-dire on le privera des grâces, qui lui étaient préparées. Il est vrai, la pluie vivifie les plantes qui ont de la verdeur ; mais à celles qui ne l’ont point, elle leur ôte encore la vie qu’elles n’ont point, car elles en pourrissent tout à fait.

Pour plusieurs telles causes, nous perdons les consolations dévotieuses et tombons en sécheresse et stérilité d’esprit : examinons donc notre conscience, si nous remarquerons en nous quelques semblables défauts. Mais notez, Philothée, qu’il ne faut pas faire cet examen avec inquiétude et trop de curiosité ; ains après avoir fidèlement considéré nos déportements pour ce regard, si nous trouvons la cause du mal en nous, il en faut remercier Dieu ; car le mal est à moitié guéri, quand on a découvert sa cause. Si, au contraire, vous ne voyez rien en particulier qui vous semble avoir causé cette sécheresse, ne vous amusez point à une plus curieuse recherche, mais avec toute simplicité, sans plus examiner aucune particularité, faites ce que je vous dirai :

1. Humiliez-vous grandement devant Dieu, en la connaissance de votre néant et misère : « Hélas ! qu’est-ce que de moi, quand je suis à moi-même ? non autre chose, O Seigneur, sinon une terre sèche, laquelle crevassée de toutes parts, témoigne la soif qu’elle a de la pluie du ciel ; et cependant le vent la dissipe et réduit en poussière ».

2. Invoquez Dieu et lui demandez son allégresse : « Rendez-moi, o Seigneur, l’allégresse de votre salut. Mon Père, s’il est possible, transportez ce calice de moi. Ote-toi d’ici, o bise infructueuse qui dessèches mon âme ; et venez, o gracieux vent des consolations, et soufflez dans mon jardin ; et ses bonnes affections répandront l’odeur de suavité ».

3. Allez à votre confesseur ; ouvrez-lui bien votre cœur ; faites-lui bien voir tous les replis de votre âme ; prenez les avis qu’il vous donnera, avec grande simplicité et humilité : car Dieu qui aime infiniment l’obéissance, rend souvent utiles les conseils que l’on prend d’autrui, et surtout des conducteurs des âmes, encore que d’ailleurs il n’y eût pas grande apparence ; comme il rendit profitables à Naaman les eaux du Jourdain, desquelles Élisée, sans aucune apparence de raison humaine, lui avait ordonné l’usage.

4. Mais après tout cela, rien n’est si utile, rien si fructueux en telles sécheresses et stérilités, que de ne point s’affectionner et attacher au désir d’en être délivré. Je ne dis pas qu’on ne doive faire des simples souhaits de la délivrance ; mais je dis qu’on ne s’y doit pas affectionner, ains se remettre à la pure merci de la spéciale providence de Dieu, afin que tant qu’il lui plaira, il se serve de nous entre ces épines et parmi ces déserts. Disons donc à Dieu en ce temps-là : « O Père, s’il est possible, transportez de moi ce calice » ; mais ajoutons de grand courage : « Toutefois, non ma volonté, mais la vôtre soit faite » ; et arrêtons-nous à cela avec le plus de repos que nous pourrons ; car Dieu, nous voyant en cette sainte indifférence, nous consolera de plusieurs grâces et faveurs ; comme, quand il vit Abraham résolu de se priver de son enfant Isaac, il se contenta de le voir indifférent en cette pure résignation, le consolant d’une vision très agréable et par des très douces bénédictions. Nous devons donc en toutes sortes d’afflictions, tant corporelles que spirituelles, et ès distractions ou soustractions de la dévotion sensible qui nous arrivent, dire de tout notre cœur et avec une profonde soumission : « Le Seigneur m’a donné des consolations ; le Seigneur me les a ôtées : son saint Nom soit béni » ; car persévérant en cette humilité, il nous rendra ses délicieuses faveurs, comme il fit à Job qui usa constamment de pareilles paroles en toutes ses désolations.

5. Finalement, Philothée, entre toutes nos sécheresses et stérilités, ne perdons point courage ; mais attendant en patience le retour des consolations, suivons toujours notre train ; ne laissons point pour cela aucun exercice de dévotion, ains, s’il est possible, multiplions nos bonnes œuvres ; et ne pouvant présenter à notre cher Époux des confitures liquides, présentons-lui-en des sèches, car ce lui est tout un, pourvu que le cœur qui les lui offre, soit parfaitement résolu de le vouloir aimer. Quand le printemps est beau, les abeilles font plus de miel et moins de mouchons, parce qu’à la faveur du beau temps elles s’amusent tant à faire leur cueillette sur les fleurs, qu’elles en oublient la production de leurs nymphes ; mais quand le printemps est âpre et nubileux, elles font plus de nymphes et moins de miel, car ne pouvant pas sortir pour faire la cueillette du miel, elles s’emploient à se peupler et multiplier leur race. Il arrive maintes fois, ma Philothée, que l’âme, se voyant au beau printemps des consolations spirituelles, s’amuse tant à les amasser et sucer, qu’en l’abondance de ces douces délices elle fait beaucoup moins de bonnes œuvres, et qu’au contraire, parmi les âpretés et stérilités spirituelles, à mesure qu’elle se voit privée des sentiments agréables de dévotion, elle en multiplie d’autant plus les œuvres solides, et abonde en la génération intérieure des vraies vertus, de patience, humilité, abjection de soi-même, résignation et abnégation de son amour-propre.

C’est donc un grand abus de plusieurs, et notamment des femmes, de croire que le service que nous faisons à Dieu, sans goût, sans tendreté de cœur et sans sentiment, soit moins agréable à sa divine Majesté, puisqu’au contraire nos actions sont comme les roses, lesquelles bien qu’étant fraîches elles ont plus de grâce, étant néanmoins sèches elles ont plus d’odeur et de force : car tout de même, bien que nos œuvres faites avec tendreté de cœur nous soient plus agréables, à nous, dis-je, qui ne regardons qu’à notre propre délectation, si est-ce qu’étant faites en sécheresse et stérilité, elles ont plus d’odeur et de valeur devant Dieu. Oui, chère Philothée, en temps de sécheresse notre volonté nous porte au service de Dieu comme par vive force, et par conséquent il faut qu’elle soit plus vigoureuse et constante qu’en temps de tendreté. Ce n’est pas si grand cas de servir un prince en la douceur d’un temps paisible et parmi les délices de la cour ; mais de le servir en l’âpreté de la guerre, parmi les troubles et persécutions, c’est une vraie marque de constance et fidélité. La bienheureuse Angèle de Foligny dit que l’oraison la plus agréable à Dieu est celle qui se fait par force et contrainte, c’est-à-dire celle à laquelle nous nous rangeons, non point pour aucun goût que nous y ayons, ni par inclination, mais purement pour plaire à Dieu, à quoi notre volonté nous porte comme à contre-cœur, forçant et violentant les sécheresses et répugnances qui s’opposent à cela. J’en dis de même de toutes sortes de bonnes œuvres ; car plus nous avons des contradictions, soit extérieures, soit intérieures, à les faire, plus elles sont estimées et prisées devant Dieu. Moins il y a de notre intérêt particulier en la poursuite des vertus, plus la pureté de l'amour divin y reluit : l’enfant baise aisément sa mère, qui lui donne du sucre ; mais c’est signe qu’il l’aime grandement, s’il la baise après qu’elle lui aura donné de l’absinthe ou du chicotin.