Introduction aux études historiques/2/4

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Librairie Hachette et Cie (p. 79-88).
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CHAPITRE IV

CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES

Grâce aux opérations précédentes, les documents, tous les documents d’un certain genre ou relatifs à un sujet donné ont été, nous le supposons, « trouvés » : on sait où ils sont ; le texte de chacun d’eux a été, s’il y avait lieu, restitué, et chacun d’eux a été soumis à la critique de provenance : on sait d’où il sort. Reste à réunir et à classer méthodiquement les matériaux ainsi vérifiés. Cette opération est la dernière de celles que l’on peut appeler préparatoires aux travaux de critique supérieure (interne) et de construction.

Quiconque étudie un point d’histoire est obligé de classer préalablement ses sources. Mettre en ordre, d’une manière rationnelle et commode à la fois, les matériaux vérifiés avant de s’en servir, est une partie en apparence très humble, en réalité très importante, de la profession d’historien. Ceux qui ont appris à le faire s’assurent par cela seul un avantage marqué : ils se donnent moins de mal et obtiennent des résultats meilleurs ; les autres gaspillent leur temps, leurs peines : il arrive qu’ils soient étouffés sous les notes, les extraits, les copies, les paperasses accumulés en désordre par eux-mêmes. Qui donc a parlé de ces gens affairés qui remuent, toute leur vie, des moellons, sans savoir où les poser, et qui soulèvent, ce faisant, des flots de poussière aveuglante ?

I. Ne nous dissimulons pas que, ici comme ailleurs, le premier mouvement, le mouvement naturel, n’est pas le bon. Le premier mouvement de la plupart des hommes, quand il s’agit de recueillir des textes, est de les noter à la suite les uns des autres, dans l’ordre où ils en ont connaissance. Beaucoup d’anciens érudits (dont nous avons les papiers), et presque tous les novices qui ne sont pas avertis, ont travaillé et travaillent de la sorte : ils avaient, ils ont des cahiers où ils notent bout à bout, au fur et à mesure, les textes qu’ils considèrent comme intéressants. — Ce procédé est détestable. Il faut toujours aboutir, en effet, à classer les textes recueillis ; si donc on veut isoler, plus tard, de l’ensemble, ceux qui ont trait à un détail, on ne peut pas se dispenser de relire tous ses cahiers, et l’on est forcé d’en recommencer le laborieux dépouillement chaque fois que l’on a besoin d’un détail nouveau. Si ce procédé séduit au premier abord, c’est parce qu’il a l’air d’économiser des écritures ; mais l’économie est mal entendue, puisqu’elle a pour conséquence de multiplier infiniment les recherches ultérieures et de gêner les combinaisons.

D’autres personnes comprennent très bien les avantages d’un classement systématique ; elles se proposent en conséquence de recueillir les textes qui les intéressent dans des cadres tracés d’avance. À cet effet, elles prennent des notes dans des cahiers, dont chaque page a été munie, à l’avance, d’une rubrique. Ainsi se trouvent rapprochés tous les textes de même espèce. — Ce système laisse à désirer, car les intercalations sont incommodes, et le cadre de classement, une fois adopté, est rigide : il est difficile de l’amender. Beaucoup de bibliothécaires rédigeaient jadis leurs catalogues de cette manière, qui est aujourd’hui condamnée.

Un procédé plus barbare encore ne sera mentionné que par prétérition. Il consiste à enregistrer simplement les documents dans sa mémoire, sans en prendre note par écrit. On l’a employé. Des historiens, doués d’une mémoire excellente et, d’ailleurs, paresseux, se sont passé cette fantaisie : le résultat a été que la plupart de leurs citations et de leurs références sont inexactes. La mémoire est un appareil d’enregistrement très délicat, mais si peu précis, qu’une pareille audace est sans excuse.

Tout le monde admet aujourd’hui qu’il convient de recueillir les documents sur des fiches. Chaque texte est noté sur une feuille détachée, mobile, munie d’indications de provenance aussi précises que possible. Les avantages de cet artifice sont évidents : la mobilité des fiches permet de les classer à volonté, en une foule de combinaisons diverses, au besoin de les changer de place : il est facile de grouper ensemble tous les textes de même espèce, et de faire, à l’intérieur de chaque groupe, des intercalations, au fur et à mesure des trouvailles. Pour les documents qui sont intéressants à plusieurs points de vue et qui auraient droit à figurer dans plusieurs groupes, il suffit de rédiger à plusieurs exemplaires les fiches qui les portent, ou de représenter celles-ci, autant de fois qu’il est utile, par des fiches de renvoi. Du reste, il est matériellement impossible de constituer, de classer et d’utiliser des documents autrement que sur fiches, dès qu’il s’agit de recueils un peu vastes. Les statisticiens, les financiers, et, dit-on, les littérateurs qui observent, l’ont constaté de nos jours, aussi bien que les érudits.

Le système des fiches n’est pas sans quelques inconvénients. Chaque fiche doit être munie de références précises à la source où le contenu en a été puisé ; par conséquent, si l’on analyse un document en cinquante fiches distinctes, il faudra répéter cinquante fois les mêmes références. D’où une légère augmentation d’écritures : c’est certainement à cause de cette complication infime que quelques personnes s’obstinent à préférer la méthode si défectueuse des cahiers. — De plus, à cause de leur mobilité même, les fiches, feuilles volantes, sont exposées à s’égarer et lorsqu’une fiche est perdue, comment la remplacer ? on ne s’aperçoit même pas qu’elle a disparu ; s’en apercevrait-on par hasard que le seul remède serait de recommencer, de fond en comble, toutes les opérations déjà faites. — À la vérité, des précautions très simples, que l’expérience a suggérées, mais que ce n’est pas ici le lieu d’exposer en détail, permettent de réduire au minimum les inconvénients du système. On recommande d’employer des fiches de dimension uniforme, résistantes ; de les classer au plus tôt, dans des « chemises » ou dans des tiroirs, etc. — Que chacun, du reste, en ces matières, soit libre de se créer des habitudes personnelles. Mais il faut bien se rendre compte d’avance que ces habitudes, suivant qu’elles sont plus ou moins pratiques et heureuses, ont une influence directe sur les résultats de l’activité scientifique. « Ces arrangements personnels de bibliothèque, dit E. Renan, qui sont la moitié du travail scientifique[1]… » Ce n’est pas trop dire. Tel érudit doit une bonne part de sa légitime réputation à l’art qu’il a de colliger ; tel autre est, pour ainsi dire, paralysé par sa maladresse à cet égard[2].

Après avoir recueilli les documents, soit in extenso, soit en abrégé, sur des fiches ou sur des feuillets mobiles, on les classe. Dans quels cadres ? suivant quel ordre ? Il est clair que c’est une question d’espèces et que la prétention de formuler des règles pour tous les cas ne serait pas raisonnable. Mais voici quelques observations générales.

II. Distinguons le cas de l’historien qui classe des documents vérifiés en vue d’une œuvre historique, et celui de l’érudit qui compose un « regeste ». Regestes (de regerere, consigner par écrit) et Corpus sont des collections, méthodiquement classées, de documents historiques. Les documents sont reproduits in extenso dans un corpus, analysés et décrits dans un « regeste ».

Corpus et regestes sont destinés à aider les travailleurs dans la collection des documents. Des érudits se dévouent à effectuer, une fois pour toutes, des besognes de recherche et de classement dont le public, grâce à eux, sera, par la suite, dispensé.

Les documents peuvent être groupés d’après leur date, d’après leur lieu d’origine, d’après leur contenu, d’après leur forme[3]. Ce sont les quatre catégories du temps, du lieu, de l’espèce et de la forme ; en les superposant, on obtient à volonté des compartiments réduits. On se proposera, par exemple, de grouper tous les documents de telle forme, de tel pays, de telle date à telle date (les chartes royales, en France, sous le règne, de Philippe-Auguste) ; tous les documents de telle forme (inscriptions latines) ou de telle espèce (hymnes latines) à telle époque (dans l’antiquité, au moyen âge). — Nous rappelons, pour préciser, l’existence d’un Corpus inscriptionum græcarum, d’un Corpus inscriptionum latinarum, d’un Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinarum, des Regesta imperii de J. F. Böhmer et de ses continuateurs, des Regesta pontificum romanorum de Ph. Jaffé et A. Potthast.

Quel que soit le compartiment choisi, de deux choses l’une : ou bien les documents que l’on a l’intention de classer à l’intérieur de ce compartiment sont datés, ou ils ne le sont pas.

S’ils sont datés, comme le sont, par exemple, les chartes émanées de la chancellerie d’un prince, on aura pris soin de placer en tête de chaque fiche la date (ramenée au comput moderne) du document qui s’y trouve inscrit. Rien ne sera donc plus facile que de classer, par ordre chronologique, toutes les fiches, c’est-à-dire tous les documents, qui auront été réunis. Le classement chronologique s’impose, en principe, dès qu’il est possible. — Il n’y a qu’une difficulté, toute pratique. Même dans les cas les plus favorables, quelques documents ont perdu accidentellement leurs dates ; ces dates, l’auteur du regeste est tenu de les restituer, ou d’essayer de le faire ; de longues et patientes recherches sont nécessaires à cet effet.

Si les documents ne sont pas datés, il faut opter entre l’ordre alphabétique, l’ordre géographique et l’ordre systématique. — L’histoire du Corpus des inscriptions latines est là pour montrer que ce n’est pas toujours facile. « L’ordre des dates était impossible, attendu que la plupart des inscriptions ne sont pas datées. Depuis Smetius, on divisait en classes, c’est-à-dire qu’on distinguait selon leur contenu, et sans égard à leur provenance, les inscriptions religieuses, sépulcrales, militaires, poétiques, celles qui ont un caractère public et d’autres qui ne concernent que des particuliers, etc. Bœckh, bien qu’il eût préféré, pour son Corpus inscriptionum græcarum, l’ordre géographique, était d’avis que l’ordre des matières, adopté jusque-là, était le seul possible dans un Corpus latin… » [Ceux-là même qui proposaient, en France, l’ordre géographique] « voulaient faire une exception pour les textes relatifs à l’histoire générale d’un pays, et sans doute de l’Empire ; en 1845, Zumpt défendit un système éclectique de ce genre, très compliqué. En 1847, Th. Mommsen n’admettait encore l’ordre géographique que pour les inscriptions des municipes, et, en 1852, quand il publia les Inscriptions du royaume de Naples, il n’avait pas entièrement changé d’avis. C’est seulement quand il fut chargé de la publication du C. I. L. par l’Académie de Berlin que, instruit par l’expérience, il rejeta même les exceptions proposées par Egger pour l’histoire générale d’une province, et crut devoir s’en tenir à l’ordre géographique pur[4]. » Cependant, vu le caractère des documents épigraphiques, l’ordre des lieux était évidemment le seul rationnel. On l’a amplement démontré depuis cinquante ans ; mais les collectionneurs d’inscriptions n’en sont tombés d’accord qu’après deux siècles de tentatives en sens contraire. Pendant deux siècles, on a fait des recueils d’inscriptions latines sans voir que « classer les inscriptions d’après les matières dont elles traitent, c’est éditer Cicéron en découpant ses discours, ses traités et ses lettres afin de ranger les tronçons d’après les sujets traités » ; que « les monuments épigraphiques appartenant au même territoire, placés les uns à côté des autres, s’expliquent mutuellement » ; et enfin que « s’il est à peu près impraticable de ranger par ordre de matières cent mille inscriptions qui presque toutes se rattachent à plusieurs catégories, au contraire chaque monument n’a qu’une place, et une place bien déterminée, dans l’ordre géographique[5] ».

L’ordre alphabétique est très commode lorsque l’ordre chronologique et l’ordre géographique ne conviennent pas. Il y a des documents, comme les sermons, les hymnes et les chansons profanes du moyen âge, qui ne sont datés avec précision ni du temps, ni du lieu. On les classe par ordre alphabétique d’incipit, c’est-à-dire suivant l’ordre alphabétique des premiers mots de chacun d’eux[6].

L’ordre systématique, ou didactique, n’est pas à recommander pour la composition des corpus ou des regestes. Il est toujours arbitraire, entraîne des répétitions et des confusions inévitables. D’ailleurs, il suffit de joindre aux collections disposées suivant l’ordre chronologique, géographique ou alphabétique, de bonnes « tables des matières » pour les mettre en état de rendre tous les services que rendraient des recueils systématiques. — Une des principales règles de l’art de fabriquer les corpus et les regestes ( « le grand art des Corpus », parvenu dans la seconde moitié du xixe siècle à un si haut degré de perfection[7]) est de munir ces collections, quel qu’en soit le classement, de tables et d’index variés, propres à en faciliter l’usage : tables d’incipit dans les regestes chronologiques qui s’y prêtent, index des noms propres et des dates dans les regestes par incipit, etc., etc.

Les faiseurs de corpus et de regestes recueillent et classent pour autrui des documents qui ne les intéressent pas directement, ou, du moins, qui, tous, ne les intéressent pas, et s’absorbent dans ce labeur. Les travailleurs ordinaires, eux, ne recueillent et ne classent que les matériaux utiles pour leurs études particulières. De là, des différences. Par exemple, l’ordre systématique, arrêté d’avance, qui est si peu recommandable pour les grandes collections, fournit souvent à ceux qui travaillent pour leur propre compte, en vue de composer des monographies, un cadre de classement préférable à tout autre. Mais on se trouvera toujours bien d’observer les habitudes matérielles dont l’expérience a enseigné la valeur aux compilateurs de profession : en tête de chaque fiche, inscrire, s’il y a lieu, la date, et, en tout cas, une rubrique[8] ; multiplier les cross-references et les index ; tenir état (sur des fiches rangées à part) de toutes les sources utilisées, afin de ne pas être exposé à recommencer, par inadvertance, des dépouillements déjà faits ; etc. — L’observation régulière de ces pratiques contribue beaucoup à rendre plus aisés et plus solides les travaux d’histoire qui ont un caractère scientifique. La possession d’un jeu de fiches judicieusement dressé (quoique imparfait) a valu à M. B. Hauréau d’exercer jusqu’à la fin de sa vie, dans le genre très spécial d’études historiques qu’il cultivait, une maîtrise incontestable[9].



  1. E. Renan, Feuilles détachées, p. 103.
  2. Il serait très intéressant d’avoir des renseignements sur les procédés de travail des grands érudits, notamment de ceux qui se sont livrés à des travaux considérables de collection et de classement. On en trouve dans leurs papiers, et quelquefois dans leur correspondance. Sur les procédés de Du Cange, voir L. Feugère, Étude sur la vie et les ouvrages de Du Cange (Paris, 1858, in-8), p. 62 et suiv.
  3. Voir J. G. Droysen, Précis de la science de l’histoire, p. 25. « Le classement critique n’a pas à se préoccuper uniquement du point de vue de la chronologie… Plus sont variés les points de vue sous lesquels la critique s’entend à grouper les matériaux, plus aussi sont fermes les points indiqués par l’intersection des lignes. »
       On a renoncé maintenant à grouper des documents en corpus et en regestes, comme on le faisait autrefois, parce qu’ils ont le caractère commun d’être inédits, ou bien, au contraire, de ne pas l’être. Jadis, les compilateurs d’Analecta, de Relliquiæ manuscriptorum, de « trésors d’anecdota », de spicilèges, etc., publiaient tous les documents d’un certain genre qui avaient le caractère commun d’être inédits et de leur paraître intéressants ; au contraire Georgisch (Regesta chronologico-diplomatica), Bréquigny (Table chronologique des diplômes, chartes et actes imprimés concernant l’histoire de France), Wauters (Table chronologique des chartes et diplômes imprimés concernant l’histoire de Belgique), ont classé ensemble tous les documents d’une certaine espèce qui avaient le caractère commun d’avoir été imprimés.
  4. J. P. Waltzing, Recueil général des inscriptions latines (Louvain, 1892, in-8), p. 41.
  5. Ibidem. — Lorsque l’ordre géographique est adopté, une difficulté résulte de ce que la provenance de certains documents est inconnue : beaucoup d’inscriptions, conservées dans les Musées, y ont été apportées on ne sait d’où. Difficulté analogue à celle qui résulte, pour les regestes chronologiques, des documents sans date.
  6. Il n’y a d’embarras que pour ceux qui ont perdu leur incipit. Cf. p. 86, n. 2. — Au xviiie siècle, Séguier consacra une grande partie de sa vie à dresser un Catalogue, par ordre alphabétique d’incipit, des inscriptions latines, au nombre de 50 000, qui avaient été publiées jusque-là ; il dépouilla douze mille ouvrages environ. Ce travail considérable est resté inédit et inutile. Avant d’entreprendre d’aussi vastes compilations, s’assurer que le plan en est rationnel et que le travail à fournir — un travail si dur et si ingrat — ne sera pas gaspillé.
  7. Voir G. Waitz, Ueber die Herausgabe und Bearbeitung von Regesten, dans l’Historische Zeitschrift, XL (1878), p. 280-95.
  8. À défaut d’ordre systématique arrêté d’avance, et lorsque l’ordre chronologique n’est pas de mise, il est parfois avantageux de classer provisoirement les fiches, c’est-à-dire les documents, dans l’ordre alphabétique de mots choisis comme rubriques (Schlagwörter). C’est le système dit « du Dictionnaire ».
  9. Voir Langlois, Manuel de bibliographie historique, I, p. 88.