Introduction aux études historiques/2/8

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Librairie Hachette et Cie (p. 163-179).
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Livre II

CHAPITRE VIII

DÉTERMINATION DES FAITS PARTICULIERS

L’analyse critique aboutit seulement à constater des conceptions et des affirmations, accompagnées de remarques sur la probabilité de l’exactitude des faits affirmés. Il reste à examiner comment on peut en tirer les faits historiques particuliers avec lesquels doit se construire la science. Conceptions et affirmations sont deux espèces de résultats qu’il faut traiter par deux méthodes différentes.

I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit par une représentation figurée, est un fait certain, définitivement acquis. Si la conception est exprimée c’est qu’elle a été conçue (sinon par l’auteur qui peut-être reproduit une formule sans la comprendre, au moins par le créateur de la formule). Un seul cas suffit pour apprendre l’existence de la conception, un seul document suffit pour la prouver. L’analyse et l’interprétation suffisent donc pour dresser l’inventaire des faits qui forment la matière des histoires des arts, des sciences, des doctrines[1]. — La critique externe est chargée de localiser ces faits, en déterminant l’époque, le pays, l’auteur de chaque conception. — La durée, l’étendue géographique, l’origine, la filiation des conceptions sont l’affaire de la synthèse historique. La critique interne n’a pas de place ici ; le fait se tire directement du document.

On peut avancer encore d’un pas. Les conceptions par elles-mêmes ne sont que des faits psychologiques ; mais l’imagination ne crée pas ses objets, elle en prend les éléments dans la réalité. Les descriptions de faits imaginaires sont construites avec les faits extérieurs que l’auteur a vus autour de lui. On peut chercher à dégager ces matériaux de connaissance. Pour les périodes et les espèces de faits sur lesquelles les documents sont rares, pour l’antiquité, pour les usages de la vie privée, on a tenté d’utiliser les œuvres littéraires, poèmes épiques, romans, pièces de théâtre[2]. Le procédé n’est pas illégitime, mais à condition de le limiter par plusieurs restrictions qu’on est très porté à oublier.

1o Il ne s’applique pas aux faits sociaux intérieurs, à la morale, à l’idéal artistique ; la conception morale ou esthétique d’un document exprime tout au plus l’idéal personnel de l’auteur ; on n’a pas le droit d’en conclure la morale ou le goût esthétique de son temps. Il faut au moins attendre d’avoir comparé différents auteurs du même temps.

2o La description même de faits matériels peut être une combinaison personnelle de l’auteur créée dans son imagination, les éléments seuls en sont sûrement réels ; on ne peut donc affirmer que l’existence séparée des éléments irréductibles, forme, matière, couleur, nombre. Quand le poète parle de portes d’or ou de boucliers d’argent, il n’est pas sûr qu’il ait existé des portes en or ou des boucliers en argent ; mais seulement qu’il existait des portes, des boucliers, de l’or et de l’argent. Il faut donc descendre dans l’analyse jusqu’à l’élément que l’auteur a forcément pris dans l’expérience (les objets, leur destination, les actes usuels).

3o La conception d’un objet ou d’un acte prouve qu’il existait, mais non qu’il fût fréquent ; c’est peut-être un objet ou un acte unique ou du moins restreint à un très petit cercle ; les poètes et les romanciers prennent volontiers leurs modèles dans un monde exceptionnel.

4o Les faits connus par ce procédé ne sont localisés ni dans le temps ni dans le lieu : l’auteur peut les avoir pris dans un autre temps et un autre pays que le sien.

Toutes ces restrictions peuvent se résumer ainsi : avant de tirer d’une œuvre littéraire un renseignement sur la société où a vécu l’auteur, se demander ce que vaudrait pour la connaissance de nos mœurs le renseignement de même nature tiré d’un de nos romans contemporains.

Comme les conceptions, les faits extérieurs ainsi obtenus peuvent s’établir par un seul document. Mais ils restent si restreints et si mal localisés que pour en tirer parti il faut attendre de les avoir rapprochés d’autres faits semblables ; ce qui est l’œuvre de la synthèse.

On peut assimiler aux faits résultant des conceptions les faits extérieurs indifférents et très grossiers que l’auteur a exprimés presque sans y penser. On n’a pas logiquement le droit de les déclarer certains, car on voit des hommes qui se trompent même sur des faits grossiers, ou qui mentent même sur des faits indifférents. Mais ces cas sont si rares qu’on court peu de risque à admettre comme certains les faits de ce genre établis par un seul document ; et c’est ce qu’on fait en pratique pour les époques mal connues. On décrit les institutions des Gaulois ou des Germains d’après le texte unique de César ou de Tacite. Ces faits si faciles à constater ont dû s’imposer aux auteurs de descriptions comme les réalités s’imposent aux poètes.

II. Au contraire l’affirmation d’un document sur un fait extérieur[3] ne peut jamais suffire à établir ce fait. Il y a trop de chances de mensonge ou d’erreur, et les conditions où l’affirmation s’est produite sont trop mal connues pour qu’on soit sûr qu’elle a échappé à toutes ces chances. L’examen critique ne donne donc pas de solutions définitives ; indispensable pour éviter des erreurs, il ne conduit pas jusqu’à la vérité.

La critique ne peut prouver aucun fait, elle ne fournit que des probabilités. Elle n’aboutit qu’à décomposer les documents en affirmations munies chacune d’une étiquette sur sa valeur probable : affirmation sans valeur, affirmation suspecte (fortement ou faiblement), affirmation probable ou très probable, affirmation de valeur inconnue.

De toutes ces espèces de résultats une seule est définitive : l’affirmation d’un auteur qui n’a pas pu être renseigné sur le fait qu’il affirme est nulle, on doit la rejeter comme on rejette un document apocryphe[4]. Mais la critique ne fait ici que détruire des renseignements illusoires, elle n’en fournit pas de certains. Les seuls résultats fermes de la critique sont des résultats négatifs. — Tous les résultats positifs restent douteux, ils se ramènent à dire : « Il y a des chances pour ou contre la vérité de cette affirmation ». Mais ce ne sont que des chances : une affirmation suspecte peut être exacte, une affirmation probable peut être fausse, on en voit sans cesse des exemples, et nous ne connaissons jamais assez complètement les conditions de l’observation pour savoir si elle a été bien faite.

Pour arriver à un résultat définitif il faut une dernière opération. Au sortir de la critique les affirmations se présentent comme probables ou improbables. Mais les plus probables même, prises isolément, resteraient de simples probabilités : le pas décisif qui doit les transformer en une proposition scientifique, on n’a pas le droit de le faire ; une proposition scientifique est une affirmation indiscutable, et celles-ci ne le sont pas. — En toute science d’observation c’est un principe universel qu’on n’arrive pas à une conclusion scientifique par une observation unique : on attend, pour affirmer une proposition, d’avoir constaté le fait par plusieurs observations indépendantes. L’histoire, avec ses procédés si imparfaits d’information, a moins que toute autre science le droit de se soustraire à ce principe. Une affirmation historique n’est, dans le cas le plus favorable, qu’une observation médiocrement faite ; elle a besoin d’être confirmée par d’autres observations.

Toute science se constitue en rapprochant plusieurs observations : les faits scientifiques sont les points sur lesquels concordent des observations différentes[5]. Chaque observation est sujette à des chances d’erreur qu’on ne peut pas éliminer entièrement ; mais si plusieurs observations s’accordent, il n’est guère possible que ce soit en commettant la même erreur ; la raison la plus probable de la concordance c’est que les observateurs ont vu la même réalité et l’ont tous décrite exactement. Les erreurs personnelles tendent à diverger, ce sont les observations exactes qui concordent.

Appliqué à l’histoire, ce principe conduit à une dernière série d’opérations, intermédiaire entre la critique purement analytique et les opérations de synthèse : la comparaison des affirmations.

On commence par classer les résultats de l’analyse critique, de façon à réunir les affirmations sur un même fait. Matériellement l’opération est facilitée par le procédé des fiches (soit qu’on ait noté chaque affirmation sur une fiche, soit qu’on ait créé pour chaque fait une fiche seulement, sur laquelle on aura noté les différentes affirmations à mesure qu’on les rencontrait). Le rapprochement fait apparaître l’état de nos connaissances sur le fait ; la conclusion définitive dépend du rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier séparément les cas qui peuvent se présenter.

III. Le plus souvent, sauf en histoire contemporaine, sur un fait les documents nous fournissent une seule affirmation. Toutes les autres sciences en pareil cas suivent une règle invariable : une observation isolée n’entre pas dans la science, on la cite (avec le nom de l’observateur), mais sans conclure. Les historiens n’ont aucun motif avouable de procéder autrement. Quand ils n’ont pour établir un fait que l’affirmation d’un seul homme, si honnête qu’il soit, ils devraient, non pas affirmer le fait, mais seulement, comme font les naturalistes, mentionner le renseignement (Thucydide affirme, César dit que) : c’est tout ce qu’ils ont le droit d’assurer. En fait, tous ont gardé l’habitude, comme au moyen âge, d’affirmer d’après l’autorité de Thucydide ou de César ; beaucoup poussent la naïveté jusqu’à le dire en propres termes. Ainsi livrés sans frein scientifique à la crédulité naturelle, les historiens en arrivent à admettre, sur la présomption insuffisante d’un document unique, toute affirmation qui se trouve n’être pas contredite par un autre document. De là cette conséquence absurde que l’histoire est plus affirmative et semble mieux constituée dans les périodes inconnues dont il ne reste qu’un seul écrivain que pour les faits connus par des milliers de documents contradictoires. Les guerres médiques connues par le seul Hérodote, les aventures de Frédégonde racontées par le seul Grégoire de Tours sont moins sujettes à discussion que les événements de la Révolution, décrits par des centaines de contemporains. — Pour tirer l’histoire de cette condition honteuse, il faut une révolution dans l’esprit des historiens.

IV. Lorsqu’on a sur le même fait plusieurs affirmations, il arrive ou qu’elles se contredisent ou qu’elles concordent. — Pour être certain qu’elles se contredisent réellement il faut s’assurer qu’elles portent bien sur le même fait : deux affirmations en apparence contradictoires peuvent n’être que parallèles ; elles peuvent ne pas porter exactement sur les mêmes moments, les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes épisodes d’un événement, et elles peuvent être exactes toutes deux[6]. Il n’en faut pas conclure pourtant qu’elles se confirment ; chacune rentre dans la catégorie des affirmations uniques.

Si la contradiction est véritable, c’est que l’une des deux affirmations au moins est fausse. Une tendance naturelle à la conciliation pousse alors à chercher un compromis, à prendre un moyen terme. Cet esprit conciliant est l’opposé de l’esprit scientifique. Si l’un dit 2 et 2 font 4, l’autre 2 et 2 font 5, on ne doit pas dire 2 et 2 font 4 1/2 ; on doit examiner lequel des deux a raison. C’est l’office de la critique. Presque toujours, de ces affirmations contradictoires une au moins est suspecte ; il faut l’écarter si l’autre, en conflit avec elle, est très probable. Si l’autre est suspecte aussi, on doit s’abstenir de conclure ; de même, si plusieurs affirmations suspectes concordent contre une seule non suspecte[7].

V. Quand plusieurs affirmations concordent il faut encore résister à la tendance naturelle à croire que le fait est démontré. Le premier mouvement est de compter tout document pour une source de renseignement. On sait bien dans la vie réelle que les hommes sont sujets à se copier les uns les autres, qu’un seul récit sert souvent à plusieurs narrateurs, qu’il arrive à plusieurs journaux de publier la même correspondance, à plusieurs reporters de s’entendre pour laisser faire un compte rendu à un seul d’entre eux. On a alors plusieurs documents, on a même plusieurs affirmations, mais a-t-on autant d’observations ? Évidemment non. Une affirmation qui en reproduit une autre ne constitue pas une observation nouvelle, et quand même une observation serait reproduite par cent auteurs différents, ces cent copies ne représenteraient encore qu’une seule observation. Les compter pour cent équivaudrait à compter pour cent documents cent exemplaires imprimés d’un même livre. Mais le respect des « documents historiques » est parfois plus fort que l’évidence. La même affirmation rédigée dans plusieurs documents séparés, par des auteurs différents, donne l’illusion de plusieurs affirmations ; un même fait relaté dans dix documents différents paraît aussitôt établi par dix observations concordantes. Il faut se défier de cette impression. Une concordance n’est concluante qu’autant que les affirmations concordantes expriment des observations indépendantes l’une de l’autre. Avant de tirer aucune conclusion d’une concordance on doit examiner si elle est une concordance entre des observations indépendantes ; ce qui comporte deux opérations.

1o On commence par chercher si les affirmations sont indépendantes, ou ne sont que des reproductions d’une même observation unique. Ce travail est en partie l’œuvre de la critique externe des sources[8] ; mais la critique des sources n’étudie que les rapports entre les documents écrits, elle s’arrête après avoir établi quels passages un auteur a empruntés à d’autres auteurs. Les passages empruntés sont à écarter sans discussion. Mais il reste à faire le même travail sur les affirmations qui n’ont pas pris de forme écrite. On doit comparer les affirmations sur le même fait pour chercher si elles proviennent d’observateurs différents ou du moins d’observations différentes.

Le principe est analogue à celui de la critique de sources. Les détails d’un fait social sont si multiples et il y a tant de façons différentes de voir le même fait que deux observateurs indépendants n’ont aucune chance de se rencontrer sur tous les points ; quand deux affirmations présentent les mêmes détails dans le même ordre c’est qu’elles dérivent d’une observation commune ; les observations différentes divergent toujours sur quelques points. Souvent on peut tirer parti d’un principe a priori : si le fait était de nature à n’avoir pu être observé ou rapporté que par un seul observateur, c’est que toutes les sources dérivent de cette observation unique. Ces principes[9] permettent de reconnaître beaucoup de cas d’observations différentes et plus encore de cas d’observations reproduites.

Il reste des cas douteux en grand nombre. La tendance naturelle est de les compter comme indépendants. C’est l’inverse qui serait scientifiquement correct : tant que l’indépendance des affirmations n’est pas prouvée, on n’a pas le droit d’admettre que leur concordance soit concluante.

C’est seulement après avoir établi le rapport entre les affirmations qu’on peut compter les affirmations vraiment différentes et examiner si elles concordent. Ici encore il faut se défier du premier mouvement : la concordance vraiment concluante n’est pas, comme on l’imaginerait naturellement, une ressemblance complète entre deux récits, c’est un croisement entre deux récits différents qui ne se ressemblent qu’en quelques points. La tendance naturelle est de regarder la concordance comme une confirmation d’autant plus probante qu’elle est plus complète ; il faut au contraire adopter la règle paradoxale que la concordance prouve davantage quand elle est limitée à un petit nombre de points. Ce sont les points de concordance de ces affirmations divergentes qui constituent les faits historiques scientifiquement établis.

2o Avant de conclure il reste à s’assurer si les observations différentes du même fait sont pleinement indépendantes ; car elles peuvent avoir agi l’une sur l’autre au point que la première ait déterminé les suivantes, et alors leur concordance ne serait plus concluante. Il faut prendre garde aux cas suivants :

1er cas. Les observations différentes ont été faites par le même auteur, qui les a consignées, soit dans un même document, soit dans des documents différents ; il faut alors des raisons spéciales pour admettre que l’auteur a vraiment refait les observations et ne s’est pas borné à répéter une observation unique.

2e cas. Il y a eu plusieurs observateurs, mais ils ont chargé l’un d’eux de rédiger un document unique : c’est le cas des procès-verbaux d’assemblées ; il faut s’assurer si le document représente seulement l’affirmation du rédacteur ou si les autres observateurs ont contrôlé sa rédaction.

3e cas. Plusieurs observateurs ont rédigé leur observation dans des documents différents, mais dans des conditions semblables ; il faut appliquer le questionnaire critique pour chercher si tous n’ont pas subi les mêmes causes de mensonge ou d’erreur (même intérêt, ou même vanité, ou mêmes préjugés, etc.).

Il n’y a de sûrement indépendantes que les observations contenues dans des documents différents, issus d’auteurs différents, appartenant à des groupes différents, opérant dans des conditions différentes. C’est dire que les cas de concordance pleinement concluante sont rares, sauf dans les périodes modernes.

La possibilité de prouver un fait historique dépend du nombre de documents indépendants conservés sur ce fait, et il dépend du hasard que les documents se soient conservés ; ainsi s’explique la part du hasard dans la constitution de l’histoire.

Les faits qu’il est possible d’établir sont surtout des faits étendus et durables (appelés parfois faits généraux), usages, doctrines, institutions, grands événements ; ils ont été plus faciles à observer et sont plus faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n’est pas par elle-même impuissante à établir des faits courts et limités (ce qu’on appelle faits particuliers), une parole, un acte d’un moment. Il suffit que plusieurs personnages aient assisté au fait, l’aient noté et que leurs écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que Luther a prononcée à la Diète de Worms ; on sait qu’il n’a pas dit ce que lui attribue la tradition. Ce concours de conditions favorables devient de plus en plus fréquent avec l’organisation des journaux, des sténographes et des dépôts de documents.

Pour l’antiquité et le moyen âge la connaissance historique est restreinte aux faits généraux par la pénurie de documents. Dans la période contemporaine elle peut s’étendre de plus en plus aux faits particuliers. — Le public s’imagine le contraire ; il se défie des faits contemporains sur lesquels il voit circuler des récits contradictoires et croit sans hésiter aux faits anciens qu’il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maximum pour l’histoire qu’on n’a pas les moyens de savoir, son scepticisme croît à mesure que les moyens de savoir augmentent.

VI. La concordance entre les documents conduit à des conclusions qui ne sont pas toutes définitives. Il reste à étudier l’accord entre les faits pour compléter ou rectifier les conclusions.

Plusieurs faits qui, pris isolément, ne sont qu’imparfaitement prouvés peuvent se confirmer les uns les autres de façon à donner une certitude d’ensemble. Les faits que les documents présentent isolés ont été parfois assez rapprochés dans la réalité pour que l’un fût lié à l’autre. De ce genre sont les actes successifs d’un même homme ou d’un même groupe, les habitudes d’un même groupe à des époques rapprochées ou de groupes semblables à la même époque. Chacun de ces faits peut, il est vrai, se produire sans l’autre ; la certitude que l’un s’est produit ne permettrait pas d’affirmer l’autre. Et cependant l’accord de plusieurs de ces faits, chacun imparfaitement prouvé, donne une espèce de certitude ; ils ne se prouvent pas les uns les autres au sens strict, mais ils se confirment[10]. Le doute qui pesait sur chacun d’eux se dissipe ; on arrive à l’espèce de certitude produite par l’enchaînement des faits. Ainsi, par le rapprochement de conclusions encore douteuses, s’établit un ensemble moralement certain. — Dans un itinéraire de souverain, les jours et les lieux de passage se confirment quand ils s’accordent de façon à former un tout cohérent. — Une institution ou un usage d’un peuple s’établit par l’accord de renseignements, chacun probable seulement, qui portent sur des lieux ou des moments différents.

Cette méthode est d’une application difficile. L’accord est une notion beaucoup plus vague que la concordance. On ne peut pas préciser en général quels faits sont liés entre eux assez pour former un ensemble dont l’accord soit concluant, ni déterminer d’avance la durée et l’étendue de ce qui constitue un ensemble. Des faits pris à un demi-siècle et à cent lieues de distance pourront se confirmer de façon à établir l’usage d’un peuple (par exemple chez les Germains) ; ils ne prouveraient rien pris dans une société hétérogène et à évolution rapide (par exemple la société française en 1750 et en 1800, en Alsace et en Provence). Il faut ici étudier les rapports entre les faits. C’est déjà le commencement de la construction historique ; ainsi se fait le passage des opérations analytiques aux opérations synthétiques.

VII. Mais il reste à étudier le cas du désaccord entre les faits établis par les documents et d’autres faits établis par d’autres procédés. Il arrive qu’un fait obtenu par conclusion historique soit en contradiction avec un ensemble de faits historiquement connus, ou avec l’ensemble de nos connaissances sur l’humanité fondées sur l’observation directe, ou avec une loi scientifique établie par la méthode régulière d’une science constituée. Dans les deux premiers cas, le fait n’est en collision qu’avec l’histoire ou la psychologie et la sociologie, toutes sciences mal constituées, il est appelé seulement invraisemblable ; s’il est en conflit avec une science, il devient un miracle. — Que doit-on faire d’un fait invraisemblable ou miraculeux ? Faut-il l’admettre après examen des documents, ou le rejeter comme impossible par la question préalable ?

L’invraisemblance n’est pas une notion scientifique ; elle varie avec les individus : ce que chacun trouve invraisemblable, c’est ce qu’il n’est pas habitué à voir ; pour un paysan le téléphone est beaucoup plus invraisemblable qu’un revenant ; un roi de Siam a refusé de croire à l’existence de la glace. Il faut donc préciser à qui le fait paraît invraisemblable. — Est-ce à la masse sans culture scientifique ? Pour elle la science est plus invraisemblable que le miracle, la physiologie que le spiritisme ; sa notion d’invraisemblance est sans valeur. — Est-ce à l’homme cultivé scientifiquement ? Il s’agit alors de l’invraisemblance pour un esprit scientifique, et il serait plus précis de dire que le fait est contraire aux données de la science, qu’il y a désaccord entre les observations directes des savants et les renseignements indirects des documents.

Comment doit se trancher ce conflit ? La question n’a pas grand intérêt pratique ; presque tous les documents qui rapportent des faits miraculeux sont déjà suspects par ailleurs, et seraient écartés par une critique correcte. Mais la question du miracle a soulevé de telles passions qu’il peut être bon d’indiquer comment elle se pose pour les historiens[11].

La croyance générale au merveilleux a rempli de faits miraculeux les documents de presque tous les peuples. Historiquement le diable est beaucoup plus solidement prouvé que Pisistrate : nous n’avons pas un seul mot d’un contemporain qui dise avoir vu Pisistrate ; des milliers de « témoins oculaires » déclarent avoir vu le diable, il y a peu de faits historiques établis sur un pareil nombre de témoignages indépendants. Pourtant nous n’hésitons plus à rejeter le diable et à admettre Pisistrate. C’est que l’existence du diable serait inconciliable avec les lois de toutes les sciences constituées.

Pour l’historien, la solution du conflit est évidente[12]. Les observations contenues dans les documents historiques ne valent jamais celles des savants contemporains (on a montré pourquoi). La méthode historique indirecte ne vaut jamais les méthodes directes des sciences d’observation. Si ses résultats sont en désaccord avec les leurs, c’est elle qui doit céder ; elle ne peut prétendre, avec ses moyens imparfaits, contrôler, contredire ou rectifier les résultats des autres ; elle doit au contraire employer leurs résultats à rectifier les siens. Le progrès des sciences directes modifie parfois l’interprétation historique ; un fait établi par l’observation directe sert à comprendre et à critiquer des documents : les cas de stigmates et d’anesthésie nerveuse observés scientifiquement ont fait admettre les récits historiques de faits analogues (stigmates de quelques saints, possédées de Loudun). Mais l’histoire ne peut pas servir au progrès des sciences directes. Tenue par ses moyens indirects d’information à distance de la réalité, elle accepte les lois établies par les sciences qui ont le contact direct avec la réalité. Pour rejeter une de ces lois il faudrait de nouvelles observations directes. C’est une révolution qui peut être faite, mais seulement au centre ; l’histoire n’a pas le pouvoir d’en prendre l’initiative.

La solution est moins nette pour les faits en désaccord seulement avec un ensemble de connaissances historiques ou avec les embryons des sciences de l’homme. Elle dépend de l’opinion qu’on se fait de la valeur de ces connaissances. Du moins peut-on poser la règle pratique que pour contredire l’histoire, la psychologie ou la sociologie, il faut avoir de bien solides documents ; et c’est un cas qui ne se présente guère.



  1. Voir plus haut, p. 128. — De même les faits particuliers dont se composent les histoires des formes (paléographie, linguistique) s’établissent directement par l’analyse du document.
  2. La Grèce primitive a été étudiée dans les poèmes homériques. — La vie privée au moyen âge a été reconstituée surtout d’après les chansons de gestes (voir Ch.-V. Langlois, les Travaux sur l’histoire de la société française au moyen âge d’après les sources littéraires, dans la Revue historique, mars-avril 1897).
  3. On appelle ici fait extérieur — en opposition avec la conception (qui est un fait interne) — tout fait qui se passe dans la réalité objective.
  4. La plupart des historiens attendent pour rejeter une légende qu’on en ait démontré la fausseté, et si, par hasard, il ne s’est pas conservé de documents en contradiction avec elle, ils l’admettent provisoirement ; c’est ce qu’on fait encore pour les cinq premiers siècles de Rome. Ce procédé, malheureusement encore général, contribue à empêcher l’histoire de se constituer en science.
  5. Pour la justification logique de ce principe en histoire, voir Ch. Seignobos, Revue philosophique, juillet-août 1887. — La certitude scientifique complète n’est produite que par la concordance entre des observations obtenues par des méthodes différentes ; elle se trouve au point de croisement de deux voies différentes de recherches.
  6. Ce cas est étudié avec un bon exemple par Bernheim, o. c., p. 421.
  7. Il est à peine besoin de mettre en garde contre le procédé enfantin qui consiste à compter le nombre des documents dans chaque sens pour décider à la majorité ; l’affirmation d’un seul auteur, renseigné sur un fait, est évidemment supérieure à cent affirmations de gens qui n’en savent rien. La règle est formulée depuis longtemps : Non numerentur, sed ponderentur.
  8. Cf. ci-dessus, p. 73.
  9. Il n’est guère possible d’étudier ici les difficultés spéciales d’application : quand l’auteur, cherchant à dissimuler son emprunt, a introduit des différences pour dérouter le public ; quand l’auteur a combiné des détails provenant de deux observations.
  10. Nous n’indiquons ici que le principe de la méthode de confirmation ; les applications exigeraient une très longue étude.
  11. Le P. de Smedt a consacré à cette question une partie de ses Principes de la critique historique (Paris, 1887, in-12).
  12. La solution de la question est différente pour les sciences d’observation directe, surtout les sciences biologiques. La science ne connaît pas le possible ou l’impossible, elle ne connaît que des faits correctement ou incorrectement observés ; des faits déclarés impossibles, comme les aérolithes, ont été reconnus exacts. La notion même de miracle est métaphysique ; elle suppose une conception d’ensemble du monde qui dépasse les limites de l’observation. Voir Wallace, Les miracles et le moderne spiritualisme, trad. de l’anglais, Paris, 1887, in-8.