Intuitions pré-chrétiennes/L’amour divin dans la création

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La Colombe (p. 22-171).

L’AMOUR DIVIN DANS LA CRÉATION

Pherekydes

Syrien qui fut peut-être le maître de Pythagore, début du vie siècle)


Pherekydes disait que Zeus s’est transformé en Amour au moment de créer ; car il a composé l’ordre du monde à partir des contraires et il l’a amené à la proportion et à l’amitié, et il a semé en toutes choses l’identité et l’unité qui se répand à travers l’univers.



Platon — « Timée »


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Tout ce qui se produit vient nécessairement d’un auteur. Il est tout à fait impossible que sans auteur, il y ait production. Quand l’artiste regarde vers ce qui est éternellement identique à soi-même et que, s’y appliquant comme à un modèle, il en reproduit l’essence et la vertu, de la beauté parfaite est ainsi nécessairement accomplie. S’il regarde vers ce qui passe, si son modèle passe, ce qu’il fait n’est pas beau.


Ces quelques lignes enferment une théorie de la création artistique. Il n’y a vraiment beauté que si l’œuvre d’art procède d’une inspiration transcendante (le modèle transcendant signifie simplement la source de l’inspiration véritable). Une œuvre d’art qui s’inspire des phénomènes sensibles ou psychologiques ne peut pas être de tout premier ordre. Cela se vérifie expérimentalement. On ne peut se représenter la création que par la transposition d’une activité humaine ; mais au lieu qu’aujourd’hui nous prenons comme point de départ une activité telle que celle d’un fabricant d’horloges, ce qui entraîne dans des absurdités dès qu’on transpose, Platon choisit une activité qui, quoique humaine, a déjà quelque chose de surnaturel. De plus la légitimité de cette analogie est vérifiable. On ne peut jamais trouver assez de finalité visible dans le monde pour prouver qu’il est analogue à un objet fabriqué en vue d’une fin. Il est même manifeste qu’il n’en est pas ainsi. Mais l’analogie entre le monde et une œuvre d’art a sa vérification expérimentale dans le sentiment même de la beauté du monde, car le beau est la seule source du sentiment de beauté. Cette vérification ne vaut que pour ceux qui ont éprouvé ce sentiment, mais ceux qui ne l’ont jamais éprouvé, et qui sont sans doute très rares, ne peuvent peut-être être amenés à Dieu par aucune voie. En comparant le monde à une œuvre d’art, ce n’est pas seulement l’acte de la création mais la Providence qui se trouve assimilée à l’inspiration artistique. C’est-à-dire que dans le monde comme dans l’œuvre d’art, il y a finalité sans aucune fin représentable. Toutes les fabrications humaines sont des ajustements de moyens en vue de fins déterminées, sauf l’œuvre d’art où il y a ajustement de moyens, où il y a évidemment finalité, mais où on ne peut concevoir aucune fin. En un sens la fin n’est pas autre chose que l’ensemble des moyens employés ; en un sens la fin est tout à fait transcendante. Il en est exactement de même de l’univers et le cours de l’univers, dont la fin est éminemment transcendante et non représentable, puisque c’est Dieu lui-même. L’art est donc l’unique terme de comparaison légitime. De plus cette comparaison seule mène à l’amour. On se sert d’une montre sans aimer l’horloger, mais on ne peut pas écouter avec attention un chant parfaitement beau sans aimer l’auteur du chant et le chanteur. Réciproquement, l’horloger n’a pas besoin d’aimer pour faire une montre, au lieu que la création artistique (celle qui n’est pas démoniaque, mais simplement humaine) n’est pas autre chose que de l’amour.


28 c

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Le créateur et le père de cet univers, c’est un travail de le trouver et celui qui l’a trouvé n’a pas la possibilité de l’exposer à tous. Examinons donc encore à son sujet lequel des deux modèles a choisi le charpentier pour l’exécuter, celui qui est identique à soi et tel qu’il est, ou celui qui passe. Si ce monde est beau, si l’artiste est bon, évidemment il a regardé vers l’éternel ; dans le cas qu’il n’est même pas permis de dire, vers celui qui passe. Il est tout à fait manifeste que c’est vers l’éternel. Car l’un est la plus belle des œuvres, l’autre le plus parfait des auteurs. Ainsi ce monde engendré a été exécuté d’après l’être identique saisi par l’intelligence et la raison.


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Disons maintenant pour quelle cause le compositeur a composé un devenir et cet univers. Il était bon, et, en qui est bon, en aucun cas, d’aucune manière, jamais il ne se produit d’envie. Étant sans envie il a voulu que toutes choses se produisent le plus possible proches de lui-même… Dieu a voulu que toutes choses soient bonnes et qu’aucune chose ne soit privée de la valeur qui lui est propre…


30 b

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Il faut dire que ce monde est un être vivant, qui a une âme, qu’il est un être spirituel, et qu’en vérité il a été engendré tel par la Providence de Dieu.

Cela admis, ce qu’il faut dire ensuite c’est celui des êtres vivants à la ressemblance duquel le compositeur a composé le monde. Ce n’est aucun de ceux qui sont essentiellement partiels. Ce serait chose indigne, car ce qui ressemble à l’imparfait ne peut pas être beau. Celui qui contient les êtres vivants, considérés individuellement et dans leurs espèces, comme des parties, c’est à lui que le monde est tout à fait semblable. Cet être contient en lui tous les esprits vivants ; de même le monde comprend en lui nous-mêmes et tous les vivants visibles. Car Dieu a voulu qu’il ressemblât entièrement à celui des êtres spirituels qui est absolument beau et, à tous égards, absolument parfait ; et il a composé un être vivant visible, unique, ayant à l’intérieur de lui tous les êtres vivants qui lui sont parents par nature… Pour que, par l’unité, il fût semblable à l’être absolument parfait, pour cette raison le créateur n’a pas créé deux mondes ou des mondes innombrables ; mais il est né, il existe, il existera un seul ciel que voici, qui est fils unique.


Platon, quand il dit le monde ou le ciel, veut dire essentiellement l’âme du Monde ; de même que, quand nous nommons un ami par son nom, nous avons dans l’esprit son âme et non son corps. Cet être que Platon nomme l’Âme du Monde est le Fils unique de Dieu ; Platon dit « monogenès » comme saint Jean. Le monde visible est son corps. Cela n’implique aucun panthéisme ; il n’est pas dans le monde visible de même que notre âme n’est pas dans notre corps. Platon le dit explicitement ailleurs. « L’Âme du Monde est infiniment plus vaste que la matière, contient la matière et l’enveloppe de toutes parts (34, b). Elle a été engendrée avant le monde visible, avant qu’il y eût un temps, par suite, de toute éternité (34, c). Elle commande au monde matériel comme le maître à l’esclave. Elle contient en elle-même la substance de Dieu unie au principe de la matière.

Le Modèle à la ressemblance duquel l’Âme du Monde est engendrée est un vivant spirituel, ou un esprit vivant. C’est donc une personne. C’est l’esprit absolument parfait à tous égards. C’est donc Dieu. Il y a donc trois personnes divines, le Père, le Fils unique et le Modèle. Pour comprendre que la troisième puisse être nommée le Modèle, il faut se reporter à la comparaison du début du Timée, la comparaison avec la création artistique. L’artiste de tout premier ordre travaille d’après un modèle transcendant, qu’il ne se représente pas, qui est seulement pour lui la source surnaturelle de son inspiration. Dès qu’on remplace modèle par inspiration, la convenance de cette image appliquée au Saint-Esprit est évidente. Même en concevant la comparaison sous sa forme la plus grossière, quand un peintre fait un portrait, le modèle est le lien entre l’artiste et le tableau.


34 b

L’âme (i.e. l’Âme du Monde), il la mit au centre ; il l’étendit au travers de tout et encore en dehors de l’univers corporel et l’en enveloppa, et, enroulant en cercle un ciel circulaire, il l’établit un, unique, solitaire, capable par sa vertu propre d’être son propre compagnon, n’ayant besoin de rien qui fût autre que lui, connu et aimé suffisamment lui-même de lui-même. De cette manière il engendra ce Dieu heureux.


34 c

Il a établi l’Âme (du Monde) première par rapport au corps en ancienneté comme en dignité, et l’a donnée au corps comme une maîtresse et une souveraine à qui obéir.


36 b

Toute cette composition, il la fendit en deux dans le sens de la longueur ; puis il appliqua les parties l’une sur l’autre par le milieu, comme dans la lettre chi ; il les courba en cercle et les rattacha l’une à l’autre en face du point de croisement puis il les enveloppa dans le mouvement qui tourne d’une manière identique dans le même lieu.


Cette composition, c’est la substance de l’Âme du Monde, faite d’une synthèse de la substance divine elle-même et du principe de la matière.

Tout à l’heure, Platon a dit que l’Âme du Monde, le Fils unique, est un Dieu heureux, connu et aimé lui-même de lui-même. Autrement dit, il a en lui la vie bienheureuse de la Trinité. Mais ici Platon montre ce même Dieu déchiré. C’est le rapport avec l’espace et le temps qui constitue ce déchirement, qui est déjà une sorte de Passion. Saint Jean aussi dans l’Apocalypse (13, 9) parle de l’Agneau qui a été égorgé depuis la constitution du monde. Les deux moitiés de l’Âme du Monde sont croisées l’une sur l’autre ; la croix est oblique, mais c’est quand même une sorte de croix. Mais en face du point de croisement, elles sont rejointes et soudées, et le tout est enveloppé par le mouvement circulaire, mouvement qui ne change rien, qui se boucle sur soi-même ; image parfaite de l’acte éternel et bienheureux qui est la vie de la Trinité.

Les deux cercles qui servent ici d’image à Platon sont celui de l’équateur qui détermine le mouvement diurne du ciel des étoiles fixes, et celui de l’écliptique qui détermine le mouvement annuel du soleil. Le point de croisement des deux cercles est celui de l’équinoxe du printemps (le fait que l’aimée chez les anciens commençait dans beaucoup de pays au printemps, jamais, je crois, en automne, empêche de supposer qu’il soit question de l’équinoxe d’automne). Le point de l’équinoxe de printemps était du temps de Platon dans la constellation du Bélier, le soleil se trouve en ce point au moment de Pâques et la lune au point équinoxial opposé. Si on lisait Platon avec le même état d’esprit que l’Ancien Testament, on verrait peut-être dans ces lignes une prophétie. Par cette prodigieuse combinaison de symboles, Platon fait apercevoir dans le ciel même et dans le cours des jours et des saisons, une image à la fois de la Trinité et de la Croix.


36 c

Quand le compositeur eut suscité selon sa pensée toute la composition de l’Âme (du Monde) ensuite il étendit à l’intérieur tout l’univers corporel et il les ajusta en faisant coïncider les centres. L’Âme, il étendit à partir du centre de toutes parts jusqu’aux confins du ciel, et il en enveloppa toute la sphère du ciel par dehors. L’Âme, tournant sur elle-même, commença le commencement divin d’une vie inextinguible et sage pour la totalité des temps. Et le corps visible du ciel naquit ; et elle, âme invisible qui a part à la proportion et à l’harmonie, née comme la perfection des esprits engendrés de la perfection des esprits éternels.


Ces deux pluriels ne doivent pas tromper. Leur raison d’être est purement grammaticale ; ils sont amenés par les superlatifs. Ils n’empêchent pas le Père et le Fils d’être uniques.

Ce passage montre que dans le mythe de Phèdre, quand Zeus passe de l’autre côté du ciel pour prendre son repas, c’est son Fils unique qu’il mange, et qu’il s’agit d’une transposition en Dieu de la communion. Les âmes bienheureuses aussi le mangent.

La participation de l’Âme du Monde à la proportion et à l’harmonie ne doit pas s’entendre seulement de la fonction ordonnatrice du Verbe. Elle doit s’entendre en un sens bien plus profond. Proportion et harmonie sont synonymes. La proportion est le bien établi entre deux nombres par une moyenne proportionnelle ; ainsi 3 établit une proportion entre 1 et 9, à savoir 1/3 = 3/9. L’harmonie est définie par les Pythagoriciens comme l’unité des contraires. Le premier couple de contraires, c’est Dieu et la créature. Le Fils est l’unité de ces contraires, la moyenne géométrique qui établit entre eux une proportion : le Médiateur.


37 d

Comme le Modèle a la vie éternelle, lui, de même, il a essayé aussi de la donner autant que possible à cet univers. Or la nature du (Modèle) vivant, étant éternelle, ne pouvait être absolument attachée à ce qui est engendré. Il eut la pensée de créer une image mobile de l’éternité. En même temps qu’il établit l’ordre du ciel, il crée quelque chose qui, marchant selon le nombre, est une image éternelle de l’éternité qui est fixe dans l’unité. Cette image est ce que nous nommons le temps.


38 a

Le passé et l’avenir sont apparus comme les formes du temps qui imite l’éternité en tournant selon le nombre.


38 c

Ainsi par cette ordonnance et cette pensée de Dieu concernant la production du temps, afin que le temps fût produit, le soleil et la lune et les cinq autres astres qu’on nomme planètes apparurent pour la détermination et la garde des nombres du temps.


39 b

Afin que le soleil se montrât le plus possible de toutes parts et que les vivants eussent part en nombre, tous ceux du moins à qui cela convenait.


47 b

Contemplant les mouvements circulaires de l’esprit dans le ciel nous devons nous en servir pour les translations circulaires de la pensée en nous, qui leur sont, parentes, mais eux sans trouble et elles troublées ; nous devons ainsi nous instruire et prendre part à la rectitude essentielle des proportions ; par l’initiation des mouvements circulaires de Dieu, qui sont absolument sans erreur, nous devons rendre stables les nôtres qui sont errants.


Ainsi le Verbe est pour l’homme un modèle à imiter. Non pas ici le Verbe incarné dans un être humain, mais le Verbe comme ordonnateur du monde, en tant qu’incarné dans l’univers entier. Nous devons reproduire en nous l’ordre du monde. Là est la source de l’idée de microcosme et de macrocosme qui a tellement hanté le Moyen-Âge. Elle est d’une profondeur presque impénétrable. La clef en est le symbole du mouvement circulaire. Ce désir insatiable en nous qui est toujours tourné vers le dehors et qui a pour domaine un avenir imaginaire, nous devons le forcer à se boucler sur soi-même et à porter sa pointe sur le présent. Les mouvements des corps célestes qui partagent notre vie en jours, en mois et en années sont notre modèle à cet égard, parce que les retours y sont tellement réguliers que pour les astres l’avenir ne diffère en rien du passé. Si nous contemplons en eux cette équivalence de l’avenir et du passé, nous perçons à travers le temps jusque dans l’éternité, et, étant délivrés du désir tourne vers l’avenir, nous le sommes aussi de l’imagination qui l’accompagne et qui est l’unique source de l’erreur et du mensonge. Nous avons part à la rectitude des proportions, où il n’y a aucun arbitraire, par suite aucun jeu pour l’imagination. Mais ce mot de proportion évoque sans doute aussi l’Incarnation.


47 e

48 a

Il faut aussi ajouter à cet exposé ce qui se produit par nécessité. Car la production de ce monde s’est opérée par une combinaison composée à partir de la nécessité et de l’esprit. Mais l’esprit règne sur la nécessité par la persuasion. Il lui persuade de pousser la plupart des choses qui se produisent vers le meilleur. C’est de cette manière, selon cette loi, au moyen de la nécessité vaincue par une persuasion sage, c’est ainsi que dès l’origine a été composé cet univers.


Ces lignes rappellent la conception chinoise sur l’action non agissante de Dieu, qui se retrouve d’ailleurs dans plusieurs textes chrétiens ; aussi les passages du Banquet sur la douceur de l’Amour, qui ne fait pas violence, qui est obéi volontairement ; aussi ces vers d’Eschyle :


Zeus précipite à bas de leurs espoirs
hauts comme des tours les mortels anéantis,
mais il ne s’arme d’aucune violence.
Tout ce qui est divin est sans effort.
Assise en haut sa sagesse sait
de là accomplir toute chose, de son siège pur.

(Suppliantes d’Eschyle, v. 95 sq.)


Dieu ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut (et quand elle descend, c’est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d’être dont l’une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l’autre se place dans l’ordonnance providentielle du monde, et jamais il n’est permis d’user de l’une comme d’une explication sur le plan auquel appartient l’autre.

Cet aspect de l’ordre du monde doit aussi être imité par nous. Une fois un certain seuil passé, la partie surnaturelle de l’âme règne sur la partie naturelle non par violence mais par persuasion, non par volonté mais par désir.


90 a

Il faut concevoir au sujet de la partie de l’âme à laquelle revient, la souveraineté en nous que Dieu l’a donnée à chacun comme un être divin. Cet être, j’affirme qu’il habite sur le sommet de notre corps, et que par sa parenté avec le ciel, il nous soulève au-dessus de la terre, parce que nous sommes une plante non pas terrestre, mais céleste. On peut parler ainsi correctement. Car de ce lieu d’où à l’origine a germé la naissance de l’âme, cet être divin tient suspendue notre tête, qui est notre racine, et maintient ainsi droit tout le corps.


90 c

(Il faut) toujours être au service de cet être divin ; entretenir au rang qui lui convient l’être divin qui habite en soi-même.


Il n’y a jamais qu’une manière de servir un être, c’est de lui donner la nourriture et les mouvements qui lui sont propres. Les mouvements qui sont parents de l’être divin qui est en nous, ce sont les pensées et les mouvements circulaires de l’univers. Chacun doit s’attacher à les suivre, redresser les mouvements circulaires dans notre tête, relatifs aux choses qui passent, eux qui sont corrompus, en apprenant les harmonies et les mouvements circulaires de l’univers. Il faut faire ressembler ce qui contemple, comme l’exige son essence primitive, à ce qui est contemplé. Une fois la ressemblance atteinte, on possède l’accomplissement de la vie parfaite proposée aux hommes par les divinités pour l’existence présente et future.


En parlant des mouvements circulaires de l’univers, Platon ne pense pas seulement aux cycles du jour, du mois et de l’année, mais aussi aux notions qu’il leur unit dans son système de symboles, à savoir le Même et l’Autre ; c’est-à-dire identité et diversité, unité et multiplicité, absolu et relatif, bien pur et bien mélangé de mal, spirituel et sensible, surnaturel et naturel. Les étoiles tournent seulement parallèlement à l’équateur, le soleil tourne parallèlement à la fois à l’équateur et à l’écliptique ; de même dans ces couples de contraires, qui n’en font qu’un, le second terme n’est pas symétrique au premier, mais lui est soumis tout en lui étant opposé. Tous les événements possibles viennent s’insérer dans le cadre que constituent les deux mouvements combinés du ciel et du soleil, le cadre des jours distribués en saisons le long de l’année sans jamais pouvoir aucunement le troubler. Un tel trouble n’est même pas pensable. De même les plaisirs et les douleurs, les peurs et les désirs les plus violents doivent en nous s’insérer, sans y apporter aucun trouble, dans la relation établie en notre âme entre la partie tournée, vers ce monde et la partie tournée vers l’autre. Cette relation doit être telle qu’elle mette perpétuellement sur l’écoulement des minutes un éclairage d’éternité, quels que soient les événements qui viennent remplir les minutes.

L’image de l’homme comme plante dont la racine plonge dans le ciel est liée dans le Timée à une théorie de la chasteté, que Platon a dissimulée en la séparant en plusieurs morceaux, de sorte que je ne sais pas si on l’y a vue. Cette plante est arrosée par une eau céleste, une semence divine, qui entre dans la tête. Chez celui qui exerce continuellement la partie spirituelle et la partie intellectuelle de lui-même en contemplant et en imitant l’ordre du monde, tout ce qui est dans la tête, y compris cette semence divine, est entraîné par des mouvements circulaires semblables à ceux qui font tourner le ciel, les étoiles et le soleil. Cette semence divine est ce que Platon nomme un être divin qui loge avec nous, en nous, et que nous devons servir. Mais chez l’homme ou la femme qui laisse inertes les facultés les plus hautes de l’âme, les mouvements circulaires dans la tête se troublent, s’arrêtent. La semence divine alors descend le long de la colonne vertébrale et devient désir charnel. C’est encore un être indépendant à l’intérieur de cet homme, mais à présent un être démoniaque, qui n’écoute pas la raison et veut tout maîtriser par violence. C’est ainsi qu’en parle Platon à la fin du Timée.

Autrement dit, au lieu de regarder l’amour de Dieu comme une forme sublimée du désir charnel, ainsi que font tant de gens dans notre misérable époque, Platon pensait que le désir charnel est une corruption, une dégradation de l’amour de Dieu. Et, quoiqu’il soit très difficile d’interpréter certaines de ses images, il est certain qu’il concevait ce rapport comme une vérité non seulement spirituelle mais aussi biologique. Il pensait évidemment que chez ceux qui aiment Dieu les glandes ne fonctionnent pas de la même manière que chez les autres ; l’amour de Dieu étant, bien entendu, la cause et non l’effet de cette différence.

Cette conception est inspirée par la religion des Mystères ; car le lien entre la chasteté et l’amour de Dieu est l’idée centrale de l’Hippolyte d’Euripide, tragédie d’inspiration éleusinienne et orphique. (Soit dit en passant, il n’y a pas, à ma connaissance, au cours des vingt derniers siècles, dans le théâtre des différents pays d’Europe, une autre tragédie qui ait cette idée pour thème central.)

Pour comprendre tout ce que Platon attache au symbole du mouvement circulaire, il faut remarquer que ce mouvement est l’union parfaite du nombre et du continu. Le mobile passe d’un point au point immédiatement voisin, sans aucune discontinuité, comme s’il allait le long d’une droite. En même temps, si on fixe l’attention sur un point du cercle, le mobile y passe nécessairement un nombre entier de fois. Ainsi le mouvement circulaire est l’image de cette union de la limite et de l’illimité dont Platon dit dans le Philèbe qu’elle est la clef de toute connaissance et le don de Prométhée aux mortels. Il est d’ailleurs rigoureusement vrai que cette union constitue notre pensée du temps, et que le temps reflète le mouvement circulaire des astres. Le temps est continu, mais on compte les jours et les années par nombres entiers. Pour comprendre qu’il ne s’agit pas là d’un thème de méditation pour intellectuels, mais d’une chose absolument essentielle pour tout homme, il suffit de se rappeler qu’un des supplices les plus affreux consiste à mettre un homme dans un cachot toujours complètement noir, ou au contraire dans une cellule toujours éclairée à l’électricité, sans jamais lui dire la date ni l’heure. Si on y pensait assez, on trouverait une joie profonde dans la simple succession des jours. Ces pensées étaient sûrement encore vivantes au temps de saint Benoît ; les règles monastiques ont entre autres destinations celle de rendre plus sensible le caractère circulaire du temps. C’est là aussi le secret de la vertu de la musique.

Les Pythagoriciens disaient, non pas union de la limite et de l’illimité, mais, ce qui est beaucoup plus beau, union de ce qui limite et de l’illimité. Ce qui limite, c’est Dieu. Dieu qui dit à la nier : Tu n’iras pas plus loin, etc… Ce qui est illimité n’a d’existence qu’en recevant du dehors une limite. Tout ce qui existe ici-bas est constitué ainsi, non seulement toutes les réalités matérielles, mais aussi toutes les réalités psychologiques en nous et en autrui. Dès lors il n’y a ici-bas que des biens et des maux finis. Les biens et les maux infinis que nous supposons exister en ce monde, et que nous plaçons d’ailleurs nécessairement dans l’avenir, sont absolument imaginaires. Le désir de bien infini qui habite à tout moment dans tous les hommes, même les plus dégradés, n’a d’objet que hors de ce monde, et la privation de ce bien est le seul mal qui ne soit pas limité. Placer la connaissance de cette vérité au centre de l’âme, de manière que tous les mouvements de l’âme s’ordonnent par rapport à elle, c’est imiter l’ordre du monde. Car alors ce qui dans l’âme est illimité, c’est-à-dire absolument tout ce que contient sa partie naturelle, reçoit une limite imprimée du dehors par Dieu présent en elle. Elle reste pleine des mêmes affections naturellement désordonnées, plaisirs et douleurs, peurs et désirs, de même qu’il y a dans le monde des étés très chauds et des hivers glacés, des tempêtes, des sécheresses : mais tout cela continuellement relié et soumis à un ordre absolument inaltérable.

La contemplation des rapports de quantité arithmétique et géométrique est très utile à cet effet, comme montrant que tout ce qui a part d’une manière quelconque à la quantité, c’est-à-dire non seulement la matière, l’espace, mais aussi tout ce qui est dans le temps et tout ce qui est susceptible de degré, est impitoyablement soumis à la limite par les chaînes de l’a nécessité.

Cette contemplation atteint tout son fruit quand l’ordonnance incompréhensible de ces rapports et les concordances merveilleuses qu’on y trouve font sentir que le même enchaînement qui est nécessité sur le plan de l’intelligence est beauté sur le plan immédiatement au-dessus et obéissance par rapport à Dieu.

Quand on a compris jusqu’au fond de l’âme que la nécessité est seulement une des faces de la beauté, l’autre face étant le bien, alors tout ce qui rend la nécessité sensible, contrariétés, douleurs, peines, obstacles, devient une raison supplémentaire d’aimer. Dans le peuple on dit, quand un apprenti s’est blessé, que c’est le métier qui lui rentre dans le corps. De même quand on a compris cela, on peut penser de toute douleur que c’est la beauté elle-même qui rentre dans le corps.

La beauté elle-même, c’est le Fils de Dieu. Car il est l’image du Père, et le beau est l’image du bien.

La fin du livre de Job et les premiers vers prononcés par Prométhée dans la tragédie d’Eschyle indiquent une liaison mystérieuse entre la douleur et la révélation de la beauté du monde.


Divin ciel, rapides ailes des vents,
ô fleuves et leurs sources, ô de la mer et des flots,
innombrable sourire, et toi, mère de tout, terre,
et celui qui voit tout, le cercle du soleil, je vous appelle ;
voyez-moi, ce que les dieux font souffrir à un dieu.

(V. 88 sq.)


Bien entendu, la joie aussi est une manière dont la beauté entre en nous, même les joies les plus grossières, pourvu qu’elles soient innocentes.

Sur la beauté des sciences comme un des échelons les plus élevés sur la voie qui mène vers la Beauté elle-même, c’est-à-dire vers l’Image de Dieu, il y a quelques lignes de Platon dans le Banquet. Sur l’usage de la douleur et de la joie, il y a une indication dans le Philèbe. Voir les deux plus loin.

L’idée essentielle du Timée c’est que le fond, la substance de cet univers où nous vivons, est amour. Il a été créé par amour et sa beauté est le reflet et le signe irréfutable de cet amour divin, comme la beauté d’une statue parfaite, d’un chant parfait est le reflet de l’amour surnaturel qui emplit l’âme d’un artiste vraiment inspiré.

De plus, ce qui est un rêve pour tout sculpteur, le rêve de sculpter une statue qui soit faite d’âme et de chair, Dieu le réalise. Il a donné une âme à sa statue et cette âme est identique à lui-même.

Quand on voit un être humain véritablement beau, ce qui est très rare, ou quand on entend le chant d’une voix vraiment belle, on ne peut pas se défendre de la croyance que derrière cette beauté sensible il y a une âme faite du plus pur amour. Très souvent c’est faux, et de telles erreurs causent souvent de grands malheurs. Mais pour l’univers, c’est vrai. La beauté du monde nous parle de l’Amour qui en est l’âme comme pourraient faire les traits d’un visage humain qui serait parfaitement beau et qui ne mentirait pas.

Il y a malheureusement beaucoup de moments, et même de longues périodes de temps où nous ne sommes pas sensibles à la beauté du monde parce qu’un écran se met entre elle et nous, soit les hommes et leurs misérables fabrications, soit les laideurs de notre propre âme. Mais nous pouvons toujours savoir qu’elle existe. Et savoir que tout ce que nous touchons, voyons et entendons est la chair même et la voix même de l’Amour absolu.

Encore une fois, il n’y a dans cette conception aucun panthéisme ; car cette âme n’est pas dans ce corps, elle le contient, le pénètre et l’enveloppe de toutes parts, étant elle-même hors de l’espace et du temps ; elle en est tout à fait distincte et elle le gouverne. Mais elle se laisse apercevoir par nous à travers la beauté sensible comme un enfant trouve dans un sourire de sa mère, dans une inflexion de sa voix, la révélation de l’amour dont il est l’objet.

Ce serait une erreur de croire que la sensibilité à la beauté est le privilège d’un petit nombre de gens cultivés. Au contraire, la beauté est la seule valeur universellement reconnue. Dans le peuple, on emploie constamment le terme de beau ou des termes synonymes pour louer non seulement une ville, un pays, une contrée, mais encore les choses les plus imprévues, par exemple une machine. Le mauvais goût général fait que les hommes, cultivés ou non, appliquent souvent très mal ces termes ; mais c’est une autre question. L’essentiel, c’est que le mot de beauté parle à tous les cœurs.

La seconde idée du Timée, c’est que ce monde, en même temps que le miroir de cet Amour qui est Dieu lui-même, est aussi le modèle que nous devons imiter. Car, nous aussi, nous avons été primitivement et nous devons redevenir des images de Dieu. Nous ne le pouvons que par l’imitation de l’Image parfaite qui est le Fils unique de Dieu et qui pense l’ordre du monde.

Cette idée de l’ordre du monde comme objet de contemplation et d’imitation peut seule faire comprendre quelle est la destination surnaturelle de la science. Rien n’est plus important aujourd’hui étant donné le prestige actuel de la science et la place qu’elle tient dans les pensées même des gens presque illettrés. La science dans toutes ses branches, de la mathématique à la sociologie, a pour objet l’ordre du monde. Elle ne le voit que sous l’aspect de la nécessité, toute considération de convenance ou de finalité devant être rigoureusement exclue, à l’exception de la notion même d’ordre universel. Plus la science est rigoureuse, précise, démonstrative, strictement scientifique, plus devient manifeste le caractère essentiellement providentiel de l’ordre du monde. Ce que nous appelons le ou les desseins, le ou les plans de la Providence, ce sont seulement des imaginations fabriquées par nous. Ce qui est authentiquement providentiel, ce qui est la Providence elle-même, c’est ce même ordre du monde qui est le tissu, la trame de tous les événements, et qui sous une de ses faces est le mécanisme impitoyable et aveugle de la nécessité. Car une fois pour toutes la nécessité a été vaincue par la sage persuasion de l’Amour. Cette sage persuasion, c’est la Providence. Cette soumission sans contrainte de la nécessité à la sagesse aimante, c’est la beauté. La beauté exclut les fins particulières. Quand, dans un poème, on peut expliquer que tel mot a été mis par le poète là où il est pour produire tel, tel et tel effet, par exemple une rime riche, une allitération, une certaine image, et ainsi de suite, le poème est de second ordre. Pour un poème parfait, on ne peut rien dire, sinon que le mot est là où il est et qu’il convient absolument qu’il soit là. De même pour tous les êtres, y compris soi-même, pour toutes les choses, pour tous les événements qui s’insèrent dans le cours du temps. Quand nous revoyons, après une longue absence, un être humain ardemment aimé et qu’il nous parle, chaque mot est infiniment précieux, non pas à cause de sa signification, mais parce que la présence de celui que nous aimons se fait entendre dans chaque syllabe. Même si, par hasard, nous souffrons à ce moment de maux de tête si violents que chaque son fasse mal, cette voix qui fait mal n’en est pas moins infiniment chère et précieuse comme enfermant cette présence. De même celui qui aime Dieu n’a pas besoin de se représenter tel ou tel bien susceptible de découler d’un événement qui s’est produit. Tout événement qui s’accomplit est une syllabe prononcée par la voix de l’Amour même.

C’est parce que la Providence gouverne le monde comme l’inspiration gouverne la matière d’une œuvre d’art qu’elle est aussi pour nous source d’inspiration. La pensée d’une table dans l’intelligence d’un menuisier produit une table et rien de plus. Mais l’œuvre d’art, qui est l’effet de l’inspiration de l’artiste, est source d’inspiration en ceux qui la contemplent. À travers elle, l’amour qui est dans l’artiste enfante un amour semblable dans d’autres âmes. Ainsi fait l’Amour absolu à travers l’univers.

Cette conception transcendante de la Providence est l’enseignement essentiel du Timée. Enseignement d’une telle profondeur que je ne puis croire qu’il ait pu descendre dans la pensée humaine autrement que par révélation.



« Banquet » de Platon


Le sujet du Banquet, c’est l’Amour, c’est-à-dire la divinité qui porte ce nom. Le texte d’Aristophane, d’inspiration incontestablement orphique, montrant l’Amour, contenu comme le germe du poussin dans l’œuf du Monde, qui éclot avec des ailes d’or, indique que l’Amour est la même chose que l’Âme du Monde. C’est donc le Fils de Dieu. Il est d’ailleurs significatif qu’Aristophane soit un des orateurs du Banquet ; son discours est même l’un des plus beaux ; pourtant Platon avait les plus graves motifs de lui en vouloir, pour les moqueries cruelles et injustes contre Socrate qui n’ont peut-être pas été sans influence sur l’issue du procès. Si néanmoins Platon a mis Aristophane dans cet ouvrage, on peut légitimement supposer que c’est précisément à cause de ces vers sur l’amour et l’œuf du Monde. D’autre part, si on lit immédiatement l’un après l’autre, en grec, le Prométhée d’Eschyle et le Banquet, on trouve dans le texte de Platon un certain nombre de mots qui semblent bien constituer des allusions à la tragédie d’Eschyle, et cela notamment dans le discours d’Agathon, poète tragique. Enfin, la mise en scène elle-même du dialogue, ce banquet où il est à peine question de nourriture, mais où il est sans cesse question de vin, l’arrivée d’Alcibiade, ivre à la fin, le discours où il assimile en un long parallèle Socrate à un Silène, c’est-à-dire à un serviteur de Dionysos, tout cela est évidemment fait pour placer l’ouvrage sous l’invocation de Dionysos. Et Dionysos est le même dieu qu’Osiris, le dieu dont on célébrait la passion, juge et sauveur des âmes, le Seigneur de la vérité.



Discours du médecin Eryximaque


186 b

Ce Dieu grand et merveilleux influe sur tout, et dans les choses humaines et dans les choses divines.


186 d

Les choses les plus ennemies et contraires sont le froid pour la chaleur, l’amer pour le doux, le sec pour l’humide et ainsi de suite. C’est après avoir appris à produire en ces choses l’amour et l’accord que notre ancêtre Esculape a constitué notre art. Ainsi toute la médecine est dirigée par le dieu Amour, comme aussi la gymnastique et l’agriculture. Pour la musique, il est tout à fait manifeste qu’il en est encore de même… À partir de ce qui est d’abord divergent, à savoir l’aigu et le grave, quand ensuite ils sont mis en proportion, l’harmonie se produit par l’effet de l’art musical. Car l’harmonie est comme un accord de voix et l’accord de voix est une certaine proportion.

De même le rythme se produit à partir du lent et du rapide, d’abords divergents, puis mis en proportion.


187 b

187 c

À ces contraires la musique, comme à d’autres la médecine, imprime la proportion, créant ainsi l’amour et l’accord mutuel ; et la musique est la science de l’amour dans le domaine de l’harmonie et du rythme.


188 b

Et encore tous les sacrifices et tout ce dont s’occupe l’inspiration prophétique — et c’est cela qui constitue l’association mutuelle des dieux et des hommes — ne concerne pas autre chose que la sécurité et la santé de ce qui appartient à l’Amour. Car toute impiété se produit quand on ne cherche pas à plaire à l’Amour ordonnateur, quand on ne l’honore pas, quand on ne le vénère pas en toute action ; mais l’autre, l’Amour de la démesure… Ce qui est assigné à l’inspiration prophétique, c’est de surveiller et de guérir les amours. La prophétie est ouvrière d’amitié entre les dieux et les hommes par la science des amours humaines dans leur rapport avec la justice et l’impiété.

L’Amour ordonnateur, c’est l’Amour divin, l’Amour de la démesure, c’est l’Amour démoniaque.


188 d

L’amour qui a sa perfection dans le bien avec la retenue et la justice, celui-là, soit chez nous, soit chez les dieux, possède la puissance suprême et il nous prépare une complète félicité en nous rendant capables de camaraderie et d’amitié entre nous et avec ceux qui valent plus que nous, les dieux.



Discours d’Aristophane


189 d

L’Amour est parmi les dieux le plus ami des hommes, leur défenseur et le médecin des maux dont la guérison serait pour l’espèce humaine la suprême félicité.


Cette comparaison entre l’Amour et un médecin, comparaison que le Christ dans l’Évangile applique à sa mission, concerne ici, comme pour le Christ, la guérison du péché originel. C’est le péché originel qui est ce mal dont la guérison constituerait pour l’homme la suprême félicité. Car aussitôt après ces lignes vient dans le texte de Platon une histoire de la félicité primitive de l’homme, de son péché, de son châtiment. Cette histoire demande à être interprétée.

L’homme était autrefois un être complet. Il avait deux visages, quatre jambes et était capable de mouvements circulaires. Il fut coupable d’orgueil et tenta de monter au ciel (ceci rappelle la Tour de Babel, mais aussi le péché d’Adam et Ève, qui voulaient être comme Dieu). Zeus voulut punir les hommes, mais sans aller jusqu’à les détruire, car en ce cas les honneurs et le culte rendus par les hommes aux dieux auraient disparu.

C’est la même raison aussi qui, dans l’hymne éleusinien à Déméter, pousse Zeus à céder à Déméter quand elle menace d’arrêter la croissance du blé et de faire mourir les hommes de faim. Cela rappelle la résolution que prend Dieu dans la Genèse, après le premier sacrifice de Noé, d’épargner désormais les hommes. Il est ainsi indiqué clairement que, si l’homme, malgré sa médiocrité et son insolence, a licence d’exister, c’est uniquement parce que Dieu veut être aimé par lui. C’est le sacrifice qui est l’unique fin de l’homme. Dieu laisse l’existence à l’homme pour que l’homme ait la possibilité d’y renoncer par amour pour Dieu.

Zeus voulant châtier l’homme sans le détruire, le coupe en deux. Les anciens pratiquaient beaucoup le procédé qui consiste à couper en deux un anneau, une pièce de monnaie, ou tout autre objet, et de donner une moitié à un ami ou à un hôte. Ces moitiés étaient conservées de part et d’autre de génération en génération et permettaient aux descendants de deux amis de se reconnaître après des siècles.

Un tel signe de reconnaissance se nommait symbole. C’est le sens primitif du mot. En ce sens, Platon dit que chacun de nous est non pas un homme, mais le symbole d’un homme, et cherche le symbole correspondant, l’autre moitié. Cette recherche, c’est l’Amour. L’Amour en nous c’est donc le sentiment de notre insuffisance radicale, conséquence du péché, et le désir, issu des sources mêmes de l’être, d’être réintégrés dans l’état de plénitude. L’Amour est donc bien le médecin de notre mal originel. Nous n’avons pas à nous demander comment produire l’amour en nous, il est en nous, de la naissance à la mort, impérieux comme une faim, nous devons seulement savoir le diriger.

Le désir charnel est une forme dégradée de cette faim de plénitude. Cette forme apparaît chez ceux et celles qui sont des moitiés d’androgynes, il n’apparaît pas chez ceux et celles qui sont complètement masculins ou féminins. Ceci pourrait faire croire à une distinction des sexes dans l’état originel, mais comme Platon dit aussi que dans cet état il n’y avait pas d’union des sexes, que la génération s’opérait autrement, il est clair qu’il se représente cet état sans distinction des sexes, et que lorsqu’il répartit ces êtres rendus à deux visages et à quatre jambes en trois classes, mâles, femelles et androgynes, c’est simplement une manière de parler. Il appelle issus des androgynes ceux qui sont enclins au désir le plus bas. C’est dit explicitement : « Ceux qui sont des moitiés de ce que nous avons nommé androgynes aiment les femmes, et la plupart des adultères sont issus de cette espèce. De même celles des femmes qui aiment les hommes et sont adultères sont issues de cette espèce » (191 e). En parlant des hommes qui sont des moitiés de mâles complets, il désigne simplement ceux qui sont capables de chasteté. Cela aussi est dit explicitement : « On ne pourrait pas croire que c’est pour le commerce des plaisirs charnels qu’ils se réjouissent si ardemment d’être ensemble. » De même pour les femmes.

Tout ce discours d’Aristophane est obscur, d’une obscurité évidemment volontaire. Mais l’idée essentielle est manifestement celle-ci. Notre vocation est l’unité. Notre malheur est d’être en état de dualité, malheur dû à une souillure originelle d’orgueil et l’injustice. La division des sexes n’est qu’une image sensible de cet état de dualité qui est notre tare essentielle, et l’union charnelle est une apparence trompeuse de remède. Mais le désir de sortir de l’état de dualité est la marque de l’Amour en nous, et le dieu Amour nous ramènera seul de cette dualité à l’unité qui est notre souverain bien. Quelle est cette unité ? il ne s’agit pas évidemment de l’union de deux êtres humains. Cette dualité qui est notre malheur, c’est la coupure par laquelle celui qui aime est autre que ce qui est aimé, celui qui connaît est autre que ce qui est connu, la matière de l’action autre que celui qui agit, c’est la séparation du sujet et de l’objet. L’unité est l’état où le sujet et l’objet sont une seule et même chose, l’état de celui qui se connaît soi-même et qui s’aime soi-même. Mais Dieu seul est ainsi et nous ne pouvons devenir ainsi que par l’assimilation à Dieu qu’opère l’amour de Dieu.


191 d

Chacun de nous est donc le « symbole » d’un homme qui a été coupé en deux à la manière des plies et chacun cherche perpétuellement le « symbole » qui lui appartient.


192 c

Et ceux qui passent leur vie ensemble sont ceux-là mêmes qui ne pourraient pas dire ce qu’ils veulent l’un de l’autre. Car on ne pourrait pas croire que ce soit pour le commerce des plaisirs charnels qu’ils ont une joie si ardente à être ensemble, mais il est manifeste que l’âme de chacun veut autre chose qu’elle n’est pas capable de dire, et elle exprime ce qu’elle veut comme par oracles et énigmes.


192 d

Si Héphaïstos demandait…

Ce que vous désirez, est-ce devenir absolument une même chose l’un avec l’autre, au point de n’être séparés ni jour ni nuit ? Si c’est là ce que vous désirez, je veux bien vous souder et vous unir en un seul être, de manière qu’étant deux vous deveniez un, et, que toute votre vie, étant un, vous meniez une existence commune. Et quand vous serez morts, là-bas aussi, dans l’autre monde, au lieu de deux vous ne serez qu’un dans la mort. Nous savons bien qu’entendant ce langage aucun ne refuserait, il serait manifeste à chacun qu’il ne veut pas autre chose, il penserait qu’il vient d’entendre exprimer par miracle cela même qu’il désirait depuis longtemps, à savoir être uni et soudé à ce qu’il aime et au lieu de deux devenir un. La cause en est que notre nature primitive était telle. Nous avons été des êtres entiers. Le désir et la recherche de l’intégrité a pour nom amour. Et à l’origine, je l’affirme, nous avons été une unité. Maintenant, à cause de notre injustice, nous avons été divisés par Dieu.


193 a

193 d

Tout homme doit encourager chacun à la piété, envers les dieux… afin que nous recevions les biens pour la conquête desquels l’Amour est notre guide et notre chef. Que nul ne lui désobéisse. Ils lui désobéissent, tous ceux qui sont odieux à la divinité. Car si nous devenons amis de Dieu et si nous sommes réconciliés avec lui, nous recevrons chacun l’objet de nos amours… Je dis cela pour tous les hommes et toutes les femmes, c’est par ce moyen que notre espèce deviendrait bienheureuse, si nous accomplissions notre amour, si chacun obtenait l’objet de ses amours par le retour à notre essence primitive. Si c’est là le bien suprême, il s’ensuit nécessairement que parmi les choses d’ici-bas le plus grand bien est celui qui s’en approche le plus, à savoir que chacun reçoive l’objet de ses amours qui lui est spirituellement essentiel. Pour chanter le Dieu qui opère en nous cela, il est juste que nous chantions l’Amour, lui qui actuellement nous est utile par-dessus tout en nous guidant vers ce qui nous est propre, et qui pour l’avenir nous donne la plénitude de l’espérance, l’espérance que si nous exerçons la piété, envers les dieux, il nous établira dans notre essence primitive, nous guérira et nous mettra dans la félicité et la béatitude.


Il apparaît dans ces lignes que non seulement l’amour charnel mais aussi l’amour platonique et l’amitié, quoique d’un ordre plus élevé, sont seulement des images de cette intégrité, de cette unité primitive à laquelle l’homme aspire du fond de l’âme. En fait Héphaïstos ne tient à personne le langage que Platon feint un moment de mettre dans sa bouche. Ce n’est pas avec un homme qu’un homme peut être ainsi indissolublement uni. C’est seulement avec Dieu. C’est seulement en redevenant l’ami de Dieu que l’homme peut espérer recevoir, dans l’autre monde, après la mort, l’unité, l’intégrité dont il a besoin.

Platon ne dit jamais tout dans ses mythes. Il n’est pas arbitraire de les prolonger. Il serait bien plutôt arbitraire de ne pas les prolonger. Dans celui-ci Platon dit qu’après que l’homme complet eut été coupé en deux, le devant du corps correspondant à la coupure, Zeus chargea Apollon de changer de côté et de mettre par devant le visage, c’est-à-dire les organes des sens, et les organes sexuels. Il est naturel d’imaginer, en prolongeant la métaphore, que dans le retour à l’état d’intégrité, tout cela devient en quelque sorte intérieur à l’être complet. Autrement dit, l’être complet est, comme Platon le dit dans le Timée de l’Âme du Monde, « connu et suffisamment aimé lui-même de lui-même », à la fois sujet et objet. C’est bien cet état que Platon indique quand il dit que celui qui aime ne fera plus qu’un avec celui qui est aimé, cet être unique doit être à la fois sujet et objet, autrement l’amour disparaîtrait et il n’y aurait aucune félicité. Bien entendu une telle intégrité n’appartient qu’à Dieu, et l’homme ne peut y avoir part que par l’union d’amour avec Dieu. Le mythe de Platon indique que l’intégrité à laquelle il arrive grâce à l’amour dans l’éternité bienheureuse est d’un ordre supérieur à celle qu’il a perdue par le péché, ce péché est ainsi une « faute heureuse », ainsi que le dit la liturgie catholique.

Il est impossible de marquer plus nettement que ne fait ici Platon que le Dieu qu’il nomme Amour est un Dieu rédempteur.

Les analogies entre l’Amour et Prométhée commencent à apparaître dans ce discours d’Aristophane. D’abord par l’épithète « le plus ami des hommes ». Eschyle dit constamment de Prométhée, dans sa tragédie, qu’il est ami des hommes, qu’il a trop aimé les mortels, même qu’il les a trop vénérés (voir les citations plus loin). Il est impossible de se montrer plus ami des hommes que Prométhée. Ce superlatif appliqué à l’Amour serait tout à fait injuste, si ce n’étaient pas deux noms du même Dieu. Une autre analogie apparaît dans le lien entre l’Amour et la colère de Zeus contre les hommes. Dans le récit d’Aristophane, Zeus songe à exterminer complètement l’humanité, mais ne le fait pas pour ne pas abolir en même temps la religion elle-même, au lieu de cela il lui inflige un mal dont l’Amour est le médecin. Dans la tragédie d’Eschyle, Zeus veut exterminer l’humanité mais ne le fait pas parce que Prométhée l’en empêche, il ne dit pas par quel moyen ; alors, au lieu de punir l’humanité, Zeus fait souffrir Prométhée. Les deux mythes sont loin d’être identiques mais ne sont pourtant pas sans ressemblance. Au reste, il ne faut pas regarder ces mythes et tous ceux qui leur ressemblent comme des récits mais comme des symboles, de sorte que des mythes différents peuvent correspondre à la même vérité vue sous telle et telle face.



Discours du poète tragique Agathon


195 a

J’affirme que parmi les dieux, l’Amour est le plus heureux, le plus beau et le plus parfait.


Donc l’Amour est l’égal de Zeus. Noter que quoique ces superlatifs soient des superlatifs de relation, il faut les comprendre comme des superlatifs absolus, car il n’y a pas chez Platon un polythéisme enfantin.


195 d

Il ne marche pas sur le dur, mais sur le tendre… Car il établit son habitation dans les cœurs et les âmes des dieux et des hommes et non pas dans toutes les âmes ; s’il en rencontre une dont le caractère soit dur, il s’en va vers celle dont le caractère est tendre, il s’y établit… Il est donc très jeune et très délicat, de plus sa substance est fluide. Car autrement il ne serait pas capable de s’insinuer de toutes parts et à travers l’âme tout entière, et il ne pourrait pas passer inaperçu comme il fait, au début, quand il entre et quand il sort, s’il était fait d’une matière dure. Une grande preuve qu’il a pour essence la proportion et la fluidité, c’est la beauté de sa forme, beauté incomparable selon l’opinion universelle, car il y a guerre perpétuelle entre la difformité et l’Amour. La beauté de son teint est indiquée par son habitation habituelle parmi les fleurs, car l’Amour ne se pose pas sur un corps ou sur une âme ou sur toute autre chose qui soit sans fleur, qui ait perdu sa fleur, mais tout lieu embelli de fleurs et de parfums, c’est là qu’il se pose et demeure.


L’Amour est représenté ici comme un dieu enfant, ce qui est d’ailleurs conforme à une certaine tradition. Quelques lignes plus haut, Agathon a critiqué Phèdre, l’auteur du premier discours, pour avoir dit, en s’appuyant sur l’autorité des Orphiques, d’Hésiode, de Parménide, que l’Amour est le premier et le plus ancien des dieux. Agathon affirme qu’il est le plus jeune. Il faut comprendre que les deux propositions, quoique contradictoires, sont vraies, que l’Amour est absolument antique et absolument jeune.

Agathon donne comme argument les histoires de guerres entre dieux dans les généalogies hésiodiques, elles n’auraient pas eu lieu, dit-il, si l’Amour avait été là, lui qui est le pacificateur des dieux ; « mais il y aurait eu amitié et paix, comme à présent, depuis que l’Amour règne sur les dieux ».


195 c

φιλία καὶ εἰρήνη ⟨ᾖν⟩, ὥσπερ νῦν, ἐξ οὗ Ἔρως τῶν θεῶν βασιλεύει (philia kai eirênê ên hôsper nun ex hou Erôls tôn thêon basileuei).


On ne voit pas d’abord l’intérêt d’un tel argument, vu que nulle part dans son œuvre, Platon n’indique qu’il attache de l’importance à ces légendes hésiodiques. Mais dans la tragédie d’Eschyle, Prométhée met fin à la guerre de Zeus et des Titans et installe Zeus sur le trône. Il dit aussi : « Quel autre que moi a délimité pour ces dieux nouveaux leurs privilèges ? » Et Agathon dit plus loin que c’est l’Amour qui a appris à chaque Dieu à exercer sa fonction propre. Remarquer qu’en nommant ici l’Amour roi des dieux Agathon en fait l’égal de Zeus ; cela ne s’oppose qu’en apparence au rapprochement avec Prométhée, rapprochement que Platon semble bien avoir voulu indiquer.

Ce que dit Platon de la fluidité de l’Amour, qui imprègne toute l’âme tout en passant d’abord inaperçu, est à rapprocher des comparaisons de l’Évangile entre le royaume des cieux et le levain, le grain de sénevé, le sel, etc… Il s’agit toujours de cette conception capitale que le surnaturel dans la nature est à la fois infiniment petit et infiniment agissant.

La relation indiquée par Platon entre la beauté de la forme, la proportion et la fluidité est extrêmement remarquable. C’est apparemment une simple allusion à une théorie qu’il suppose de ses lecteurs. Or cette théorie rend parfaitement compte de la beauté incomparable, jamais égalée, de la sculpture grecque, celle d’avant Phidias. Les statues sont faites de telle manière que la pierre semble une substance fluide qui a coulé par nappes et s’est ensuite figée dans un parfait équilibre. La parenté entre la fluidité et l’équilibre vient de ce que le fluide ne peut être rendu immobile que par l’équilibre, au lieu que le solide est maintenu par une cohérence interne. Le fluide est ainsi la parfaite balance, comme Archimède devait le démontrer. Ce passage de Platon et quelques autres semblent indiquer qu’on connaissait déjà en ce temps les théories mécaniques dont nous possédons, sous le nom d’Archimède, un exposé rigoureusement géométrique. C’est d’ailleurs bien naturel. La proportion et la beauté étaient inséparables aux yeux des Grecs, et par suite, ce qui était fluide devait toujours et partout être beau. Ces quelques lignes de Platon et leur concordance merveilleuse avec l’aspect des statues grecques fait voir combien, à cette époque, l’art était indissolublement lié, non pas simplement dans son inspiration, mais dans le secret le plus intime de sa technique, avec la religion et la philosophie et, par leur intermédiaire, avec la science. Nous avons perdu cette unité, nous dont la religion devrait être plus incarnée qu’aucune autre. Nous devons la retrouver.

Les lignes concernant l’Amour et les fleurs font penser au Cantique des Cantiques : « Mon bien-aimé se nourrit parmi les lis. »


196 c

Le plus important, c’est que l’Amour ne fait ni ne subit d’injustice, soit parmi les dieux soit parmi les hommes. Car lui, il ne souffre pas par force, quand il lui arrive de souffrir, car la force n’atteint pas l’Amour. Et quand il agit, il n’agit pas par force, car chacun consent à obéir en tout à l’Amour. L’accord qui se fait par consentement mutuel est juste, selon les lois de la « cité royale ».


Ces lignes sont, peut-être, les plus belles de Platon. C’est là le centre même de toute la pensée grecque, son noyau parfaitement pur et lumineux. La connaissance de la force comme chose absolument souveraine dans la nature tout entière, y compris toute la partie naturelle de l’âme humaine avec toutes les pensées et tous les sentiments qu’elle contient, et en même temps comme chose absolument méprisable, c’est la grandeur propre de la Grèce. Aujourd’hui on voit beaucoup de gens qui honorent par-dessus tout la force, soit qu’ils lui donnent ce nom ou d’autres noms pourvus d’une sonorité plus agréable. On en voit aussi beaucoup, quoique en nombre rapidement décroissant, qui méprisent la force. C’est qu’ils en ignorent les effets et la puissance. Ils se mentent à eux-mêmes au besoin pour ne pas s’instruire là-dessus. Mais qui connaît toute l’étendue de l’empire de la force et en même temps la méprise ? (T. E. Lawrence, le libérateur de l’Arabie, était ainsi, mais il est mort). Peut-être quelques chrétiens très proches de Dieu et de la sainteté. Mais peu vrai semblablement. Pourtant, cette double connaissance est la source la plus pure peut-être de l’amour de Dieu. Car savoir non pas abstraitement, mais avec toute l’âme, que tout dans la nature, y compris la nature psychologique, est soumis à une force aussi brutale, aussi impitoyablement dirigée vers le bas que la pesanteur, une telle connaissance colle pour ainsi dire l’âme à la prière comme un prisonnier, quand il le peut, reste collé à la fenêtre de sa cellule, comme une mouche reste collée au fond d’une bouteille par son élan vers la lumière. Il y a corrélation entre la parole du diable dans l’Évangile : « Cette puissance m’a été abandonnée », et « Notre Père, celui des cieux ».

Cette double connaissance concernant la force n’était pas commune en Grèce non plus, mais elle a été assez répandue pour imprégner toute la civilisation, du moins à la bonne époque. Tout d’abord, elle est l’inspiration même du poème de l’Iliade, elle l’éclaire dans presque toutes ses parties. De même pour la tragédie grecque, les historiens, une grande partie de la philosophie.

Voici un autre aspect de cette double connaissance. Aujourd’hui, devant un acte de violence, les uns accordent leur sympathie à celui qui exerce la violence, les autres à celui qui la subit. Il y a de la lâcheté dans les deux attitudes. Les meilleurs parmi les Grecs, à commencer par le ou les poètes de l’Iliade, savaient que tout ce qui exerce ou subit la force est pareillement et dans la même mesure soumis à son empire dégradant. Qu’on manie la force ou qu’on soit blessé par elle, de toutes manières son contact pétrifie et transforme un homme en chose. Seul mérite le nom de bien ce qui échappe à ce contact et aussi, pour une part, ceux des hommes qui, par amour, ont transporté et caché en lui une partie de leur âme.

Une telle conception de la force permet seule de répandre équitablement la même compassion sur tous les êtres qui sont plongés tout entiers dans son empire, et d’imiter ainsi l’équité du Père céleste qui répand équitablement sur tous la pluie et la lumière du soleil. Eschyle a un mot admirable pour exprimer cette équité. Il nomme Zeus Ζεὺς ἑτερορρεπής, Zeus qui penche des deux côtés (Suppliantes, v. 403).

Platon, dans ce passage, affirme aussi fortement que possible que seul est juste ce qui est tout à fait soustrait au contact de la force. Or il n’y a qu’une faculté de l’âme humaine que la force ne peut pas toucher, ni pour la contraindre à s’exercer, ni pour l’en empêcher. C’est la faculté de consentement au bien, la faculté d’amour surnaturel. C’est aussi la seule faculté de l’âme d’où ne puisse procéder aucune brutalité d’aucune sorte. C’est donc le seul principe de justice dans l’âme humaine. L’analogie nous oblige à penser que c’est aussi le principe de la justice divine. Mais comme Dieu est parfaitement juste, il est entièrement Amour.

Cet Amour qui est Dieu lui-même agit pourtant, puisqu’il est Dieu, mais il agit seulement pour autant qu’il obtient un consentement. C’est ainsi qu’il agit sur les âmes des hommes. C’est ainsi même qu’il agit sur la matière, puisque, d’après le Timée, « la nécessité a été vaincue par une persuasion sage ».

Chose plus surprenante pour un dieu, pour celui qui est le roi de tous les dieux, pour le Dieu suprême, il n’agit pas seulement, il subit : (πἁσχειν) (paskhein) veut dire à la fois être modifié, subir, souffrir. De là vient (πἁθημα) (pathêma), le mot grec employé pour désigner la Passion. L’Amour est modifié, subit, souffre, mais non pas par contrainte. C’est donc par consentement.

De nouveau on pense ici à Prométhée. Le mot ἑχών (hekôn) qui désigne le consentement, et par lequel Platon exprime cette justice parfaite qui est le monopole de l’Amour, revient plusieurs fois dans la tragédie d’Eschyle, avec insistance, ou bien est remplacé par des synonymes. Prométhée est allé se ranger contre les Titans auprès de Zeus, ἑχονθ’ ἑχοντι (hekonth’ hekonti) (v. 218), il y est allé volontiers et y a été accueilli volontiers. Plus tard il a accompli volontairement, avec consentement, l’acte qui lui vaut son malheur, ἑχὼν ἑχὼν ἥμαρτον (hekôn hekôn hêmarton) (v. 266), « volontaire, volontaire fut ma faute ». Malgré ce malheur, jamais il ne fera la volonté de Zeus tant qu’il sera dans les chaînes, mais seulement une fois libre. Cependant la réconciliation avec Zeus viendra. Si on s’en tenait au sens littéral et grossier du récit, on croirait que Prométhée doit obtenir sa liberté par la contrainte d’un chantage, mais en réalité il y aura amitié, réconciliation volontaire, consentie de part et d’autre, εἰς ἀρθμὸν ἐμοὶ καὶ φιλότητα σπεύδων σπεύδοντι ποθ’ ἥξει (eis arthmon emoi kai philôteta speudôn speudonti poth’ hêxei). « Il sera là un jour aspirant à l’union et à l’amitié avec moi qui y aspirerai » (v. 190). Voir plus loin des citations plus étendues.

Cet Amour parfaitement juste qui n’agit et ne subit que par consentement mutuel fait aussi penser au juste parfait de la République, ce juste qui est à tous égards absolument la même chose que la Justice elle-même qui habite de l’autre côté du ciel, ce juste qui doit normalement être enchaîné, fouetté et crucifié. (Voir citations plus loin.)

Enfin, ce à quoi, bien entendu, fait penser principalement cet Amour, qui est Dieu, et qui néanmoins souffre, mais non pas par force, c’est le Christ.

Remarquer que si on met ensemble le juste parfait, qui est un homme et que le supplice de la crucifixion fait mourir, et Prométhée qui est un dieu immortel, et qu’une tradition rappelée par Hésiode regardait comme perpétuellement crucifié, on obtient l’analogie de la double conception du sacrifice du Christ, sacrifice qui a été consommé une fois, mais qui par la messe se renouvelle perpétuellement jusqu’à la fin du monde.

Les rapprochements entre le juste parfait, Prométhée, Dionysos, l’Âme du Monde, d’une part, et d’autre part l’Amour, font apparaître sous tous ces noms une seule et même Personne, qui est le Fils unique de Dieu. On pourrait ajouter Apollon, Artémis, Aphrodite céleste et plusieurs autres.

Toutes ces concordances, à moins qu’on nie le caractère historique des Évangiles, ce qu’il semble difficile de faire sincèrement, ne portent pas atteinte à la foi, mais en sont au contraire une confirmation bouleversante. Elles sont même nécessaires. On voit partout — les vies des saints notamment le montrent clairement — que Dieu a voulu se lier à notre égard d’une manière telle que sa bonté même, pour s’exercer, a besoin de notre prière. Il peut donner infiniment plus que nous ne pouvons demander, car au moment où on demande, on ne connaît pas encore la plénitude de bien contenue dans ce qu’on demande. Mais après les premiers appels de la grâce, il ne donne pas sans qu’on demande. Comment Dieu aurait-il donné son Fils unique au monde si le monde ne l’avait pas demandé ? Ce dialogue rend l’histoire infiniment plus belle. En faisant apparaître cela, on pourrait donner aux intelligences d’aujourd’hui ce choc dont elles ont besoin pour porter à la foi chrétienne une attention neuve.

Si on leur disait : « Ce qui a produit cette prodigieuse civilisation antique, avec son art que nous admirons de si bas, avec cette science qu’elle a entièrement créée et que nous tenons d’elle, sa conception de la cité qui forme le cadre de toutes nos opinions, et tout le reste, ce qui l’a produite, c’est la soif prolongée pendant des siècles de cette source qui finalement a jailli et vers laquelle aujourd’hui vous ne tournez même pas les yeux… »

Si l’Amour divin est le modèle parfait de la justice, et cela parce qu’il est soustrait à tout contact avec la force, l’homme ne peut être juste qu’en se préservant pareillement du contact avec la force, et il ne peut se préserver que par amour. Par amour, il doit imiter l’Amour qui ne souffre jamais rien sans avoir consenti à le souffrir. Il est possible à l’homme aussi d’être ainsi. Il lui suffit de consentir pleinement, à tout instant, par amour pour l’ordre du monde créé par Dieu, à toutes les blessures que pourront lui apporter le cours des événements, sans aucune exception. Ce « oui » sans condition qui se prononce au plus secret de l’âme, qui n’est que silence, est entièrement soustrait à tout danger de contact avec la force. Bien d’autre dans l’âme ne peut y être soustrait. Cette méthode est simple. Il n’y en a pas d’autre. C’est l’amor fati, c’est la vertu d’obéissance, la vertu chrétienne par excellence. Mais ce oui n’a de vertu que s’il est tout à fait inconditionné. La moindre réserve mentale, même presque inconsciente, suffit à lui ôter toute efficacité. S’il est inconditionné, il transporte réellement dans les cieux, dans le sein du Père, la partie de l’âme qui le prononce. C’est une aile.

Pour imiter l’Amour divin, il faut aussi ne jamais exercer la force. Étant des êtres de chair et pris dans la nécessité, nous pouvons être contraints par une obligation stricte de transmettre la violence du mécanisme dont nous sommes un rouage, par exemple comme chefs sur des subordonnés, comme soldats sur des ennemis. Il est souvent très difficile, douloureux et angoissant de déterminer jusqu’où va l’obligation stricte. Mais il est simple de prendre comme règle de ne jamais aller vis-à-vis d’autrui ni même vis-à-vis de soi-même dans l’usage de la contrainte, même d’un millimètre au delà de l’obligation stricte, et cela non seulement à l’égard de la contrainte proprement dite, mais aussi de toutes les formes déguisées de la contrainte, la pression, l’éloquence, la persuasion qui se sert de ressorts psychologiques. N’user d’aucune espèce de contrainte ni envers autrui ni envers soi-même hors du domaine de l’obligation stricte, et ne souhaiter aucune espèce de puissance ou de prestige, même en vue du bien, c’est aussi une forme de la vertu d’obéissance. Hors de ce qui est strictement obligatoire, il faut seulement que ce qu’il y a de meilleur dans un être humain, le reflet de Dieu en lui, ou plutôt l’orientation de son désir vers Dieu, agisse par rayonnement, comme une inspiration, sur lui-même et ceux qui l’approchent. Telle est la manière propre d’agir de l’Amour divin, que nous devons imiter.


196 c

En plus de la justice, il a le plus haut degré de retenue. Car on s’accorde à définir la retenue comme la maîtrise des plaisirs et des désirs, et à dire qu’aucun plaisir n’est plus fort que l’Amour. S’ils sont moins forts, ils sont maîtrisés par l’Amour et lui les maîtrise. S’il est maître des plaisirs et des désirs, l’Amour plus que tout être possède la retenue.


Encore quelques lignes merveilleusement profondes. Nous ne sommes enivrés que par les plaisirs qui comblent, et au delà, jusqu’à déborder, les désirs qui nous poussent vers eux. Il y a alors ivresse puis rassasiement et dégoût, presque haine, puis de nouveau désir. Mais l’Amour est le désir essentiel, infini, absolu, qu’aucune joie ne peut remplir jusqu’à déborder. Même en Dieu, la joie infinie qui comble infiniment et le désir infiniment insatiable de l’Amour existent ensemble. Quant à nous, nous n’avons d’infini en nous que ce désir central. Nos joies ne peuvent être que finies, et le désir de l’Amour en nous les consume et les brûle à mesure qu’elles se produisent. Nous ne pouvons être intempérants que par erreur, quand nous croyons que pour nous rassasier il suffirait de joies un peu plus grandes que celles que nous avons connues jusqu’ici. Si on s’abandonne à l’amour, si on accepte pour lui d’avoir toujours en soi un vide jamais comblé, on a la perfection de la retenue.

Au reste, le mot de retenue comme celui de tempérance est très insuffisant pour traduire σωφροσὐνη (sophrosunê), terme beaucoup plus fort et plus beau. C’est ce terme qui est constamment employé dans l’Hippolyte d’Euripide pour désigner la chasteté virginale et parfaite. Pureté serait peut-être mieux.


196 d

Et quant à la vaillance, Arès lui-même ne peut pas tenir tête à l’Amour. Car ce n’est pas Arès qui tient l’Amour, c’est l’Amour d’Aphrodite qui lient Arès, à ce qu’on dit. Celui qui tient est plus fort que celui qui est tenu. Celui qui maîtrise, celui qui est le plus vaillant de tous doit être absolument vaillant.


Ceci semble une plaisanterie, mais c’est une apparence. Il est clair qu’Arès ne tient pas l’Amour, puisque la force n’atteint pas l’Amour. L’Amour tient Arès. C’est-à-dire que la vaillance guerrière (et toutes les formes analogues de vaillance aussi) a besoin d’un amour qui l’inspire. Un amour bas inspire un courage bas, un amour absolument pur inspire une vaillance absolument pure. Mais sans amour il n’y a que lâcheté. L’amour n’exerce jamais la force, il n’a pas d’épées en mains, et pourtant il est la source où ceux qui tiennent le glaive puisent leur vertu. Il contient en lui cette vertu sous sa forme éminente. Il contient en lui tout ce qui dans la vaillance est autre chose que la brutalité de la force armée. On ne sait pas l’imiter, aussi longtemps qu’on ne possède pas davantage de valeur guerrière que les guerriers, et cela sans être guerrier.


196 d

Reste ce qui concerne la sagesse… Ce Dieu est si savant en poésie qu’il rend même poètes les autres, car quiconque est touché par l’Amour devient poète, même si auparavant il n’avait aucune part aux Muses. C’est là pour nous un témoignage que l’Amour est un bon artiste, en un mot pour toute production artistique qui a rapport à la musique. Car nul ne peut donner ou enseigner ce qu’il n’a pas, ce qu’il ne sait pas. Et la production de tous les êtres vivants, nul ne contestera que l’Amour en possède la science qui fait naître et pousser tous les vivants. Et quant à l’exercice des tris et des techniques, ne savons-nous pas que tout ce que le Dieu a enseigné à faire est admirable et brillant et tout ce qu’il ne touche pas est ténébreux ? Apollon a découvert l’art de l’arc, la médecine, l’art des oracles, parce que le désir et l’amour le guidait, ainsi il est lui aussi l’élève de l’Amour. De même pour les Muses et la musique, Héphaïstos et la forge, Athena et le tissage, Zeus et le gouvernement des dieux et des hommes. C’est ainsi que les affaires des dieux ont été mises en ordre quand l’Amour est né, l’Amour dit beau, bien entendu, car l’Amour ne poursuit pas le laid. Auparavant, comme je l’ai dit, il y avait beaucoup d’atrocités parmi les dieux, parce qu’ils étaient sous le règne de la nécessité. Quand ce dieu apparut, le désir du beau fit surgir tous les biens chez les dieux et chez les hommes. Ainsi il m’apparaît que l’Amour le premier est lui-même absolument beau et parfait, et que c’est lui qui est cause que les autres deviennent tels.


Par cette énumération des quatre vertus, on voit que dans l’esprit de Platon, la justice, la tempérance, le courage et la sagesse ne sont pas des vertus naturelles. L’Amour surnaturel en est l’inspiration et la source immédiate, et elles ne peuvent procéder d’ailleurs. L’intelligence, là où elle est créatrice, dans la véritable poésie et même dans la technique, lorsqu’elle découvre des choses vraiment nouvelles, procède immédiatement de l’amour surnaturel. C’est là une vérité capitale. Ce n’est pas la capacité naturelle, le don congénital, ce n’est pas non plus l’effort, la volonté, le travail, qui influent dans l’intelligence, l’énergie susceptible de la rendre pleinement efficace. C’est uniquement le désir, à savoir le désir du beau. Ce désir, à partir d’un certain degré d’intensité, et de pureté, est la même chose que le génie. À tous les degrés, il est la même chose que l’attention. Si on comprenait cela, on concevrait l’enseignement tout autrement qu’on ne fait. On se rendrait compte d’abord que l’intelligence ne s’exerce que dans la joie. C’est même peut-être la seule de nos facultés à laquelle la joie soit indispensable. L’absence de joie l’asphyxie.

Les lignes où l’Amour est représenté comme un instituteur de toutes les techniques sans exception, le rapprochent plus nettement encore que tout ce qui précède de Prométhée, qui dit dans Eschyle : « Toutes les techniques sont venues aux mortels de Prométhée. » Il dit aussi que Zeus lui-même est soumis à la Nécessité, laquelle le condamne à un malheur, dont lui, Prométhée, peut seul l’affranchir. C’est encore une analogie.

Le rôle de l’Amour comme auteur de la naissance et de la croissance de tous les vivants le rapproche de Dionysos et d’Artémis, ainsi d’ailleurs que d’Osiris. Il y a là un entrelacement de symboles. Comme l’union des sexes chez les plantes et les animaux est l’image de l’Amour surnaturel, ainsi la croissance des sentences et germes produits par cette union comme des particules d’abord infinitésimales est une image de la croissance du royaume de Dieu en nous. C’est ce que signifie le grain de grenade de Proserpine, le grain de sénevé et le grain de blé de l’Évangile. La propriété de la chlorophylle de capter l’énergie solaire est aussi une image de la fonction médiatrice de l’Amour divin.


197 d

C’est lui qui nous vide d’hostilité, qui nous emplit d’amitié, qui établit ainsi toutes les espèces de réunions par lesquelles nous ne pouvons nous rencontrer les uns les autres, qui se fait notre guide dans les fêtes, dans les chœurs, dans les sacrifices. Il nous procure la douceur, il chasse de nous la sauvagerie. Il donne libéralement la bienveillance, il ne donne pas de haine. Il est propice aux bons, objet de contemplation pour les sages, d’admiration pour les dieux. Il vaut d’être poursuivi quand on en est exclu, d’être possédé quand on y a part. Il est père de la volupté tendre, des délices, des grâces, de l’attrait, du désir. Il est attentif à tout ce qui est bon, il néglige ce qui est mauvais. Dans la peine, dans la crainte, dans le désir, dans le raisonnement, il est le pilote, le guerrier, le gardien, le sauveur parfait, il est l’ordre de tous les dieux et de tous les hommes, le guide beau et parfait que tout homme doit suivre en chantant des hymnes, en prenant part à sa belle voix, par laquelle son chant touche l’esprit de tous les dieux et de tous les hommes.



Discours de Socrate


Socrate, dans cet ouvrage, ne parle pas en son nom, il répète les enseignements que lui a donnés une femme très sage, qui était venue à Athènes accomplir un sacrifice et qui, par ce sacrifice, éloigna de dix ans la peste d’Athènes. Son sexe, les circonstances et les mots d’initiation et de mystère qu’elle emploie sans cesse montrent assez qu’il s’agit d’une prêtresse de la religion d’Éleusis. Le Banquet est une réponse suffisante à ceux qui croient que Socrate et Platon méprisaient les mystères. Il y a là aussi une indication suffisamment claire que la doctrine contenue dans cet ouvrage n’est pas issue d’une réflexion philosophique mais d’une tradition religieuse. Diotime commence par faire comprendre à Socrate que l’Amour étant désir de bien, de beauté et de sagesse, n’est ni bon, ni beau, ni sage, quoique, bien entendu, il ne soit pas non plus laid, mauvais ni ignorant. Agathon a dit tout à l’heure que l’Amour possède la plénitude du bien, de la beauté et de la sagesse. Ici aussi il faut comprendre que les propositions contradictoires sont vraies en même temps. Et comme l’Amour ne souffre rien sinon de plein gré, il s’est volontairement vidé de bien, de beauté et de sagesse.

Diotime explique que l’Amour est un δαίμων (daimôn). L’usage du mot δαίμων en grec est très variable. Parfois ce mot est synonyme de θεὸς (theos), dieu. Parfois il indique un être qui est au-dessus de l’homme, qui appartient à un monde surnaturel, mais qui est au-dessous de la divinité, quelque chose comme un ange. D’ailleurs, οἱ θεοί (hoi theoi), les dieux, cela veut dire aussi parfois quelque chose comme les anges. Parfois aussi δαίμων veut dire démon au sens où nous employons ce mot. Mais ici Diotime définit l’usage qu’elle fait du mot δαίμων. Il désigne les médiateurs, les intermédiaires entre l’homme et Dieu.


202 e

L’Amour est un intermédiaire entre ce qui est mortel et ce qui est immortel… C’est un grand « daïmôn ». Et tout ce qui est de cette espèce est intermédiaire entre Dieu et l’homme. Avec quelle fonction, dis-je ? — Celle d’interpréter et de transmettre aux dieux les messages humains et aux hommes les messages divins, d’un côté les supplications et les sacrifices, de l’autre les commandements et les réponses aux sacrifices. Ce qui appartient à cette espèce, étant au milieu des uns et des autres, remplit ce milieu et relie ainsi le tout à lui-même. Par lui s’accomplit tout l’art des oracles et celui des prêtres et celui des sacrifices, et des mystères et des incantations. Dieu ne se mélange pas à l’homme, c’est par lui uniquement qu’il y a commerce et dialogue entre les dieux et les hommes.


Il est difficile de savoir si, dans l’esprit de Platon, il y a plusieurs médiateurs de cette espèce ou un seul. Il dit qu’il y en a plusieurs et que l’Amour est l’un d’eux, mais veut-il dire vraiment plusieurs êtres ou plusieurs aspects du même être ? Dans les lignes ci-dessus, il emploie le singulier comme s’il n’y avait qu’un seul être.

Le mot ἑρμηνευον (hermeneuon), qui interprète, rapproche l’Amour d’Hermès, l’interprète, le messager des dieux, qui accompagne les âmes dans l’autre monde, l’inventeur de la lyre, le dieu enfant prodige.

Dans ces lignes, l’Amour apparaît comme le prêtre par excellence.

Il ne faut pas oublier que ce dieu qui est prêtre et médiateur, qui est entre la divinité et l’homme, est le même qui est, d’après le discours d’Agathon, au moins égal à Zeus, qui enseigne à Zeus l’art de gouverner, qui est le roi des dieux.

Platon affirme ici, aussi catégoriquement que possible, que hors de cette médiation divine il ne peut y avoir aucune relation entre Dieu et l’homme : « Nul ne va au Père sinon par moi. »

Sur l’aspect arithmétique et géométrique de la notion de médiation et le rôle de cette notion dans la première découverte de la science, voir plus loin.



Mythe de la naissance de l’amour


203 b

204 b

Quand Aphrodite naquit, les dieux firent un festin, et parmi eux le fils de Sagesse, Ressource. Après le repas Misère vint pour mendier, comme c’est la coutume dans les fêtes. Elle se tint près des portes. Lui, Ressource, ivre de nectar, car le vin n’existait pas encore, entra dans le jardin de Zeus et, alourdi, il dormit. Misère, à cause du manque de ressource où elle était, voulut s’arranger pour avoir un enfant de Ressource. Elle s’étendit à ses côtés et devint grosse de l’Amour. C’est pourquoi l’Amour est né compagnon et serviteur d’Aphrodite, ayant été engendré dans la fête de sa naissance, de plus il est essentiellement amoureux du beau, et Aphrodite est belle. Comme fils de Ressource et de Misère, l’Amour est établi dans la fortune que voici. D’abord il est perpétuellement misérable, et il s’en faut qu’il soit délicat et beau comme la multitude le croit. Il est durci et desséché, nu-pieds, sans abri, toujours gisant à terre à même le sol, dormant devant les portes et sur les routes, en plein air. Ayant la nature de sa mère, il est toujours le compagnon de la privation. Mais par son père il est entreprenant à l’égard des choses belles et bonnes, courageux, toujours en marche, toujours tendu, chasseur redoutable, qui tisse perpétuellement quelque invention, désireux de sagesse, se créant des ressources, philosophant tout au long de la vie, habile dans les lamentations incantatoires et dans les remèdes, habile sophiste. Sa nature n’est ni immortelle ni mortelle, mais parfois le même jour il est florissant, il vit lorsqu’il est plein de ressource puis meurt et de nouveau ressuscite par la nature qu’il tient de son père… La sagesse concerne la suprême beauté et l’Amour est amour du beau, il aime donc nécessairement la sagesse, et aimant la sagesse il est intermédiaire entre le sage et l’ignorant. La cause en est dans sa naissance. Car son père est sage et plein de ressource, sa mère est sans sagesse et sans ressource.


Chaque mot de ce mythe délicieux est à méditer. Cinq personnages y sont nommés, Aphrodite, Sagesse, Ressource, Zeus, Misère et Amour. Si peu satisfaisant que ce soit, on ne peut traduire πόροϛ (poros) que par Ressource. Car πόροϛ n’a que deux sens, d’une part voie, passage, chemin, d’autre part, moyen, ressource. Pour obtenir une opposition avec Misère il faut prendre le sens de ressource. Mais il faut aussi retenir le sens de voie, chemin. Les Chinois nomment Dieu Tao, c’est-à-dire voie. Le Christ a dit : « Je suis la Voie. » Mais d’un autre côté, πόροϛ est l’origine des verbes πόρω ποριζω (poro, porizo), littéralement ouvrir le chemin, mais surtout procurer, fournir, donner. Si on pouvait prendre πόροϛ dans un sens voisin, cela voudrait dire don… Dans la théologie catholique, don est un nom propre du Saint-Esprit. Dans le Prométhée d’Eschyle il y a un jeu de mot sur cette racine verbale, laquelle revient trois fois en quelques vers.

τὴν πεπρωμένην χρὴ αἰσαν φέρειν (tên pepromênen chrê aisan pherein) : « Je dois supporter le sort qui m’a été donné » (participe parfait passif de πόρω) θνητοῖς γερα πόρων (thnêtois gera porôn) ayant donné un privilège aux mortels, πυρός πηγὴν… ἥ διδασχαλος… πέφηνε καὶ μέγας πόρος (puros pêgên… hê didaskalos… pephêne kai megas poros) « la source du feu… qui apparut comme une institutrice et une grande ressource » (ou un grand trésor, ou un grand don) (vers 103-108-111). Dans ce dernier vers, ce nom de πόροϛ est appliqué au feu. Il est très probable d’ailleurs qu’il y a un jeu de mots entre πῦρ et πόροϛ (pur et poros). Dans la trinité héraclitéenne, qui apparaît si clairement dans l’hymne à Zeus de Cléanthe, Zeus, le Logos, la foudre ou le feu, le feu correspond au Saint-Esprit, ce qui est aussi le cas pour plusieurs passages du Nouveau Testament « (dans l’esprit et le feu… je suis venu jeter un feu sur la terre », etc…) et la Pentecôte. On peut conclure d’abord que l’être que Platon nomme Poros est le Saint-Esprit, puisqu’il y a une étroite liaison connue de Platon et peut-être aussi d’Eschyle, entre ce mythe et celui de Prométhée.

Poros est fils de Métis, la Sagesse, dont le nom est presque le même que celui de Prométhée. Gérode raconte que la terre, Gaia — qui dans Eschyle est identique à Thémis et mère de Prométhée — avertit un jour Zeus que la Sagesse était destinée à avoir un jour un fils plus puissant que lui et qui le détrônerait. Pour éviter ce danger, Zeus mangea la Sagesse. Elle était son épouse et déjà enceinte. L’enfant sortit par la tête de Zeus, ce fut Athena.

Ici l’enfant est Poros. Si la Sagesse est le Verbe, cette généalogie n’a rien d’étonnant : Qui ex Patre Filioque procedit.

(Remarquer en passant qu’Athena est la déesse de l’olivier et que l’huile dans la religion catholique est associée aux sacrements qui ont plus particulièrement rapport au Saint-Esprit. Remarquer aussi qu’Athena se nomme Tritogénie, épithète dont le sens le plus naturel est « née en troisième ». En Égypte, c’est dans le Temple d’Athena, d’après Hérodote, que se trouve la sépulture de Celui qui a souffert une Passion. Athena est la seule divinité hors Zeus qui manie l’égide, objet étroitement lié à la foudre, laquelle est le symbole du Saint-Esprit. Mais ici il ne s’agit pas d’Athena.)

L’Aphrodite céleste est la beauté divine. Le beau étant l’image du bien et le bien étant Dieu, elle est, elle aussi, le Verbe. Hérodote dit qu’elle est passée dans la religion perse sous le nom de Mithra. Mithra est probablement cette Sagesse qui semble être apparue dans les livres sacrés d’Israël après l’exil. L’Amour a été engendré le jour de la naissance d’Aphrodite, il est son compagnon et l’aime. Ce sont deux aspects de la même personne divine, qui est ici Aphrodite en tant qu’image de Dieu, et Amour en tant que médiateur.

Cet Amour représenté tout à l’heure comme roi des dieux est ici un misérable vagabond. C’est qu’il l’a voulu. Il a voulu naître fils de la Misère. S’il s’agit ici de l’Incarnation et si Poros est le Saint-Esprit, la concordance est parfaite.

Il ne peut y avoir de misère plus radicale que celle d’être autre que Dieu. Cette misère est celle de toute créature. La création dans sa détresse a imaginé la ruse d’une femme pauvre qui espère s’associer d’une manière durable à la destinée d’un homme riche en ayant un enfant de lui, malgré lui. Elle a imaginé d’avoir un enfant de Dieu. Elle a choisi un moment où Dieu est ivre et endormi. Il faut l’ivresse et le sommeil pour une telle folie.

(Platon dit que le vin n’existait pas encore à ce moment-là. Sans doute veut-il marquer par là l’identité de l’Amour et de Dionysos.)

L’enfant est misérable comme il convient à notre frère. Ce tableau délicieux de l’amour pauvre et vagabond, toujours gisant à terre à même le sol, nous fait inévitablement songer à saint François. Mais avant saint François, le Christ était pauvre et vagabond et n’avait pas où poser sa tête. Il avait aussi la pauvreté pour compagne.

Dans ce tableau aussi il y a des mots qui semblent destinés à rappeler le Prométhée d’Eschyle. Le corps de l’Amour est desséché, αὐχμηρὸς (aukhmêros). Celui de Prométhée aussi, προσαυαινόμενον (prosauinomenon), et la fleur de son teint est perdue (v. 23). L’Amour dort, ὑπαίθριος (hupaithrios), en plein air, sans abri. Prométhée est aussi ὑπαίθριος (v. 113) et αἰθέριον κίνυγμα (aitherion kinugma), suspendu dans l’air (v. 157). « Sophiste » est l’injure d’Hermès à Prométhée. Le mot μηχανὰς (mêkhanas) — procédé, ruse, machination, moyen, invention — revient aussi sans cesse dans la tragédie. (On le trouve aussi dans l’Électre de Sophocle, aussitôt après la reconnaissance d’Électre et d’Oreste.) Eschyle parle de l’habileté de Prométhée à trouver des remèdes, φαρμαχα (pharmaca).

L’Amour est dit chasseur redoutable, ce qui l’apparente à Artémis, mais l’apparente aussi à un autre qui rassemblait autour de lui les pêcheurs. Et Prométhée aussi a capturé la chasse, θηρῶπαι (v. 109), la source du feu.

L’Amour apparaît ici comme l’auteur de l’harmonie la plus complète, au sens pythagoricien, c’est-à-dire de l’unité entre les contraires les plus contraires possibles — à savoir Dieu et la misère.


205 d

En résumé, tout désir est désir du bien et du bonheur… Il y a une doctrine qui dit que ceux qui cherchent la moitié d’eux-mêmes ce sont ceux-là qui aiment. Ma doctrine affirme que l’amour n’a pour objet ni la moitié ni le tout, à moins que par rencontre il ne soit bon. Car les hommes consentent à ce qu’on coupe leurs pieds et leurs mains, s’ils leur semblent mauvais. Je ne pense pas que chacun chérisse ce qui lui appartient, à moins qu’un homme ne nomme le bien ce qui lui est propre, ce qui lui appartient, et qu’il nomme le mal ce qui lui est étranger. Il n’y a pas d’autre objet d’amour pour les hommes, sinon le bien… En résumé, l’amour est ce par quoi on désire posséder perpétuellement le bien.


C’est là une réfutation du mythe d’Aristophane, le mythe de l’homme coupé en deux dont les moitiés se cherchent. Mais là encore il faut comprendre que les affirmations qui se contredisent sont vraies. La phrase qui semble contredire le mythe d’Aristophane en révèle souvent la véritable signification. Nous sommes bien des êtres incomplets, qui ont été coupés par violence, des fragments perpétuellement affamés de leur complément. Mais contrairement à ce que semblerait indiquer, selon la première apparence, le mythe d’Aristophane, ce complément ne peut pas être notre semblable. Ce complément c’est le bien, c’est Dieu. Nous sommes des fragments détachés de Dieu.

« Il n’y a pas d’autre objet d’amour pour les hommes, sinon le bien. » Par conséquent, sinon Dieu. Nous n’avons pas à chercher comment mettre en nous l’amour de Dieu. Il y est. Il est le fond même de notre être. Si nous aimons autre chose, c’est par erreur, par l’effet d’un quiproquo. Comme quand on court avec joie vers un inconnu, dans la rue, parce que de loin on l’a pris pour un ami. Mais tout ce qui est médiocre en nous, par instinct de conservation et au moyen de toutes sortes de mensonges, essaie de nous empêcher de reconnaître que ce que nous aimons perpétuellement du premier au dernier instant de la vie, n’est pas autre chose que le vrai Dieu. Car dès que nous le reconnaissons, toute la médiocrité en nous est condamnée à mort.

Dans la République il y a un passage plus beau et plus fort sur ce thème.



République, livre VI, 505 e


(Le bien est) ce que poursuit toute âme, ce pourquoi elle fait toutes choses, devinant que c’est quelque chose, mais étant dans une impasse et incapable de saisir suffisamment ce qu’il peut être. Et là-dessus une croyance ferme ne peut pas lui servir comme c’est le cas pour le reste. Pour cette raison elle manque aussi les autres choses et l’utilité qu’elles peuvent enfermer.


Platon compare cet amour du bien qui est toujours en nous à la vue, et la révélation du bien à la lumière. D’où cette description métaphorique de la conversion.



République, livre VII, 518 b


La formation (de l’âme) ne ressemble pas à ce qu’on prétend qu’elle est. Car ils affirment qu’ils mettront dans l’âme une connaissance qui n’y est pas innée, comme s’ils mettaient la vue dans des yeux aveugles. Mais la doctrine que je t’expose enseigne que la faculté de comprendre est innée dans l’âme de chacun, et aussi l’organe de cette faculté. C’est comme si quelqu’un était incapable de diriger l’œil vers la lumière, loin des ténèbres, sinon en même temps qu’avec le corps tout entier. De même c’est avec l’âme tout entière qu’il faut se détourner de ce qui se passe jusqu’à ce qu’elle devienne capable de supporter la contemplation de la réalité et de ce qu’il y a de plus lumineux dans la réalité ; cela nous avons dit que c’était le bien.

C’est en quoi consiste cet art, l’art de la conversion, c’est la méthode la plus facile et la plus rapide de faire que quelqu’un se retourne. Il ne s’agit pas de produire en lui la vue, on sait qu’il l’a déjà. Mais il ne la dirige pas bien et ne regarde pas où il faut. C’est cela qu’on doit trouver moyen d’obtenir.


Il y a ici encore ce mot μηχανή (mêchanê) qui revient si souvent dans Platon et dans la tragédie là où il est question de salut et de rédemption.

Le mot du Banquet : « Ma doctrine est que l’amour n’a pour objet ni la moitié ni le tout de soi-même… il n’y a rien qu’aiment les hommes, sinon le bien », est une parole très profonde. Elle détruit la notion fausse d’égoïsme. Les hommes ne sont pas égoïstes. Ils ne peuvent pas l’être. Leur malheur est de ne pas pouvoir l’être. Dieu seul est égoïste. Un homme ne peut parvenir à quelque ombre d’amour de soi que lorsqu’il sait se voir comme créature de Dieu, aimé par Dieu, racheté par Dieu. Autrement, un homme ne peut pas s’aimer soi-même.

Ce qu’on nomme généralement égoïsme n’est pas amour de soi, c’est un effet de perspective. Les gens nomment un mal l’altération d’un certain arrangement des choses qu’ils voient du point où ils sont ; de ce point, les choses un peu lointaines sont invisibles. Le massacre de cent mille Chinois altère à peine l’ordre du monde tel qu’ils le perçoivent, au lieu que si un voisin de travail a eu une légère augmentation de salaire et non pas eux, cet ordre est bouleversé. Ce n’est pas amour de soi, c’est que les hommes étant des êtres finis n’appliquent la notion d’ordre légitime qu’aux environs immédiats de leur cœur.

Ils ont le pouvoir de transporter leur cœur en choisissant quelque part un trésor. Il n’est pas si rare de voir un homme absolument dévoué à un autre homme, connu ou non de lui personnellement, à une femme, à un enfant, à un parti, à une nation, à une collectivité quelconque, à n’importe quelle cause. On ne peut dire alors qu’il est égoïste. Mais le mécanisme des erreurs de perspective reste le même, et les erreurs restent aussi graves. Un tel dévouement n’est pas plus élevé, est à peine plus élevé que ce qu’on nomme égoïsme.

Pour échapper aux erreurs de perspective, le seul moyen est de choisir son trésor et de transporter son cœur hors de l’espace, hors du monde, en Dieu.

La principale image employée par Platon dans la République, notamment dans le passage de la caverne, l’image du soleil et de la vue, fait voir exactement ce qu’est l’amour dans l’homme. On ferait un contresens complet en croyant que la métaphore de la caverne se rapporte à la connaissance et que la vue signifie l’intelligence. Le soleil est le bien. La vue est donc la faculté qui a rapport au bien. Platon, dans le Banquet, dit aussi nettement que possible que cette faculté est l’amour. Par les yeux, la vue, Platon entend l’amour. Cette image rend évidente l’impossibilité de l’égoïsme, car les yeux ne se voient pas eux-mêmes. L’irréalité des choses que Platon peint si fortement dans la métaphore de la caverne n’a pas rapport aux choses comme telles ; les choses comme telles ont la plénitude de la réalité, puisqu’elles existent. Il s’agit des choses comme objet d’amour. En cette qualité elles sont des ombres de marionnettes.

Pour comprendre cela il faut se rappeler l’image du gros animal. La société humaine, et n’importe quelle collectivité à l’intérieur de cette société, est comme un animal gros et puissant dont les goûts et les aversions seraient étudiés et rassemblés en un traité par l’homme chargé de le soigner. La morale n’est pas autre chose. Car ceux qui l’enseignent « (Ils) appellent bien ce qui fait plaisir à cet animal, mal ce qui lui répugne, et ne connaissent rien d’autre pour rendre compte de cette distinction. Ils nomment justes et belles les choses nécessaires, étant incapables de voir ni de montrer à autrui de combien diffèrent l’essence du nécessaire et celle du bien ».



République, livre IV, 493 c


Il n’y a pas d’autre morale que celle enseignée par le gros animal et ses gardiens, excepté si Dieu descend lui-même révéler le vrai bien à une âme.



République, livre VII, 492 c


Il n’y a pas, il n’y a pas eu, il n’y aura jamais d’autre éducation morale que la leur, je veux dire, ami, d’autre éducation humaine. Dieu, selon le proverbe, nous devons l’excepter. Car il faut bien savoir ceci. Celui qui est sauvé et qui devient tel qu’il doit être, les États étant constitués tels qu’ils le sont, celui-là, pour parler correctement, il faut dire qu’il a été sauvé par une prédestination de Dieu.


Excepté les prédestinés qui sont sortis de la caverne ou sont en bonne voie pour en sortir, nous choisissons tous pour trésors des biens qui ont pour substance le prestige social. Cela est vrai même pour les désirs qui semblent avoir uniquement rapport aux individus. Ainsi le désir amoureux. « L’amour sans la vanité n’est qu’un convalescent », disait La Rochefoucauld. Les plaisirs de la gourmandise, de la boisson, sont beaucoup plus sociaux qu’ils ne semblent d’abord. La richesse, le pouvoir, l’avancement, les décorations, les honneurs de toute espèce, la réputation, la considération, sont des biens d’ordre exclusivement social. Sous les noms de beauté et de vérité, presque tous les artistes et savants cherchent le prestige social. L’étiquette de bienfaisance, d’amour du prochain, cache aussi généralement le même produit.

Le prestige social, comme le mot l’indique, est de la pure illusion, quelque chose qui n’a aucune existence. Pourtant, la force est composée aux neuf dixièmes de prestige, et elle détermine tout en ce monde. C’est ce qu’indique le conte du Vaillant petit tailleur dans Grimm et d’innombrables contes semblables. Un petit homme, ayant écrasé d’un coup sept mouches, se promène par le monde en proclamant : « J’en ai tué sept d’un coup. » Un pays qui est sur le point d’être envahi par un ennemi très puissant le prend pour général. Comme il n’est jamais monté à cheval, la veille de la bataille il se fait attacher sur un cheval pour s’exercer. À sa grande épouvante, le cheval part au galop et l’emmène droit au camp des ennemis. Les ennemis, voyant arriver brusquement un cavalier au galop, le croient suivi d’une nombreuse armée et s’enfuient en désordre. Le petit tailleur devient gendre du roi.

Ce conte exprime la pure vérité. Il n’y a rien de plus réel en ce monde que la guerre, en comprenant aussi sous ce nom les conflits de force larvés, car c’est elle qui, comme dit Héraclite, fait les uns esclaves et les autres libres, les uns hommes et les autres dieux — faux dieux bien entendu. Elle est le principal moteur de la vie sociale et l’illusion en détermine presque entièrement la fortune. La guerre est faite de prestige. C’est ce qui permettait au diable de dire au Christ : « Cette puissance et la gloire qui y est attachée m’ont été abandonnées. » La valeur sociale suprême, ou plutôt unique, est le prestige. C’est bien une ombre, c’est un mensonge.

Les choses qui projettent cette ombre sont, dit Platon, des marionnettes. C’est-à-dire des choses réelles, mais artificielles, fabriquées comme images de choses réelles et naturelles. Ces marionnettes, ce sont les institutions sociales. Le bien que l’avare croit trouver dans l’or est une illusion, une ombre. La monnaie au contraire, en tant que moyen d’échange, est un bien, mais un bien de pure convention. Il y a une grande différence entre illusion et convention. La convention a une certaine réalité, mais de second ordre et artificielle. Si on cessait de regarder l’or comme une monnaie, il n’y aurait plus aucune valeur dans l’or. Si on ne lui reconnaissait d’autre valeur que son usage dans la circulation des marchandises, il n’y aurait en lui que du bien, quoique limité et de rang très bas, mais sans mélange de mal. Le bien contenu dans le sourire de Louis XIV, bien pour lequel la plupart des Français du xviie siècle se seraient fait tuer, était une ombre. Le bien attaché à la personne d’un homme placé sur le trône était réel, mais seulement par rapport à l’institution de la royauté, et d’une manière purement conventionnelle. Institution de la monnaie, institution de la royauté, telles sont les marionnettes dont les ombres se succèdent sur le mur de la caverne. Dans toutes les institutions humaines on trouve en fait des images de vérités d’ordre surnaturel, c’est pourquoi Platon les nomme des marionnettes, images des êtres réels. Mais on ne perçoit cette ressemblance que lorsqu’on les contemple en tant qu’institutions, lorsqu’on s’est détourné des ombres, c’est-à-dire du prestige. C’est une opération qu’on croit facile, qu’on croit même toujours avoir déjà faite. Car le prestige auquel on est attaché, on ne le reconnaît pas comme tel. La renonciation totale à tout prestige est ce que saint Jean de la Croix nomme nudité spirituelle. Par elle seule on atteint Dieu. C’est pourquoi le Christ a dit : « Le Père qui est dans le secret. » C’est le même que le Père qui est aux cieux. Par malheur pour nous, le secret est aussi loin, à une distance aussi inaccessible que les cieux. Car tous, sauf quelques élus, nous sommes dévorés d’attachement au prestige.

Le Christ, tout au long de sa vie, a eu très peu de prestige. Il en a été totalement dépouillé après la Cène. Mais aussi ses disciples l’ont tous abandonné. Pierre l’a renié. Il est enveloppé aujourd’hui et voilé du prestige lié à l’existence de l’Église et à vingt siècles d’histoire chrétienne. De son vivant il était extrêmement difficile de lui rester tout à fait fidèle dans le malheur. Aujourd’hui il y a une difficulté plus grande. Du fait de ce prestige qui fait écran, on peut être fidèle jusqu’à la mort sans qu’il soit sûr que c’est à lui qu’on soit fidèle. Il n’est pas impossible même sans doute d’être martyr sans jamais être sorti de la caverne, sans jamais avoir détourné le regard des ombres qui se succèdent sur la muraille.

Platon a su que la justice réelle et parfaite doit être sans prestige. C’est l’absence de prestige, et non pas la souffrance, qui est l’essence même de la Passion. Les mots d’Isaïe « homme de douleurs, expert en maladies », n’ont de vrai sens que pour un peuple, où la maladie était méprisée. Mais la maladie aurait été trop peu. Il fallait une souffrance de caractère pénal, car l’homme n’est vraiment dépouillé de toute participation au prestige social que quand la justice pénale l’a retranché de la société. Aucune autre espèce de souffrance n’a ce caractère de dégradation irréductible, ineffaçable, qui est essentiel à celles qu’inflige la justice pénale. Mais il faut que ce soit vraiment la justice pénale, celle qui s’abat sur des criminels de droit commun. Un homme persécuté et condamné pour sa fidélité à une cause, à une collectivité, à une idée ou à une foi, pour des raisons nationales, politiques ou religieuses, ne subit pas cette perte totale de prestige. Quand même il subirait la mort après beaucoup de tortures et d’humiliations atroces, ses souffrances restent très loin de celles de la Croix. Bien que le Christ ait été en un sens le premier des martyrs, leur maître et leur modèle à tous, en un autre sens il est encore plus vrai de dire qu’il n’a pas été même un martyr. Il a été ridiculisé comme ces fous qui se prennent pour des rois, puis a péri comme un criminel de droit commun. Il y a un prestige attaché au martyr dont il a été tout à fait privé. Aussi n’est-il pas allé au supplice dans la joie, mais dans la défaillance de toutes les forces de l’âme, après avoir vainement supplié son Père de l’épargner et avoir vainement demandé à des hommes de le consoler.

Ce caractère essentiellement, irréductiblement pénal de la souffrance rédemptrice, les Grecs l’ont très bien senti. Il est manifeste dans l’histoire de Prométhée. Il l’est aussi dans le tableau des souffrances du Juste parfait, tel que le fait Platon dans la République.



République, 360 e, 361 b, 362 a, 367 b, 367 e


N’ôtons rien ni à l’injuste de son injustice, ni au juste de sa justice, mais posons chacun parfait à sa manière… Le juste, dressons-le par nos paroles, homme simple et généreux, voulant, selon, le mot d’Eschyle, non pas l’apparence mais la réalité du bien. Il faut donc lui enlever l’apparence… Il faut qu’il soit rendu nu de toutes choses excepté la justice… que ne commettant rien d’injuste, il ait la plus grande réputation d’injustice, afin que ce soit une pierre de touche pour sa justice, si sa mauvaise réputation et ses conséquences ne la font pas fondre, si au contraire il reste inébranlable, paraissant injuste toute sa vie, mais réellement juste. De cette manière, quand ils seront allés l’un et l’autre (i.e. le juste et l’injuste) jusqu’au dernier point l’un de la justice, l’autre de l’injustice, on discernera lequel des deux est plus heureux. Étant dans cet état d’âme, le juste sera fouetté, on le mettra à la torture, on l’enchaînera, on lui brûlera les yeux, et, à la fin, après lui avoir infligé toutes les douleurs possibles, on le mettra au poteau, il saura alors qu’il ne faut pas vouloir la réalité mais l’apparence de la justice. Ne nous montre pas seulement par tes paroles que la justice vaut mieux que l’injustice. Montre en quoi consiste l’opération par laquelle chacune, en elle-même, par elle-même, rend celui qui la possède bon ou mauvais. Enlève les apparences… Car si tu n’enlèves pas à l’une et à l’autre l’apparence véritable en la remplaçant par l’apparence fausse, nous dirons que tu ne loues pas la justice mais la réputation de justice, que tu ne blâmes pas l’injustice mais la réputation d’injustice et que tu conseilles d’être réellement injuste mais sans le laisser voir… Donc ne nous montre pas seulement par tes paroles que la justice vaut injustice mais en quoi consiste l’opération par laquelle chacune en elle-même par elle-même rend celui qui la possède, que son état soit caché ou manifeste aux dieux et aux hommes, dans un cas bon, dans l’autre mauvais.


Qui serait ce juste parfait, au cas où il existerait, on le voit dans un autre passage de la République.



République, livre V, 472 b


Si nous trouvons ce que c’est que la justice, estimerons-nous que l’homme juste aussi ne doit différer d’elle en rien, mais qu’il doit être à tous égards la même chose que la justice ? Ou serons-nous satisfaits s’il est plus proche d’elle que les autres et y a plus de part ? Soyons satisfaits ainsi, dit-il. Mais pour avoir un modèle, nous avons cherché ce que c’est que la justice en elle-même, et l’homme parfaitement juste, au cas où il existerait, et comment il serait s’il existait, de même pour l’injustice et l’injuste, cela afin de les contempler l’un et l’autre et de voir si la béatitude ou son contraire est manifeste en chacun, car ainsi nous sommes contraints d’admettre aussi pour nous que celui qui est le plus semblable à l’un des deux a aussi le sort le plus semblable au sien. Mais nous n’avons pas eu pour but de démontrer que tout cela peut exister. Ainsi un peintre qui aurait peint le modèle de ce que serait l’homme le plus beau et en aurait tracé une image satisfaisante, l’estimerait-on moins bon peintre parce qu’il ne saurait pas démontrer la possibilité qu’un tel homme existe ?


Comparer à ce texte celui du Théetète :



Théetète, 176 a, 177 a


Il faut s’efforcer de fuir au plus vite d’ici-bas. La fuite est l’assimilation à Dieu, pour autant qu’elle est possible… L’assimilation consiste à devenir juste et saint avec sagesse… Dieu n’est jamais d’aucune manière injuste, il a le suprême degré, de justice, rien ne lui est plus semblable que celui de nous qui serait tout à fait juste… Il y a, ami, dans la réalité, deux modèles, l’un divin et parfaitement bienheureux, l’autre privé de Dieu et tout à fait misérable. Mais ces gens ne voient pas qu’il en est ainsi, et dans leur extrême et stupide folie, ils ne s’aperçoivent pas que leurs actions injustes les rendent semblables au second et dissemblables au premier.


Sur la pitié due à ces fous, et la rareté des véritables justes, il y a quelques lignes dans la République.



République, livre II, 366 c


Si quelqu’un a une connaissance suffisamment certaine que la justice est le plus grand des biens, il sera plein de pardon pour les hommes injustes, il ne s’irritera pas contre eux, il saura que sauf en qui se trouve innée une aversion surnaturelle contre l’injustice, et ceux qui s’en éloignent après avoir reçu la connaissance parmi les autres personnes n’est juste de plein gré, c’est la lâcheté, la vieillesse ou quelque autre faiblesse qui leur fait blâmer l’injustice qu’ils sont hors d’état d’accomplir.


Il y a dans ces lignes comme un écho de la parole « Pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font ». Les lignes concernant la ressemblance avec le mauvais modèle rappellent la parole : « Je ne viens pas juger… ils se jugent eux-mêmes. »

Le fragment concernant le juste parfait expose l’idée d’incarnation divine plus clairement qu’aucun texte grec. Car il est dit dans le Phèdre que la justice en soi se trouve dans le lieu, situé, par delà le ciel, où Zeus, accompagné des dieux et des âmes heureuses, prend son repas. On voit dans le Timée que ce qui est dans ce lieu, c’est l’Âme du Monde, le Fils unique. Les hommes justes sont simplement très proches de la justice, ils y ont une très grande part. Mais pour qu’un homme « ne diffère en rien de la justice en soi », soit en tous égards la même chose qu’elle, « il faut que la Justice divine descende sur terre de par delà le ciel, μηδὲν αὐτῆς ἐκείνης διαφέρειν… ἀλλὰ πανταχῇ τοιοτοῦν εἶναι οἶον δικαιοσύνη ἐστιν (mêden autês ekeinès diapherein alla pantachê toiouton einai hoion dikaiosunê estin).

Platon se refuse avec raison à démontrer que pareille chose soit possible. Mais on ne peut douter de sa pensée intime à ce sujet, si on se souvient que le centre de son inspiration est la preuve ontologique, la certitude que le parfait est plus réel que l’imparfait.

Le modèle des hommes à peu près justes ne peut être qu’un homme parfaitement juste. Les hommes à peu près justes existent. Si leur modèle est réel, il doit avoir l’existence terrestre, en un point de l’espace, en un moment du temps. Il n’y a pas d’autre réalité pour un homme. S’il ne peut avoir cette existence, il n’est qu’une abstraction. Est-il acceptable qu’une abstraction constitue le modèle et la perfection d’être réels ?

Il faut bien faire attention que Platon affirme nettement que la justice en soi n’est pas un modèle suffisant. Le modèle de la justice pour les hommes, c’est un homme juste.

C’est lui sans doute qui est aussi le modèle divin et bienheureux du Théetète. Quand Platon parle d’assimilation à ce modèle, le mot d’assimilation a le sens que nous lui donnons aujourd’hui, il s’agit de ressemblance. Seulement le sens est plus rigoureux, il s’agit d’une ressemblance telle qu’elle existe entre deux cartes géographiques à deux échelles différentes, où les distances sont différentes, mais les rapports identiques. Car le mot assimilation, en grec, et surtout chez un pythagoricien comme Platon, est un terme géométrique qui se rapporte à l’identité de rapports, à la proportion. Quand Platon parle d’assimilation à Dieu, il ne s’agit plus de ressemblance, car aucune ressemblance n’est possible, mais de proportion. Une proportion n’est possible entre les hommes et Dieu que par une médiation, le modèle divin, le juste parfait est médiateur entre les justes et Dieu. Là-dessus voir plus loin ce qui concerne la doctrine pythagoricienne.

Tout porte à croire que l’Amour absolument juste du Banquet est la même chose que le modèle divin du Théetète et le juste parfait de la République.

Pour que la justice divine puisse être pour les hommes un modèle à imiter, il ne suffit pas qu’elle soit incarnée en un homme. Il faut encore qu’en cet homme l’authenticité de la justice parfaite soit manifeste. Pour cela il faut qu’en lui la justice soit vue sans prestige, nue, dépouillée de tout l’éclat que donne la réputation de la justice, sans honneur. Cette condition est contradictoire. Si la justice apparaît, elle est voilée d’apparence, enveloppée de prestige. Si elle n’apparaît pas, si personne ne sait que le juste parfait est juste, comment servirait-il de modèle ?

La justice réelle est également dissimulée par l’apparence de justice et par l’apparence d’injustice. Pour qu’elle serve de modèle, il faudrait justement qu’elle soit vue nue, sans apparence. Cela est absurde. Ainsi il ne sert de rien qu’elle soit ici-bas sur terre. Sa présence est inutile si le contact avec elle nous manque.

Nous n’avons accès qu’aux apparences et les apparences sont du prestige appartenant au royaume de la force. L’apparence de la justice est un moyen de se procurer certains avantages et on l’obtient par certains procédés. Elle fait partie des rouages de la nécessité. Il y a une disinfinie entre l’essence du nécessaire et celle du bien. Notre monde est le royaume de la nécessité. L’apparence de la justice est de ce monde. La justice réelle n’en est pas.

Les contradictions insolubles ont une solution surnaturelle. La solution de celle-ci est la Passion. Mais ce n’est vraiment une solution que pour les âmes entièrement possédées par la lumière de la grâce. Pour les autres, la contradiction demeure. Pendant les jours où le Christ a été, comme le souhaitait Platon, entièrement dépouillé de toute apparence de justice, ses amis eux-mêmes n’ont plus eu tout à fait conscience qu’il était parfaitement juste. Autrement auraient-ils pu dormir pendant qu’il souffrait, s’enfuir, le renier ? Après la Résurrection, le caractère infamant de son supplice a été effacé par la gloire, et aujourd’hui, à travers vingt siècles d’adoration, la dégradation qui est l’essence même de la Passion ne nous est presque plus sensible. Nous ne pensons plus qu’à la souffrance, et encore vaguement, car les souffrances qu’on imagine manquent toujours de pesanteur. Nous ne nous représentons plus du tout le Christ mourant comme un criminel de droit commun. Saint Paul lui-même écrivait : « Si Jésus-Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine », et pourtant l’agonie sur la Croix est quelque chose de plus divin que la Résurrection, elle est le point où se concentre la divinité du Christ. Aujourd’hui le Christ glorieux voile pour nous celui qui a été fait malédiction, et ainsi nous risquons d’adorer sous son nom l’apparence et non pas la réalité de la justice.

En somme, le bon larron seul a vu la justice telle que la concevait Platon, discernée parfaite et nue à travers l’apparence d’un criminel.

Platon, en allant supposer que le juste parfait n’est pas reconnu comme le juste, même par les dieux, pressent la parole la plus perçante qu’il y ait dans l’Évangile : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

La raison que donne Platon à la souffrance du juste parfait est différente de celle de rachat, de substitution du châtiment qui apparaît dans le christianisme et déjà dans le Prométhée d’Eschyle. Mais il y a un lien entre les deux idées. C’est à cause du retournement opéré dans les choses par le péché originel qu’il y a cette incompatibilité entre l’apparence et la réalité qui oblige la justice parfaite à apparaître ici-bas sous la forme d’un criminel condamné. Si nous étions innocents, l’apparence serait la couleur même du réel et non pas un voile à déchirer.

C’est parce que l’apparence est fausse que le désir, qui est perpétuellement notre être même, bien qu’il soit désir du bien, nous porte toujours au mal aussi longtemps que nous n’avons pas accompli l’opération de conversion.

L’image de la caverne décrit cette opération d’une manière bien connue.

Dans le Banquet, on trouve aussi un tableau des étapes de l’âme vers le salut. Il s’agit là du salut par la beauté.

Diotime commence par la théorie de l’amour charnel comme étant le désir d’engendrer dans la beauté en vue de l’immortalité. La génération est ce qu’il y a d’indestructible dans la vie animale. Le désir d’éternité qui est en nous se trompe et va d’abord vers cette image matérielle de l’éternité. Par un lien mystérieux dont Platon ne cherche pas ici à rendre compte, le désir de génération est suscité ici par la beauté. La beauté charnelle puisqu’il s’agit de génération charnelle. Parallèlement, chez ceux qui en sont capables, la beauté spirituelle suscite un désir de génération spirituelle, l’amour alors fait naître des vertus, des connaissances, des œuvres de l’esprit.

(Remarquer que Platon ici ne regarde comme légitime en fait d’amour charnel que celui qui est dirigé vers la génération des enfants, ce qui réfute les accusations calomnieuses d’immoralité.)

Les étapes du progrès de l’âme décrites ici mènent de la considération de la beauté physique chez un être à la considération de la beauté physique partout où elle se trouve. De là à la beauté des âmes, de là à la beauté dans les lois et les institutions, de là à la beauté dans les sciences, de là on parvient à l’accomplissement de l’amour, à la contemplation de la beauté elle-même.



Banquet, 210 d, 211 a, 211 b


… afin qu’il voie la beauté des sciences et regarde enfin vers l’abondance de la beauté… se tournant vers la vaste mer du beau et la contemplant, il enfantera des doctrines vastes, belles et grandes et beaucoup de pensées dans une philosophie généreuse jusqu’à ce qu’étant ainsi fortifié et mûri, il discerne une science unique qui est celle du beau que voici.

Car celui qui en est venu à ce point de l’éducation amoureuse, en considérant les belles choses dans l’ordre et correctement, parvenu à l’accomplissement de l’amour, soudain il contemplera une espèce miraculeuse de beau… Tout d’abord éternellement réel, qui ne naît pas, ne périt pas, ne s’accroît pas, ne s’épuise pas. Puis ce n’est pas une beauté qui soit belle sous un aspect, laide sous un autre, belle à un instant et non à un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en un lieu, laide en un autre, belle pour les uns, laide pour les autres. Et le beau ne lui apparaîtra pas comme étant un visage ou des mains, ou quoi que ce soit de corporel, ou une doctrine, ou une science, et il ne lui apparaîtra nullement comme résidant dans une chose, dans un être vivant, ou dans la terre ou le ciel ou dans quoi que ce soit. Ce sera le beau lui-même, par lui-même, avec lui-même, d’essence unique, éternellement réel. Toutes les belles choses ont part à lui, mais d’une manière telle que lorsqu’elles naissent et périssent lui n’a ni accroissement ni diminution ni aucune modification.


211 b

211 c

Quand quelqu’un… s’est mis à contempler ce beau-là, il a à peu près atteint la perfection.

… il sait enfin ce que c’est que le beau.


212 a

Penses-tu que ce soit une vie médiocre, celle de l’homme qui regarde en ce lieu, qui le contemple par l’organe qui convient et qui s’unit à lui. Songes-y ; c’est là, c’est celui-là seul, celui qui voit le beau avec l’organe capable de le voir, c’est à lui qu’il arrivera d’enfanter, non pas des simulacres de vertu, car il n’a pas saisi un simulacre, mais des vertus vraies, parce qu’il a saisi le vrai. Et enfantant et nourrissant la vertu vraie, il lui est accordé d’être ami de Dieu ; et si jamais un homme est devenu immortel, il le deviendra.


212 b

En cette affaire, on trouverait difficilement pour la nature humaine un meilleur collaborateur que l’Amour.


Ces textes montrent combien se trompent ceux qui regardent les idées de Platon comme des abstractions solidifiées. Il est question ici d’un mariage spirituel avec le beau, mariage grâce auquel l’âme enfante réellement des vertus. De plus, le beau ne réside pas en autre chose. Il n’est pas un attribut. C’est un sujet. C’est Dieu.

La formule qui revient si souvent dans Platon, αὐτὸ καθ’ αὑτὸ μεθ’ αὑτοῦ (auto kath’ hauto meth hautou), lui-même, à travers lui-même, avec lui-même, pourrait bien avoir rapport à la Trinité. Car cette formule indique deux relations à l’intérieur d’une unité. Et n’est-ce pas exactement ainsi que saint Thomas définit la Trinité ?

D’autre part, Platon dit que celui qui contemple le beau lui-même est presque arrivé au bout. Cela indique qu’il y a autre chose. Dans le mythe de la caverne, le dernier objet de contemplation, immédiatement avant le soleil, est la lune. La lune est le reflet, l’image du soleil. Le soleil étant le bien, il est naturel de supposer que la lune est le beau. En disant que celui qui a atteint le beau est à peu près arrivé, Platon suggère que le beau suprême est Fils de Dieu,

Dans la mythologie grecque, le beau absolu est l’Aphrodite céleste.

(Soit dit en passant, l’usage de la lune comme symbole du Fils convient d’autant mieux que la lune subit une diminution, une disparition, puis renaît ; ainsi elle convient aussi comme symbole de la Passion. Certains détails du mythe d’Osiris s’expliquent ainsi. Un taureau représente Osiris, à cause des cornes du croissant lunaire. Son corps est divisé en quatorze morceaux, et quatorze est le nombre des jours qui séparent la pleine lune de la nouvelle lune. Isis en rassemble treize, et treize est le nombre des mois lunaires dans l’année. Quant à Isis, elle est identique à Déméter, la divinité maternelle dont le symbole est la terre. Plutarque dit aussi qu’Osiris est le principe de l’humidité qui féconde, de la sève, rôle que les anciens attribuaient à la lune. Zagreus, d’autre part, est appelé par Nonnos le nouveau-né cornu qui monte au trône de Zeus et saisit la foudre. Les Titans le prennent au piège, les Titans sont douze et en comparant leurs noms dans Hésiode avec les signes du Zodiaque on trouve plusieurs correspondances. Pour leur échapper, il prend plusieurs formes, la dernière est celle d’un taureau, c’est-à-dire de nouveau une forme cornue. Sous cette forme, les Titans le tuent. Cette histoire peut facilement s’appliquer aux phases de la lune. Sophocle appelle Dionysos : « Feu, chef du chœur des astres qui respirent, gardien des voix nocturnes, répartiteur ». Tout cela s’applique bien à la lune, la dernière épithète à cause des mois. Remarquer qu’en forçant un peu, on peut retrouver dans le jour, le mois et l’année quelque chose comme, le rapport de médiation. L’Hippolyte d’Euripide n’est explicable que par une identification d’Artémis et de Dionysos, car Hippolyte est un orphique, initié aux mystères d’Éleusis. L’arc d’Artémis et d’Apollon, la lyre d’Apollon et d’Hermès (car Hermès, d’après l’hymne homérique, est le dieu enfant inventeur de la lyre) rappellent par leur forme le croissant lunaire. Pan lui aussi est un dieu cornu. Son nom veut dire tout. Platon nomme sans cesse l’Âme du Monde le tout et il dit dans le Cratyle que Pan est le λόγος (logos). Beaucoup de choses se trouvent éclaircies dans la mythologie si on suppose que tout ce qui a rapport à la lune, à des cornes parce qu’elles sont images de la lune, et à la sève, végétale, symbolise le Verbe. D’autre part des divinités comme Athéna et peut-être Héphaïstos semblent correspondre au Saint-Esprit. Athéna a été enfantée par Zeus seul. Héphaïstos est fils d’une union légitime. Tous les autres enfants de Zeus viennent d’une union adultère. C’est peut-être là un symbole du scandale, de la folie qu’implique l’union de Dieu et de sa créature. En ce cas tous ces enfants de Zeus seraient des noms du Verbe. Hestia le feu central est le Saint-Esprit.)

Le beau absolu est quelque chose d’aussi concret que les objets sensibles, quelque chose qu’on voit, mais par la vue surnaturelle. Après une longue préparation spirituelle, on y a accès par une sorte de révélation, de déchirure : « Soudain, il apercevra une espèce miraculeuse de beau. » C’est la description d’une expérience mystique. Ce beau n’est pas modifié quand les belles choses naissent et périssent, quoiqu’elles soient belles seulement par participation à lui. C’est là la suprême consolation de tout mal. Aucun mal ne fait de mal à Dieu. Celui qui voit le beau absolu par le seul organe auquel il soit visible, c’est-à-dire l’amour surnaturel, met son trésor et son cœur hors d’atteinte de tout mal.

L’ordre des étapes énumérées par Platon peut surprendre. De la beauté sensible il passe à la beauté des âmes, c’est-à-dire la beauté morale, l’éclat de la vertu. Quand nous voulons louer une action qui nous a vraiment beaucoup touchés, nous ne disons pas « c’est bien » mais « c’est beau », et si les saints nous attirent c’est que nous sentons en eux de la beauté. La vertu ne nous touche qu’autant qu’elle est belle. L’analogie entre cette beauté et la beauté sensible est très mystérieuse. Un certain équilibre presque impossible à définir est le secret de l’une et de l’autre. Les lois et les institutions comportent un autre équilibre qui est comme à l’intersection de la vertu et de la nécessité naturelle. Mais il est presque impossible de deviner ce que Platon a exactement dans l’esprit : si c’est la cité comme métaphore, comme image grossie de l’âme, telle qu’elle est étudiée dans la République, ou une étude de l’harmonie propre aux rapports sociaux, telle qu’on la trouve dans la Politique. En tout cas, la notion pythagoricienne d’harmonie comme union des contraires et la combinaison de ce qui limite et de ce qui est illimité, doivent dominer ces trois études successives. Quant à la beauté dans les sciences, ce n’est pas autre chose, que la beauté de l’ordre du monde, saisi à travers la nécessité la plus rigoureuse, celle qui est la matière de la démonstration mathématique, car Platon nomme sciences la mathématique pure et appliquée. Il n’est pas étonnant que ce soit la dernière étape. Celui qui contemple avec amour l’ordre du monde parviendra un jour au moment où soudain il contemplera autre chose, un beau d’une espèce miraculeuse.

Dans la voie que trace ici Platon, il n’est pas question de Dieu tant que le contact réel n’a pas été établi par l’expérience mystique, ni même alors, sinon par allusion. C’est la grande différence avec la voie chrétienne, dans laquelle on parle de Dieu longtemps avant d’avoir le moindre soupçon de ce que ce mot signifie. L’avantage est que ce mot par lui-même a un pouvoir, l’inconvénient est que l’authenticité est moindre. En tout cas, la différence ne doit pas faire méconnaître l’identité essentielle.


Dans tous les textes précédents, Platon parle de Dieu dans son rapport avec la création ou avec l’homme. Mais il y en a un où il décrit la joie parfaite et infinie en Dieu. C’est dans le Phèdre.



Phèdre, 246 e, 247 c, 247 d, 247 e


Le grand souverain, Zeus, conduisant son char ailé, s’avance le premier, veillant à l’ordre de toutes choses. Il est suivi par l’armée des dieux et demi-dieux disposée sur onze rangs. Car Hestia seule reste dans la demeure des dieux… Quiconque le veut et le peut vient à la suite, car l’envie n’a pas place dans le chœur des dieux. Quand ils vont au repas, au festin, ils s’avancent jusqu’à l’extrême sommet du ciel et ils y montent… Les âmes de ceux qu’on nomme immortels arrivées au sommet, s’avancent dehors, se tiennent debout sur le dos du ciel et debout se laissent porter par la révolution circulaire en regardant ce qui est hors du ciel.

Le lieu hors du ciel, nul poète ici-bas ne l’a chanté ni ne le chantera dignement. Voici comment il est. L’essence sans couleur, sans forme, sans rien qu’on puisse toucher, et réelle, ne peut être contemplée que par le maître de l’âme, par l’esprit. L’essence de la connaissance vraie qui la concerne a le même lieu. La pensée de Dieu se nourrissant d’esprit et de connaissance sans mélange, et celle de toute âme qui doit recevoir ce qui lui convient, à travers le temps, regardant l’être, elle aime et contemple et mange la vérité et se trouve bien, jusqu’à ce que le mouvement circulaire l’ait ramenée au même point. Au cours du mouvement, elle voit la justice elle-même, elle voit la pureté, elle voit la connaissance, non pas celle qui se produit, qui est autre en autre chose, celle que nous aujourd’hui nommons de ce nom, mais la science qui est réelle dans la réalité de son être, et de même toutes les réalités, elle les contemple réellement et les mange. Puis se glissant de nouveau à l’intérieur du ciel, elle rentre chez elle.


La vie de Dieu consiste en un acte de Dieu qui est à la fois contemplation et communion. Dieu se mange éternellement lui-même et se contemple lui-même. Ce sont deux relations en Dieu. C’est la Trinité.

Le grand malheur de l’homme, senti très vivement dans l’enfance, et qui explique beaucoup d’égarements humains, c’est que pour l’homme regarder et manger sont deux opérations différentes.



Phèdre, 249 e, 250 d


Toute âme d’homme, par essence, a contemplé la réalité… La réminiscence des choses de là-bas à partir de celles d’ici n’est pas facile pour tout homme. Il y en a un petit nombre à avoir une part suffisante de mémoire. Celles-là, quand elles voient une image des choses de là-bas, sont prises d’étourdissements, perdent la possession d’elles-mêmes, mais ignorent ce qui leur arrive faute d’un discernement suffisant. La justice, la pureté et toutes les vertus de l’âme sont sans aucune splendeur dans leurs reproductions d’ici-bas, mais un petit nombre avec peine par des instruments indistincts, allant à leurs images, contemplant l’essence des modèles. Mais la beauté alors était resplendissante à voir…

… La beauté brillait avec elles dans leur procession. Et venus ici-bas, nous la saisissons elle-même par le plus clair de nos sens dans son éclat si manifeste. Car la vue est le plus aigu des sens corporels, mais elle ne voit pas la sagesse. Car la sagesse susciterait de terribles amours, si elle produisait de la même manière une image manifeste d’elle-même qui entre par la vue. Et de même pour tout ce qu’on aime. En fait la beauté seule a cette destination d’être ce qu’il y a de plus manifeste et de plus aimé.


Platon dit qu’ici-bas nous voyons la beauté elle-même. Dans son vocabulaire, cela veut dire que l’Idée du Beau elle-même, la Beauté divine elle-même, est accessible aux sens humains. Mais quelques lignes plus loin, parlant du trouble causé par la beauté d’un être humain, il dit que cette beauté est de même nom que le Beau en soi. Elle n’est donc pas le Beau en soi. Ce qui est la beauté même de Dieu rendue saisissable pour les sens, c’est la beauté du monde, comme le Timée le fait apparaître. La beauté d’une jeune fille ou d’un adolescent est seulement de même nom.

La beauté du monde est celle même de Dieu, comme la beauté du corps d’un être humain est celle même de cet être.

Mais la sagesse, la justice et le reste, ne peuvent nous apparaître dans le monde, mais seulement dans un être humain qui serait Dieu.



Prométhée


Le nom de Prométhée veut dire exactement Providence.

Hésiode raconte que Prométhée a été arbitre d’une contestation entre les dieux et les hommes (ἐκρίνοντο θεοὶ θνητόι τ’ἄνθρωποι. Théogonnie, v. 535) concernant la part respective qui devait revenir aux uns et aux autres dans les bêtes sacrifiés, et qu’il a attribué la meilleure part aux hommes.

Ceci rappelle un passage extraordinaire de Job, xvi, 19 : « Dès maintenant, j’ai un témoin pour moi dans les cieux, un répondant dans les régions supérieures. Mes amis se raillent de moi, c’est vers Dieu que s’élèvent mes yeux baignés de larmes, pour qu’il soit lui-même arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et son semblable. »

Eschyle montre d’abord la crucifixion de Prométhée sur le roc. Pendant cette opération, il se tait tout à fait. Ce silence rappelle celui du juste d’Isaïe et du Christ : « Maltraité, injurié, il n’ouvrait pas la bouche. »

Dès que Prométhée est seul, il a une explosion de douleur qui ne laisse aucun doute sur le caractère charnel de sa souffrance.

Eschyle rend clair aussi qu’il souffre par amour.


v. 89

Divin ciel, rapides ailes des vents,
Ô fleuves et leurs sources, ô de la mer et des flots
innombrable sourire, et toi, mère de tout, terre,
et celui qui voit tout, le cercle du soleil, je vous appelle,
voyez-moi, ce que les dieux font souffrir à un dieu.
Regardez de quelles humiliations
déchiré, contre les mille et mille ans du temps, j’ai à lutter.
C’est ce que le nouveau maître des heureux
a trouvé pour moi, une chaîne dégradante.
Hélas, hélas, le présent et l’avenir de mon malheur
me font gémir. À quel point de mes peines
faut-il qu’un terme à tout cela soit assigné ?

v. 101

Pourtant, que dis-je ? Tout cela, je le connais d’avance,
exactement, tout l’avenir. Rien pour moi de nouveau

dans mon malheur ne peut venir. Puisqu’il est déterminé, il faut
que le sort soit porté le mieux qu’on peut, je sais bien que
de la nécessité invincible est la force.
Mais ni la taire, ni ne pas la taire, mon infortune,
je ne le puis dans cet état, aux mortels j’ai donné
une grâce, et ces nécessités me soumettent, malheureux.
Dans le creux d’une férule j’ai capturé du feu
la source dérobée, institutrice de l’art,
de tout art, pour les mortels, et grand trésor.
C’est la rançon d’une telle faute que je paie
dans l’air, enchaîné et cloué.
....................
Voyez-moi enchaîné, un misérable dieu,
que Zeus hait, que tous les dieux
ont pris en haine, tous ceux qui
fréquentent la cour de Zeus,
parce que j’ai trop aimé les mortels.
Hélas, hélas, quel mouvement est-ce que j’entends,
tout près, d’oiseaux ? Dans l’air la légèreté
des ailes qui battent doucement siffle.
Tout me fait peur qui m’approche.
....................
 … voyez
comme je suis maintenu par une agrafe !
De cet abîme, sur le haut des rochers,
une garde que nul n’envie sera mon lot.
....................
Si seulement sous la terre, sous la demeure d’Hadès
accueillant aux cadavres, dans l’immensité
du Tartare il m’avait jeté ! Que de chaînes indissolubles
cruellement m’enserrent, mais seulement que ni dieu
ni quelque autre être n’y puisse prendre plaisir.
Mais dans l’air ballotté misérablement,
mes ennemis font leur joie de ma souffrance.(V. 158.)
....................
(Zeus)(V. 187.)
Son vouloir sera tendre un jour, lorsque,

comme j’ai dit, il aura été brisé ; lui, l’inflexible,
il apaisera sa colère ; en union avec moi
et en amitié
il se hâtera à la rencontre de ma hâte.
....................
(Les Titans)
ils crurent que sans peine par la force ils seraient les maîtres
ils ne daignaient pas même me regarder le moins du monde.
(le mieux) me parut de prendre avec moi ma mère
et de consentir à m’allier à Zeus qui y consentait.
C’est par mes conseils…
(qu’il eut la victoire).(V. 219.)
....................
… les mortels malheureux, il n’en tenait compte
aucunement ; au contraire, il désirait en faire disparaître l’espèce
complètement, et en semer une nouvelle.
Et à cela nul ne s’est opposé, sinon moi.
Moi, j’ai osé. J’ai délivré les mortels
de l’écrasement qui les aurait jetés dans l’Hadès.
C’est pour cela que ces tortures me font plier.
Les souffrir est cruel, elles sont pitoyables à voir.
Des mortels j’ai pris pitié, et m’accorder la pitié
à moi-même, on ne le daigne pas ; mais féroce
est la mesure que je reçois ici, pour Zeus spectacle sans gloire. (V. 241.)
....................
Et certes, pour mes amis, je suis lamentable à voir.
....................
J’ai fait cesser chez les mortels l’attente du jour fatal.
(Chœur) — Quel remède as-tu inventé pour cette maladie ?
(Chœur) — J’ai fait habiter en eux d’aveugles espérances. (V. 250.)
....................
(Après une nouvelle évocation de ses souffrances)
 …… et moi, toutes ces choses, je les savais.
J’ai consenti, j’ai consenti à être dans mon tort, je ne le nierai pas.

Aux mortels j’ai porté secours, et moi j’ai trouvé des souffrances
Pourtant je n’ai pas cru payer une telle rançon.
et, complètement desséché sur ces rochers élevés,
avoir pour lot le désert de ce mont abandonné.
....................
Vois ce spectacle, cet ami de Zeus,
Qui a aidé à établir sa royauté,
sous quelles tortures il me fait plier.
(Océan) — Rien n’est mieux que de vouloir le bien d’autrui au point de paraître insensé.
Pr.— C’est moi qui paraîtrai être dans cette erreur.
(Océan) — Toi, Prométhée, ton malheur est un enseignement.
....................
Pr.— Une pensée me mord le cœur
Quand je vois comme on m’a outragé.
Pourtant, à ces dieux nouveaux, leurs privilèges,
quel autre, sinon moi seul, les a déterminés ?
....................
… Des mortels les malheurs,
écoutez-les et comment, eux qui ne savaient rien d’abord,
j’ai mis en eux l’esprit et la possession de la sagesse.
Je le dirai, non pas pour blâmer aucunement les hommes,
mais pour montrer ce qu’il y eut de bonté dans mes dons.
Eux qui au début, lorsqu’ils voyaient, voyaient en vain,
entendaient sans entendre ; et semblables
aux formes des songes, toute leur longue vie,
ils mêlaient tout au hasard.
....................
(V. 450.)
Toutes ces inventions, je les ai trouvées, moi malheureux,
pour les mortels ; et moi-même je n’ai pas de sagesse qui puisse
de la torture maintenant présente me délivrer.
Chœur — Tu souffres une douloureuse humiliation. Tombé de ta sagesse
Tu erres, comme si un mauvais médecin à la maladie
succombait. Tu as perdu courage, et pour toi-même tu n’es pas capable
de trouver par quels remèdes te guérir.

....................
Pr. — En un seul mot, apprends tout à la fois :(v. 505.)
Tous les arts aux mortels viennent de Prométhée.
Chœur — Pour être utile aux mortels au delà de la mesure,
ne sois pas insoucieux de ta propre infortune, car pour moi
j’ai bon espoir qu’hors de ces liens, un jour,
délivré, tu ne seras pas inférieur en puissance à Zeus.
....................
Chœur — Sans trembler devant Zeus,
Suivant ton vouloir propre, tu vénères trop les mortels, Prométhée.
(v. 543.)
....................

v. 612

Pr. — Le donateur du feu aux mortels, tu le vois, Prométhée.
Io. — Ô toi, secours universel apparu aux mortels,
malheureux Prométhée, pour quelle raison souffres-tu ainsi ?
Pr. — Je viens de mettre fin à ma plainte sur mes peines.
Io. — Alors donne-moi la grâce que voici.
Pr. — Dis laquelle. Tu peux me poser toute question.
....................
Pr. — En réalité il n’y a aucun terme devant moi(V. 755.)
à mes tourments jusqu’à ce que Zeus tombe du pouvoir royal.
Io. — Est-il donc possible que Zeus tombe du pouvoir ?
....................
Pr. — Tu peux l’apprendre comme une réalité.(V. 760.)
Io. — Par qui sera-t-il dépouillé du sceptre royal ?
Pr. — Lui-même par lui-même et par ses desseins vides de sagesse.
....................

v. 764

Pr. — Il se mariera d’un mariage tel qu’il en sera fâché.
....................

v. 768

Pr. — Son épouse mettra au monde un fils plus fort que son père.
Io. — N’y a-t-il pour, lui rien qui puisse détourner ce sort ?
Pr. — Non, rien, sinon moi-même délivré de mes chaînes.
....................
Pr. — Oui, c’est un fait, non plus une parole.(V. 1080.)

La terre est ébranlée.
Souterrainement l’écho gronde pour répondre
Au tonnerre, et les lignes étincellent
de l’éclair en feu ; dans les tourbillons la poussière
tournoie ; elles bondissent, les brises,
les vents, tous, les uns contre les autres ;
une guerre des vents est déclarée.
Il y a mélange du ciel et de la mer.(V. 1088.)
C’est là contre moi une tempête de Zeus.
Portant la terreur elle s’avance visible.
Ô ma mère et sa sainteté, ô pour tous
ciel par qui la commune lumière tourne,
voyez-vous quelles injustices je souffre ?


Ces mots sont les derniers de la tragédie. Elle finit par le mot πάσχω si proche de passion.

Il a eu pitié et n’a pas obtenu de pitié. Antigone aussi dit, dans Sophocle, qu’ayant exercé la piété elle subit un traitement impie. Les grecs ont été poursuivis par la pensée qui faisait pleurer un saint du Moyen-Âge, la pensée que l’Amour n’est pas aimé.

Le vocabulaire de cette tragédie présente beaucoup d’étrangetés, de mots rares, qui sont sans doute des mots à double entente dont nous n’avons pas la clef. La clef devait être dans la liturgie des Mystères. Sur les mots πόροϛ et μηχανή qui reviennent sans cesse et doivent, ici et dans les autres œuvres où ils apparaissent, faire allusion à cette liturgie, voir plus haut.

Des allusions probables à la tragédie d’Eschyle, ou à une source commune, dans le Banquet de Platon, ont été signalées plus haut. Prométhée est sans abri, exposé aux injures de l’air, l’Amour aussi. Prométhée a pris à la chasse la source du feu. L’Amour est redoutable chasseur. Prométhée est un médecin qui ne peut trouver de remède pour lui. L’Amour est un médecin qui guérit le mal qui ôte à l’homme la félicité suprême. L’Amour est habile à trouver les remèdes. Il y a d’autres rapprochements à faire. Mais surtout l’Amour n’exerce ni ne subit de contrainte. Les rapports de Prométhée à Zeus sont de cette espèce, contrairement à ce que pourraient faire croire les clous et les chaînes, ils sont du type indiqué par des constructions grammaticales comme : ἑκόνθ’ ἑκόντι σπεύδων σπεύδοντι. Platon dit, lui aussi : ὲκὼν ἑκόντι.

Le caractère pythagoricien de la pensée qui inspire le drame d’Eschyle est marqué par plusieurs signes. Quand Prométhée explique comment son action a sorti les hommes de leur état de cauchemar confus, il énumère les connaissances qu’il leur a données. Ce sont, dans l’ordre du poète, la construction des maisons, le travail des briques et du bois, la connaissance des saisons, celle des astres, celles des nombres, celle des lettres, la domestication du cheval, la navigation à voile, la médecine, la divination, les sacrifices, le travail des métaux, bref, tous les arts. Dans cette énumération un peu confuse, le nombre est nommé ἔξοχον σοφισμάτων (exokhon sophismatôn), la sagesse qui dépasse toutes les autres. C’est une idée spécifiquement pythagoricienne.

Soit dit en passant, quoique la Bible dise, je crois, quelque part, que c’est la Sagesse qui a enseigné aux hommes le labourage et tous les métiers, de telles pensées sont aujourd’hui tout à fait absentes de chez nous. Pourtant, si on regardait toutes les techniques comme des dons du Christ, combien la vie n’en serait-elle pas transformée ?

Quand Prométhée parle de sa réconciliation avec Zeus, il emploie le mot ἀρθμόν (arthmon), union (v. 190), mot très rare et qui doit être ici une sorte de jeu de mots avec ἀριθμόν (arithmon), nombre. Quand il dit ὡς ερρύθμισμαι (hös erruthmismai), c’est certainement parce qu’Eschyle veut évoquer la notion de rythme que, pour dire « voilà comment on me traite » il va chercher si bizarrement un mot dérivé de ῥυθμός (rhuthmos). Ailleurs Prométhée commence une phrase par ἁρμοῖ (harmoi) qu’on traduit par « tout à l’heure » ; c’est un mot très rare, datif adverbial d’un mot qui veut dire emboîtement, ajustage, de la même racine qu’harmonie.

Ce qui est plus important, c’est que Prométhée dit avoir déterminé les privilèges des dieux, en avoir assigné les limites διώρισεν (diorisen) (v. 440). Ceci porte directement sur les idées pythagoriciennes concernant la limite et l’illimité, qui sont le fond de la doctrine. À ce sujet, voir plus loin. Le rapprochement n’est nullement arbitraire, car Platon attribue cette partie de la doctrine à une révélation, précisément de Prométhée. Cette révélation est d’ailleurs liée à celle des techniques.

V. 269, πέτραις πεδαρσίοις (petrais pedarsiois), « sur des rochers élevés » (de αἵρω). Cette expression fait songer à « il faut que le Fils de l’Homme soit élevé ».

V.157, αἰθέριον κίνυγμα (aitherion kinugma), « chose ballottée par les airs ». Cela veut dire, sans doute, exposée aux intempéries. Pourtant l’expression est bizarre pour un corps cloué au rocher. Elle conviendrait mieux à un corps suspendu. On croirait qu’Eschyle ici superpose au supplice de la crucifixion celui de la pendaison. Pour des raisons mystérieuses, la tradition chrétienne a toujours fait de même pour le Christ (pendu au bois, pendu à la croix).

Prométhée souffre parce qu’il a trop aimé les hommes. Il souffre à la place des hommes. La colère de Zeus contre l’espèce humaine s’est entièrement reportée sur lui, qui, pourtant, était et qui est destiné à redevenir l’ami de Zeus.

Lui qui, par ses conseils, a procuré à Zeus la domination, qui a distribué aux dieux leurs parts et leurs fonctions, ce qui est le propre du maître souverain, qu’on s’attend à voir un jour égal à Zeus en puissance, il s’est réduit à l’impuissance totale, mis dans un endroit désert où nul ne peut lui parler ou l’entendre (si en fait, dans la tragédie, il a des interlocuteurs, c’est qu’il en faut bien au théâtre), fixé par des clous et des chaînes dans une immobilité complète, dans une position contre nature, incapable de satisfaire à ce besoin de se cacher qui est tellement intense dans l’humiliation du malheur, exposé aux regards de quiconque aurait le caprice de venir jouir de sa détresse, haï des dieux, abandonné des hommes.

Il n’a pas eu peur de Zeus et il a vénéré les hommes. À force de vouloir du bien, il a été insensé. (Toutes ces expressions sont dans le texte.)

Ses dons aux humains sont d’abord le salut, puisqu’il a empêché que Zeus les anéantisse. Il ne dit pas comment. Mais c’est pour cela qu’il souffre. Puis le feu et l’intelligence de l’ordre du monde, du nombre et des techniques. Mais il les a aussi libérés de l’attente de la mort en mettant en eux d’aveugles espérances. Aveugles est dit ici comme la nuit de la foi chez saint Jean de la Croix. C’est l’espérance de l’immortalité. Ceci rapproche Prométhée de l’Osiris égyptien, dieu de l’immortalité.

Mais lui qui a délivré les hommes ne peut pas se délivrer lui-même.

Pourtant, tout impuissant qu’il est, il est en un sens plus puissant que Zeus. Il y a quelque chose de très singulier, au sujet de Zeus, dans cette tragédie. Partout ailleurs dans Eschyle l’attribut essentiel de Zeus est la sagesse. Il n’est que secondairement puissant, juste, bon, miséricordieux. Il est, avant tout, le Dieu sage. Dans cette tragédie, il manque de sagesse au point que cette carence menace l’avenir de sa domination, il est condamné à perdre la royauté à cause de ses « conseils vides de sagesse », et il ne peut y avoir d’autre secours pour lui que Prométhée délivré de ses chaînes.

La conclusion qui s’impose, c’est que Prométhée lui-même est la Sagesse de Zeus. Dès lors, quand on voit dans Agamemnon qu’il suffit de tourner la pensée vers Zeus pour obtenir la plénitude de la sagesse, que Zeus a ouvert aux mortels la voie de la sagesse, et qu’on rapproche cette parole de celles où Prométhée dit comment il a été l’éducateur des hommes, on doit penser que Zeus et Prométhée sont un seul et même Dieu, et on doit interpréter les mots « Il a posé comme loi souveraine : Par la souffrance la connaissance » en liaison avec le supplice de Prométhée. Le chrétien sait de même qu’il doit passer par la croix pour s’unir à la Sagesse divine.

Sans Prométhée, Zeus aura un fils plus puissant que lui et perdra ainsi la domination. Ce n’est pas par la puissance, c’est par la sagesse que Dieu est maître du monde.

L’idée d’une situation où Dieu serait séparé de sa Sagesse est très étrange. Mais elle apparaît aussi, quoique moins appuyée, dans l’histoire du Christ. Le Christ accuse son Père de l’avoir abandonné et saint Paul dit que le Christ est devenu malédiction devant Dieu, à notre place. Au moment suprême de la Passion, il y a un instant où il apparaît quelque chose qui aux regards humains ressemble à une séparation, une opposition entre le Père et le Fils. Certes ce n’est qu’une apparence. Mais dans la tragédie d’Eschyle quelques mots parsemés çà et là — et qui auraient sans doute bien plus de signification pour nous si nous connaissions le Prométhée délivré — indiquent que l’hostilité entre Prométhée et Zeus est seulement apparente.

Voir un essai d’interprétation de cette apparence plus loin, à propos de la notion pythagoricienne d’harmonie.

Prométhée a pour mère une déesse qui a pour un de ses noms Thémis, justice ; un autre est Gaia, Terre. C’est la Déesse mère, celle qu’on reconnaîtra aussi sous les noms d’Isis, de Déméter, celle dont Platon dans le Timée parle en termes mystérieux, la nommant matière, mère, nourrice, porte, empreinte, la disant toujours intacte, quoique, tout prenne naissance en elle ; celle qui était adorée dans plusieurs des lieux où on conserve aujourd’hui une Vierge noire.

Quant au père de Prométhée, Eschyle n’en parle pas du tout.

Quand l’Océan dit à Prométhée : « Ton malheur est un enseignement », cela semble d’abord la plate expression d’une pensée de prudence. Mais un sens second apparaît dans ce vers si on le rapproche de la parole : « Par la souffrance la connaissance. » Il n’y a effectivement rien qui soit davantage un enseignement que la Croix.

Tout est liberté dans ce drame fait de chaînes et de clous. Au début de la lutte entre les Titans et Zeus, chacun des deux adversaires est libre de prendre de son côté la sagesse de Prométhée. Mais les Titans n’en veulent pas. Ils la refusent. Ils choisissent d’user seulement de la force. Ils n’accordent pas à Prométhée un regard. C’est ce choix qui les condamne à la défaite, car le destin devait accorder la victoire à celui des deux adversaires qui n’aurait pas usé seulement de force, mais aussi de sagesse ; et Gaia, mère de Prométhée, le savait. Prométhée, quand les Titans se sont détournés de lui, se tourne librement vers Zeus, qui l’accueille librement et par ce consentement devient souverain de l’univers.

Plus tard, c’est librement aussi, librement et consciemment que Prométhée se livre au malheur par amour pour les misérables humains. « Je savais tout cela, j’ai consenti, j’ai consenti à être dans mon tort », ἑκων, ἑκων ἥμαρτον (hekôn, hekôn, hêmarton).

Au moment seulement où le malheur s’abat il n’y a plus liberté, mais contrainte. Le malheur est non seulement subi par contrainte, mais aussi infligé par contrainte. Au lieu de ἑκόνθ’ ἑκόντι (hêkonth’ hekonti) on a ici la formule ἄκοντα σ’ἄκων (akonta s’akôn) (invitum invitus) dans la bouche de Héphaïstos, maître du feu, fils de Zeus et chargé par lui du supplice de Prométhée. « C’est sans ton consentement ni le mien que je vais te clouer. » À ce moment Dieu apparaît comme soumis à la nécessité ; non seulement Dieu comme victime, mais Dieu comme bourreau ; non seulement le Dieu qui a pris la forme d’un esclave, mais aussi le Dieu qui a gardé la forme du maître.

Mais la réconciliation entre Prométhée et Zeus sera de nouveau libre de part et d’autre : σπεύδων σπεύδοντι (speudôn spendonti).

Remarquer que Héphaïstos parle de Prométhée comme d’un dieu de même origine, συγγενῆ θεόν (suggenê theon), et son ami. Il est le dieu du feu artiste.

Le feu surnaturel, divin, que Prométhée a donné aux hommes est le même qui bien malgré lui le mène au supplice.

Le sacrifice de Prométhée n’apparaît à aucun moment comme un fait historique daté, qui se serait produit en un point du temps et de l’espace. Hésiode, quoique à un endroit il parle de la délivrance de Prométhée, à un autre endroit parle de Prométhée comme étant toujours cloué au rocher.

L’histoire de Prométhée est comme la réfraction dans l’éternité de la passion du Christ. Prométhée est l’agneau égorgé depuis la fondation du monde.

Une anecdote historique dont le personnage central est Dieu ne peut pas ne pas être réfractée dans l’éternité. Pascal parle de « Jésus en agonie jusqu’à la fin du monde », saint Jean, avec l’autorité souveraine des textes révélés, dit qu’il a été égorgé dès la fondation du monde. Comme parmi les ressemblances entre l’histoire de Prométhée et celle du Christ il n’y en a aucune qui soit d’ordre anecdotique, elles ne peuvent en aucun cas servir d’argument contre le caractère historique des Évangiles. Par suite elles ne peuvent que confirmer et non infirmer le dogme. Dès lors pourquoi refuserait-on de les reconnaître, lorsqu’elles sont par elles-mêmes évidentes ?

En dehors du Nouveau Testament lui-même et de la liturgie de la Semaine Sainte, on ne pourrait nulle part trouver de mots aussi poignants que ceux de certains passages de cette tragédie pour exprimer l’amour que Dieu nous porte et la souffrance liée à cet amour.

N’est-ce pas une chose extrêmement forte à pouvoir dire à tous les incrédules que celle-ci : Sans la hantise de la Passion, cette civilisation grecque dans laquelle vous puisez toutes vos pensées sans exception ne se serait jamais produite.

Il y a toutes sortes d’arguments contre une telle conception de l’histoire, mais dès qu’on y est entré elle apparaît d’une vérité tellement criante qu’on ne peut plus l’abandonner.

Une autre conception essentiellement chrétienne qui existait dans la tradition grecque, et qui apparaît dans Eschyle, surtout dans la tragédie des Suppliantes, c’est la pensée que la supplication d’un malheureux vient de Dieu lui-même et qu’on ne peut pas la repousser sans offenser Dieu. Les Grecs exprimaient cela par une expression admirable : « Zeus suppliant. » Non pas Zeus protecteur des suppliants, mais Zeus suppliant.

Voici quelques vers de la tragédie des Suppliantes contenant cette expression :


V. 1 Ζεὺς μὲν Ἀφίκτωρ ἐπίδοι προφρόνως… (Zeus Aphiklor).

Que Zeus suppliant regarde avec bonté…


V. 192 : ἱκτηρίας, ὰγάλματ’ Ἀιδοίου Δίος (hiktêrias, agalmat’ Aidoiou Dios).

Les rameaux de supplication, images sacrées de Zeus qui a droit aux égards.

αἰδοῖος (aidoios) est impossible à traduire. Ce mot se rapporte à l’espèce particulière de respect qu’on doit à un malheureux lorsqu’on est supplié par lui. Dans l’Iliade aussi cette idée de respect est toujours jointe à celle de pitié pour exprimer ce à quoi les malheureux ont droit. Ainsi l’adolescent, fils de Priam, qui tombe sans armes ni armure aux mains d’Achille : « Je suis à tes genoux, Achille, aie égard à moi, aie pitié. » Il n’est pas honorable pour nous que ni en français ni, à ma connaissance, dans d’autres langues modernes, nous n’ayons de mot exprimer cette nuance. (Noter qu’en plus de Zeus, les Suppliantes invoquent aussi :


V. 214 : Ἁγνόν τ’ Ἀπόλλω φυγάδ ἀπ’ οὐρανοῦ θεόν

le pur Apollon, dieu exilé du ciel.


Apollon avait été exilé du ciel à la suite d’une querelle avec Zeus provoquée par la résurrection d’un mort ; et il dut aller sur terre et devenir le domestique d’un homme.)


V. 346 : Βαρύς γε μεύτοι Ζηνὸς Ἱκεσίου κὄτος

Et certes, elle est pesante, la colère de Zeus suppliant.


N’est-ce pas l’esprit même de la parole : « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas nourri » ?


V. 360 : Ἱκεσία Θέμις Διὸς Κλαρίου

La Justice Suppliante, fille de Zeus Répartiteur du sort.

(Expression splendide.)


V. 385 : μένει τοι Ζηνὸς Ἱκταίου κότος
V. 385 : δυσπαραθέλκτους παθόντος οἴκτοις

La colère de Zeus Suppliant les attend,
ceux que touche peu la plainte d’un être qui souffre


V. 403 : Ζεὺς ἑτερορρεπής. Zeus qui penche des deux côtés.


V. 478 : Ὃμως δ’ἀνάγκη Ζηνὸς αἰδεῖσθαι κοτόν
V. 478 : Ἱκτῆρος ὓφιστος γὰρ ἐν βροτοῖς φόβος

Pourtant on ne peut pas ne pas avoir égard à la colère de Zeus
Suppliant ; car c’est là la suprême crainte chez les mortels.


Il n’y a donc pas de plus grand sacrilège que l’insensibilité à l’égard de ceux qui souffrent.

Cette « colère de Zeus suppliant » rappelle la parole prodigieuse de l’Apocalypse : « Ils diront aux morts et aux rochers : Tombez sur nous et cachez-nous… loin de la colère de l’Agneau. »



À propos de la doctrine pythagoricienne


La pensée pythagoricienne est pour nous le grand mystère de la civilisation grecque. On la retrouve partout. Elle imprègne presque toute la poésie, presque toute la philosophie, — et surtout Platon, qu’Aristote regardait comme un pur pythagoricien, — la musique, l’architecture, la sculpture, toute la science en procède, arithmétique, géométrie, astronomie, mécanique, biologie, cette science qui est fondamentalement la même que la nôtre. La pensée politique de Platon (sous sa forme authentique, c’est-à-dire telle qu’elle est exposée dans le Politique) en découle. Elle embrassait presque toute la vie profane. Il y avait alors entre les différentes parties de la vie profane et entre l’ensemble de la vie profane et de la vie surnaturelle, autant d’unité qu’il y a aujourd’hui de séparation.

Les racines de la pensée pythagoricienne remontent très loin dans le passé. Platon, en exposant la conception qui est au centre de la doctrine, évoque une révélation très ancienne, qui est peut-être même la révélation primitive (Philèbe). Hérodote dit que les pythagoriciens ont emprunté à l’Égypte au moins une grande partie de leurs croyances. Un autre historien ancien, Diodore de Sicile, je crois, signale des analogies entre la pensée pythagoricienne et la pensée druidique, laquelle, d’après Diogène Laërce, était regardée par certains comme une des sources de la philosophie grecque, ce qui, soit dit en passant, oblige à regarder la religion druidique comme étant d’origine ibérique, de même que la partie métaphysique et religieuse de la civilisation grecque vient des Pélasges.

(Par parenthèse, Ibères, Pélasges — c’est-à-dire Égéo-Crétois — Troyens et assimilés, Phéniciens, Sumériens, Égyptiens, semblent avoir formé avant les temps historiques, autour de la Méditerranée, une civilisation homogène imprégnée d’une spiritualité surnaturelle et pure. La plupart de ces peuples sont nommés par la Bible parmi les descendants de Cham. Les Hellènes sont arrivés en Grèce, au témoignage des écrivains grecs, ignorants de toute spiritualité ; on peut peut-être en tirer une conclusion valable pour la masse des Indo-Européens. La Bible montre qu’il y a eu très peu de spiritualité dans Israël jusqu’à l’Exil. Parmi les peuples indo-européens, qu’on rattache généralement à Japhet, et ceux que la Bible regarde comme sémites, il y a eu deux espèces. Les uns se sont instruits auprès des populations conquises par eux et en ont assimilé la spiritualité. Tels furent les Celtes, les Grecs, les Babyloniens. Les autres sont restés obstinément sourds. Tels furent les Romains, probablement les Assyriens, et les Hébreux au moins jusqu’à l’Exil. Si on relit avec ces pensées l’épisode des trois fils de Noë, il vient à l’esprit que Noë, qui était un être pur, juste et parfait, a eu une ivresse mystique accompagnée de la nudité au sens mystique, qu’il a eu une révélation, que Cham y a eu part et que les deux autres fils ont refusé d’y avoir part. La malédiction qui a frappé la descendance de Cham serait alors celle qui s’attache ici-bas aux choses trop pures. Les Hébreux auraient arrangé l’histoire de manière à justifier le massacre des Cananéens. Mais Ézéchiel compare expressément l’Égypte à l’arbre de vie du Paradis terrestre, et la Phénicie, du moins dans le commencement de son histoire, au chérubin qui est auprès de l’arbre. Si cette manière de voir est exacte, il coulerait à travers l’Antiquité un courant de spiritualité parfaitement pure, allant de l’Égypte préhistorique au christianisme. Ce courant passe par le pythagorisme. (Remarquer qu’il y a bien une révélation qui se rattache à Noë, car la Bible dit que Dieu a conclu un pacte avec l’humanité en sa personne, pacte dont l’arc-en-ciel est le signe. Il ne peut y avoir de pacte entre Dieu et l’homme sans révélation. Deucalion, le Noë grec, est fils de Prométhée, à qui Eschyle et Platon attribuent une révélation.)

Aujourd’hui, on ne peut apercevoir quelque chose du fond de la pensée pythagoricienne qu’en exerçant une sorte de divination et on ne peut exercer une telle divination que de l’intérieur, c’est-à-dire si on a vraiment puisé de la vie spirituelle dans les textes qu’on étudie.

Les textes fondamentaux sont deux ou trois fragments de Philolaos, un passage du Gorgias, deux du Philèbe et un de l’Épinomis. Il y a aussi quelques formules transmises par Aristote ou biogène Laërce. À tout cela il faut joindre une formule d’Anaximandre quoiqu’il ne soit pas pythagoricien. Et il faut avoir présente à l’esprit, autant que possible, la totalité de la civilisation grecque.

Voici les textes :



Philolaos (Diels, Fragments des Présocratiques)[1]


B 47]

Nécessairement toutes les réalités sont ou limitantes ou illimitées, ou bien limitantes et illimitées. Seulement illimitées, cela ne se peut. Puisqu’il est donc manifeste que les réalités ne procèdent pas seulement de ce qui limite ni seulement de ce qui est illimité, évidemment l’ordre du monde et les choses qu’il contient ont été mis en harmonie à partir de ce qui limite et de ce qui est illimité.

B 49]

Dès l’origine, il n’y aurait même pas quelque chose qui soit susceptible d’être connu si tout était illimité.

B 58]

Tout ce qui est connu enferme du nombre. Car sans nombre rien ne peut être pensé ni connu.

B 150]

L’unité est le principe de toute chose.

B 91]

Le premier ajusté, le un, au centre de la sphère est nommé Hestia.

1 [B 9-160]

L’essence du nombre et l’harmonie ne reçoivent absolument pas le faux, car il ne leur appartient pas. Le mensonge et l’envie appartiennent à l’essence de ce qui est illimité, impensable et sans proportion.

Le faux n’envoie jamais son esprit dans le nombre car il lui est essentiellement ennemi et hostile. La vérité appartient à la production du nombre, elle est de même racine.

L’essence du nombre est productrice de connaissance, un guide et un maître pour quiconque est dans l’embarras ou l’ignorance à n’importe quel égard. Car il n’y aurait rien de clair dans les choses, ni en elles-mêmes, ni dans leurs relations mutuelles, s’il n’y avait pas le nombre et son essence. Mais voilà que lui, ajustant à travers toute l’âme toutes choses à la sensation, les rend connaissables et mutuellement accordées et leur donne un corps et sépare avec force chaque rapport des choses illimitées et limitantes.

6 [B 62]

Voici ce qu’il en est de la nature et de l’harmonie. Ce qu’est l’essence éternelle des choses et la nature en elle-même ne peut être connu que par la divinité et non par l’homme, sinon seulement ceci. Aucune des réalités ne pourrait même être connue de nous s’il n’y avait comme support l’essence des choses dont l’ordre du monde est composé, les unes limitantes, les autres illimitées. Dès lors que les principes qui supportent tout ne sont pas semblables ni de même racine, il serait impossible qu’à partir d’eux il y eût un ordre du monde si l’harmonie ne s’y ajoutait d’une manière quelconque. Car les choses semblables et de même racine n’ont aucun besoin d’harmonie ; celles qui ne sont pas semblables, ni de même racine, ni de même rang, il est nécessaire qu’elles soient enfermées ensemble sous clef par une harmonie capable de les maintenir dans un ordre du monde.

[B 61]

L’harmonie est l’unification à partir d’un mélange. Elle est la pensée commune de ce qui pense séparément.

Cf. Proclus, commentaire d’Euclide.


Platon nous enseigne beaucoup de conceptions merveilleuses concernant la divinité au moyen de notions mathématiques. Et la sagesse pythagoricienne s’en sert aussi comme d’un manteau pour cacher la voie mystique de la doctrine divine. C’est le cas pour tout le « Hieros Logos », et Philolaos dans ses Bacchantes, et toute la méthode de l’enseignement de Pythagore concernant la divinité.



Platon, Gorgias, 507 e


Chacun doit fuir la licence aussi vite que ses pieds peuvent le porter… et non pas laisser licence aux désirs et essayer de les combler, mal sans terme, existence de voleur. Car celui qui vit ainsi ne peut pas être en étroite amitié, ni avec un autre homme, ni avec Dieu ; car il n’est pas capable d’association ; et pour qui il n’est pas d’association, il n’est pas d’amitié. Et les sages disent, Calliclès, que ce qui unit le ciel et la terre, les dieux et les hommes, c’est l’association, l’amitié, l’ordre, la retenue, la justice ; à cause de cela on a nommé cet univers ordre (cosmos), et non pas désordre et licence. Mais toi, il me semble, tu n’appliques pas ton attention à cela, bien que tu sois instruit. Tu n’as pas vu que l’égalité géométrique, et chez les dieux et chez les hommes, à un grand pouvoir. Tu crois qu’il faut s’appliquer à acquérir. C’est que tu ne fais pas attention à la géométrie.



Philèbe, 16 b, 26 b, 31 d


Il n’existe pas de plus belle voie et il ne peut pas en exister. J’en suis perpétuellement amoureux mais souvent elle me fuit et me laisse abandonné et ne sachant que faire… C’est là un don des dieux aux hommes, du moins cela est évident pour moi ; et de quelque endroit du séjour des dieux il a été jeté par un Prométhée en même temps qu’un feu très lumineux ; et les anciens, qui valaient mieux que nous et habitaient plus près des dieux, nous ont transmis cette tradition. La voici. C’est que les réalités dites éternelles procèdent de l’un et du plusieurs et portent enracinées en elles la limite et l’indétermination. Nous devons donc, puisque il y a dans les choses cet ordre éternel, chercher et poser dans n’importe quel domaine une unité. Nous la trouverons, car elle y est. Si nous l’avons saisi, il faut, après l’unité, examiner la dualité, si elle s’y trouve, ou sinon la triade, ou tout autre nombre. Puis il faut faire de même pour chacune de ces unités subordonnées. À la fin ce qui à l’origine était un apparaît non seulement comme un et plusieurs et illimité à la fois, mais encore avec un nombre. Il ne faut pas appliquer l’indétermination à la pluralité, jusqu’à ce qu’on ait parfaitement bien vu le nombre de la pluralité, le nombre qui est intermédiaire entre l’indétermination et l’unité. Alors seulement il faut laisser l’unité spécifique de toutes les choses se perdre dans l’indéterminé. Les dieux donc, comme je le disais, nous ont transmis cette méthode pour chercher, apprendre et enseigner. Les hommes instruits d’aujourd’hui font l’unité au hasard, et la pluralité plus vite et plus lentement qu’il ne faut, et passent tout de suite de l’unité aux choses indéterminées ; ce qui est intermédiaire leur échappe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est à partir de là que sont produites pour nous les saisons et tout ce qui est beau, à partir des choses indéterminées et de ce qui enferme la limite, du fait qu’il y a mélange.

(La limite c’est « l’essence de l’égal et du double et de tout ce qui empêche les choses contraires entre elles de diverger, mais les met en proportion et en accord en y imprimant le nombre ».)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dis donc que quand l’harmonie est dénouée chez nous, dans les êtres vivants, la nature se dénoue en même temps et la douleur apparaît. Quand il y a de nouveau harmonie et retour à la nature primitive apparaît la joie, s’il faut parler en peu de mots, le plus brièvement possible, de choses si grandes.



Épinomis, 990 d


Celui qui a appris cette science (l’arithmétique) doit ensuite passer immédiatement à ce qu’on nomme d’un nom bien ridicule géométrie. Il s’agit de l’assimilation des nombres non naturellement semblables entre eux, assimilation rendue manifeste par la destination des figures planes. Pour quiconque est capable de penser, il est manifeste que Dieu a produit cette merveille et non les hommes. Ensuite viennent les nombres à la puissance trois, et semblables selon les propriétés des solides, et ceux qui n’étaient pas semblables sont rendus tels par un art pareil à celui qui a été nommé géométrie quand il fut découvert. Ce qui est surnaturel et miraculeux pour ceux qui contemplent et qui pensent, c’est que, tandis que la puissance se déroule perpétuellement autour de la duplication, la nature entière est marquée par la forme et l’essence du rapport contraire, et cela dans chaque proportion. D’abord celle du double numérique, le rapport, de un à deux, transporté proportionnellement. Puis la proportion qui est duplicatrice selon la puissance, et celle qui est encore redoublée, allant jusqu’au solide et palpable, s’étendant de un à huit. Et dans le rapport de un à deux il y a les moyennes, la moyenne arithmétique, à égale distance du plus petit et du plus grand, la moyenne harmonique, qui dépasse le plus petit et est dépassée par le plus grand selon le même rapport — ainsi huit et neuf entre six et douze — ; entre ces deux moyennes, résidant à égale distance des deux, se trouve la relation dont je parle, par laquelle les hommes ont reçu une part à l’usage de l’accord des voix et de la proportion en vue de l’apprentissage du rythme et de l’harmonie, et qui est un don du chœur bienheureux des Muses.



Timée, 31 c


Deux, tant qu’il y a seulement deux, il est impossible que l’ajustage soit beau sans un troisième. Il faut qu’il se produise entre eux, au milieu, un lien qui les conduise à l’union. Le plus beau des liens est celui qui rend parfaitement un lui-même et les termes liés. C’est la proportion géométrique qui, par essence, est la plus belle pour un tel achèvement. Car quand de trois nombres, ou de trois masses ou de quelque autre quantité, l’intermédiaire est au dernier comme le premier est à lui, et réciproquement le dernier à l’intermédiaire comme l’intermédiaire au premier, alors l’intermédiaire devient premier et dernier ; d’autre part le dernier et le premier deviennent tous deux intermédiaires ; ainsi il est nécessaire que tous en arrivent à être identiques ; et, étant identifiés mutuellement, ils seront un.



Évangile, Jean, 17, 11


Père Saint, garde-les en ton nom, ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous… afin que tous soient un comme toi, père, en moi et moi en toi ; afin qu’eux aussi soient en nous… Et la gloire que tu m’as donnée, je la leur ai donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un. Que je sois en eux et toi en moi, afin qu’ils soient rendus parfaits dans l’unité.


17, 18

Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde.


10, 14

Je suis le bon pasteur et je connais les miens et les miens me connaissent comme le Père me connaît et je connais le Père.


15, 9

Comme le Père m’a aimé, ainsi moi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour.



Banquet, 202 d


L’Amour… est un grand « daïmôn », et ce qui est « daïmôn » est intermédiaire entre Dieu et l’homme… étant au milieu de l’un et de l’autre, il comble la distance de manière que le tout soit relié à soi-même.



Banquet, 202 d


afin qu’il voie la beauté des sciences… se tournant vers la vaste mer du beau.



Fragment d’Anaximandre


Tel est le point de départ de la naissance pour les choses, et le terme de leur destruction, qui se produit conformément à la nécessité ; car elles subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leur injustice, selon l’ordre du temps.




Les historiens anciens de la philosophie nous ont transmis des formules pythagoriciennes, quelques-unes claires et merveilleuses, comme celle-ci, qui concerne peut-être la mort charnelle, mais sûrement le détachement : μηδ’ ἀποδημουντα ἐπιστρέφεσθαι (mêd’ apodêmounta epistrephestai) : « Que celui qui quitte le pays ne se retourne pas. » (Cf. Luc, 9, 62 : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière ne sera pas mis au royaume de Dieu. ») Et encore : « En entrant dans un temple, adorer, ne parler et ne s’occuper de rien de temporel. » « Celui qui suit la divinité est avant toute chose maître de la langue » (cf. épître de saint Jacques) ; « ne pas se regarder dans un miroir à côté d’une lampe », ce qui veut dire peut-être ne pas penser à soi quand on pense à Dieu ; « ne manquer de foi pour aucune merveille concernant les dieux et les dogmes divins » ; « ne pas ronger son cœur » ; « ce qui est le plus juste, c’est le sacrifice ; ce qui est le plus sage, c’est le nombre ». Ceci rend un son singulier : « ne pas briser le pain, car ce n’est pas avantageux pour le jugement de l’autre monde ».

Certaines formules sont très obscures, comme celle-ci qu’Aristote cite avec dédain : ἡ δικαιοσύνη ἀριθμὸς ἰσάκις ἴσος (hé dikaiosunê arithmos isakis isos), « la justice est un nombre à la deuxième puissance ». Ou celle-ci citée par Diogène Laërce : φιλίαν ἐναρμόνιον ἰσὀτητα (philian enarmonon isotêta), « l’amitié est une égalité faite d’harmonie ».

Ces deux formules et beaucoup d’autres citées plus haut ont pour clef les notions de moyenne proportionnelle et de médiation au sens théologique, la première étant l’image de la seconde.

On sait que chez les Pythagoriciens un est le symbole de Dieu. Plusieurs témoignages, dont celui d’Aristote, l’affirment pour Platon. Héraclite aussi, très proche des Pythagoriciens à beaucoup d’égards, — contrairement à l’opinion commune, — disait : Le Un, cet unique sage, veut et ne veut pas être nommé Zeus.

Les Pythagoriciens regardaient les choses créées comme ayant chacune un nombre pour symbole. Peu importe ici comment ils concevaient ce nombre et le lien entre le nombre et la chose.

Parmi les nombres, certains ont avec l’unité un lien particulier. Ce sont les nombres qui sont des puissances secondes ou des carrés. Par une médiation il y a entre eux et l’unité une égalité de rapports.


Quand le Fils de Dieu est dans une créature raisonnable comme le Père est dans le Fils, cette créature est parfaitement juste. Platon dit dans le Théetète que la justice est l’assimilation à Dieu. Similitude, au sens géométrique, veut dire proportion. La formule si mystérieuse des Pythagoriciens et celle de Platon, qui semble claire, ont le même sens. Est juste quiconque devient au Fils de Dieu, comme le Fils est à son Père. Sans doute cette identité de rapports n’est pas littéralement possible. Pourtant la perfection proposée à l’homme doit être quelque chose comme cela, car dans beaucoup de formules de saint Jean les mêmes mots sont répétés pour désigner le rapport des disciples au Christ et du Christ à son Père. L’allusion à la formule mathématique de la proportion est évidente.

Le passage du Timée sur la proportion pourrait à la rigueur être interprété comme s’appliquant uniquement à la mathématique s’il n’y avait plusieurs indications nettes en sens contraire. D’abord dans le passage lui-même. « Le plus beau des liens est celui qui rend au plus haut degré un soi-même et les termes liés. » Cette condition n’est vraiment réalisée que lorsque non seulement le premier terme, mais aussi le lien lui-même, est un, c’est-à-dire Dieu. Cette interprétation, il est vrai, ne s’impose pas. Mais Platon emploie le même mot de lien pour définir, dans le Banquet, la fonction médiatrice de l’Amour entre la divinité et l’homme. Puis les mots de Proclus sont clairs : « Platon nous enseigne beaucoup de doctrines merveilleuses concernant la divinité au moyen de notions mathématiques. »

11 [B 139-160] Plus claire encore est cette phrase de Philolaos (à joindre à celles citées ci-dessus) : ἴδοις δέ κα οὐ μόνον ἐν τοῖς δαιμονίοις καὶ θείοις πράγμασι τὰν τῶ ἀριθμῶ φύσιν καὶ δύναμιν ἰσχύουσαν, ἀλλὰ καὶ ἐν τοῖς ἀνθρωπικοῖς ἔργοις καὶ λόγοις πάντα καὶ κατὰ τὰς δημιουργὰς τὰς τεχνικὰς πάσας καὶ κατὰ τὰν μουσικὰν (idois de ka ou monon en tois daimoniois kai theiois pragmasi, tan tô arithmô phusin kai dunamin ischuousan, alla kai en lois anthrônikois ergois kai logois panta kai kata tas dêmiourgas tas technikas pasas kai kara tan mousikan).

« On peut voir quelle puissance a l’essence et la vertu du nombre, non pas seulement dans les choses religieuses et divines, mais aussi partout dans les actes et les raisonnements humains et dans toutes les opérations des diverses techniques et dans la musique. »

(Les choses religieuses et divines, δαιμονίοις καὶ θείοις πραγμασί (daimoniois kai theiois pragmasi), c’est-à-dire, si on se réfère au Banquet, ce qui concerne Dieu comme tel et comme Médiateur.)

Cela est net. C’est comme si Philolaos disait : On aurait tort de croire que la mathématique s’applique seulement à la théologie. Elle s’applique aussi, par surcroît, par l’effet d’une coïncidence merveilleuse, aux choses humaines, à la musique, aux techniques.

Si le passage du Timée sur la proportion a en plus de son sens visible un sens théologique, ce sens ne peut être que celui des paroles du Christ citées par saint Jean, qui sont tellement semblables.

L’allusion est évidente. De même que le Christ s’est reconnu comme l’homme de douleurs d’Isaïe, et le Messie de tous les prophètes d’Israël, il s’est reconnu aussi comme étant cette moyenne proportionnelle à laquelle les Grecs avaient pensé tellement intensément pendant des siècles.

Si on considère les nombres entiers, on en voit deux espèces ; ceux qui sont liés à l’unité par une moyenne proportionnelle, 4, 9, 16, d’une part, et d’autre part tous les autres. Si les premiers sont une image de la parfaite justice, comme disaient les Pythagoriciens, nous ressemblons aux autres, nous qui sommes dans le péché.

Est-ce à force, de chercher intensément une médiation pour ces nombres misérables que les Grecs ont découvert la géométrie ? Une telle origine de la géométrie s’accorderait bien aux paroles de Philolaos, citées plus haut, et aussi à celle de l’Épinomis, ouvrage qu’on sent tout imprégné de l’enseignement oral de Platon : « Ce qu’on nomme ridiculement géométrie, et qui est l’assimilation des nombres non naturellement semblables entre eux, assimilation rendue manifeste par la destination des figures planes ; merveille qui vient de Dieu et non des hommes, comme il est manifeste pour quiconque est capable de penser. »

Ces lignes définissent la géométrie comme la science de ce qu’on nomme aujourd’hui le nombre réel, dont la racine carrée de deux ou de tout autre nombre non carré est un exemple. Elles définissent la géométrie exactement comme la science des racines carrées irrationnelles.

La notion de triangles semblables, attribuée à Thalès, se rapporte à la proportion, mais non à la médiation. Elle implique une proportion de quatre termes : . On ne peut, faute de documents, ni admettre, ni rejeter la possibilité que Thalès, en l’étudiant, ait eu en vue de faciliter l’étude de la médiation (c’est-à-dire la proportion à 3 termes : )

Il est certain en revanche que si, possédant seulement la connaissance des conditions de similitude des triangles, on pose le problème : Trouver la moyenne proportionnelle entre deux segments, des démarches rigoureusement coordonnées de la pensée peuvent amener à transformer l’énoncé du problème en celui-ci : Construire un triangle rectangle étant donnés l’hypoténuse et le pied de la hauteur.

L’inscription du triangle rectangle dans le cercle, qui fournit la solution de ce second problème, est le théorème pour lequel on dit que Pythagore offrit un sacrifice.

En tout cas, que la géométrie ait été ou non dès avant sa première origine une recherche de la médiation, elle offrait cette merveille d’une médiation pour les nombres qui en étaient naturellement privés. Cette merveille fut longtemps, dit-on, un des grands secrets pythagoriciens. Ou plus exactement, leur secret fut l’incommensurabilité des termes d’une telle proportion. On a cru à tort qu’ils gardaient cette merveille secrète parce qu’elle démentait leur système ; une telle bassesse n’aurait pas été digne d’eux.

Chez eux les mots ἀριθμός (arithmos) et λόγος (logos) étaient synonymes. Ils nommaient les rapports incommensurables ἄλογοι (alogoi). Pour lier à l’unité les nombres qui ne sont pas des carrés, il faut une médiation qui vient du dehors, d’un domaine étranger au nombre, et qui ne peut remplir cette fonction qu’au prix d’une contradiction. Cette médiation entre l’unité et le nombre est en apparence quelque chose d’inférieur au nombre, quelque chose d’indéterminé. Un logos alogos est un scandale, une absurdité, une chose contre nature.

Les Grecs éprouvaient un émerveillement supplémentaire, comme l’Épinomis l’indique, à trouver dans la nature sensible cette médiation comme une marque, un sceau de la vérité suprême. Par exemple dans la musique. La gamme ne contient pas la moyenne géométrique comme note, mais elle est disposée symétriquement autour d’elle ; il y a la même moyenne géométrique entre une note et son octave et entre la quarte et la quinte. On le voit tout de suite par les chiffres 6, 8, 9, 12, car . La quarte et la quinte sont elles-mêmes deux espèces de moyennes entre les notes à l’octave (car , et ). Tel est d’après l’Épinomis le principe de l’harmonie musicale. Dans le Banquet il est dit que l’harmonie est une identité de rapports, homologia, terme qui au sens le plus rigoureux doit désigner la proportion.

Toute la science grecque dans toutes ses branches n’est que recherche de proportions soit à trois, soit à quatre termes. C’est ainsi que les Grecs inventèrent la notion de fonction, qui est simplement la notion de deux quantités qui varient proportionnellement sans cesser d’être liées par un rapport fixe. La première et la plus brillante application de cette notion à l’étude de la nature est la théorie des corps flottants d’Archimède, théorie purement géométrique. Ce que nous appelons dans notre conception scientifique du monde une loi n’est pas autre chose que l’application à la nature de la notion de fonction.

L’âme de notre science est la démonstration. La méthode expérimentale ne diffère du plus grossier empirisme que par le rôle qu’y joue la déduction. D’après les documents actuellement en notre possession, il semble que les Grecs les premiers aient transporté la démonstration hors du domaine du nombre entier par l’invention de la géométrie et son application à l’étude de la nature.

Il est merveilleux, il est inexprimablement enivrant de penser que c’est l’amour et le désir du Christ qui a fait jaillir en Grèce l’invention de la démonstration. Tant que les rapports de lignes et de surfaces n’étaient étudiés qu’en vue d’une application technique, ils n’avaient pas besoin d’être certains, ils pouvaient être approximatifs.

Les Grecs avaient un tel besoin de certitude concernant les vérités divines que même dans la simple image de ces vérités il leur fallait le maximum de certitude. Peut-être que dès l’origine des âges les hommes ont regardé les nombres entiers comme étant propres à fournir des images des vérités divines à cause de la précision parfaite, de la certitude, et en même temps du mystère contenu dans leurs rapports. Mais cette évidence des rapports entre nombres entiers est encore proche de la sensibilité.

Les Grecs ont trouvé une évidence d’un niveau bien plus élevé par la recherche de proportions non numériques tout aussi exactes que celles dont tous les termes sont des nombres entiers. Ils ont trouvé ainsi une image plus convenable encore des vérités divines.

Que leur attachement à la géométrie ait été de nature religieuse, cela est visible, non seulement par les quelques textes qui en témoignent, mais encore par le fait très mystérieux que jusqu’à Diophante, auteur de décadence, ils n’ont pas eu d’algèbre. Les Babyloniens, en deux mille environ avant l’ère chrétienne, avaient une algèbre avec équations à coefficients numériques du deuxième et même du troisième et quatrième degré. On ne peut guère douter que les Grecs aient connu cette algèbre. Ils n’en ont pas voulu. Leurs connaissances algébriques, qui étaient très avancées, sont toutes contenues dans leur géométrie.

D’un autre côté, ce n’étaient pas les résultats qui leur importaient, la quantité ou l’importance des théorèmes découverts, mais seulement la rigueur des démonstrations. Ceux qui n’avaient pas cet état d’esprit étaient méprisés.

La notion de nombre réel, fournie par la médiation entre un nombre quelconque et l’unité, était matière à des démonstrations aussi rigoureuses, aussi évidentes que celles de l’arithmétique, et en même temps incompréhensibles par l’imagination. Cette notion force l’intelligence à saisir avec certitude des rapports qu’elle est incapable de se représenter. C’est là une introduction admirable aux mystères de la foi.

Par là on peut concevoir un ordre de certitude, à partir des pensées incertaines, et facilement saisissables, qui concernent le monde sensible jusqu’aux pensées tout à fait certaines et tout à fait insaisissables qui concernent Dieu.

La mathématique est doublement une médiation entre les unes et les autres. Elle a le degré intermédiaire de certitude, le degré intermédiaire d’inconcevabilité. Elle enferme le résumé de la nécessité qui gouverne les choses sensibles et les images des vérités divines. Enfin elle a pour centre la notion même de médiation.

On comprend facilement que les Grecs, quand ils ont aperçu cette poésie, en aient été enivrés ; ils avaient le droit d’y voir une révélation.

Aujourd’hui nous ne pouvons plus concevoir cela, parce que nous avons perdu cette idée que la certitude absolue convient seule aux choses divines. Nous voulons la certitude pour les choses matérielles. Pour les choses qui concernent Dieu, il nous suffit de la croyance. Il est vrai que la simple croyance arrive très bien à avoir la force de la certitude quand elle est chauffée à blanc par le feu des sentiments collectifs ; mais elle n’en reste pas moins croyance. Sa force est mensongère.

Notre intelligence est devenue si grossière que nous ne concevons même plus qu’il puisse y avoir une certitude authentique, rigoureuse, concernant des mystères incompréhensibles. Il y aurait sur ce point un usage infiniment précieux à faire de la mathématique. Elle est irremplaçable à cet égard.

L’exigence de rigueur parfaite qui habitait les géomètres grecs a disparu avec eux, et depuis cinquante ans seulement les mathématiciens y reviennent. Ce n’est encore aujourd’hui pour eux qu’un idéal analogue à celui de l’art pour l’art chez les poètes parnassiens. Mais c’est une des failles par où le christianisme véritable peut de nouveau filtrer dans le monde moderne. L’exigence de la rigueur n’est pas quelque chose de matériel. Quand cette exigence est absolue, elle est trop évidemment disproportionnée, dans la mathématique, à son objet, à savoir des rapports de quantité, et à ses conditions, à savoir une axiomatique ramenant tous les théorèmes à quelques axiomes arbitrairement choisis. Dans la mathématique cette exigence se détruit elle-même. Elle doit y apparaître un jour comme une exigence s’exerçant dans le vide. Ce jour-là elle sera proche d’être comblée. Le besoin de certitude rencontrera son véritable objet.

La miséricorde de Dieu empêche la mathématique de sombrer dans la simple technique. Car là où on cultive la mathématique seulement sur le plan technique, on ne réussit pas même sur le plan technique ; l’expérience en a été faite en Russie. Les applications techniques sont par rapport à la science pure au nombre de ces choses qui sont obtenues seulement par surcroît et qu’on ne trouve jamais si on les cherche directement. Cet arrangement providentiel a fait subsister au cœur de notre civilisation si bassement matérielle un noyau de science théorique, rigoureuse et pure. Ce noyau est un des trous par où peut pénétrer le souffle et la lumière de Dieu. Un autre trou est la recherche de la beauté dans l’art. Un troisième trou est le malheur. Il faut entrer par ces trous, non par les endroits pleins.

La formule : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie », φιλίαν εἶναι ἐναρμόνιον ἰσότητα (philian einai enarmonion isoteta), est pleine de significations merveilleuses, par rapport à Dieu, par rapport à l’union de Dieu et de l’homme, et par rapport aux hommes, à condition de tenir compte du sens pythagoricien du mot harmonie. L’harmonie est proportion. C’est aussi l’unité des contraires.

Pour appliquer cette formule à Dieu, il faut la rapprocher d’une définition de l’harmonie au premier abord très étrange : δίχα φρονεόντων συμφρόνησις (dikha phroneontôn sumphronêsis), « la pensée commune des pensants séparés ».

Des penseurs séparés qui pensent ensemble, il n’y a qu’une chose qui réalise cela en toute rigueur, c’est la Trinité.

La formule d’Aristote : « La pensée est la pensée de la pensée », n’enferme pas la Trinité, parce que le substantif peut être pris également au sens actif ou passif. La formule de Philolaos l’enferme parce que le verbe est à l’actif.

La méditation de cette formule conduit à la meilleure manière de rendre compte à l’intelligence du dogme de la Trinité.

Si on pense Dieu seulement comme un, on le pense ou comme une chose, et alors il n’est pas acte, ou comme un sujet, et alors, pour être en acte, il a besoin d’un objet, de sorte que la création serait nécessité et non pas amour. Dieu ne serait pas exclusivement amour et bien.

Nous, êtres humains, étant des sujets qui ne sommes tels que par le contact perpétuel avec un objet, nous ne pouvons concevoir Dieu comme parfait qu’en le concevant comme étant à la fois sujet et objet.

Mais Dieu est essentiellement sujet, pensant et non pas pensée. Son nom est « Je suis ». C’est son nom en tant que sujet, c’est aussi son nom en tant qu’objet, c’est aussi son nom en tant que contact du sujet et de l’objet.

Toute pensée humaine implique trois termes, un sujet qui pense et qui est une personne, un objet pensé, et la pensée elle-même, qui est le contact des deux. La formule d’Aristote : « La pensée est la pensée de la pensée », désigne ces trois termes, à condition qu’on prenne le mot pensée chaque fois en un sens différent.

Pour nous représenter Dieu comme une pensée pensante et non pas comme une chose, nous devons nous représenter ces trois termes dans la pensée divine ; mais la dignité divine exige que ces trois termes soient chacun une Personne, quoiqu’il y ait un seul Dieu. La dignité divine empêche que le mot pensée, quand il s’agit de Dieu, soit jamais pris au passif ; le verbe penser, au sujet de Dieu, ne peut être pris qu’à l’actif. Ce que Dieu pense est encore un être qui pense. C’est pourquoi on dit que c’est le Fils, ou l’Image, ou la Sagesse de Dieu.

Telle est la pensée parfaite telle que nous autres hommes pouvons en saisir le caractère inconcevable. Toute autre représentation que nous pouvons nous en faire est plus facile à imaginer, mais est infiniment loin de la perfection. C’est pourquoi l’intelligence peut adhérer pleinement et sans aucune incertitude au dogme de la Trinité, quoiqu’elle ne puisse pas le comprendre.

Si on interprète la définition de l’amitié comme une égalité parfaite d’harmonie au moyen de la définition de l’harmonie comme la pensée, commune des pensants séparés, c’est la Trinité même qui est l’amitié par excellence. L’égalité est l’égalité entre un et plusieurs, entre un et deux ; les contraires dont l’harmonie constitue l’unité sont l’unité et la pluralité, qui sont le premier couple de contraires. C’est pourquoi Philolaos parle d’une part de l’un comme première origine, d’autre part de l’unité comme étant le premier composé. Celle-ci, il la nomme Hestia, le foyer central, le feu central ; et le feu correspond toujours au Saint-Esprit. La formule : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie » enferme d’ailleurs les deux relations indiquées par saint Augustin dans la Trinité, égalité et connexion. La Trinité est la suprême harmonie et la suprême amitié.

L’harmonie est l’unité des contraires. Le premier couple de contraires est un et deux, unité et pluralité, et il constitue la Trinité. (Platon avait sans doute aussi dans la pensée la Trinité comme harmonie première quand il nomme les termes du premier couple de contraires le Même et l’Autre, dans le Timée.) Le second couple de contraires est l’opposition entre créateur et créature. Dans le langage pythagoricien, cette opposition s’exprime comme corrélation entre ce qui limite et ce qui est illimité, c’est-à-dire ce qui reçoit sa limitation du dehors. Le principe de toute limitation est Dieu. La création est de la matière mise en ordre par Dieu, et cette action ordonnatrice de Dieu consiste à imposer des limites. C’est bien là aussi la conception de la Genèse. Ces limites sont ou des quantités ou quelque chose d’analogue à la quantité. Ainsi, en prenant le mot dans son sens le plus large, on peut dire que la limite est nombre. De là, la formule de Platon : « Le nombre est l’intermédiaire entre l’un et l’illimité. » Le un suprême est Dieu, et c’est lui qui limite.

Dans le Philèbe, Platon indique les deux premiers couples de contraires dans leur ordre et marque la hiérarchie qui les sépare quand il écrit : « La réalité dite éternelle procède de l’un et du plusieurs et porte enracinés en soi la limite et l’illimité. » La limite et l’illimité, c’est la création, dont la racine est en Dieu. L’un et le plusieurs, c’est la Trinité, origine première. Le nombre apparaît dans la Trinité comme le second terme de l’opposition, et, si on l’identifie à la limite, il apparaît dans le principe de la création comme le premier terme. Il est donc bien quelque chose comme une moyenne proportionnelle. Il ne faut pas oublier qu’en grec arithmos et logos sont deux termes exactement synonymes. La conception qu’expose Platon au début du Philèbe, conception d’une profondeur et d’une fécondité merveilleuses, c’est que toute étude et toute technique, par exemple l’étude du langage, de l’alphabet, de la musique, et ainsi de suite, doit reproduire à son niveau l’ordre de cette hiérarchie primordiale, à savoir unité, nombre au sens le plus large, et illimité. Ainsi l’intelligence est une image de la foi.

Puisqu’il y a en Dieu en tant que créateur un second couple de contraires, il y a aussi en Dieu une harmonie et une amitié qui n’est pas définie par le seul dogme de la Trinité. Il faut qu’il y ait aussi en Dieu unité entre le principe créateur et ordonnateur de limitation et la matière inerte qui est indétermination. Pour cela il faut que non seulement le principe de limitation, mais aussi la matière inerte et l’union entre les deux soient des Personnes divines, puisqu’il ne peut pas y avoir de relation en Dieu dont les termes ne soient pas des Personnes ainsi que le lien qui les lie. Mais la matière inerte ne pense pas ; elle ne peut être une personne.

Les difficultés insolubles sont résolues par le passage à la limite. Il y a une intersection entre une personne et la matière inerte ; cette intersection, c’est un être humain au moment de l’agonie, quand les circonstances précédant l’agonie ont été brutales au point d’en faire une chose. C’est un esclave agonisant, un peu de chair misérable clouée sur une croix.

Si cet esclave est Dieu, s’il est la seconde Personne de la Trinité, s’il est uni à la Première par le lien divin qui est la troisième Personne, on a la perfection de l’harmonie telle que la concevaient les Pythagoriciens, l’harmonie où il se trouve entre les contraires le maximum de distance et le maximum d’unité. « La pensée commune des pensants séparés. » Il ne peut pas y avoir de pensée plus une que la pensée du Dieu unique. Il ne peut pas y avoir des êtres pensants plus séparés que le Père et le Fils au moment où le Fils pousse le cri éternel : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce moment est la perfection incompréhensible de l’amour. C’est l’amour qui passe toute connaissance.

La preuve ontologique, la preuve par la perfection, qui d’ailleurs n’est pas une preuve pour l’intelligence comme telle, mais seulement pour l’intelligence animée par l’amour, cette preuve ne pose pas seulement la réalité de Dieu, mais aussi les dogmes de la Trinité, de l’Incarnation et de la Passion. Cela ne signifie pas, bien entendu, que ces dogmes aient pu être trouvés par la raison humaine sans révélation ; mais une fois apparus, ils s’imposent à l’intelligence avec certitude, si seulement elle est éclairée par l’amour, de manière qu’elle ne puisse pas refuser d’y adhérer, quoiqu’ils soient hors de son domaine et qu’elle n’ait pas qualité pour les affirmer ou les nier. Dieu n’est parfait que comme Trinité, et l’amour qui constitue la Trinité trouve sa perfection seulement dans la Croix.

Dieu a voulu donner à son Fils beaucoup de frères. La définition pythagoricienne de l’amitié s’applique merveilleusement et à notre amitié avec Dieu et aux amitiés entre hommes.

« L’amitié est une égalité faite d’harmonie. » Si on prend harmonie au sens de moyenne géométrique, si on conçoit que la seule médiation entre Dieu et l’homme est un être à la fois Dieu et homme, on passe directement de cette formule pythagoricienne aux merveilleuses formules de l’Évangile de saint Jean. Par l’assimilation avec le Christ, qui ne fait qu’un avec Dieu, l’être humain, gisant tout au fond de sa misère, atteint une espèce d’égalité avec Dieu, une égalité qui est amour. Saint Jean de la Croix, parlant du mariage spirituel avec l’autorité de l’expérience, répète constamment que dans l’union suprême Dieu veut par amour établir entre l’âme et Lui une espèce d’égalité. Saint Augustin dit aussi « Dieu a été fait homme afin que l’homme soit fait dieu ». L’harmonie est le principe de cette espèce d’égalité, l’harmonie, c’est-à-dire le lien entre les contraires, la moyenne proportionnelle, le Christ. Ce n’est pas directement entre Dieu et l’homme qu’il y a quelque chose d’analogue à un lien d’égalité, c’est entre deux rapports.

Quand Platon, dans le Gorgias, parle d’égalité géométrique, cette expression est sans doute exactement équivalente à celle d’égalité harmonique employée par Pythagore. L’un et l’autre terme constituent sans doute des expressions techniques dont le sens était rigoureusement défini, à savoir l’égalité entre deux rapports ayant un terme commun, du type . Car l’adjectif géométrique dans des termes tels que moyenne géométrique, progression géométrique, indique la proportion. Les phrases de saint Jean citées plus haut ont cet aspect de formule algébrique d’une manière tellement nette, tellement insistante, qu’il est manifeste que cela est voulu et qu’il y a là une allusion. Platon pouvait, certes, dire légitimement « l’égalité géométrique a un grand pouvoir et sur les dieux et sur les hommes ». D’après la définition de l’amitié, l’autre expression du même passage : « l’amitié unit le ciel et la terre, les dieux et les hommes » a exactement le même sens. En inscrivant à la porte de son école « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », Platon affirmait sans doute sous forme d’énigme, et pour ainsi dire de calembour, la vérité que le Christ exprimait par la parole : « Nul ne va au Père sinon par moi. » L’autre formule de Platon : « Dieu est un perpétuel géomètre », est sans doute à double sens et se rapporte à la fois à l’ordre du monde et à la fonction médiatrice du Verbe. En somme, l’apparition de la géométrie en Grèce est la plus éclatante parmi toutes les prophéties qui ont annoncé le Christ. On peut comprendre ainsi que, par l’effet de l’infidélité, la science soit devenue pour une part un principe de mal, de même que le diable est entré en Judas quand il eut reçu du pain de la main du Christ. Les choses indifférentes restent toujours indifférentes ; ce sont les choses divines qui, par le refus de l’amour, prennent une efficacité diabolique. Dans l’influence de la science sur la vie spirituelle, depuis la Renaissance, il semble qu’il y ait quelque chose de diabolique. Il serait vain de vouloir y remédier en maintenant la science dans le domaine de la simple nature. Il est faux qu’elle appartienne tout entière à ce domaine. Elle y appartient seulement par ses résultats et ses applications pratiques, mais non par son inspiration ; car dans la science comme dans l’art toute nouveauté véritable est l’œuvre du génie ; et le vrai génie est surnaturel, contrairement au talent. Elle n’appartient pas non plus au domaine de la nature par son action sur l’âme, car elle confirme dans la foi ou elle en détourne, elle ne peut pas être indifférente. Si elle redevenait fidèle à son origine et à sa destination, la rigueur démonstrative serait à la charité dans la mathématique ce qu’est la technique musicale à la charité dans les mélodies grégoriennes. Il y a un plus haut degré de technique musicale dans le chant grégorien que dans Bach et Mozart eux-mêmes ; le chant grégorien est à la fois pure technique et pur amour, comme d’ailleurs tout grand art. Il doit en être exactement de même pour la science qui, comme l’art, n’est pas autre chose qu’un certain reflet de la beauté du monde. Il en était ainsi en Grèce. La rigueur démonstrative est la matière de l’art géométrique comme la pierre est la matière de la sculpture.

La définition pythagoricienne de l’amitié, appliquée à Dieu et à l’homme, fait apparaître la médiation comme étant essentiellement amour et l’amour comme étant essentiellement médiateur. C’est aussi ce qu’exprime Platon dans le Banquet.

La même définition s’applique aussi à l’amitié entre hommes quoiqu’il y ait là plus de difficulté, puisque Philolaos a dit : « Les choses de même espèce, de même racine et de même rang n’ont pas besoin d’harmonie. » Il est significatif que les Pythagoriciens aient choisi une définition de l’amitié qui ne s’applique aux rapports entre hommes qu’en dernier lieu. L’amitié est d’abord amitié en Dieu entre les Personnes divines. Elle est ensuite amitié entre Dieu et l’homme. En dernier lieu seulement elle est amitié entre deux hommes ou davantage. Cette hiérarchie n’empêche pas l’amitié humaine d’avoir existé chez les Pythagoriciens dans sa perfection, puisqu’on trouve chez eux le couple d’amis le plus célèbre, Damon et Phintias. Aristote s’inspirait sans doute de la tradition pythagoricienne en mettant l’amitié au nombre des vertus. Si Jamblique n’a pas trop exagéré, les Pythagoriciens reconnaissaient et appliquaient entre eux à un degré admirable un commandement semblable au dernier que laissa le Christ à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres. »

La définition pythagoricienne s’applique aux hommes parce que quoiqu’ils soient en fait de même espèce, de même racine, de même rang, ils ne sont pas tels dans leur pensée. Pour chaque homme, lui-même est je, et les autres sont les autres. Je, c’est-à-dire le centre du monde ; cette position centrale est figurée dans l’espace par la perspective. Les autres, c’est-à-dire des parcelles de l’univers, plus ou moins considérables selon qu’elles sont plus ou moins près de je, la plupart pratiquement milles. Il peut arriver qu’un homme transporte la position centrale hors de soi dans un autre être humain, connu ou non personnellement de lui, en qui il met son trésor et son cœur. Lui-même alors devient une simple parcelle de l’univers, tantôt assez considérable, tantôt infiniment petite. La crainte extrême peut produire cet effet aussi bien qu’une certaine espèce d’amour. Dans les deux cas, quand pour un être humain le centre de l’univers se trouve dans un autre, ce transfert est toujours l’effet d’un rapport de forces mécaniques qui soumet brutalement le premier au second. L’effet se produit si le rapport des forces est tel que toute pensée d’avenir chez le premier, qu’il s’agisse d’espérance ou de crainte, passe obligatoirement par le second. Il y a identité essentielle quant au caractère brutal et mécanique de la subordination dans les relations en apparence si différentes qui lient un esclave à un maître, un indigent à un bienfaiteur, un grognard à Napoléon, un certain type d’amoureux, d’amoureuse, de père, de mère, de sœur, d’ami, et ainsi de suite, à l’objet de leur affection. Une relation de cette espèce peut lier deux êtres humains pour un court espace de temps, un mois, un jour, quelques minutes.

Excepté les cas où un être humain est brutalement soumis à un autre qui lui enlève pour un temps le pouvoir de penser à la première personne, chacun dispose d’autrui comme on dispose de choses inertes, soit en fait s’il en a le pouvoir, soit en pensée. Il y a pourtant encore une autre exception. C’est quand deux êtres humains se rencontrent dans des circonstances telles qu’aucun ne soit soumis à l’autre par aucune espèce de force et que chacun ait à un degré égal besoin du consentement de l’autre. Chacun alors, sans cesser de penser à la première personne, comprend réellement que l’autre aussi pense à la première personne. La justice se produit alors comme un phénomène naturel. L’effort du législateur doit tendre à rendre ces occasions aussi nombreuses que possible. Mais la justice qui se produit ainsi ne constitue pas une harmonie, et c’est une justice sans amitié. Une formule que Thucylide met dans la bouche de quelques Athéniens définit parfaitement les rapports naturels entre les êtres humains : « L’esprit humain étant fait comme il est, ce qui est juste n’est examiné que s’il y a nécessité égale de part et d’autre ; au contraire s’il y a un fort et un faible, le possible est accompli par le premier et accepté par le second. » Il ajoute : « Nous croyons à l’égard des dieux, nous avons la certitude à l’égard des hommes que toujours, par une nécessité de la nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. »

Hors les occasions où il y a nécessité égale de part et d’autre, la justice est une amitié surnaturelle qui procède de l’harmonie. L’harmonie est l’unité des contraires ; les contraires, ce sont cet être qui est le centre du monde et cet autre qui est un petit fragment dans le monde. Il ne peut y avoir unité que si la pensée accomplit pour tout ce qu’elle embrasse une opération analogue à celle qui permet de percevoir l’espace en rabattant à leur rang les illusions de la perspective. Il faut reconnaître que rien dans le monde n’est le centre du monde, que le centre du monde est hors du monde, que nul ici-bas n’a le droit de dire je. Il faut renoncer en faveur de Dieu, par amour de Lui et de la vérité, à ce pouvoir illusoire qu’Il nous a accordé de penser à la première personne. Il nous l’a accordé pour qu’il nous soit possible d’y renoncer par amour. Dieu seul a le droit de dire « Je suis » ; « Je suis » est son nom et n’est le nom d’aucun autre être. Mais ce renoncement ne consiste pas à transporter sa propre position de centre du monde en Dieu comme certains la transportent dans un autre homme. Ce serait aimer Dieu comme l’Œnone de Racine aime Phèdre, comme son Pylade aime Oreste. Certains aiment Dieu ainsi. Quand même ils mourraient martyrs, ce n’est pas là le véritable amour de Dieu. Le « Je suis » de Dieu, qui est véritable, diffère infiniment du « je suis » illusoire des hommes. Dieu n’est pas une personne à la manière dont un homme croit l’être. C’est là sans doute le sens de cette parole profonde des Hindous, qu’il faut concevoir Dieu à la fois comme personnel et comme impersonnel.

Seul le vrai renoncement au pouvoir de tout penser à la première personne, ce renoncement qui n’est pas un simple transfert, permet à un homme de savoir que les autres hommes sont ses semblables. Ce renoncement n’est pas autre chose que l’amour de Dieu, soit que le nom de Dieu soit ou non présent à la pensée. C’est pourquoi les deux commandements n’en font qu’un. En droit, l’amour de Dieu est premier. Mais, en fait, comme chez l’homme toute pensée concrète a un objet réel ici-bas, ce renoncement s’opère nécessairement pendant que la pensée est appliquée soit aux choses, soit aux hommes. Dans le premier cas l’amour de Dieu apparaît d’abord comme adhésion à la beauté du monde, l’amor fati stoïcien, l’adhésion à cette distribution indiscriminée de la lumière et de la pluie qui exprime ici-bas la perfection de notre Père céleste. Dans le second cas, l’amour de Dieu apparaît d’abord comme amour du prochain, et avant tout du prochain faible et malheureux, celui que, selon les lois de la nature, nous n’apercevrions même pas en passant près de lui. Au reste, de même que la véritable compassion est surnaturelle, de même aussi la véritable gratitude.

Le renoncement au pouvoir de penser à la première personne, c’est l’abandon de tous les biens pour suivre le Christ. Tous les biens d’un homme, c’est l’univers tout entier vu de soi-même comme centre. Les hommes n’aiment la richesse, le pouvoir et la considération sociale que parce que cela renforce en eux la faculté de penser à la première personne. Accepter la pauvreté au sens littéral du mot, comme fit saint François, c’est accepter d’être néant dans l’apparence qu’on présente a soi-même et aux autres comme on est néant en réalité. « Si on veut se rendre invisible, il n’y a pas de moyen plus certain que de devenir pauvre », dit une chanson populaire espagnole. Une telle acceptation est le degré le plus haut de l’amour de la vérité.

Quand on applique aux hommes la formule : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie », harmonie a le sens d’unité des contraires. Les contraires sont moi et l’autre, contraires si distants qu’ils n’ont leur unité qu’en Dieu. L’amitié entre êtres humains et la justice sont une seule et même chose, hors les cas où la justice est imposée du dehors par les circonstances. Platon aussi, dans le Banquet, indique cette identité entre la justice parfaite et l’amour. L’Évangile, quand il s’agit des rapports entre hommes, emploie indifféremment les mots de justice et d’amour avec la même signification ; le mot de justice y est employé plusieurs fois au sujet de l’aumône. Ceux que le Christ remercie pour lui avoir donné à manger quand il avait faim sont nommés les justes. Deux amis parfaits sont deux hommes qui, étant en relations fréquentes pendant une portion considérable de leur vie, sont toujours parfaitement justes l’un vis-à-vis de l’autre. Un acte de justice est un éclair d’amitié qu’une occasion fugitive fait surgir entre deux hommes. S’il y a justice unilatérale, elle est comme mutilée.

Dans chacun des trois rapports indiqués par le mot amitié, Dieu est toujours médiateur. Il est médiateur entre lui-même et lui-même. Il est médiateur entre lui-même et l’homme. Il est médiateur entre un homme et un autre homme. Dieu est essentiellement médiation. Dieu est l’unique principe d’harmonie. C’est pourquoi le chant convient pour sa louange.

Par la parole : « Si deux ou trois de vous sont assemblés en mon nom, je serai parmi eux », le Christ a promis à ses amis, comme un surcroît, le bien infiniment précieux de l’amitié humaine. Mais en quelque point de l’espace et du temps que se trouvent deux vrais amis, chose extrêmement rare, le Christ est entre eux, quelque soit le nom du dieu qu’ils invoquent. Toute amitié vraie passe par le Christ.

Pourtant il y a une espèce de renoncement à la personnalité et une espèce d’amitié où le Christ n’est jamais présent, même s’il est explicitement et passionnément invoqué. Cela se produit quand on renonce à la première personne du singulier seulement pour y substituer la première personne du pluriel. Alors les termes en relation ne sont plus moi et l’autre ou bien moi et les autres, mais des fragments homogènes de nous ; ces termes sont donc de même espèce, de même racine, de même rang ; par suite, d’après le postulat de Philolaos, ils ne peuvent pas être liés par une harmonie. Ils sont liés par eux-mêmes et sans médiation. Il n’y a pas de distance entre eux, pas de place vide entre eux où puisse se glisser Dieu. Rien n’est plus contraire à l’amitié que la solidarité, qu’il s’agisse d’une solidarité causée par la camaraderie, par la sympathie personnelle ou par l’appartenance à un même milieu social, à une même conviction politique, à une même nation, à une même confession religieuse. Les pensées qui explicitement ou implicitement enferment la première personne du pluriel sont encore infiniment plus éloignées de la justice que celles qui enferment la première personne du singulier ; car la première personne du pluriel n’est pas susceptible d’être prise dans un rapport à trois termes dont le terme moyen soit Dieu. C’est pourquoi Platon, s’inspirant très probablement des Pythagoriciens, nomme animal tout ce qui est collectif. Ce piège est le plus dangereux qui soit tendu ici-bas à l’amour. D’innombrables chrétiens y sont tombés au cours des siècles et y tombent de nos jours.

La justice surnaturelle, l’amitié ou l’amour surnaturel se trouvent enfermés dans toutes les relations humaines où sans qu’il y ait égalité de force et de besoin il y a recherche du consentement mutuel. Le désir du consentement mutuel est charité. C’est une imitation de la charité incompréhensible qui persuade à Dieu de nous laisser notre autonomie.

En plus de la Trinité, de l’Incarnation, de la charité entre Dieu et l’homme et de la charité entre hommes, il y a une cinquième forme d’harmonie, celle qui concerne les choses. Elle englobe aussi l’homme pour autant que l’homme est une chose, c’est-à-dire tout l’homme, corps et âme, sauf la faculté de libre consentement. Elle englobe par suite ce que chacun nomme moi. Cette cinquième forme d’harmonie, ne concernant pas de part et d’autre des personnes, ne constitue pas une amitié. Les contraires auxquels elle se rapporte sont le principe qui limite et ce qui reçoit les limites du dehors, c’est-à-dire Dieu et la matière inerte comme telle. L’intermédiaire est la limite, le réseau de limites qui tient toutes choses en un seul ordre et dont Lao Tseu a dit : « Le filet du ciel est bien large, mais nul ne peut passer au travers. »

La notion de ce couple de contraires n’est nullement évidente, elle est même d’abord très obscure. Elle est aussi très profonde. Elle enferme toutes les grandes constructions qu’on a faites au cours des siècles sous le nom de théories de la connaissance.

C’est le nombre, dit Philolaos, qui donne aux choses un corps. Il ajoute que le nombre opère cet effet en rendant les choses connaissables conformément à l’essence du gnomon. Le gnomon, s’il faut prendre le mot dans son sens premier, est la tige verticale du cadran solaire. Cette tige reste fixe pendant que soi l’ombre tourne et change de longueur. La variation de l’ombre est déterminée par la fixité de la tige, étant donné le mouvement tournant du soleil. Cette relation est celle que la mathématique désigne aujourd’hui sous les noms d’invariant et groupe de variation. C’est une des notions fondamentales de l’esprit humain.

On est surpris de lire que le nombre donne aux choses un corps. On attendrait plutôt une forme. Pourtant la formule de Philolaos est littéralement vraie. Toute analyse serrée et rigoureuse de la perception, de l’illusion, de la rêverie, du rêve, des états plus ou moins proches de l’hallucination montre que la perception du monde réel ne diffère des erreurs qui lui ressemblent que parce qu’elle enferme un contact avec une nécessité. (Maine de Biran, Lagneau et Alain sont sur ce point ceux qui ont eu le plus de discernement.) La nécessité nous apparaît toujours comme un ensemble de lois de variation déterminées par des rapports fixes et invariants. La réalité pour l’esprit humain n’est pas autre chose que le contact de la nécessité. Il y a là une contradiction, car la nécessité est intelligible, non tangible. Ainsi le sentiment de la réalité constitue une harmonie et un mystère. Nous nous persuadons de la réalité d’un objet en en faisant le tour, opération qui produit successivement des apparences variées déterminées par la fixité d’une forme autre que toutes les apparences et extérieure à elles, transcendante à leur égard. Par cette opération nous connaissons que l’objet est une chose, non un fantôme, qu’il a un corps. Les rapports de quantité qui jouent le rôle du gnomon constituent donc bien le corps de l’objet. Lagneau, qui d’ailleurs ignorait sans doute la formule de Philolaos, faisait cette analyse au moyen d’une boîte cubique. Aucune des apparences de la boîte n’a la forme d’un cube, mais pour qui tourne autour de la boîte, la forme du cube est ce qui détermine la variation de la forme apparente. Cette détermination constitue si bien pour nous le corps même de l’objet qu’en regardant la boîte nous croyons voir un cube, ce qui pourtant n’est jamais le cas. Le rapport du cube, qui à proprement parler n’est jamais vu aux apparences produites par la perspective est comme le rapport de la tige du cadran solaire avec les ombres. L’exemple du cube est peut-être même plus beau. L’une et l’autre relation peuvent par une transposition analogique fournir la clef de toute connaissance humaine. Il y a avantage à les méditer indéfiniment.

La réalité de l’univers pour nous n’est pas autre chose que la nécessité, dont la structure est celle du gnomon, supportée par quelque chose. Il lui faut un support, car la nécessité par elle-même est essentiellement conditionnelle. Sans support, elle n’est qu’abstraction. Sur un support, elle constitue la réalité même de la création. Quant au support, nous ne pouvons en avoir aucune conception. Il est ce que les Grecs nommaient d’un mot (apeiron) qui veut dire à la fois illimité et indéterminé. C’est ce que Platon nommait le réceptacle, la matrice, le porte-empreintes, l’essence qui est mère de toutes choses et en même temps toujours intacte, toujours vierge. L’eau en est la meilleure image, parce qu’elle n’a ni forme ni couleur, bien qu’elle soit visible et tangible. Il est impossible à ce sujet de ne pas remarquer que les mots matière, mère, mer, Marie se ressemblent au point d’être presque identiques. Ce caractère de l’eau rend compte de son usage symbolique dans le baptême plus que son pouvoir de laver.

Pour nous, la matière est simplement ce qui est soumis à la nécessité. Nous n’en connaissons pas autre chose. La nécessité est constituée pour nous par des lois quantitatives de variation dans les apparences. Là où il n’y a pas quantité à proprement parler, il y a quelque chose d’analogue. Une loi quantitative de variation, c’est une fonction. La fonction est ce que les Grecs nommaient nombre ou rapport, arithmos ou logos, et c’est elle encore qui constitue la limite. L’image la plus claire de la fonction est fournie par la série continue des triangles ayant les mêmes angles. C’est une proportion. C’est la géométrie qui fait apparaître la notion de fonction.

La nécessité est une ennemie pour l’homme tant qu’il pense, à la première personne. À vrai dire il a avec elle les trois espèces de rapports qu’il a avec les hommes. Par la rêverie ou par l’exercice de la puissance sociale elle semble son esclave. Dans les contrariétés, les privations, les peines, les souffrances, mais surtout dans le malheur elle apparaît comme un maître absolu et brutal. Dans l’action méthodique il y a un point d’équilibre où la nécessité, par son caractère conditionnel, présente à la fois à l’homme des obstacles et des moyens par rapport aux fins partielles qu’il poursuit, et où il y a une espèce d’égalité entre le vouloir d’un homme et la nécessité universelle. Ce point d’équilibre est aux rapports de l’homme avec le monde ce qu’est la justice naturelle aux rapports entre les hommes ; dans l’organisation du travail, de la technique et de toute l’activité humaine il faut s’efforcer de l’obtenir le plus souvent possible. Car la tâche propre du législateur est de susciter dans toute la mesure du possible dans la vie sociale les images naturelles des vertus surnaturelles. Cet équilibre actif entre l’homme et la nécessité universelle, joint à l’équilibre des forces et des besoins entre les hommes, constituerait, si pareille chose pouvait exister longtemps, le bonheur naturel. L’aspiration au bonheur naturel est bonne, saine et précieuse ; de même qu’il est bon pour la santé d’un enfant qu’il soit attiré vers les aliments par leur saveur, quoique la composition chimique et non pas la saveur en constitue la vertu. L’expérience et le désir des joies surnaturelles ne détruisent pas dans l’âme l’aspiration au bonheur naturel, mais lui confèrent une plénitude de signification. Le bonheur naturel n’a de véritable valeur que quand une joie parfaitement pure s’y surajoute par le sentiment de la beauté. Le crime et le malheur, chacun d’une manière différente, mais avec une égale efficacité, détruisent au contraire pour toujours l’aspiration au bonheur naturel.

L’équilibre entre le vouloir humain et la nécessité dans l’action méthodique est seulement une image ; si on le prend pour une réalité, c’est un mensonge. Notamment ce que l’homme prend pour des fins, ce sont toujours simplement des moyens. La fatigue force à s’apercevoir de l’illusion. Dans l’état de fatigue intense, l’homme cesse d’adhérer à sa propre action et même à son propre vouloir ; il se perçoit comme une chose qui en pousse d’autres parce qu’elle est elle-même poussée par une contrainte. Effectivement la volonté humaine, quoiqu’un certain sentiment de choix y soit irréductiblement attaché, est simplement un phénomène parmi tous ceux qui sont soumis à la nécessité. La preuve est qu’elle comporte des limites. L’infini seul est hors de l’empire de la nécessité.

Dans l’univers, l’homme n’éprouve la nécessité que comme étant pour son vouloir à la fois un obstacle et une condition d’accomplissement ; par suite cette épreuve n’est jamais entièrement pure des illusions irréductiblement attachées à l’exercice de la volonté. Pour penser la nécessité d’une manière pure, il faut la détacher de la matière qui la supporte et la concevoir comme un tissu de conditions nouées les unes aux autres. Cette nécessité pure et conditionnelle n’est pas autre chose que l’objet même de la mathématique et de certaines opérations de la pensée analogues à la mathématique, théoriques, pures et rigoureuses comme elle, mais auxquelles on ne donne pas de nom parce qu’on ne les discerne pas. Contrairement à un préjugé aujourd’hui assez répandu, la mathématique est avant tout une science de la nature ; ou plutôt elle est la science de la nature par excellence, la seule. Toute autre science est simplement une application particulière de la mathématique.

Dans la nécessité ainsi pensée comme conditionnelle l’homme n’est présent à aucun titre, il n’a aucune part en elle hors l’opération même par laquelle il la pense. La faculté d’où procède cette opération est bien entendu par essence, soustraite à la nécessité, soustraite à la limite et au nombre. L’enchaînement purement conditionnel de la nécessité, c’est l’enchaînement de la démonstration elle-même. Regardée ainsi, la nécessité n’est plus pour l’homme ni un ennemi ni un maître. Pourtant elle est quelque chose d’étranger et qui s’impose. La connaissance des phénomènes sensibles est uniquement la reconnaissance en eux de quelque chose d’analogue à cette nécessité purement conditionnelle. Il en est ainsi même pour les phénomènes psychologiques et sociaux. On les connaît pour autant qu’on y reconnaît d’une manière concrète et précise, à chaque occasion, la présence d’une nécessité analogue à la nécessité mathématique. C’est pourquoi les Pythagoriciens disaient qu’on ne connaît que le nombre. Ils nommaient la nécessité mathématique nombre ou rapport (logos ou logismos).

La nécessité mathématique est un intermédiaire entre toute la partie naturelle de l’homme, qui est matière corporelle et psychique, et la parcelle infiniment petite de lui-même qui n’appartient pas à ce monde. L’homme, bien qu’il s’efforce, mais souvent vainement, d’entretenir en lui-même l’illusion contraire, est ici-bas l’esclave des forces de la nature qui le dépassent infiniment. Cette force qui gouverne le monde et fait obéir tout homme, comme un maître armé d’un fouet fait obéir à coup sûr un esclave, cette force est la même chose que l’esprit humain conçoit sous le nom de nécessité. Le rapport de la nécessité à l’intelligence n’est plus le rapport du maître à l’esclave. Ce n’est pas non plus le rapport inverse, ni le rapport de deux hommes libres. C’est le rapport de l’objet contemplé au regard. La faculté qui dans l’homme regarde la force la plus brutale, comme on regarde un tableau, en la nommant nécessité, cette faculté n’est pas ce qui dans l’homme appartient à l’autre monde. Elle est à l’intersection des deux mondes. La faculté qui n’appartient pas à ce monde est celle du consentement. L’homme est libre de consentir ou non à la nécessité. Cette liberté n’est actuelle en lui que lorsqu’il conçoit la force comme nécessité, c’est-à-dire lorsqu’il la contemple. Il n’est pas libre de consentir à la force comme telle. L’esclave qui voit le fouet se lever sur lui ne consent pas, ne refuse pas son consentement, il tremble. Pourtant, sous le nom de nécessité, c’est bien à la force brutale que consent l’homme, lorsqu’il consent, c’est bien au fouet. Aucun mobile, aucun motif ne peut être suffisant pour un tel consentement. Ce consentement est une folie, la folie propre à l’homme, comme la Création, l’Incarnation, la Passion constituent ensemble la folie propre à Dieu. Les deux folies se répondent. Il n’est pas surprenant que ce monde soit par excellence le lieu du malheur, car sans le malheur perpétuellement suspendu nulle folie de la part de l’homme ne pourrait faire écho à celle de Dieu, qui est déjà contenue tout entière dans l’acte de créer. Car, en créant, Dieu renonce à être tout, il abandonne un peu d’être à ce qui est autre que Lui. La création est renoncement par amour. La vraie réponse à l’excès de l’amour divin ne consiste pas à s’infliger volontairement de la souffrance, car la souffrance qu’on s’inflige à soi-même, si intense, si longue, si violente soit-elle, n’est pas destructrice. Il n’est pas au pouvoir d’un être de se détruire soi-même. La vraie réponse consiste seulement à consentir à la possibilité d’être détruit, c’est-à-dire à la possibilité du malheur, soit que le malheur se produise effectivement ou non. On ne s’inflige jamais le malheur, ni par amour, ni par perversité. Tout au plus peut-on, sous l’une ou l’autre inspiration, faire distraitement et comme à son propre insu deux ou trois pas, qui mènent au point glissant où l’on devient la proie de la pesanteur et d’où l’on tombe sur des pierres qui cassent les reins.

Le consentement à la nécessité est pur amour et même en quelque sorte excès d’amour. Cet amour n’a pas pour objet la nécessité même ni le monde visible dont elle constitue l’étoffe. Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’aimer la matière comme telle. Quand un homme aime un objet, c’est ou bien parce qu’il y loge par la pensée une portion de sa vie passée, parfois aussi un avenir désiré, ou bien parce que cet objet a rapport à un autre être humain. On aime un objet qui est le souvenir d’un être aimé, une œuvre d’art qui est l’ouvrage d’un homme de génie. L’univers est pour nous un souvenir ; le souvenir de quel être aimé ? L’univers est une œuvre d’art ; quel artiste en est l’auteur ? Nous ne possédons pas de réponse à ces questions. Mais quand l’amour d’où procède le consentement à la nécessité existe en nous, nous possédons la preuve expérimentale qu’il y a une réponse. Car ce n’est pas pour l’amour des autres hommes que nous consentons à la nécessité. L’amour des autres hommes est en un sens un obstacle à ce consentement, car la nécessité écrase les autres aussi bien que nous. C’est pour l’amour de quelque chose qui n’est pas une personne humaine, et qui pourtant est quelque chose comme une personne. Car ce qui n’est pas quelque chose comme une personne n’est pas objet d’amour. Quelle que soit la croyance professée à l’égard des choses religieuses, y compris l’athéisme, là où il y a consentement complet authentique et inconditionnel à la nécessité, il y a plénitude de l’amour de Dieu ; et nulle part ailleurs. Ce consentement constitue la participation à la Croix du Christ.

En nommant Logos cet être humain et divin qu’il aimait par-dessus tout et dont il était chéri, saint Jean a enfermé en une parole, parmi plusieurs autres pensées infiniment précieuses, toute la doctrine stoïcienne de l’amor fati. Ce mot Logos, emprunté aux stoïciens grecs qui l’avaient reçu d’Héraclite, a plusieurs significations, mais la principale est cette loi quantitative de variation qui constitue la nécessité. Fatum et logos sont d’ailleurs apparentés sémantiquement. Le fatum, c’est la nécessité, la nécessité, c’est le logos, et logos est le nom même de l’objet de notre plus ardent amour. L’amour que saint Jean portait à celui qui était son ami et son seigneur, quand il était incliné sur sa poitrine pendant la Cène, c’est cet amour même que nous devons porter à l’enchaînement mathématique de causes et d’effets qui, de temps à autre, fait de nous une espèce de bouillie informe. Manifestement cela est fou.

Une des paroles les plus profondes et les plus obscures du Christ fait apparaître cette absurdité. Le reproche le plus amer que fassent les hommes à cette nécessité, c’est son indifférence absolue aux valeurs morales. Justes et criminels reçoivent également les bienfaits du soleil et de la pluie ; justes et criminels sont également frappés d’insolation, noyés dans les inondations. C’est précisément cette indifférence que le Christ nous invite à regarder comme l’expression même de la perfection de notre Père céleste et à imiter. Imiter cette indifférence, c’est simplement y consentir, c’est accepter l’existence de tout ce qui existe, y compris le mal, excepté seulement la portion de mal que nous avons la possibilité et l’obligation d’empêcher. Par cette simple parole le Christ a annexé toute la pensée stoïcienne, et du même coup Héraclite et Platon.

On ne pourrait jamais prouver qu’une chose aussi absurde que le consentement à la nécessité soit possible. On peut seulement le constater. Il y a en fait des âmes qui consentent.

La nécessité est exactement l’intermédiaire entre notre nature et notre faculté infiniment petite de libre consentement, car notre nature y est soumise et notre consentement l’accepte. De même, quand nous pensons l’univers, nous pensons aussi la nécessité comme étant l’intermédiaire entre la matière et Dieu. Comme nous consentons à la nécessité, Dieu le premier par un acte éternel y consent. Mais ce que nous nommons en nous consentement, nous en nommons l’analogue en Dieu volonté. Dieu fait exister la nécessité étendue à travers l’espace et le temps du fait qu’Il la pense. La pensée de Dieu est Dieu, et en ce sens le Fils est l’image du Père ; la pensée de Dieu est aussi l’ordre du monde, et en ce sens le Verbe est l’ordonnateur du monde. L’ordre du monde, en Dieu, c’est l’ordonnateur du monde, car en Dieu tout est sujet, tout est personne.

De même que le Christ est d’une part médiateur entre Dieu et l’homme, d’autre part médiateur entre l’homme et son prochain, de même la nécessité mathématique est médiatrice d’une part entre Dieu et les choses, d’autre part entre chaque chose et chaque autre. Elle constitue un ordre par lequel chaque chose, étant à sa place, permet à toutes les autres choses d’exister. Le maintien entre des limites constitue pour les choses matérielles l’équivalent de ce qu’est, pour l’esprit humain, le consentement à l’existence d’autrui, c’est-à-dire la charité du prochain. D’ailleurs, pour l’homme en tant qu’être naturel, le maintien entre des limites est la justice.

L’ordre est équilibre et immobilité. L’univers soumis au temps est en perpétuel devenir. L’énergie qui le meut est principe de rupture d’équilibre. Mais cependant ce devenir composé de ruptures d’équilibre est en réalité un équilibre du fait que les ruptures d’équilibre s’y compensent. Ce devenir est un équilibre réfracté dans le temps. C’est ce qu’exprime la prodigieuse formule d’Anaximandre, formule d’une profondeur insondable : « C’est à partir de l’indétermination que s’accomplit la naissance pour les choses, c’est par un retour à l’indétermination que s’opère leur destruction conformément à la nécessité ; car elles subissent un châtiment et une expiation les unes de la part des autres, à cause de leur injustice, selon l’ordre du temps. » Considéré en lui-même, tout changement, par suite tout phénomène, si petit soit-il, enferme le principe de la destruction de l’ordre universel. Au contraire, considéré dans sa connexion avec tous les phénomènes contenus dans la totalité de l’espace et du temps, connexion qui lui impose une limite et le met en rapport avec une rupture d’équilibre égale et inverse, chaque phénomène contient en lui-même la présence totale de l’ordre du monde.

La nécessité étant médiatrice entre la matière et Dieu, nous concevons la volonté de Dieu comme avant avec la nécessité et avec la matière deux rapports différents. Cette différence est exprimée, pour l’imagination humaine, d’une manière inévitablement défectueuse, par le mythe du chaos primitif où Dieu établit un ordre, mythe qu’on a reproché à tort à la sagesse antique, et qui se trouve aussi indiqué dans la Genèse. Une autre manière d’indiquer cette différence est de rapporter particulièrement la nécessité à la deuxième personne de la Trinité regardée soit comme ordonnatrice, soit comme Âme du Monde. L’Âme du Monde n’est pas autre chose que l’ordre du monde conçu comme une personne. Un vers orphique indique la même différence en disant : « Zeus a achevé l’univers et Bacchus l’a parachevé. » Bacchus est le Verbe. Bien que la matière existe seulement du fait qu’elle est voulue par Dieu, la nécessité étant médiatrice est plus proche de la volonté de Dieu. La nécessité est l’obéissance de la matière à Dieu. Ainsi le couple de contraires constitué par la nécessité dans la matière et la liberté en nous a son unité dans l’obéissance, car être libres, pour nous, ce n’est pas autre chose que désirer obéir à Dieu. Toute autre liberté est un mensonge.

Quand on conçoit les choses ainsi, la notion de miracle n’est plus quelque chose qu’on puisse accepter ou refuser, elle n’a rigoureusement plus aucune signification. Ou plutôt elle n’a d’autre signification que celle d’une apparence exerçant une certaine influence sur les âmes à un certain niveau, influence mélangée de bien et de mal.

Tant que nous pensons à la première personne, nous voyons la nécessité d’en dessous, du dedans ; elle nous enferme de toutes parts comme la surface de la terre et la voûte du ciel. Dès que nous renonçons à penser à la première personne par le consentement à la nécessité, nous la voyons du dehors, au-dessous de nous, car nous sommes passés du côté de Dieu. La face qu’elle nous présentait auparavant et qu’elle présente encore à notre être presque entier, à la partie naturelle de nous-mêmes, est domination brutale. La face qu’elle présente après cette opération à ce fragment de notre pensée qui est passé de l’autre côté est pure obéissance. Nous sommes devenus les fils de la maison, et nous aimons la docilité de cette nécessité esclave que nous avions pris d’abord pour un maître.

Mais la possibilité d’un tel changement de point de vue est inconcevable sans expérience. Au moment où nous nous résolvons à consentir à la nécessité, nous ne pouvons prévoir les fruits de ce consentement. Ce consentement est vraiment au premier abord pure absurdité. Aussi est-il vraiment surnaturel. Il est l’œuvre de la grâce seule. Dieu l’opère en nous sans nous, pourvu seulement que nous nous laissions faire. Quand nous en prenons conscience, l’opération est déjà faite, nous nous trouvons engagés sans avoir jamais pris d’engagement ; nous ne pouvons plus nous détourner de Dieu que par un acte de trahison.

Comme un plan horizontal est l’unité de la face supérieure et de la face inférieure, la nécessité est pour la matière l’intersection de l’obéissance à Dieu et de la force brutale qui soumet les créatures. À ce niveau même de l’intersection, il y a dans la nécessité participation d’une part à la contrainte, d’autre part à l’intelligence, à la justice, à la beauté, à la foi. La part de contrainte est évidente. Il y a par exemple quelque chose de dur, de métallique, d’opaque, d’irréductible à l’esprit dans la connexion entre les différentes propriétés du triangle et du cercle.

Mais de même que l’ordre du monde, en Dieu, est une Personne divine, qu’on peut nommer Verbe ordonnateur ou Âme du Monde, de même en nous, les frères cadets, la nécessité est rapport, c’est-à-dire pensée en acte. « Les yeux de l’âme », dit Spinoza, « ce sont les démonstrations elles-mêmes. » Il n’est pas en notre pouvoir de modifier la somme des carrés des côtés dans le triangle rectangle, mais il n’y a pas de somme si l’esprit ne l’opère pas en concevant la démonstration. Déjà dans le domaine des nombres entiers un et un peuvent rester côte à côte durant la perpétuité des temps, ils ne seront jamais deux si une intelligence n’opère pas l’acte de les ajouter. L’intelligence attentive a seule la vertu d’opérer les connexions, et dès que l’attention se détend les connexions se dissolvent. Sans doute il y a en nous des connexions très nombreuses attachées à la mémoire, à la sensibilité, à l’imagination, à l’habitude, à la croyance, mais elles n’enferment pas la nécessité. Les connexions nécessaires, lesquelles constituent la réalité même du monde, n’ont elles-mêmes de réalité que comme objet de l’attention intellectuelle en acte. Cette corrélation entre la nécessité et l’acte libre de l’attention est une merveille. Plus est grand l’effort indispensable d’attention, plus cette merveille est visible. Cela est beaucoup plus visible à l’égard des vérités fondamentales concernant les quantités dites irrationnelles, comme la racine de deux, qu’à l’égard des vérités fondamentales concernant les nombres entiers. Pour concevoir les premières avec la même rigueur que les secondes, pour les concevoir comme rigoureusement nécessaires, il faut un effort d’attention beaucoup plus grand. Aussi sont-elles beaucoup plus précieuses.

Cette vertu de l’attention intellectuelle en fait une image de la Sagesse de Dieu. Dieu crée par l’acte de penser. Nous, par l’attention intellectuelle, nous ne créons certes pas, nous ne produisons aucune chose, mais pourtant dans notre sphère nous suscitons en quelque sorte de la réalité.

Cette attention intellectuelle est à l’intersection de la partie naturelle, et de la partie surnaturelle de l’âme. Ayant pour objet la nécessité conditionnelle, elle ne suscite qu’une demi-réalité. Nous conférons aux choses et aux êtres autour de nous, autant qu’il est en nous, la plénitude de la réalité, quand à l’attention intellectuelle nous ajoutons cette attention encore supérieure qui est acceptation, consentement, amour. Mais déjà le fait que la relation qui compose le tissu de la nécessité est suspendue à l’acte qu’opère notre attention fait d’elle une chose nôtre et que nous pouvons aimer. Aussi tout être humain qui souffre est-il un peu soulagé, pour peu qu’il ait quelque élévation d’esprit, quand il conçoit clairement la connexion nécessaire des causes et des effets qui produit sa souffrance.

La nécessité a part aussi à la justice. En un sens pourtant elle est le contraire de la justice. On n’a rien compris tant qu’on ne sait pas quelle différence il y a, comme dit Platon, entre l’essence du nécessaire et celle du bien. La justice pour l’homme se présente d’abord comme un choix, choix du bien et rejet du mal. La nécessité est absence de choix, indifférence. Mais elle est principe de coexistence. Et au fond pour nous la suprême justice est l’acceptation de la coexistence avec nous de tous les êtres et de toutes les choses qui en fait existent. Il est permis d’avoir des ennemis, mais non pas de désirer qu’ils n’existent pas. Si réellement on n’a pas en soi ce désir, on ne fera rien non plus pour mettre fin à leur existence, hors les cas d’obligation stricte ; on ne leur fera aucun mal. Il n’est rien prescrit de plus, s’il est bien entendu que s’abstenir à l’égard d’un être humain du bien qu’on a l’occasion et le droit de lui faire, c’est lui faire du mal. Si on accepte la coexistence avec nous des êtres et des choses, on ne sera pas non plus avide de domination et de richesse, car la domination et la richesse n’ont d’autre usage que de jeter sur cette coexistence un voile, de diminuer la part de tout ce qui est autre que soi. Tous les crimes, tous les péchés graves sont des formes particulières du refus de cette coexistence ; une analyse suffisamment serrée le montrerait pour chaque cas particulier.

Il y a analogie entre la fidélité du triangle rectangle à la relation qui lui interdit de sortir du cercle dont son hypoténuse est le diamètre et celle d’un homme qui, par exemple, s’abstient d’acquérir du pouvoir ou de l’argent au prix d’une fraude. La première peut être regardée comme un parfait modèle de la seconde. On peut en dire autant, quand on aperçoit la nécessité mathématique dans la matière, de la fidélité des corps flottants à sortir de l’eau précisément autant que l’exige leur densité, ni plus ni moins. Héraclite disait : « Le soleil ne dépassera pas ses limites ; autrement les Érinnyes, servantes de la Justice, le prendraient en flagrant délit. » Il y a dans les choses une fidélité incorruptible à leur place dans l’ordre du monde, fidélité dont l’homme peut présenter l’équivalent seulement une fois parvenu à la perfection, une fois devenu identique à sa propre vocation. La contemplation de la fidélité des choses, soit dans le monde visible lui-même, soit dans les relations mathématiques ou analogues, est un puissant moyen d’y parvenir. Le premier enseignement de cette contemplation est de ne pas choisir, de consentir également à l’existence de tout ce qui existe. Ce consentement universel est la même chose que le détachement, et l’attachement même le plus faible ou bien le plus légitime en apparence y fait obstacle. C’est pourquoi il ne faut jamais oublier que la lumière luit également sur tous les êtres et toutes les choses. Elle est ainsi l’image de la volonté créatrice de Dieu qui supporte également tout ce qui existe. C’est à cette volonté créatrice que notre consentement doit adhérer.

Ce qui permet de contempler la nécessité et de l’aimer, c’est la beauté du monde. Sans la beauté ce ne serait pas possible. Car bien que le consentement soit la fonction propre de la partie surnaturelle de l’âme, il ne peut pas en fait s’opérer sans une certaine complicité de la partie naturelle de l’âme et même du corps. La plénitude de cette complicité, c’est la plénitude de la joie ; l’extrême malheur au contraire rend cette complicité au moins pour un temps tout à fait impossible. Mais même les hommes qui ont le privilège infiniment précieux de participer à la croix du Christ ne pourraient pas y atteindre s’ils n’avaient pas traversé de la joie. Le Christ a connu la perfection de la joie humaine avant d’être précipité tout au fond de la détresse humaine. Et la joie pure n’est pas autre chose que le sentiment de la beauté.

La beauté est un mystère ; elle est ce qu’il y a de plus mystérieux ici-bas. Mais elle est un fait. Tous les êtres en reconnaissent le pouvoir, y compris les plus frustes ou les plus vils, quoique fort peu en possèdent le discernement et l’usage. Elle est invoquée dans la plus basse débauche. D’une manière générale, tous les êtres humains emploient les mots qui se rapportent à elle pour désigner tout ce à quoi ils attachent à tort ou à raison une valeur, quelle que soit la nature de cette valeur. On croirait qu’ils regardent la beauté comme la valeur unique.

Il n’y a ici-bas, à proprement parler, qu’une seule beauté, c’est la beauté du monde. Les autres beautés sont des reflets de celle-là, soit fidèles et purs, soit déformés et souillés, soit même diaboliquement pervertis.

En fait, le monde est beau. Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l’attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure, et qui n’est fait pourtant que de matière brutale, inerte, muette et sourde. Et la beauté nous touche d’autant plus vivement que la nécessité apparaît d’une manière plus manifeste, par exemple dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres. Dans la mathématique pure aussi, la nécessité resplendit de beauté.

Sans doute l’essence même du sentiment de la beauté est-elle le sentiment que cette nécessité dont une des faces est contrainte brutale a pour autre face l’obéissance à Dieu. Par l’effet d’une miséricorde providentielle, cette vérité est rendue sensible à la partie charnelle de notre âme et même en quelque sorte à notre corps.

Cet ensemble de merveilles est parachevé par la présence, dans les connexions nécessaires qui composent l’ordre universel, des vérités divines exprimées symboliquement. C’est là la merveille des merveilles, et comme la signature secrète de l’artiste.

On fait doublement tort à la mathématique quand on la regarde seulement comme une spéculation rationnelle et abstraite. Elle est cela, mais elle est aussi la science même de la nature, une science tout à fait concrète, et elle est aussi une mystique. Les trois ensemble et inséparablement.

Quand on contemple la propriété qui fait du cercle le lieu des sommets des triangles rectangles ayant la même hypoténuse, si on se représente en même temps un point décrivant le cercle et la projection de ce point sur le diamètre, la contemplation peut s’étendre très loin vers le bas et vers le haut. La connexion des mouvements des deux points, l’un circulaire, l’autre alternatif, enferme la possibilité de toutes les transformations de mouvement circulaire en alternatif, et inversement, qui sont la base de notre technique. Elle est l’étoffe même de l’opération par laquelle un rémouleur repasse des couteaux.

D’un autre côté le mouvement circulaire, si on conçoit non un point, mais un cercle entier tournant sur soi-même, est l’image parfaite de l’acte éternel qui constitue la vie de la Trinité. Ce mouvement constitue une opération sans aucun changement et qui se boucle sur soi-même. Le mouvement alternatif du point qui va et vient sur le diamètre, enfermé par le cercle, est l’image du devenir d’ici-bas, fait de ruptures d’équilibre successives et contraires, équivalent changeant d’un équilibre immobile et en acte. Ce devenir est bien la projection ici-bas de la vie divine. Comme le cercle enferme le point mobile sur le diamètre, Dieu assigne un terme à tous les devenirs d’ici-bas. Comme dit la Bible, il enchaîne les flots de la mer. Le segment de droite qui joint le point du cercle à sa projection sur le diamètre est dans la figure un intermédiaire entre le cercle et le diamètre ; en même temps, du point de vue des quantités, il est en tant que moyenne proportionnelle la médiation entre les deux parties du diamètre qui sont de part et d’autre du point. C’est l’image du Verbe. D’une manière générale, le cercle est nécessaire à la construction de toute moyenne proportionnelle entre quantités dont le rapport n’est pas un nombre rationnel à la puissance seconde ; et la moyenne est toujours fournie par une perpendiculaire joignant un point du cercle au diamètre. Si on prolonge la perpendiculaire de l’autre côté, on a une croix inscrite dans un cercle. Si les termes entre lesquels on cherche une moyenne sont dans le rapport de un à deux, on démontre qu’aucun nombre entier ne peut fournir la solution parce qu’il devrait être à la fois pair et impair. Ainsi on peut dire que la quantité qui constitue cette moyenne et qui est la mesure de ce segment de droite est à la fois paire et impaire. Les Pythagoriciens regardaient l’opposition entre impair et pair comme une image de l’opposition entre surnaturel et naturel, à cause de la parenté de l’impair avec l’unité. Tout cela est enfermé dans l’acte d’un rémouleur ou d’une couturière qui ment une roue au moyen d’une pédale.

Ce n’est là qu’un petit exemple. D’une manière générale, la mathématique au sens le plus large, c’est-à-dire en englobant sous ce nom toute étude théorique, rigoureuse et pure de rapports nécessaires, constitue à la fois l’unique connaissance de l’univers matériel où nous existons et le reflet manifeste des vérités divines. Aucun miracle, aucune prophétie n’est comparable à la merveille de cette concordance. Pour concevoir l’étendue de cette merveille, il faut se rendre compte que la perception même des choses sensibles chez les êtres humains même les moins développés enferme implicitement une grande quantité de rapports mathématiques qui en sont la condition ; que la technique même la plus primitive est toujours à quelque degré de la mathématique appliquée, au moins implicitement ; que le maniement méthodique des relations mathématiques dans les mouvements du travail et la technique peut seul fournir parfois à l’homme ce sentiment d’équilibre avec les forces de la nature qui correspond au bonheur naturel ; que l’usage des relations mathématiques permet seul de considérer le monde sensible comme constitué de matière inerte et non pas d’innombrables divinités capricieuses. C’est cette même mathématique qui est d’abord, avant tout, une sorte de poème mystique composé par Dieu même. Au point qu’on est tenté de douter qu’une si grande chose soit si récente, et de supposer que peut-être les Grecs n’ont pas inventé, mais en partie simplement divulgué et en partie retrouvé la géométrie.

Au terme de telles méditations, on parvient à une vue extrêmement simple de l’univers. Dieu a créé, c’est-à-dire non pas qu’il a produit quelque chose hors de soi, mais qu’il s’est retiré, permettant à une partie de l’être d’être autre que Dieu. À ce renoncement divin répond le renoncement de la création, c’est-à-dire l’obéissance. L’univers tout entier n’est pas autre chose qu’une masse compacte d’obéissance. Cette masse compacte est parsemée de points lumineux. Chacun de ces points est la partie surnaturelle de l’âme d’une créature raisonnable qui aime Dieu et qui consent à obéir. Le reste de l’âme est pris dans la masse compacte. Les êtres doués de raison qui n’aiment pas Dieu sont seulement des fragments de la masse compacte et obscure. Eux aussi sont tout entiers obéissance, mais seulement à la manière d’une pierre qui tombe. Leur âme aussi est matière, matière psychique, soumise à un mécanisme aussi rigoureux que celui de la pesanteur. Même leur croyance en leur propre libre arbitre, les illusions de leur orgueil, leurs défis, leurs révoltes, tout cela, ce sont simplement des phénomènes aussi rigoureusement déterminés que la réfraction de la lumière. Considérés ainsi, comme matière inerte, les pires criminels font partie de l’ordre du monde et par suite de la beauté du monde. Tout obéit à Dieu, par suite tout est parfaitement beau. Savoir cela, le savoir réellement, c’est être parfait comme le Père céleste est parfait.

Cet amour universel n’appartient qu’à la faculté contemplative de l’âme. Celui qui aime vraiment Dieu laisse à chaque partie de son âme sa fonction propre. Au-dessous de la faculté de contemplation surnaturelle se trouve une partie de l’âme qui est au niveau de l’obligation, et pour laquelle l’opposition du bien et du mal doit avoir toute la force possible. Au-dessous encore est la partie animale de l’âme qui doit être méthodiquement dressée par une savante combinaison de coups de fouet et de morceaux de sucre.

Chez ceux qui aiment Dieu, chez ceux mêmes qui sont parfaits, la partie naturelle de l’âme est toujours entièrement soumise à la nécessité mécanique. Mais la présence de l’amour surnaturel dans l’âme constitue un facteur nouveau du mécanisme et le transforme.

Nous sommes comme des naufragés accrochés à des planches sur la mer et ballottés d’une manière entièrement passive par tous les mouvements des flots. Du haut du ciel Dieu lance à chacun une corde. Celui qui saisit la corde et ne la lâche pas malgré la douleur et la peur, reste autant que les autres soumis aux poussées des vagues ; seulement ces poussées se combinent avec la tension de la corde pour former un ensemble mécanique différent.

Ainsi, quoique le surnaturel ne descende pas dans le domaine de la nature, la nature est pourtant changée par la présence du surnaturel. La vertu, qui est commune à tous ceux qui aiment Dieu, et les miracles les plus surprenants de certains saints, s’expliquent pareillement par cette influence, qui est aussi mystérieuse que la beauté et de même espèce. L’une et l’autre sont un reflet du surnaturel dans la nature.

Quand on conçoit l’univers comme une immense masse d’obéissance aveugle parsemée de points de consentement, on conçoit aussi son propre être comme une petite masse d’obéissance aveugle avec au centre un point de consentement. Le consentement, c’est l’amour surnaturel, c’est l’Esprit de Dieu en nous. L’obéissance aveugle, c’est l’inertie de la matière, qui est parfaitement représentée pour notre imagination par l’élément à la fois résistant et fluide, c’est-à-dire par l’eau. Au moment où nous consentons à l’obéissance, nous sommes engendrés à partir de l’eau et de l’esprit. Nous sommes dès lors un être uniquement composé d’esprit et d’eau.

Le consentement à obéir est médiateur entre l’obéissance aveugle et Dieu. Le consentement parfait est celui du Christ. Le consentement en nous ne peut être qu’un reflet de celui du Christ. Le Christ est médiateur entre Dieu et nous d’une part, d’autre part entre Dieu et l’univers, et nous aussi, dans la mesure où il nous est accordé d’imiter le Christ, nous avons cet extraordinaire privilège d’être à quelque degré médiateurs entre Dieu et sa propre création.

Mais le Christ est la médiation même, l’harmonie même. Philolaos disait : « Les choses qui ne sont ni de même espèce ni de même nature ni de même rang ont besoin d’être enfermées ensemble sous clef par une harmonie capable de les maintenir en un ordre universel. » Le Christ est cette clef qui enferme ensemble le Créateur et la création. La connaissance étant le reflet de l’être, le Christ est aussi, par là même, la clef de la connaissance. « Malheur à vous, docteurs de la loi, disait-il ; vous avez enlevé la clef de la connaissance. » Cette clef, c’était lui-même, que les siècles antérieurs à lui avaient aimé d’avance, et que les Pharisiens avaient nié et allaient faire mourir.

La douleur, dit Platon, c’est la dissolution de l’harmonie, la séparation des contraires ; la joie est leur réunion. La crucifixion du Christ a presque ouvert la porte, a presque séparé, d’une part le Père et le Fils, d’autre part le Créateur et la création. La porte s’est entr’ouverte. La résurrection l’a refermée. Ceux qui ont le privilège immense de participer par tout leur être à la Croix du Christ traversent la porte, passent du côté où se trouvent les secrets mêmes de Dieu.

Mais plus généralement toute espèce de douleur et surtout toute espèce de malheur bien supporté fait passer de l’autre côté d’une porte, fait voir une harmonie sous sa face véritable, la face tournée vers le haut, déchire un des voiles qui nous séparent de la beauté du monde et de celle de Dieu. C’est ce que montre la fin du livre de Job. Job, au terme de sa détresse, que malgré l’apparence il a parfaitement bien supportée, reçoit la révélation de la beauté du monde.

Il y a au reste une espèce d’équivalence entre la joie et la douleur. La joie aussi est révélation de la beauté. Tout fait avancer celui qui garde toujours les yeux fixés sur la clef. Il faut seulement la voir.

Il y a dans la vie humaine trois mystères dont tous les êtres humains, même les plus médiocres, ont plus ou moins connaissance. L’un est la beauté. Un autre est l’opération de l’intelligence pure appliquée à la contemplation de la nécessité théorique dans la connaissance du monde, et l’incarnation des conceptions purement théoriques dans la technique et le travail. Le dernier, ce sont les éclairs de justice, de compassion, de gratitude qui surgissent parfois au milieu de la dureté et de la froideur métallique des rapports humains. Ce sont là trois mystères surnaturels constamment présents en pleine nature humaine. Ce sont trois ouvertures qui donnent directement accès à la porte centrale qui est le Christ. À cause de leur présence il n’y a pas possibilité pour l’homme ici-bas d’une vie profane ou naturelle qui soit innocente. Il n’y a que la foi, implicite ou explicite, ou bien la trahison. Il faut parvenir à ne plus voir au-dessus des cieux et à travers l’univers autre chose que la médiation divine. Dieu est médiation, et toute médiation est Dieu. Dieu est médiation entre Dieu et Dieu, entre Dieu et l’homme, entre l’homme et l’homme, entre Dieu et les choses, entre les choses et les choses, et même entre chaque âme et elle-même. On ne peut passer de rien à rien sans passer par Dieu. Dieu est l’unique chemin. Il est la voie. Voie était son nom dans la Chine antique.

L’homme ne peut concevoir cette opération divine de la médiation, il peut seulement l’aimer. Mais son intelligence en conçoit d’une manière parfaitement claire une image dégradée, qui est le rapport. Il n’y a jamais autre chose dans la pensée, humaine que des rapports. Même les objets sensibles, dès qu’on en analyse la perception d’une manière un peu rigoureuse, on reconnaît que l’on nomme de ce nom de simples paquets de rapports qui s’imposent à la pensée par l’intermédiaire des sens. Il en est de même pour les sentiments, pour les idées, pour tout le contenu psychologique de la conscience humaine.

Nous n’avons en nous et autour de nous que des rapports. Dans les demi-ténèbres où nous sommes plongés, tout pour nous est rapport, comme dans la lumière de la réalité tout est en soi médiation divine. Le rapport, c’est la médiation divine entrevue dans nos ténèbres.

Cette identité est ce qu’exprimait saint Jean en donnant au Christ le nom du rapport, logos, et ce qu’exprimaient les Pythagoriciens en disant : « Tout est nombre. »

Quand on sait cela, on sait qu’on vit dans la médiation divine, non pas comme un poisson dans la mer, mais comme une goutte d’eau dans la mer. En nous, hors de nous, ici-bas, dans le royaume de Dieu, nulle part il n’y a autre chose. Et la médiation, c’est exactement la même chose que l’Amour.

La médiation suprême est celle du Saint-Esprit unissant à travers une distance infinie le Père divin au Fils également divin, mais vidé de sa divinité et cloué sur un point de l’espace et du temps. Cette distance infinie est faite de la totalité de l’espace et du temps. La portion d’espace autour de nous, limitée par le cercle de l’horizon, la portion de temps entre notre naissance et notre mort, que nous vivons seconde après seconde, qui est le tissu de notre vie, c’est là un fragment de cette distance infinie entièrement traversée d’amour divin. L’être et la vie de chacun de nous sont un petit segment de cette ligne dont les extrémités sont deux Personnes et un seul Dieu, cette ligne où circule l’Amour qui est aussi le même Dieu. Nous ne sommes pas autre chose qu’un endroit par où passe l’Amour divin de Dieu pour soi-même. En aucun cas nous ne sommes autre chose. Mais si nous le savons et si nous y consentons, tout notre être, tout ce qui paraît en nous être nous-mêmes, nous devient infiniment plus étranger, plus indifférent et plus lointain que ce passage ininterrompu de l’Amour de Dieu.


N. B. — Il peut paraître surprenant de voir dans ces pages l’Incarnation présentée non pas comme destinée aux hommes, mais comme étant au contraire ce par rapport à quoi l’humanité a sa destination. Il n’y a aucune incompatibilité entre ces deux rapports inverses. On parle surtout du premier, pour une raison évidente, c’est que les hommes s’intéressent beaucoup plus à eux-mêmes qu’à Dieu. Le second est indiqué d’une manière claire et certaine par la phrase de saint Paul : « Dieu a voulu donner à son Fils beaucoup de frères. » Il est peut-être plus vrai encore que l’autre, car en tout Dieu est premier par rapport à l’homme. Il rend mieux compte peut-être des mystères de la vie humaine. Dans cet usage, il mènerait à des vues nouvelles sur notre destinée, et notamment sur les rapports de la souffrance et du péché. Les effets du malheur sur l’âme des innocents ne sont vraiment intelligibles que si l’on pense que nous avons été créés comme les frères du Christ crucifié. La domination absolue à travers tout l’univers d’une nécessité, mathématique, absolument sourde et aveugle, n’est intelligible que si on pense que l’univers entier dans la totalité de l’espace et du temps a été créé comme la Croix du Christ. C’est là le sens profond, probablement, de la réponse du Christ au sujet de l’aveugle-né et de la cause de son malheur.

L’effet principal du malheur est de forcer l’âme à crier « pourquoi », comme fit le Christ lui-même, et à répéter ce cri d’une manière ininterrompue, sauf quand l’épuisement l’interrompt. Il n’y a aucune réponse. Quand on trouve une réponse réconfortante, d’abord on se la fabrique soi-même ; puis le fait qu’on ait le pouvoir de la fabriquer montre que la souffrance, si intense soit-elle, n’a pas atteint le degré spécifique du malheur, de même que l’eau ne bout pas à 99 degrés. Si le mot « Pourquoi » exprimait la recherche d’une cause, la réponse apparaîtrait facilement. Mais il exprime la recherche d’une fin. Tout cet univers est vide de finalité. L’âme qui, parce qu’elle est déchirée par le malheur, crie continuellement après cette finalité, touche ce vide. Si elle ne renonce pas à aimer, il lui arrive un jour d’entendre, non pas une réponse à la question qu’elle crie, car il n’y en a pas, mais le silence même comme quelque chose d’infiniment plus plein de signification qu’aucune réponse, comme la parole même de Dieu. Elle sait alors que l’absence de Dieu ici-bas est la même chose que la présence secrète ici-bas du Dieu qui est aux cieux. Mais pour entendre le silence divin il faut avoir été contraint de chercher vainement ici-bas une finalité, et deux choses seulement ont le pouvoir d’y contraindre : ou le malheur, ou la joie pure qui est faite du sentiment de la beauté. La beauté a ce pouvoir parce que sans contenir aucune finalité particulière elle donne le sentiment impérieux de la présence d’une finalité. Le malheur et la joie extrême et pure sont les deux seules voies, et elles sont équivalentes, mais le malheur est celle du Christ.

Le cri du Christ et le silence du Père font ensemble la suprême harmonie, celle dont toute musique n’est qu’une imitation, à laquelle ressemblent d’infiniment loin celles de nos harmonies qui sont au plus haut degré à la fois déchirantes et douces. L’univers tout entier, y compris nos propres existences qui en sont de petits fragments, est seulement la vibration de cette suprême harmonie.

Dans toute comparaison de ce genre qui semble dissoudre en faveur de Dieu la réalité de l’univers, il y a un danger d’erreur panthéiste. Mais l’analyse de la perception d’une boîte cubique fournit à cet égard une métaphore parfaite, préparée pour nous par Dieu. Il n’y a aucun point de vue d’où la boîte ait l’apparence d’un cube ; on ne voit jamais que quelques faces, les angles ne semblent pas droits, les côtés ne semblent pas égaux. Nul n’a jamais vu, nul ne verra jamais un cube. Nul non plus n’a jamais touché ni ne touchera jamais un cube, pour des raisons analogues. Si on fait le tour de la boîte, on engendre une variété indéfinie de formes apparentes. La forme cubique n’est aucune d’elles. Elle est autre qu’elles toutes, extérieure à elles toutes, transcendante à leur domaine. En même temps elle constitue leur unité. Elle constitue aussi leur vérité.

Nous le savons si bien avec toute l’âme que par une sorte de transfert du sentiment de la réalité, toutes les fois que nous regardons la boîte, nous croyons voir directement et réellement un cube. Et encore cette expression est beaucoup trop faible. Nous avons la certitude d’un contact direct et réel entre notre pensée et de la matière en forme de cube.

Dieu en disposant ainsi pour nous l’usage des sens corporels nous a donné un modèle parfait de l’amour que nous Lui devons. Il a enfermé dans notre sensibilité même une révélation.

Comme en regardant la boîte de n’importe quel point de vue nous ne voyons plus du tout des angles aigus ou obtus, des lignes inégales, mais seulement un cube, de même en éprouvant n’importe quel événement dans le monde et n’importe, quel état d’âme en nous-mêmes nous devons à peine les apercevoir, mais voir à travers tout cela uniquement un ordre du monde fixe et toujours le même, qui n’est pas une forme mathématique, mais une Personne ; et cette Personne est Dieu.

Comme un enfant apprend l’exercice des sens, la connaissance sensible, la perception des choses qui l’entourent, comme plus tard il acquiert les mécanismes de transfert analogues qui sont liés à la lecture ou à la sensibilité nouvelle qui accompagne le maniement des outils, de même l’amour de Dieu implique un apprentissage. Un enfant sait d’abord que chaque lettre correspond à un son. Plus tard, en jetant les yeux sur un papier, le son d’un mot lui entre directement dans la pensée par les yeux. De même nous commençons d’abord par savoir abstraitement qu’il faut aimer Dieu en toute chose. Plus tard seulement la présence bien-aimée de Dieu entre à chaque seconde au centre de notre âme à travers tous les incidents grands ou petits qui composent le tissu de chaque journée. Le passage à cet état est une opération analogue à celle par laquelle un enfant apprend à lire, par laquelle un apprenti apprend un métier, mais analogue surtout à celle par laquelle un enfant tout jeune apprend la perception des choses sensibles.

On donne aux tout jeunes enfants, pour les aider, des objets de forme régulière et faciles à manier, à explorer, à reconnaître, comme des balles et des cubes. De même Dieu facilite l’apprentissage des hommes en leur donnant, dans la vie sociale, les pratiques religieuses et les sacrements, et dans l’univers inanimé la beauté.

Toute la vie humaine, la vie la plus commune, la plus naturelle, est faite ainsi, dès qu’on l’analyse, d’un tissu de mystères tout à fait impénétrables à l’intelligence, qui sont les images des mystères surnaturels et dont on ne peut rendre compte que par cette ressemblance.

La pensée humaine et l’univers constituent ainsi les livres révélés par excellence, si l’attention éclairée par l’amour et la foi sait les déchiffrer. Leur lecture constitue une preuve, et même l’unique preuve certaine. Après avoir lu l’Iliade en grec, nul ne songerait à se demander si le professeur qui lui a appris l’alphabet grec ne l’a pas trompé.

  1. Voir les textes grecs en appendice.