Irène et les eunuques/X

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Librairie Ollendorff (p. 335-401).

E

X


t Théodore mit au monde un fils. Les Eunuques s’effarèrent. Constantin exultait. Il se parut mieux en posture d’empereur, avec une lignée de mâles propres à perpétuer sa force. Incontinent sa convoitise de gloire militaire le tourmenta. Au printemps, les thèmes d’Asie mobilisés, fournirent une élite de vingt mille hommes. S’ils remportaient l’avantage, ce pouvait être l’avènement des stratèges. Eutychès et Staurakios gagèrent des espions qui se dirigèrent vers les positions des Sarrasins, puis annoncèrent la retraite des ennemis intimidés par le déploiement de l’armée grecque.

Après cette inutile démonstration, en mai 797, comme l’empereur se trouvait sur le chemin du retour, un émissaire l’avertit que l’enfant de Théodote était mort. Cette nouvelle désespéra Constantin. Il n’osait dire ouvertement ses soupçons. Mais l’humeur noire de son père commença de l’influencer. Avec sa chère petite épouse, il s’enferma, cessant de se montrer aux troupes, au peuple.

Dans Byzance, la population se passionnait pour les sentiments du Palais Sacré. L’infortune du Basileus toucha les cœurs. L’imagination de la rue, des carrefours, du cirque, des églises et des boutiques se plut à reconnaître en lui, l’amoureux persévérant, le soldat valeureux, le père attendri. Certains jours de fête, la foule se massait à Sainte-Sophie pour apercevoir le maître amaigri, triste, invoquer avec une ardente dévotion la pitié du Iésous. Ou bien on guettait le dromon l’emportant sur les eaux du Bosphore jusqu’aux larges jardins de Saint-Mamas. De loin, les acclamations le saluaient, le vouaient à la bénédiction de la Pureté Radieuse.

Le 17 de juillet, pour la première fois depuis son deuil, il se rendit au Cathisma. Les amateurs d’hippisme s’y rencontraient à l’occasion de jeux équestres spécialement somptueux.

Colorée par le soleil éclatant, la multitude fit une belle ovation au jeune souverain. Pharès et Eutychès se communiquèrent leurs inquiétudes derrière un pilier. Sur tout l’ovale du monument retentissait l’enthousiasme. Les piques agitées des soldats signifiaient, par mille rayons, la puissance des espoirs séditieux. Au pied du Pi, cette arcade que surmontait la loge impériale, l’escadron des lauréats réussit des évolutions inattendues. Contraignant leurs chevaux à se dresser sur les jambes postérieures, puis à retomber en cadence sur leurs sabots peints en bleu, ils saluèrent ainsi trois fois, réels centaures, la majesté du Basileus. Ensuite ils lui consacrèrent leurs couronnes et leurs insignes de victorieux, tandis que la garde en groupes sur la terrasse du Pi manifestait tumultueusement, avec ses armes et ses gestes dorés, au gré de cette foule grouillante, onduleuse, polychrome secouée par l’émotion de son âme une, intense et véhémente.

Le bruit tonnant du vœu public stupéfia le vieil Eutychès alors octogénaire, impotent, presque aveugle dans une sorte de litière que deux nègres transportaient aux ordres d’un serviteur-médecin. L’eunuque prétendait avoir acquis, au long de son existence, la faculté d’ouïr, selon leurs manières de glorifier, la secrète et véridique intention des masses. Attestant cette qualité de son expérience, et un total d’autres indices, il persuada Pharès du danger proche et de l’urgence qu’il y avait à reléguer l’empereur, pour un temps, loin de Byzance. Certains l’un et l’autre que celui-ci déjouerait leurs manœuvres, ils décidèrent sur l’heure d’employer les moyens irrésistibles. Irène consultée ne donna nulle marque d’improbation, nulle marque d’approbation. Aétios proposa de soulever les calogers et les prêtres avec le secours du patriarche qu’une disgrâce injuste exaspérait. Bythométrès ne se fia point à la vigueur du clergé et prétendit que, dès les premières persécutions, le moine se clapirait dans ses cloîtres, dans ses églises inviolables, laisserait agir les militaires.

En moins d’une heure ce conciliabule fut tenu dans le couloir de marbre qui desservait le Cathisma, pendant que les factions, une à une, défilaient devant le monarque et l’assuraient éloquemment de leur loyalisme. Théodote aimait ces cortèges, leurs homélies dithyrambiques allouant toutes les vertus divines et humaines à son très cher mari. Ce fut au son de ces panégyriques ampoulés, que les eunuques, en un chuchotement, examinèrent les chances d’un coup d’État. Autour de la litière où toussotait et crachait le moribond en laissant cliqueter ses chaînes d’or, ses médailles, ses phalères, en laissant trembler ses mains de squelette verdies et armées d’escarboucles énormes, les logothètes achevèrent de se concerter.

Irène était en proie à l’une de ses colères qui la privaient de raison. Elle tenait pour une insulte atroce la réserve de la foule à son égard. Les poings serrés, la bouche ardente, les yeux injectés, elle garda le silence, et n’interdit aucune audace.

— Ô Despoïna, ne parle pas, nous t’en supplions…, répétait Bythométrès… Le courroux le plus juste te possède ; mais il n’est pas bon qu’une mère juge son fils. Ou ta fureur s’égarerait. Ou ta bonté naturelle livrerait l’État à ses pires destructeurs. Favorise-nous de ton silence.

— Favorise-nous de ton silence, nous t’en supplions, maîtresse des Romains !… murmurèrent ensemble ses conseillers.

Elle sut qu’ils voulaient par ce moyen, la soustraire aux conséquences d’une sinistre responsabilité. Eux-mêmes d’ailleurs se gardèrent de préciser un avis. S’étant tus, ils regardèrent Pharès qui s’en fut lentement, le pas mou et la tête basse sous sa capuce de soie violette brodée de palmettes jaunes. À cause de la chaleur, sa robe à plis raides bâillait un peu sur son torse gras à replis, que soutenaient deux jambes osseuses en bottines de toile lacées d’argent. À son passage les fonctionnaires s’écartaient, respectueux de son âge, de sa science peut-être assassine, de son dédain malicieux. Plusieurs eunuques, des esclaves et des gardes le suivaient avec des bâtons blancs, des registres roulés, des piques aiguës à longue hampe. Ils franchirent le pont derrière lui, descendirent un escalier de l’amphithéâtre sous les regards anxieux des spectateurs, parmi les murmures et les quolibets émis avec prudence.

Lorsque le dromon impérial fut sorti du port pour voguer vers les jardins de Saint-Mamas, Constantin et ses familiers reconnurent Pharès sur la proue d’une longue barque rapide à vingt rameurs. La poupe était occupée par Bythométrès et plusieurs officiers d’Irène. Promptement cette nef gagna de la distance à la surface des eaux. Ensuite les efforts des matelots se ralentirent, et ils se contentèrent de maintenir leur embarcation à portée de la voix souveraine bien qu’ils feignissent de pas entendre les injonctions du pilote impérial.

Quand on fut assez loin de la côte, l’équipage de Pharès hissa la voile, louvoya, manœuvrant afin de se glisser entre le dromon de Constantin et le rivage secourable.

Ce pour quoi les amis de l’empereur se prirent à craindre une attaque hardie. Ils lui rappelèrent l’incarcération dans le Palais Sacré et la flagellation d’autrefois ; ils le décidèrent à gagner le port de Pyles, en Bithynie, et de se réfugier parmi les troupes du thème des Anatoliques. À leurs prières Constantin céda sans admettre le bien fondé de pareilles appréhensions. On mit le cap sur l’Asie. La barque à vingt rameurs aussitôt commença la poursuite.

Mais le dromon du Basileus était mieux taillé pour la course ; et il entra dans la baie de Pyles, avant que les matelots de Pharès l’eussent atteint. Ceux-ci tournèrent précipitamment leur proue vers Byzance, comme s’ils redoutaient d’être, à leur tour, l’objet d’une chasse.

Constantin apprit là que sa mère s’installait au Palais des Empereurs, qu’elle quittait définitivement Éleuthérion, qu’elle publiait deux décrets sous son propre et unique sceau, que beaucoup de notables et honorables se préparaient à venir sur la rive d’Asie pour assurer l’empereur de la réprobation provoquée par ces actes dans leur esprit fidèle. En effet la mer fut couverte par le fourmillement des nefs. Parmi ceux qui d’abord atterrirent, drongaires, turmarques et spathaires, beaucoup appartenaient au clan d’Irène. Ils s’empressèrent de la désavouer. Aétios arriva lui-même attribuant tout le mal à Staurakios et à Bythométrès dont il vilipenda l’ambition néfaste. Autour de lui se pressaient tels et tels dignitaires habitués aux faveurs de l’Athénienne. Ils invectivaient contre elle avec emphase. Constantin les accueillit très affablement. Il se crut enfin le maître incontesté de tous. Généreux en paroles, il excusait les entreprises de sa mère trop intelligente pour se résigner équitablement à tenir la seconde place. Dans son palais de cèdre garni de pourpre à l’intérieur, orné de panoplies étranges, pourvu de trônes et de stalles, il domina, surpris de son prestige.

Or Pharès à son tour vint rejoindre la clientèle d’Aétios lequel menait grand bruit, frappait du talon, déclamait sur la place publique et sur le parvis de la basilique, discutait le juste et l’injuste au milieu des groupes fainéants. D’abord l’alchimiste approuva toutes les palinodies, et parvint à mener son collègue à l’écart dans une église. Là, sous l’icone, il lui transmit un message d’Irène : « Si vous ne trouvez un moyen de me livrer mon fils, je lui découvrirai les trames qui nous lièrent pour son dam… » écrivait-elle d’Éleuthérion, où elle était retournée, circonspecte et clairvoyante. Aétios, tout aussi vite qu’il les avait condamnées la veille, apprécia les raisons d’Irène, de Staurakios et de Bythométrès. Positif, il accepta qu’il n’était pour lui d’autre devoir que de séparer l’empereur de ses féaux.

Là-dessus Théodote débarqua. Près de son époux elle triompha fine et naïve, coiffée de joyaux historiques, dorée et gemmée, vêtue de treillis précieux montrant à tous le sourire lumineux de sa denture. Néanmoins, elle se défiait d’Aétios. Elle mit en garde Constantin sur l’oreiller. Il décida de s’enfoncer dans les terres jusqu’aux camps des montagnes.

Au matin l’ordre fut donné à l’escorte de charger les mules et les dromadaires, de se munir de vivres, de plier bagage.

— Si le gros des troupes suit l’escorte…, opina Pharès à l’oreille d’Aétios,… Constantin sera dès lors intangible. Fatalement il découvrira nos desseins. Nous nous trouverons à sa merci… Mieux vaut que tu repasses le Bosphore, logothète, et que tu me laisses agir librement, après avoir invité le nombre de tes courtisans à m’obéir sans hésitation. Tu n’es pas de ceux qui se plient aisément aux nécessités fâcheuses. Ton caractère impétueux gâterait tout. Va surveiller tes moissons de Thrace, quelques jours. On te rappellera quand le moment sera venu… D’ailleurs j’ai plein pouvoir sur toi. Lis ce qui est écrit sous le sceau de notre très pieuse Despoïna.

Aétios partit sur le champ pour Éleuthérion. Il voulait voir Irène. Pharès endoctrina les hésitants épars dans Pyles et les environs. On apprit que deux légions mandées par Constantin marchaient à sa rencontre en doublant les étapes. Pharès choisit une dizaine d’officiers astucieux et intrigants, les convainquit de l’aider. À l’heure où le basileus allait accomplir ses dévotions dans une chapelle miraculeuse, ils s’introduisirent derrière lui, l’approchèrent comme pour servir les répons des litanies. Avant qu’il se doutât de leurs intentions, Pharès lui posa sa capuce sur la tête qu’il entortilla dans l’étoffe violette à palmettes jaunes. Bâillonné, ligotté par deux gaillards solides et hardis, l’empereur ne put même pousser un cri. Les assistants le crurent à genoux entre ses officiers qui, s’empressant, le dissimulaient aux regards curieux. L’un d’eux prit son habit et sa place, parut s’abîmer dans l’extase, se prosterna et resta tout immobile obligeant, par cette posture, les fidèles à l’imiter avec décence. Cependant le basileus fut entraîné hors du lieu saint. Il était méconnaissable. Aux gardes demandant qui l’on emmenait ainsi, Pharès répondit que c’était un partisan d’Irène, prisonnier d’importance. L’empereur exigeait qu’on le conduisît secrètement. La bande passa, put jeter son captif sur un chelandion qui gagna Byzance promptement à la force des rames.

Le samedi, quinzième jour du mois d’août 798, Pharès et ses acolytes amenèrent l’empereur en ville, dès l’aube. Au Palais, dans l’édifice de Porphyre qui se rencontrait le premier en entrant par la porte Marine, du côté de la Propontide, ils l’enfermèrent atterré.

Le peuple ne tarda guère à savoir le rapt par des gens venus de Pyles.

Vers le milieu du jour, la foule s’assemble sur la place de l’Augusteon ; puis essaye de pénétrer. Les Candidats exécutent une sortie brutale contre les plus osés. Certains tombent à la renverse, le crâne fendu ou la poitrine trouée sous l’icone de la colonne érigée au centre de la place. Incontinent les gardes tendent des chaînes d’ancre au travers de cette place, et refoulent méthodiquement les factieux par delà.

Alors hommes et femmes se battent la poitrine, crient, prient à tue-tête. Quelques-uns portent les blessés sous les auvents des boutiques étroites et les soignent. D’autres réclament leurs frères déjà pris et attachés à des bornes, à des poteaux, aux anneaux scellés dans les murailles pour l’usage des chevaux. Impassibles les Candidats s’affermissent, rempart de colosses blancs, casqués d’airain et capables de tenir en respect les plus turbulents au bout de longues et lourdes hallebardes. De temps en temps une flèche décochée, saigne l’audacieux qui s’aventure par des chemins détournés, par la corniche des maisons, d’où promptement il choit, flasque et rompu.

La foule appelle l’empereur comme un amant chéri.

— Constantin, eïa… eïa !…

Plusieurs répètent lamentablement le nom que lui donnèrent ses récentes victoires.

— Triomphateur des Bulgares… s’écrient d’autres avec des accents de colère,… nous t’arracherons de leurs mains, bientôt.

— Toi qui sus ne pas trembler… pleure une fille tendant les bras vers le palais… toi qui sus ne pas trembler comme les eunuques et les femmes !

— Orgueil de Byzance !…

— Éon sur la terre, toi qui sus aimer avec toutes tes vigueurs… adore une courtisane encapuchonnée de voiles à raies d’or.

— Fils des Empereurs ! Entends-nous, triomphateur des Arabes !… grondent ensemble toutes les voix où tressaille la colère.

— Toi qui pleurais si tendrement sur ton petit enfant mort au berceau… larmoie une mère épaisse.

— Père attristé !… Ils te martyrisent, là même où Irène t’enfanta.

— Cœur d’époux… Père infortuné… Amant passionné. Soldat victorieux.

— Eïa ! eïa ! Constantin ! eïa… eïa !…

— Ils l’ont amené là de grand matin ?… interroge le voyageur aux guêtres boueuses et a la pèlerine humide.

— Quand personne encore ne parcourt les rues !…

— Ils avaient honte de leur crime…

En chœur bavardent les commères bien renseignées, avec une profusion de détails :

— Les brutes n’osaient pas traverser la ville…

— Mon compteur d’or… dit un arménien à la robe imagée,… assure avoir vu passer les bourreaux portant les fers qui servent à crever les yeux.

— Tout le monde les a vus passer sur un dromon.

— Heu, notre pauvre Constantin !

— Courage de Byzance… !

— Demain, il rejoignait ses légions, il châtiait les eunuques… Il couvrait Byzance de gloires nouvelles.

— La magicienne… affirme une fruitière obèse… aurait disparu enlevée par un bouc noir, selon la coutume des diaboliques…

— Ah ! notre Constantin, il ne verra plus la douceur du jour !…

— Eïa, Constantin, eïa !… sanglote la foule.

Cette plainte se confond dans une grande clameur de peine. Survient Nicéphore de Séleucie qui porte le somptueux costume du Logothète préposé aux finances militaires. On se précipite vers lui, vers les serviteurs et les secrétaires :

— La Très Pieuse Irène connaît-elle l’arrivée des bourreaux ?

Nicéphore s’arrête. Le cercle se forme autour.

— Certes non !… Je la précède. Mais les coureurs craignent de traverser la foule ; et l’escorte rétrograde pour reparaître ailleurs.

— Dis, Nicéphore, patrice impartial, comment ton ami Nicétas ne peut-il, avec les scholaires, enfoncer cette milice des barbares et délivrer notre Constantin ?

Nicéphore monte sur la borne. Le silence s’établit.

— Écoutez. Staurakios, de lui-même, a envoyé nos soldats hors de Byzance… Staurakios a désobéi à la très pieuse Irène. Il est maintenant le seul empereur des Romains… Je l’annonce. Avant peu, le héraut nous le criera devant le palais.

— Périssent les eunuques !… hurlent plusieurs.

Nicéphore les apaise.

— Gardez vos cris… Ils ne délivreront personne…

Une marchande rétorque :

— Ce n’est même plus l’esprit d’Irène qui conduit le bras des eunuques !

Son amie complète l’insinuation.

— La méchanceté des eunuques mène le bras de la Très Pieuse Irène…

On approuve.

— En effet…, appuie le voyageur…, quelle mère ordonnerait elle-même, aux bourreaux, de crever les yeux de son fils ?

— Peut-être ne sait-elle rien la Très Pieuse ?…

— Elle ne sait rien certainement…

La prudence de Nicéphore se ravise.

— D’une part, il est impossible que notre Très Pieuse Irène ait commandé les bourreaux, d’autre part notre Constantin avait péché…

— Un enfant !… excuse, maternelle, une vieille à bâton.

— Il faut lui laisser le temps de s’assagir au glorieux.

— Il faut laisser le temps au petit basileus…, répètent des voix.

— Quand il aura fini avec la jeunesse… alors…

— D’abord il a battu les Sarrasins, il a triomphé des Bulgares… Ça ne vous arrive pas souvent de battre vos ennemis !… raille un Teuton insolent.

— Tu as vaincu quelqu’un, toi ?… jette une gamine gouailleuse à Nicéphore.

Le ministre secoue humblement la tête.

— Moi, je suis un pauvre homme, un serviteur du palais. Je ne prétends à rien, et je n’ai vaincu personne.

— Alors, ne blâme pas notre Constantin !

— Il y a trois ans, quand il divorça…, rappelle le logothète,… vous ne le jugiez pas aussi favorablement.

Dans sa robe de forêts et de cerfs peints, une courtisane hausse les épaules.

— L’Arménienne est une sainte, mais le mariage ne lui convient pas. Elle quitta Constantin d’elle-même pour se fiancer au Théos…

— Ah ! tu crois ça maintenant,… sourit Nicéphore.

— N’insulte pas celui que les bourreaux torturent, à cette heure…

Très sage, le ministre descend de la borne.

— Je n’insulte personne. Je suis un pauvre homme, un serviteur loyal, une oreille pour entendre.

Autoritaire, il perce le rang des soldats et pénètre sur la place.

— Qui n’estimerait le logothète comme un homme impartial ?… dit aux émeutiers un arménien magnifique.

— Certainement…, admet un capitaine…, mais l’heure de blâmer notre Constantin ne coule pas aujourd’hui dans le sablier.

— Moi, insinue le financier…, j’aimerais mieux Nicéphore pour inspirer les desseins de la Très Pieuse, que Staurakios ou Aétios. Du reste, son mérite est reconnu dans la Magnaure.

— Tu as dû lui prêter bien de l’argent… ricane la courtisane en secouant sa tignasse luisante,… pour vanter si haut son mérite. Tu veux récupérer ta créance, maintenant qu’il peut puiser au trésor des Isauriens.

Cependant les aveugles Alexis, Pierre et Damianos se bousculent dans la foule qui les salue.

— Conduis-nous, enfant…, clame Alexis… Avance. Nous poserons nos lèvres sur les murs du palais où notre basileus Constantin fut mis au monde par la même Irène.

On entend la grosse voix de Damianos couvrir la rumeur du peuple :

— Les images aussi, les idoles aussi triomphent du Basileus comme elles ont triomphé de nous.

— Ah ! ah !… clame la rancune de Pierre…, toi qui nous ravis la lumière par la main des eunuques ! La même main pousse la pointe rougie du bourreau dans tes prunelles…

Alexis rappelle la vérité de ses prédictions anciennes :

— Nous l’avions averti, Constantin, nous avions ému en sa faveur la colère des soldats…

— Il nous a sacrifiés, il nous a livrés…, regrette le désespoir de Damianos… Les images te supplicient comme elles nous supplicièrent, Constantin !

— Ton peuple te verra sortir aussi tout à l’heure avec des paupières sanglantes et des mains chercheuses…, prophétise Pierre qui se glisse jusqu’aux rangs des Candidats alignés derrière les chaînes.

— Gardez-vous, les aveugles…, avertit une enfant… les gardes abaissent leurs piques contre vous.

Un poing vers le soldat, Damianos commande :

— Laisse passer les patrices, les stratèges.

Violemment Alexis s’arrache à qui le retient.

Damianos saisit la pique tendue :

— Chef, obéis !… Reconnais notre privilège.

Pierre s’aperçoit que le fer l’arrête :

— Les soldats abaissent leurs piques contre nous !

— Les eunuques veulent tuer sans témoins !… annonce Alexis au peuple.

Un cri monte de la multitude :

— Périssent les eunuques !

Malaisément Alexis se retourne :

— Oui, oui, vous criez fort, Byzantins ; mais vous laissez vos mains prudemment dans la ceinture.

— Que tenter contre la force des soldats ?… demande un Arménien… Compte les blessés déjà !

Aidé par son esclave, Alexis gravit les marches qui servent de soubassement à la colonne, et, de là, discourt, un bandeau noir sur les paupières :

— Romains, derrière ces murs, des bourreaux aveuglent votre empereur pour qu’il soit comme nous, à tâtons, un prophète dérisoire de vos maux.

— Bavardes, écoutez ce que disent les Aveugles…, enjoint aux autres femmes la courtisane impatientée.

— On n’aveugle pas seulement l’empereur, mais l’empire…, assure Damianos en sa barbe rousse.

— Périssent les eunuques !… souhaite la foule.

Et les clameurs du peuple que les gardes refoulent au fond des rues se font plus terribles.

— On ne vous dit pas tout…, avertit Pierre… On ne vous dit pas que la Très Pieuse Irène, cédant aux sollicitations du pape latin, médite de s’unir à Karl le Franc.

Un barbare aux braies vertes et aux tresses blondes s’embarrasse en réfutant mille questions brusques.

— Mon maître révère la Très Pieuse Irène qui, contre l’hérésie des iconoclastes, redressa les images du Christ et de sa Sainte Mère !

— L’aigle romaine s’envolera vers les Gaules ?… annonce Alexis, au peuple furieux dont les rumeurs indignées répondent.

— Karl veut asservir le monde !…

— Byzance…, psalmodie Pierre…, tu compteras bientôt pour une province d’Occident !

Avec de longs gestes Damianos accuse :

— Vous avez voulu obéir à une femme… vous avez dégradé l’État.

Et le peuple frémit.

— Vous êtes devenus sa dot,… jette un aveugle, soudain.

— Les esclaves des eunuques !

— Leur bétail !

— Périssent les eunuques et les femmes !

Alexis reprend, la main levée vers l’icone qui luit en haut du calvaire :

— Voilà ce que vous ont conseillé les idoles des images. Voilà ce que conseillent ces faux dieux qui ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir…

Au milieu de la foule, un latin proteste :

— Tu es un hérésiarque et un sacrilège… toi !

— Qui a parlé ?… riposte Alexis, orgueilleux…

La foule dénonce de ses mille doigts :

— Un moine de Rome, un envoyé du pape latin.

— L’envoyé de celui qui vend le ciel et qui prend la terre…

La cohue éclate de rire au visage du latin. Des gestes le menacent. Les bouches insultent. Il recule.

— Fuis, marchand de ciel, simoniaque !… crie la catéchumène.

Elle se déchausse et frappe de sa sandale le Latin qui se réfugie derrière les Candidats, sous les huées.

Alors un Teuton escalade la borne, impose le silence de ses bras levés.

— Écoutez. Le roi Karl ne pense pas à vous humilier, mais à honorer la pourpre des Césars, en habitant à Byzance avec la Très Pieuse Irène, pour entretenir la paix dans les empires d’Orient et d’Occident réunis en un seul empire romain… J’ai dit !

— C’est cela…, reconnaît Pierre, malin… Et la richesse de Byzance ira dans les mains de tes leudes !

— Et tes comtes commanderont à notre place dans les armées…, renchérit Théodose habile à découvrir les desseins… On donnera nos monastères à vos cadets, des fiefs aux massacreurs des Saxons…

Le Teuton rit. Damanios le salue :

— Les bourreaux francs nous feront l’honneur de nous dépouiller.

Au milieu des clameurs de haine, le barbare marche aux plus arrogants de la populace qui se sauvent. Alors il rit et rejoint, au pied de la colonne, le moine latin.

Drapé dans sa simarre de damas jaune, Alexis rappelle au peuple l’objet d’une émotion qui s’égare :

— En attendant, les bourreaux arméniens aveuglent ici Constantin, gloire de Byzance.

— Écoutez, Romains… : Acclamez le nom de celui en qui vous avez confiance. Qui, parmi les aveugles ?

On murmure, mais personne ne répond.

— Comment ! vous n’en nommez aucun ?

— Envoyez en délégation l’un de nous à la Magnaure ou bien même à Éleuthérion… propose Alexis étonné de leur silence.

Mais un Arménien superbe simule la tristesse pour déclarer :

— Les Aveugles ne peuvent plus servir une cause…

— Vos intrigues vous ont abaissé… juge la courtisane brutale au milieu de ses voiles argentés.

Blême, Alexis s’adresse à d’autres :

— Nous avions avec nous la force des armées, les aigles, notre courage…

Une vieille hausse les épaules dans ses haillons de pourpre :

— Et des yeux.

Tous rient et se regardent.

— Ingrats, qui reprochez l’infirmité du supplice souffert pour votre liberté… gémit Damianos.

— Pour notre liberté ?… nargue un qui doute de leurs intentions… Tu voulais seulement devenir César ; mais tu voyais trop loin ; aussi tu t’es fatigué la vue !

Les rires éclatent, plus nombreux sous les bonnets coniques.

— Sans doute,… admet Damianos, amer,… vous préférez aux martyrs un homme heureux ou habile.

— Cet Arménien à la robe coûteuse, par exemple… insinue Pierre avec mépris.

— L’Arménien !… répètent plusieurs voix.

Le banquier se présente, très digne :

— Je suis le serviteur du peuple.

Il sait trop de choses,… objecte la courtisane au milieu des quolibets… Il connaît le prix des perles, le cours des astres ; et il parle toutes les langues. C’est un savant !…

— Pourquoi la science me vaut-elle votre moquerie ?

Les poings aux hanches, elle lui répond :

— Nous crois-tu des enfants, pour avoir besoin d’un pédagogue ?

Remontant sa lourde ceinture de plaques, l’Arménien leur tourne un dos zébré d’or :

— Alors si la science et le courage vous déplaisent…

Quelques voix s’élèvent, dispersées :

— Nicéphore l’impartial !… Nicéphore de Séleucie !

L’arménien ôte son bonnet de feutre blanc, et il approuve, mais sans ferveur :

— Oui, c’est un homme avisé et de bon conseil.

— Il n’a du logothète…, juge Pierre…, que l’habit sans l’arrogance ; et il sait juste assez pour compter les présents qu’il vous distribuera.

— Voilà ce qu’il vous faut…, raille le Teuton aux grandes tresses, bruyamment… : Un qui n’est ni noble ni esclave, ni riche ni pauvre, ni courageux ni pacifique, ni savant ni ignorant, ni pieux ni sacrilège ; un qui n’est rien ; comme cela, il ne fera peur à personne… Ah ! ah ! ah !

— Tais-toi !… gronde la multitude furieuse dont les têtes brunes sont secouées par une rage cruelle.

— S’il pouvait, en outre…, conclut Alexis…, n’être ni homme ni femme, ni enfant ni vieillard ; il vous plairait encore mieux.

— Nous voulons quelqu’un semblable à tous…, expose la voix franche d’un marchand camus. Nous ne voulons pas qu’il paraisse supérieur, ou qu’il s’arroge des mérites !

— Ce sont les mulets qui traînent le mieux la litière…, risque un cocher, amateur d’apologues… Un étalon la renverse, et avec un âne elle ne bouge pas.

— Tu parles juste, toi…, approuve la cohue soudain calmée.

Alexis se résigne :

— Monte sur ces degrés, logothète. Acceptes-tu de parler en leur nom ?

— D’une part, je le ferai volontiers maintenant…, discute Nicéphore qui se retranche en un syllogisme prudent…, car les eunuques ont cessé d’être le bras d’Irène pour devenir la tête d’Irène. Mais d’autre part, je prierai, selon mon humble génie, la Très Pieuse Despoïna de redevenir la tête en gardant les bras…

— Voilà des paroles sensées… pense le nombre des ouvriers qui n’a rien compris et crachotte.

— Aimes-tu les images ou détestes-tu les images ?… propose un moine rasé.

— Réponds là-dessus. Réponds !… insistent plusieurs, ravis de cette motion simple et claire.

Hissé sur la borne, Nicéphore tousse, et commence en caressant son ventre gemmé d’escarboucles :

— Lequel de nous, hommes Byzantins, se croirait équitablement capable de résoudre une question de pareille nature ? Tant de pieux évêques écrivirent des volumes, tant de héros combattirent, sans se convaincre de façon certaine. D’une part, je ne suis ni un savant évêque, ni un héros ; je le confesse volontiers. Je suis un d’entre vous, le plus humble… Or, que beaucoup de maux nous soient venus de ceux qui révèrent les images, cela, nul ne le contesterait. Mais, je vous le demande, hommes Byzantins, deviendrait-il juste à vos yeux de rompre, tout à coup, les promesses faites par les Sénatus-Consultes aux saintes personnes recluses par dévotion dans les cloîtres, aux bons évêques, à notre patriarche ? Qui oserait subitement démentir les paroles de l’empereur et de ses conseillers ? On pourra cependant convoquer les évêques en un nouveau concile. Alors la question sera réglée comme il convient à la nation romaine, et non pas, selon la mode des Barbares, au moyen de violences absurdes…

Des rumeurs d’approbation modérée couronnent son exorde. Mais Alexis rappelle l’objet de l’émeute :

— Des violences absurdes règlent une question derrière de ces murs.

Les mêmes rumeurs flatteuses auxquelles un rire frais se mêle, accueillent l’interruption. Et Nicéphore, ayant attendu le silence :

— Malheureusement, c’est pour cela, en vérité, que nous blâmons les eunuques et ceux qui gouvernent à la mode des Barbares. Or, je te le demande, Alexis, si nous voulons débarrasser l’État de ces pourvoyeurs du bourreau, n’importe-t-il pas d’abord de renoncer à l’imitation de leurs crimes ?…

— Il a une langue d’or, en vérité, ce logothète… admire l’arménien zébré d’or.

Les applaudissements s’élèvent au-dessus des têtes halées :

— Langue d’or… continue, langue d’or. Tu parles comme la Sainte Sagesse.

— Aussi,… oppose Alexis,… ne tentera-t-il aucune innovation !

— Que penserais-tu, ô Alexis, de celui-ci ?… poursuit Nicéphore… Un homme assistait aux jeux de l’hippodrome. Tel serviteur vient lui dire que le feu enveloppe sa maison. L’homme accourt précipitamment, le cœur plein de tumulte. Il voit que le feu a embrasé l’étage supérieur ; mais le fléau n’entame pas encore les auvents du bas, ni l’atrium, ni la boutique qui contient les richesses, les jarres d’huile, les tissus précieux, ni l’étable aux mules. Si, voulant châtier l’imprudence de sa femme qui a laissé le tison près de la courtine et allumé la flamme, si cet homme-là, dis-je, met le feu à la boutique, à l’auvent et à l’étable, soutiendras-tu, ô Alexis, qu’il sied d’agir de la sorte ? Diras-tu qu’il sied d’incendier toute la maison afin de punir la sotte qui alluma un pan d’étoffe ?…

Des rires flatteurs et unanimes accueillent les paroles du logothète cambré dans son uniforme coruscant.

— Tu ne le peux pas dire, n’est-ce pas, Alexis ? Et cependant, voilà ce que tu proposes aux Byzantins ?

Un orage de bravos l’empêche un instant de continuer.

— Salut, langue d’or !… Logothète admirable ! Salut !

— Parle encore, langue d’or, développe ton homélie !

— Regarde la confusion d’Alexis et le malaise des aveugles.

La rage de Pierre exige une déclaration nette :

— Tu condamnes donc, ô Nicéphore, la faction des braves ?

Nicéphore redresse sa personne trapue :

— En vérité, Pierre, ton imputation me surprend, par Christ ! Comment veux-tu que je condamne ceux auxquels j’ai toujours appartenu. Ne m’as-tu pas vu, quand tu possédais tes yeux, jeter des couronnes dans l’hippodrome à Damianos et aux cochers verts ? Certainement et avant tout, il sera décidé que les vaillants légionnaires, que leurs chefs couronnés de gloire reprendront leur rang usurpé par des personnes audacieuses.

Soutenu par les murmures, il enfle sa voix :

— Il faudrait être plus sot qu’un Khazar, pour ne pas agir de cette manière. Nous ferons donc le nécessaire, nous tenant avec soin à l’écart de ceux qui veulent tout guérir par le fer et le feu, et plus loin encore des gens qui prétendent prolonger un état de choses indigne de vos aigles, hommes Byzantins ! Alors nous aurons accompli, je vous l’affirme, notre devoir, tout notre devoir !

— Triomphe, Nicéphore ! Périssent les eunuques…

L’éloquence de Nicéphore semble désormais sûre du succès.

— Nous n’aurons qu’un but à notre action : la gloire de Byzance.

Autres los émis par la cohue turbulente.

— Qu’un motif d’espérer : la grandeur de Byzance ; qu’un idéal pour nous dévouer : la perpétuité de Byzance…

— Triomphent Nicéphore et Byzance !… clame une partie du populaire ému.

— Mais vous n’attendrez pas, Romains, d’un homme humble, d’un simple logothète, d’un citoyen consciencieux, d’un fidèle serviteur de l’État, vous n’attendrez pas de lui, Romains, en un jour aussi douloureux que celui marqué par le deuil public, une démonstration de rhéteur, pleine de paroles vides et sonores…

La plupart applaudissent, très contents :

— Nous ne l’attendons pas, Nicéphore.

— Moi je propose,… hurle Damianos furieux,… de prendre vos glaives et vos lances ; si vous n’avez ni glaives ni lances, de prendre des bâtons, des briques et des torches pour nous ruer sur ce palais et délivrer notre Constantin.

— Si tu veux te faire tuer comme un fou,… objecte la courtisane, avec un geste comique,… tu n’as qu’à courir…

— Mais nous ne te suivrons pas,… terminent les rieurs saliveux.

Et Nicéphore conclut par des précautions oratoires :

— Je vous en conjure, Romains, au nom du Théos, n’offrez pas aux eunuques le prétexte d’une sédition pour vous massacrer ; mais étant rentrés chez vous avec prudence, attendez le moment de la justice. Vous connaissez Byzance. On ne désespère pas de Byzance !

L’enthousiasme de la foule se déchaîne. Tous en démence, s’estiment sauvés.

— Nicéphore ! Triomphent Nicéphore et Byzance ! Périssent les eunuques…

— Quel homme sensé !… confie à son voisin un brave foulon, et comme il s’exprime clairement !…

— Ce ne sont pas là les redondances des rhéteurs,… assure l’élite des manifestants, certaine et renseignée.

— Et puis… note Damianos, à demi-voix… il s’engage à ne pas exposer votre crâne aux coups.

— C’est un argument décisif auprès de bien des gens… sourit Alexis.

— Je comptais moins de lâches dans Byzance… avoue Pierre, tremblant de colère.

— Tu te trompais… soupire Alexis en baissant la tête.

Cependant des bateleurs persans se sont glissés dans la foule. L’un joue du fifre, l’autre fait danser un ours, le troisième montre un singe sur un chameau. Les Eudoxie, les Pulchérie, les Zoé aux lèvres vernies et aux voiles extravagants s’émerveillent de ce nouveau spectacle. L’attirail éblouissant des orientaux les captive.

— Maximo, ces Perses !… fait soudain l’une, en extase devant le cortège du bateleur… Tu avais déjà vu un ours de cette grosseur…

— Non, ni un singe de cette taille.

— Estime les beaux yeux du bateleur !

— Dames de l’illustre Byzance… commence le charlatan, du haut de sa chamelle… et à vous, seigneurs… salut !

Il retire son bonnet frisé.

Alexis remonte sur la base de la colonne :

— Le logothète a parlé sérieusement. Je ne contredirai point cela. Personne ne peut désespérer de Byzance.

— L’ours que voici, dames illustres… continue le bateleur, sans lui prêter attention… n’est pas un ours de la plèbe oursinière. Contemplant l’intelligence de sa physionomie, et la grâce parfaite de sa danse vous devinez, seigneurs, qu’il tire de race royale ses origines matérielles… Allons, Ahriman… saute… pour Byzance.

L’ours saute par-dessus un bâton.

Alexis profite du silence attentif pour reprendre.

— Cependant, Romains, le salut de l’État dépend de votre promptitude et de votre énergie… Il ne suffit pas de s’en remettre à la perspicacité du logothète. L’heure exige des cœurs virils, des mains promptes, des voix unies !

— Tous ces Persans… désire une bouquetière… ont des yeux magnifiques et les attaches fines…

Et une enfant heureuse :

— L’ours saute encore pour Byzance !

— Cet ours est vraiment bien poli. Il ressemble à Christophe, l’oncle muet, celui qui est emprisonné à Thérapia !

Alexis s’égosille :

— Le temps est venu, de savoir si vous laisserez Byzance aux Barbares, ou si, vous rappelant la gloire éternelle des aigles romaines…

— Et dis-moi, bateleur,… interroge un plaisant,… ton singe sait-il lire ?

Le bateleur se voile la face, tout le monde rit.

— Ne rappelle pas une histoire douloureuse, homme blond… Ce singe que tu vois est le prince Allah-Eddin de qui tu as sûrement entendu parler.

— Qu’assure-t-il ?… demande un artisan intéressé.

— Il affirme que ce singe est le neveu de son roi.

— Un magicien l’aura métamorphosé.

Alexis multiplie les gestes de ses manches jaunes :

— Aussi longtemps que ce reliquaire d’argent pèsera dans ma main, je lèverai, contre les eunuques et les images, la force des bras et le courage des esprits…

Le bateleur parle avec lui :

— Tu devines, artisan. Mon frère Schallason que tu vois ici…

Une Eudoxie veut comprendre.

— Qui ça ?… l’ours ?…

— Alors, Persan, l’ours est ton frère !… suppose un barbare qui se met en frais d’esprit pour une courtisane très mamelue.

— Ne ris pas, Franc… dit en clignant de l’œil un personnage avisé :… ce sont des choses qui peuvent arriver aux plus honnêtes personnes.

Agitant les pans de sa robe laurée en or, Alexis se démène sur les degrés du calvaire :

— À cette heure de deuil, à cette heure de sang… Byzance…

Le bateleur rivalise du haut de sa chamelle méditante :

— C’est une triste histoire, dames illustres… Je vous la conterai, seigneur… Mon frère accompagnait le prince Allah-Eddin que voici…

— Ton singe ?…

— Tu n’as donc jamais entendu parler, barbare, de la métempsycose ?… interrompt un vieillard.

Il traîne un manteau lourd et semé de visages angéliques. Peu à peu, le peuple s’éloigne d’Alexis et se rassemble autour du Persan. L’éloquence du bateleur séduit davantage :

— Ores donc, illustres dames, quand le prince et mon frère eurent abordé, après une traversée heureuse, dans l’île de Diamant qui est plus loin qu’Ophir, ils prétendirent aller à la grotte où s’enrichissent les marchands de joyaux. Comme vous le savez tous, dames illustres et seigneurs, l’entrée de la caverne est gardée par un nègre géant qui fait déborder la mer quand il s’y baigne les orteils.

On murmure.

— Ce géant, fils du mont Etna et de la fée Amphitrite, protège la caverne avec un cimeterre sur la lame duquel une maxime est gravée… Tel qui lit à haute voix la maxime au moment où le géant lève le cimeterre, peut prendre dans la caverne ce qu’il sait emporter de diamants, de béryls, de saphirs, de chrysoprases et de joyaux de toutes sortes. Celui qui ne peut pas lire la maxime a la tête tranchée par le géant, aussitôt !

L’effroi des femmes se manifeste bruyamment. Alexis, cependant, non découragé, interrompt le bateleur :

— Le logothète vous le disait tout à l’heure. Si les Eunuques l’emportent, Byzance devient une province de l’empire d’Occident. Vous, drongaires, vous verrez vos banda aux mains des soldats de Karl avec les privilèges et les pensions attachés aux titres. Vous, stratèges, vous aurez à subir les ordres des leudes francs et leur arrogance ; ils commanderont à vos légionnaires, ils mèneront le destin de vos aigles… Ah ! je vois déjà sur vos figures les larmes de désespoir et le rictus de l’horreur. Je vois vos rhéteurs et vos grammairiens, vos philosophes et vos astrologues insultés par le rire des bourreaux ignorants, glorieux de leurs meurtres et de leur sottise… Je vois…

Une Zoé jette un cri aigu, épouvantée par la fable persane.

— Il faut avoir du courage et ne pas trembler… assure d’un air d’intelligente supériorité quelque Maximo aux yeux de biche dans une face pâle.

— Je paie deux talents d’or le capitaine de ma galère bleue… déclare l’amateur au bonnet de filigrane… parce que, seul, il peut lire la maxime, à chaque voyage.

— Tu parles avec le souci de la vérité ?… interroge une Eudoxie soupçonneuse en se grattant l’aisselle.

Sa camarade trop musquée objecte :

— Mais comment le nègre n’a-t-il pas tranché la tête de ton frère !

— Illustre dame… répond le bateleur galant… si le nègre ne trancha pas la tête de mon frère que voici, ni celle du prince Allah-Eddin…

En un grand éclat oratoire, Alexis trouble enfin le bateleur :

— Ni les manigances de Pharès, ni la malice de Staurakios, ni l’arrogance d’Aétios ne triompheront de votre énergie, Byzantins !

Impatiente, une vieille se détourne, édentée :

— Tais-toi, l’aveugle, on n’entend plus rien.

— Taisez-vous, les aveugles !

— Vous radotez… !

Pierre hurle :

— On tue peut-être votre Autocrator, là, derrière le mur de porphyre.

— Qu’en sais-tu, d’abord ?… demande une frêle gamine, haussant les épaules en camisole bleue semée de croix blanches.

— C’est vrai, qu’en peut-il savoir ?

— Les gens sages… déclame le bateleur…, ne s’occupent pas des choses politiques. Mieux vaut passer la vie en composant des boissons fraîches, et en jouant de la cithare pour séduire de beaux yeux pareils aux fleurs des jardins. Ores donc, illustres dames, si mon frère et le prince ne furent pas décapités par le nègre, mais seulement métamorphosés ainsi que vous pouvez le voir, c’est qu’ils étaient oints, avant que d’entrer dans la caverne, avec le thériaque de l’Autocrator Anastase dont ma noble mère nous laissa le secret… N’en est-il pas ainsi, prince Allah-Eddin ! N’en est-il pas ainsi, mon frère ?

Le singe grimace et l’ours danse. Le bateleur exhibe des petites urnes vernies. Toute l’assistance se presse autour de lui.

— Il explique des choses surprenantes !

— C’est vrai, Persan… répète un candidat derrière la chaîne… : ton baume cicatrise les blessures de cimeterre ?

Et l’esprit commercial d’un marchand :

— Est-ce la graisse d’onagre qui fait le fond de ton baume ? Laisse-moi comparer l’odeur avec celle que je vends.

Pierre crie en écarquillant ses yeux saigneux :

— L’empereur Constantin agonise !

Un flâneur s’inquiète qui grignotte une noix :

— Que disent les aveugles ?

— Ils déclament toujours…

— Tu vends cela cinq oboles ? J’en achète trois cents pour vingt drachmes.

— Donne trente drachmes, Arménien, et tu en aura quatre cents.

Le gardien de l’ours l’emmène, suivi par la chamelle du Persan, et le joueur de fifre.

— Moi, je suivrai l’ours,… affirme une Zoé callipyge qui rassemble les plis de sa tunique verte et rose.

Ses amies gazouillent :

— Où vont-ils ?

— Le beau Persan cherche une place moins remplie de gens. Ainsi l’ours pourra danser à l’aise autour de la chamelle.

— Tu veux une pastèque fraîche, une pastèque rose ?… Trois oboles.

— Souris, et tu en auras cinq.

La brune fruitière abat les mains du faune :

— Ne me chatouille pas un jour de deuil public et devant l’icone encore.

Elle se signe :

— Le singe joue du tambourin. Regarde !

— Viens donc. Le Persan racontera des histoires étonnantes. Aussi bien, qui saura ce qui se passe derrière le mur de Chalcé, en restant là ?

— Vous n’apprendrez rien. On a fermé toutes les issues ; et les rues sont pleines de soldats qui tendent des chaînes pour clore le passage.

— Moi, j’ai faim, d’abord.

— Moi de même !

— On ne saura rien avant la nuit…

— D’ailleurs, Nicéphore de Séleucie les surveille.

— Nous saurons vite ce qui se passe à la taverne des Khazars.

— Il ne se passe peut-être rien.

Tous rient.

— Ce thériaque, illustres dames… reprend alors le bateleur, à l’entrée de la rue… ne cicatrise pas seulement les blessures faites par le fer. Sa vertu augmente la gorge des vierges et la vigueur des vieillards. Elle rendrait père un eunuque. Elle gèle la fièvre dans les veines.

Et il entraîne la foule captivée, lascive.

Le marchand camus abandonne le groupe réduit des émeutiers :

— On part,… fait-il… J’irai jusqu’à ma boutique où un convoi de mules doit apporter des figues. Le Théos veuille, Euphraste, que tu ne viennes avec moi…

— Au port, devant le palais, de mes deux navires on débarque mes tapis de Trébizonde.

— D’ailleurs, nous apprendrons plus de choses sur le port qu’en demeurant devant cette muraille et les figures bestiales des soldats.

Une jeune mère prêche son mari :

— Sisinnicos ! Notre Icasie aura mangé pour le moins deux corbeilles de bananes en nous attendant… Hâtons-nous de rentrer, si tu désires lui éviter une indigestion.

La femme du blessé lave la plaie de son homme :

— Qui te l’avait dit ? Te voilà joli avec ton oreille décollée. Malheur à moi qui épousai un homme ivrogne et querelleur. Voyez comme il saigne, Anne Damasie !

— Toi,… bafouille le blessé pour une sentinelle impassible,… je te rencontrerai bien un soir où tu n’auras plus ta lance, et où j’aurai ma hache. Quant à vous, les Aveugles et l’autocrator, et toute la bande, je ne me ferai plus assommer en votre honneur. Je le jure !

— Christ ! comme il saigne !… répète la femme, navrée… Ça gâte toute sa tunique neuve… Espère que l’Autocrator t’en offrira une autre, idiot !

Or, un contremaître à la mine courroucée, appelle quelques manifestants.

— Par ici, les débardeurs. Je retrancherai sept oboles de chaque salaire. La cargaison à charger attend votre fantaisie depuis deux heures. En route !

— Je gagne peu à défendre mes droits de citoyen,… constate l’ouvrier qui reboucle sa ceinture.

— Cela coûte sept oboles seulement,… plaisante le contremaître…

Quelques instants après, hydre à vingt têtes blêmes et féroces, une horde de candidats bondit, pousse avec des cris, des coups de fouets, les derniers protestataires, et les bloque dans les rues. Des fenêtres tombent quelques jarres d’huile qui se brisent sur les casques. Le liquide enduit les militaires. Ils enfoncent les portes, saccagent les boutiques. Ils fustigent, étranglent, égorgent, ensanglantent les corps crispés, tranchent les mains protectrices. Les chiens hurlent en fuyant la bagarre. Maîtres, les soldats retendent les chaînes, et placent des sentinelles devant les rues ainsi bouchées que comble une autre foule hargneuse accourue au bruit.

Cependant Aétios, cadavérique et chancelant, se précipite hors de l’édifice vers les plus acharnés du peuple :

— Ce qui s’est accompli là-haut est contre ma volonté. Sachez-le.

Derrière lui, le maigre Staurakios s’élance dans l’enflure de ses manteaux. Il dégage sa responsabilité malgré les rumeurs de haine :

— Aucun ordre d’aveuglement ne fut transmis.

— Mais tu as envoyé des bourreaux éthiopiens dont la stupidité est notoire, aussi bien que la cruauté… réplique Bythométrès qui le menace vivement de son écritoire en étain.

Et Pharès glapit, affairé :

— Les bourreaux seront exécutés à l’instant ! Gardes, doublez les sentinelles autour de la place ! Que personne n’y pénètre !

— Je me lave les mains du sacrilège,… déclame Aétios blafard entre ses boucles… Je n’eus connaissance d’aucun ordre de supplice ; et je n’appris point que les bourreaux étaient venus secrètement par eau sur un dromon. La Très Pieuse Irène l’ignore aussi.

— Staurakios, quelqu’un t’accuse… insinue Damianos perfide, et il atteste la rage de la foule dense, parée de têtes sifflantes.

— Tu m’accuses, Aétios ?

— Que vas-tu répondre à-une mère ?… se contente de dire Aétios.

Les joyaux de ses mains désignent la litière impériale que les mules blanches extirpent d’une voûte étroite et torse. Nicéphore surgit et se prosterne avec ses dix secrétaires tremblants.

Et c’est au milieu des dos inclinés, des soldats immobiles, la litière qui s’avance sous les panaches avec la figure amenuisée de l’impératrice entre les rideaux de cuir gris.

— En adoration, Irène, voix du Théos, maîtresse unique des Romains !

— Entrez dans le palais,… balbutie Irène, verte d’émotion.

Hagards et anxieux les eunuques s’engouffrent pêle-mêle avec les mules, les conducteurs, les cubiculaires, les excubiteurs de l’escorté, les courriers porte-torches, les aveugles, leurs esclaves. Passé l’arcade centrale, entre les faisceaux des colonnes, ils se bousculent en s’accusant les uns les autres, sous un porche carré, sombre. Et les portes vibrent que l’on referme derrière eux. Irène garde le silence, les yeux clos, par peur, sans doute, d’apprendre la nouvelle affreuse, par appréhension du courroux public, et des rumeurs qui tourbillonnent au loin dans la ville. Elle pense qu’on a battu son fils d’étrivières, comme elle le permit dans sa fureur du matin. Elle doute qu’on lui ait crevé les yeux comme le craignait Aétios. Elle demeure certaine qu’on a sursis à la cruelle opération, jusqu’à sa venue. Par instant elle se représente son enfant tout petit, tel qu’il dormait jadis sur les genoux des nourrices, gras, potelé, frisé, grognon. Elle imagine tout à coup cette figure ronde et fraîche bouleversée dans les grimaces et les pleurs, trouée, sous les sourcils, par un feu pointu dont la brûlure caille le sang jailli.

Or la litière s’arrête dans une cour octogone que ceignent des piliers brillants aux chapiteaux ajourés. Les croupes des mules se plissent nerveusement pour chasser les essaims de mouches. Pharès abat le marchepied de la litière. Irène se soulève péniblement. Sa faiblesse, sa transpiration insolites, sa migraine et sa peur vague ne l’effrayent pas moins que les mines lugubres de ses logothètes. Ils ressemblent à des cadavres de vieilles femmes déterrées, ressuscitées, vêtues d’oripeaux saugrenus. Leurs mains tremblent sur leurs cannes. Dans la gorge flétrie de Pharès, une déglutition difficile s’accomplit mal. Bythométrès détourne ses regards obscurs. Irène dit :

— Le peuple crie que l’on aveugle Constantin. Il faut montrer l’Autocrator à la foule.

— Staurakios l’a fait aveugler,… affirme Aétios, brutalement.

— L’eunuque l’a fait aveugler !… répète Alexis.

Staurakios ne répond pas.

Damianos de se récrier méchamment :

— L’eunuque a fait aveugler ton fils, Irène !

— Tu mens…, hurle la mère.

Elle saisit à la gorge Pierre qui, de toute sa vigueur, répète :

— L’eunuque a fait aveugler ton fils, Irène !

À ces mots, elle sent geler son sang, et ses dents se fendre.

— Staurakios appela secrètement les bourreaux éthiopiens afin de lui ôter la vue…, explique Aétios pour se disculper en tendant ses manches de soie et ses mains orfévrées.

Rudement, Staurakios l’interrompt :

— Il importait au destin de l’État qu’il fût privé du pouvoir…

Irène se jette sur lui, et le prend aux épaules ; elle le pousse contre un pilier :

— Toi, tu as fait cela, sans me le dire, toi ?…

Bythométrès touche le bras de sa disciple.

— Écoute : écoute… maîtresse des Romains…

Mais, heureux de perdre son rival, le bel Aétios appuie la première accusation :

— Écoute… les bourreaux éthiopiens…

Irène les abandonne et court dans le palais, en trébuchant sur ses franges de perles :

— Je veux le voir, je veux voir Constantin, mon fils, mon pauvre fils aveuglé !

Pharès la suit, répétant :

— Les Éthiopiens…

— N’ouvrez pas ! Arrêtez !… bégaye Staurakios qui craint tout.

— Qui commande ici ?… hurle Irène, impérieuse.

Staurakios se précipite au-devant d’elle, interpose sa taille osseuse et l’ampleur de ses manteaux imagés :

— La raison devant les fous…

Irène, s’amassant pour bondir, le convainc :

— Tu l’as donc aveuglé, puisque tu ne veux pas me le laisser voir ?

Essoufflé, le coupable balbutie :

— Que Ton Autocratie regarde là-haut… On fait expier le crime aux seuls coupables.

Sur le sommet de la tour deux nègres se débattent entre des soldats qui relèvent la potence.

— Il nomme coupables les bourreaux qu’il envoya,… accuse Aétios.

— Oh ! toi, toi ! Remords du Théos,… sanglote Irène, folle.

Elle se précipite et plante ses ongles au visage de Staurakios livide, aphone, stupide :

— Tu t’égares, maîtresse des Romains… À bas, sorcière.

— Un fer ! une arme !… hurle Irène… Vite, Jean ! Ton poinçon…

Jean arrache Irène des bras de Staurakios qui retient dans ses doigts une houppe arrachée.

— Despoïna, prends mon reliquaire,… propose la haine de Damianos,… il pèse plus qu’une masse d’armes.

— Assommez-le, vous, qui pouvez voir, du moins, où portent vos coups,… clame la colère d’Alexis.

Nicéphore s’interpose :

— Arrière. Il faut tout savoir. Jugeons-le.

Staurakios se ressaisit ; il répare le désordre de son costume :

— Vous n’aimez pas Byzance, vous qui préférez les yeux d’un seul homme à la gloire de son destin.

Alors Irène s’affaisse contre la poitrine de Jean, et elle implore :

— Jean ! Jean ! Ce n’était pas cela que tu m’avais promis dans Athènes !

— Despoïna, je t’ai promis le sacrifice de toutes tes affections humaines pour le triomphe d’une idée grande. Paie la dette sans faillir.

Elle demeure prostrée sur le sein de l’initiateur.

Contre la meute humaine des aveugles, Pharès et Nicéphore durent protéger Staurakios :

— Vous ne pouvez pas dire que le logothète du Drome aveugla l’Autocrator.

— Parle, Aétios. A-t-il crevé les yeux de Constantin ?… commanda Nicéphore, brièvement.

— Je ne puis dire qu’il l’ait fait… distingue Aétios… ni même qu’il ait ordonné.

Tous s’écartent de lui, en silence. Staurakios pourtant se maîtrise et déclare :

— Je te remercie, de ne pas m’accabler. Le sang de Constantin ne doit pas retomber sur moi.

Comme il achève cette action de grâces, l’eunuque est secoué par les convulsions d’un vomissement ; et il doit, honteux, se cacher la face contre une colonne.

Pourtant, Irène n’ose aller vers son fils. Elle s’est assise, sur le bord de sa litière plaquée de reliefs en ivoire que la main caresse machinalement. Les personnages de ces sculptures brillent au soleil favorable. Elle entend Aétios dire :

— Je ne l’accablerai pas, mais je ne tolérerai pas non plus de paraître son complice. Staurakios est un bon exécuteur de la pensée impériale. Par lui-même, il ne peut rien que la sottise. Je l’avais invité à solliciter l’avis de la Despoïna.

Irène persiste dans la démence du désespoir :

— Et qui a commis le crime, si ce n’est vous… bourreaux !… Constantin ! Constantin ! Mon petit Constantin, je reverrai donc seulement ta face verdie par la torture et tes yeux troués… Oh ! là, là, où j’ai haleté dans les tortures de l’enfantement, pour te produire à la lumière de la vie… Mon fils… Là ! là ! tu as poussé le premier vagissement et le raie suprême… Oh… toi… douleur de mes larmes, joie de ma jeunesse… Remords de mon courage, Constantin !… Constantin !…

Entraînée par Jean, elle disparaît enfin.

Aétios accable alors son émule, devant les aveugles et les muets pris à témoins :

— Voilà ton œuvre, quand la main souveraine cesse un instant de te conduire.

— Il est commode et habile de m’imputer, en public, les causes d’un accident…

Interrompu par les nausées le logothète du Drome s’arrête. Il prête aussi l’oreille aux beuglements populaires qui remplissent l’air des rues voisines.

— Mais il ne sent donc pas son incapacité, sa faiblesse ?… dit Aétios… Toute la sédition hurle dans la cité. Le fer et le feu menacent les citoyens…

— Ah ! ah ! Vos Dignités se querellent,… nargue Nicéphore qui, les bras croisés, contemple.

Nerveux et marmottant, Pharès dénoue, renoue son écharpe noire, ou bien inspecte ses bottes de feutre. Il cite par instant des maximes évangéliques, puis secoue ses épaules sans permettre à personne de trouver une approbation dans ses yeux faux. Assez content, Nicéphore se carre en son costume magnifique, sous l’écorce d’or et d’émaux.

L’insolence d’Aétios se déchaîne.

— Je dirai tout, aveugles ; oyez donc ! Celui-ci, mon collègue et logothète du Drome, s’il voulut faire aveugler l’Autocrator, c’était afin que la race de Karl ne trouvât plus de rivale dans la race glorieuse de l’Isaurien, race à cette heure tarie comme le sang écoulé qui sèche derrière ce mur, sur les dalles…

Un grondement de réprobation s’élève autour du malade qui hausse les épaules. Aétios veut assouvir, par le mensonge, une haine longtemps dissimulée. Il poursuit :

— Car le Franc réclamait ce gage de fiançailles.

— Immonde !… profèrent tous les assistants qui se précipitent autour de la colonne cachant la honte du ministre. Il vagit :

— Je n’ai pas commandé l’aveuglement de Constantin. Dis-leur, Pharès.

— Je dirai la vérité simple,… émet péniblement Pharès.

— Écoutez-le. Il a tout vu,… assure, entre des hoquets, le logothète du Drome.

Et Pharès, à voix sourde, commence :

— Quand l’Autocrator fut amené ce matin ici, on discuta jusqu’à deux heures après midi…

Aétios lui coupe la parole.

— Rien ne fut décidé. On inclinait à la relégation dans une île. Les bourreaux arrivèrent alors, sans qu’ils pussent dire qui les envoyait ; ah !

De la main, Pharès apaise les exclamations :

— L’Autocrator criait tant qu’on eut besoin d’un bâillon mécanique. Les gardes allèrent chercher la chose aux prisons des Nouméra. Les Éthiopiens apportaient le bâillon.

Il tousse péniblement et gratte les lions frisés de sa plaque en émail.

— Mais,… riposte Alexis,… ils apportaient aussi leurs instruments habituels ?

— Ils apportent leur bagage complet en toutes circonstances,… témoigne Pierre.

En s’essuyant Staurakios ramène la discussion au sujet du litige :

— Ils n’avaient pas les pointes à crever les yeux. Avais-je commandé qu’on lui crevât les yeux ?

— Il en était question,… affirme Aétios… Et tu préconisais cette mesure. Sans doute les Éthiopiens ont entendu lorsque tu pérorais.

Pharès reprend le récit en soufflant.

— Je menai les Éthiopiens dans la chambre où l’Autocrator hurlait. Ils fixèrent le bâillon devant moi. Je les laissai près de lui afin qu’on l’empêchât de s’ensanglanter les poings contre les murs. Il s’était déjà brisé les ongles.

— Ignorais-tu la bestiale stupidité de ces nègres ?… interrompt Alexis qui impute le crime à leurs préméditations secrètes.

Pharès corrige vivement l’impression de cette parole.

— J’avais eu soin de leur faire déposer dans la cour intérieure les fers, pour ne point effrayer inutilement l’Autocrator. D’ailleurs, les pointes à crever les yeux n’étaient pas dans leur bagage. Pourquoi comprirent-ils plus qu’on n’en avait dit ?

— Parce que, sans doute, on les avait instruits à l’avance,… riposte Alexis, brusquant l’explication.

Navré, en sueur, Staurakios oppose une autre hypothèse :

— Les gardes envoyés aux Nouméra purent tenir aussi des propos imprudents.

Habile, Pharès maintient le doute :

— Qui l’expliquera ? En vérité, les Éthiopiens crurent devoir agir ; et comme ils ne trouvèrent pas, entre leurs instruments, ceux nécessaires à l’opération, ils se servirent d’un chandelier de bronze.

Sans voir qu’il piétine dans la flaque de ses déjections, Staurakios affecte la pitié envers la victime :

— Un de ces gros chandeliers munis d’une pointe au-dessus de la bobèche, d’une pointe où l’on pique la résine des cierges.

La subtilité de Pharès expose simplement les faits :

— Et, sans calculer la différence de longueur, ils utilisèrent cela pour crever les yeux de celui qu’ils ne croyaient pas être Constantin, mais un conspirateur de Pyles.

— Donc,… conclut Staurakios,… ils n’ont pas agi par ordre. On leur aurait remis les instruments habituels.

Et un silence s’établit au milieu de ces hommes anxieux pour leur vie. Les aveugles songent le front haut et la main sur leurs bâtons. Les eunuques restent immobiles, baisent leurs reliquaires d’argent pareils à de petites églises, puis se dévisagent tour à tour. Ces mains tremblantes et chargées de bagues s’occupent fébrilement.

— Si tu leur avais dit que c’était Constantin…, objecte Alexis… Si tu leur avais dit ?

— La pointe creva les yeux,… termine Pharès à voix basse… Moi, quand j’arrivai, je vis l’Autocrator qui saignait.

— Voilà le récit véridique,… s’écrie Staurakios en se frappant la poitrine… Je n’ai pas commandé les bourreaux. Vous avez entendu, aveugles, vous avez entendu, vous, qui proclamiez tout à heure, devant le peuple, nos prétendus crimes ! Votre loyauté de patrices interdit de mentir.

— Personne,… concède Aétios,… n’a précisément commandé le supplice.

Pourtant Alexis se défie :

— À moins que vous ne mentiez vous-mêmes, urnes d’infamies !

Nicéphore hoche la tête.

— Il semble probable que personne ne prescrivit le supplice.

— À moins qu’ils ne mentent !… injurie Pierre gesticulant vers le mur contre lequel il n’y a personne.

Aétios les toise :

— Vous serez donc toujours les furieux et les fous ?

— Toujours !… déclare Damianos, du haut de sa fierté.

— Je t’avais prévenu, Aétios,… murmure son rival… Me contredire ne te sert pas.

— Eunuques, vous aveuglez Constantin,… se rappelle Pierre,… au même mois où vous nous fîtes crever les yeux.

— Au même mois d’août,… précise Alexis.

— Un samedi,… ajoute Pierre.

— Tu t’en souviens, Staurakios, c’était un samedi !

— À la même heure presque,… confirme nonchalamment Nicéphore.

— Tu te souviens, Logothète,… insiste Alexis… En effet, tu te pavanais ce jour-là dans le cirque ; et tu répartissais les soldats derrière les gradins occupés par nos amis.

— Lié par le serment, j’agissais au nom d’Irène et de Constantin.

— Aujourd’hui les eunuques agissent au nom d’Irène seule.

— Mais ils agissent toujours… murmure Nicéphore à l’oreille d’Alexis… Cependant une autre force bientôt se substituera.

— La tienne, Logothète ?

— Moi seul ne suis rien.

Les simandres commencent à frémir comme pour le glas, par toute la ville, sous le marteau des clercs, d’abord une par une, ensuite deux par deux.

— Tu es Logothète des finances militaires. Le peuple t’écoute… constate Alexis… Que penses-tu à cette heure ?

Voûté sous ses ornements, l’œil drôle, l’autre continue à se dérober :

— Que veux-tu que je pense ? Constantin étant aveugle par accident, la Très Pieuse Irène, seule impératrice des Romains, inaugure la première année de son règne. Voilà.

— Voilà… répète Alexis, l’imitant.

Nicéphore attend que les eunuques marchant de long en large, soient à l’autre extrémité de la cour, qu’ils entrent dans les vestibules. À cet instant, il rassemble autour de lui, les aveugles, leurs serviteurs les pousse en un coin, parle à voix basse :

— Ne me laissez pas crever les yeux par les eunuques si vous désirez que l’on continue de voir pour vous, et de prévoir, si vous désirez que l’on parle pour vous et que l’on persuade le peuple.

Alexis souligne sa parole d’un geste loyal :

— Mine la force des eunuques, et nous soutiendrons ta popularité.

— Rien ne nous reste à espérer, pour nous, que leur chute… avoue Pierre renonçant à sa propre fortune.

— Patientez… recommande la sagesse de Nicéphore… Eux-mêmes minent leur force. À travers les yeux de Constantin, ils viennent de crever les yeux de leurs images. Patientez.

Pierre doute :

— Si l’on tarde encore, ils livreront Byzance à Karl, et les légions iconoclastes quitteront notre parti.

En chutant, Nicéphore les calme.

— Modérez seulement vos cris jusqu’au soleil propice. Ne brandissez pas sans cesse vos reliquaires d’argent. Pour quelques mois encore, soyez des aveugles véritables… Ne veuillez pas…

Par leur retentissement lugubre toutes les simandres de Byzance couvrent sa voix.

— Les églises annoncent le malheur… gémit Damianos.

— Elles l’annoncent ? Entendez-vous,… ajoute Pierre de même.

Alexis prête l’oreille.

— Il me semblait bien. Cela est venu de la mer…

— Des monastères élevés dans les îles… remarque Damianos, étonné.

— Qui put leur annoncer la chose aussi vite ?… interroge Nicéphore.

— Des présages, peut-être… risque Pierre, craintif.

Les serviteurs montrent que le ciel se couvre.

— Le ciel noircit… observe Nicéphore… Des nuages enflent contre la lumière du jour…

— Quand le peuple apprendra le supplice de Constantin…

— Il se ruera par ici, brandissant des armes… conclut Damianos pour achever la pensée de Pierre.

— À moins… suppose Alexis… que le bateleur ne leur amène un autre ours…

— Les eunuques ni la Despoïna ne peuvent rester en ce lieu… dit tout à coup Nicéphore qui se souvient des devoirs de sa charge.

Espérant les exposer aux fureurs de la sédition, Damianos conseille de ne point les avertir. Plus sage, Nicéphore craint qu’un muletier les ayant prévenus, les eunuques ne le soupçonnent, et que lui-même ne perde ainsi ce qu’il a gagné d’indifférence à son égard :

— Jusqu’à présent, ils se méfient peu de ma personne…

— Je ne pourrais pas, moi, dissimuler de la sorte… déclare Damianos, avec dégoût !

Du silence pèse entre ces hommes qui réfléchissent dans l’octogone, à l’ombre de la tour. Deux pendus crispés se balancent minuscules contre le ciel blême aux deux bras du T érigé sur le faîte suprême. Bientôt un esclave d’Irène vient prier chacun de quitter la cour. Et ils retournent sur la place de l’Augustéon maintenant pleine de caloyers noirs. L’un parle :

— Notre sainte Marie d’Arménie m’ordonne de venir ici pour laver le visage de l’Autocrator Constantin, fils de Léon.

— Tu arrives au terme de ta course… dit Alexis, surpris.

— L’Autocrator souffre dans le palais de Porphyre.

— Je doute qu’on te laisse entrer cependant… dissuade Pierre.

Refoulé, gardé par les candidats, le peuple engorge toujours les ruelles voisines, se tasse sur le parvis de la Sainte Sagesse et gronde. Mille têtes hâves, furieuses se tendent pour deviner le drame. Le caloyer insiste.

— En attendant, mes frères, je m’agenouillerai donc sous l’icone, et, pour l’amour du Christ, vous m’obtiendrez que je pénètre auprès du supplicié.

— De quel monastère viens-tu ?

— Il est situé dans l’île la plus proche de Byzance.

— Là aussi s’élève un couvent de religieuses ?

— Celui dont l’abbesse est notre sainte Marie d’Arménie.

— Qui vous annonça le malheur ?

— De Bithynie, de la direction de Pyles, là où notre Augusta Théodote pleure son jeune fils, ce matin est venu un vol de colombes marquées chacune par une croix noire. Alors, notre sainte Marie d’Arménie a déchiré ses vêtements. Elle nous a dit qu’un malheur menaçait l’Autocrator. Sur son ordre, nous nous sommes mis en bateau pour l’assister ici dévotement. Voici mes frères, et voici mes sœurs…
D’autres les suivent portant des bannières… Voir le texte.

D’une ruelle menant au port, s’avance une procession. Caloyers et religieuses franchissent la haie des soldats. Ils entonnent une litanie funéraire. D’autres les suivent portant bannières, reliquaires, et statues saintes ; puis ceux du peuple attirés par le chant, mais que les soldats arrêtent et repoussent dans les rues.

— Il est donc vrai,… dit une vieille joignant les mains,… notre Constantin est aveugle.

— Les eunuques l’ont martyrisé, l’enfant de gloire !… eïa… eïa !

— Constantin ! Constantin !… gémit le peuple.

Les gémissements s’interrompent un instant, car voici que paraissent sous le portail du Palais Sacré Irène en sa litière, Staurakios, Aétios et Jean qui en tiennent les draperies. Au moment où les mules blanches atteignent la foule des caloyers prosternés sous l’icone, Marie d’Arménie s’érige, et, du geste, arrête les coureurs. Elle tire les tentures, regarde Irène, et, le doigt rigide, désigne solennellement le palais :

— Ici où tu l’enfantas, où ses premiers cris émurent ta jeunesse, ici tu l’as fait meurtrir !

Irène se cache les yeux :

— Marie !… Marie, ne double pas mon désespoir.

Marie, forcenée, crie :

— Toi, du désespoir… Toi, de la douleur… Toi, de la pitié ! Tu ne sens rien de cela… Comme tu m’as sacrifiée, tu sacrifies ton fils…

Irène se convulse douloureusement.

— Je n’ai pas voulu… Tais-toi…

Mais l’épouse répudiée poursuit, dans sa folie :

— Me taire… Mais je hurle ma peine à toutes forces, moi qui l’aime… Mais j’ai ressuscité du cloître, moi qui l’aime… J’ai crié si fort ma détresse que tous ont gémi avec moi ; que tous ont surgi derrière moi, de leurs cellules, des cloîtres, peut-être des tombeaux. Compte ceux qui me suivent !

— Marie… Marie !… supplie la voix déchirée de la mère.

L’Arménienne se penche encore, lui parle en plein visage :

— J’ai tant sangloté que les églises pleurent depuis la Sainte Sagesse jusqu’aux Saints Apôtres sur Byzance. Toutes les simandres savent que tu as aveuglé ton fils… Elles l’annoncent à l’épouvante du monde.

Irène la repousse et sanglote.

— Cesse, cesse… éloigne-toi, Marie…

La mère revoit le corps ligotté de son fils dans la salle vide, et le visage masqué de sang noir, et les poings impériaux gonflés sur les cordes, et la pointe rougie du chandelier à terre. Elle se revoit à genoux lavant les fosses creusées dans les orbites par le fer. Car Irène n’ouvre pas les yeux. Immobile, en sa gaine d’or et de pierreries, elle écoute rugir le peuple, bramer l’Arménienne :

— M’éloigner, me taire ! quand tu es là, toi qui as fouillé ses chers yeux, avec le fer, par la main du bourreau… Me taire ! Rends compte de ce crime à moi.

— Je ne l’ai pas voulu,… supplie Irène.

Marie s’attache aux rideaux de la litière qui s’ébranle.

— Ô Théos, tu la laisseras mentir ! Les eunuques sont les bras de Ta volonté. Tes bras ont préparé sa détresse ; toi, sa mère, tu le faisais poursuivre sur les eaux, depuis des jours, par tes dromons chargés de sicaires.

— Nous voulions seulement, Marie la Sainte,… objecte Bythométrès,… soustraire l’Autocrator aux influences des sacrilèges qui brisent les images, à l’influence des soldats iconoclastes.

— Vous mentez, vous mentez…, crie l’épouse de toute la vigueur de sa peine… Irène, tu as quitté Éleuthérion avec tes femmes, ta suite, ton équipage et tes dignitaires pour venir habiter le Palais des Empereurs, et cela plusieurs jours avant qu’on l’enlevât du camp de Bithynie. Tu savais donc que tu dominerais seule, aujourd’hui, l’empire d’Orient ; tortionnaire !

— Tortionnaire !… profèrent mille voix derrière les chaînes et les soldats.

Et la désolation de Marie s’épanche éperdument :

— Tu préparais cela, toi, toi… même quand tu passais les jours à composer des thériaques, à trier des herbes, à te baigner dans des eaux mêlées d’essence… Ô toi qui ne penses qu’à ta beauté périssable et à triompher sur l’opinion des hommes.

— Malheur à la tortionnaire !… reprend le chœur des voix dans les rues pleines de clameurs.

— Je te pardonne parce que la passion t’obsède, Marie !… gronde Irène, outragée.

— Jamais il ne fut question de supplice… jure Pharès… Cependant il fallut l’arracher aux conseils de ceux-ci qui veulent perpétuer la guerre et détruire les icones…

Marie montre les aveugles.

— Ceux-ci l’aiment mieux que vous. Ceux-ci ont souffert pour lui.

— La Sainte parle avec justice… proteste Alexis… Nous l’aimions celui que tu as condamné, Irène.

Au péril de sa vie, Damianos accuse :

— Celui que le fer de tes bourreaux a supplicié, ton fils, le fruit de ton corps, Irène !

Au péril de sa vie, Pierre accuse :

— Le fils de Léon ! Léon, tu le fis mourir aussi par le poison que ta magie incrusta dans la couronne dont furent brûlées ses tempes.

Au péril de sa vie, Damianos accuse :

— Léon, ton époux Léon, fils du Cinquième Constantin, que tu fis empoisonner dans son camp, Irène.

Et Marie, tirant la litière par les rideaux de cuir :

— Tu reculeras jusqu’à la maison où tu as donné l’ombre après la lumière, où tu as détruit ce que tu avais enfanté. Tu t’appuieras contre le mur rouge. Prends garde qu’il ne cède par dégoût de te soutenir et que, glissant dans le sang de ton fils…

— Ah ! tais-toi.

Irène bouge, lui saisit le poing. Mais toutes les haines amassées d’Alexis, de Damianos, de Pierre, éclatent en malédictions :

— Rends nos yeux, Irène…

— Nos yeux et nos forces…

— Rends nos yeux, rends leurs langues au César et aux nobilissimes captifs dans Thérapia.

Et la haine acharnée de Marie domine les autres :

— Rends-moi Constantin, Constantin !

— Rends-lui Constantin !… hurle la ville en une seule voix qui s’échappe des maisons, de leur boutiques et de leurs toits, et de leurs balcons :

— Athénienne, rends-nous Constantin.

— Le fruit de ton ventre, Irène, notre Constantin !

— Rends-nous Constantin ! Constantin !

— Le triomphateur des barbares, Constantin !

— Rends-nous Constantin !

Irène, en pleurs, se tord les bras :

— Il te hait, Marie, mon Constantin.

— Je l’aime, moi…

Et elle se frappe le cœur.

— Il te vouait à l’échafaud.

— Je l’aime, te dis-je : je l’aime, le beau, le courageux ; et j’ai tremblé de joie sous ses lèvres… moi !

— La sainte, la sainte, comme elle pleure !… compatissent les femmes penchées entre les candidats moroses.

— Il me hait et je l’aime…, insiste Marie qui se penche dans la litière vers Irène… Il ne te haïssait pas et tu l’as aveuglé pour un peu de gloire, toi, magicienne exécrable. Hideur de l’Hadès ! Odeur de soufre ! Toi, toi, tu l’as tué pour un peu de gloire…

Irène se débat :

— Laisse-nous ! Je n’ai pas voulu cela ; et l’angoisse de douleur m’étrangle autant qu’elle t’étrangle…

Frénétique, Marie l’attire par le manteau :

— Alors, descends de cette litière. Viens t’agenouiller sous l’icone, pour demander pardon de ta faute, pour prier avec nous.

— Que Ta Sainteté s’éloigne… conseille Staurakios à Marie qu’il écarte… La Très Pieuse ne peut quitter sa litière. Vois sa faiblesse.

— Elle la quittera, elle priera, elle s’humiliera, afin que notre cri obtienne du Théos un miracle pour la guérison de Constantin.

Jean aide Pharès à enlever l’épouse qui les arrache, les griffe, les frappe et les invective :

— Que Ta Sainteté s’écarte. Ne provoque pas le scandale.

Ensemble ils détachent la malheureuse de la litière et la remettent aux caloyers.

Marie se tourne alors contre Jean, le désigne avec effroi.

— Toi, toi, tu as inspiré l’acte ! Toi, tu es l’esprit d’Irène. Elle n’est que la bouche qui exprime ton esprit de mort. Eunuque ! Elle n’est que la bouche de ta pensée. Immonde ! C’est toi, toi son cerveau, toi son maître, toi le rhéteur, toi le philosophe, toi l’enfer !

Empoigné à la gorge, le curopalate demeure impassible.

— Mes frères, mes sœurs,… annonce Marie aux caloyers :… celui-ci est le démon qui proposa le forfait. Celui-ci est l’Hadès qui force la mère à crever les yeux de son fils dans l’édifice où elle l’enfanta.

Outragé, Bythométrès reste sans colère.

— Il n’est pas un homme, il est un esprit du mal. Il est la pensée d’Irène, comme les autres eunuques sont les bras d’Irène. Il pense ; elle parle ; et ceux-ci frappent !

— Ah ! ah !… se disent les religieuses… C’est lui le démon de la magicienne.

Et l’une, à sa voisine :

— Tu comprends. La Très Pieuse est possédée.

Cependant, Marie hurle et râle :

— En vérité, je vous le dis, celui-ci est le démon de la possédée. Va-t-en, Irène, qui n’es que sa bouche.

— Marie ! Marie !… proteste Irène, en un cri de pudeur violée.

Au milieu des caloyers l’abbesse continue à désigner l’eunuque pour l’anathème :

— Il apparut dans Athènes. Il occupa son corps par maléfice, et elle devint impératrice, à la suite du pacte.

Les religieuses encouragent Marie :

— On l’assure : elle écume le sang des nouveau-nés qu’on égorge sous ses yeux.

— Comment une fille dépourvue d’origines eût-elle été choisie par nos empereurs, sans le secours de la magie ?

— Hommes braves,… demande Alexis au peuple,… laisserez-vous l’esprit de l’Hadès ruiner la chrétienté de Byzance ?

— Tuer l’empereur !… achève Damianos en élevant son reliquaire.

À voir la litière s’engager sous une voûte, par le chemin d’Éleuthérion, Marie la poursuit encore de ses malédictions :

— Si tu n’es point possédée par l’esprit du mal, Irène, viens t’agenouiller sous l’icone !

Brutalement l’escorte des Excubiteurs crosse la plèbe ecclésiastique. Les bois de lances frappent les crânes tondus et les voiles abondants. Les pommeaux de glaive brisent les doigts opiniâtres, et ferment les bouches injurieuses. Des corps s’écroulent au pied de la colonne centrale, le long des chaînes. Du sang jaillit des narines. Masquée de ses mains et de ses bagues, Irène gémit au fond de sa litière qui flotte dans la bagarre assourdissante. Les mules blanches ruent. Les coureurs fustigent. Enfin la litière disparaît.

Jean veut suivre le cortège.

— Au nom de Christ, mes frères,… ordonne un caloyer… retenez celui-ci !

Vingt moines s’agriffent au Bythométrès, en grappe, l’étouffent et l’immobilisent.

Toutes les voix s’élèvent, dans les rues closes.

— Périssent les eunuques !

— Guide-nous, esclave, jusqu’à l’immonde,… adjure Alexis, assoiffé de vengeance.

Et les caloyers exorcisent leur captif.

— Au nom du Théos, démon Sathanaël, Michaël, laisse ce corps et retourne à la demeure de l’Hadès.

Jean se raidit :

— Je suis une pensée et un homme ; une foi et une pensée…

— Il blasphème. Il divise l’unité trinitaire du Théos…

— Manichéen !

— Sûrement, il est de ceux qui mêlent la poudre d’hostie piétinée à la semence humaine…

— Il se dit la pensée de l’Hadès. Vous l’avez entendu !…

— La pensée qui livre Byzance aux Francs ; traître !

— Que les sortilèges des images s’effondrent donc sur les eunuques,… souhaite un drongaire en lançant une brique contre l’icone vers quoi Jean s’est réfugié.

Une matrone présente son aiguille.

— Cherche la marque du diable, caloyer, avec cette pointe dont tu piqueras sa peau.

Deux vieilles montrent le dos de Jean.

— Si tu trouves une place insensible, là sera le sceau du Mauvais.

— Confesse ta démonie, magicien,… ordonne un caloyer terrible.

— Confesse que tu perdis l’âme de la Très Pieuse Irène, en évoquant des apparences !

Impassible, Jean ferme les yeux :

— Je ne parlerai plus à des fous lamentables.

— Il insulte la sainte,… bégaye une catéchumène, entre les soldats qui la maintiennent… Caloyer, fais-lui baiser ta croix. Elle brûlera ses lèvres.

La constance de Jean accepte l’épreuve :

— Je baiserai la croix.

Ayant offert le crucifix, le caloyer inspecte la bouche après le baiser :

— Les lèvres demeurent saines.

Hagarde, Marie s’obstine. Elle s’embarrasse dans ses voiles bleus et noirs. Son geste de démence menace Jean jusqu’à le renverser contre les moines et les vieilles qui l’obsèdent dans leur cercle de haine gesticulante.

— Confesse que tu tiras d’Irène son âme chrétienne pour y loger le démon, ton frère…

— Pour y loger Baalzébuth, toi-même ordure du Manès…

— Je ne parlerai plus à des malades,… dédaigne Jean.

— Je lui enfonce la pointe dans les chairs et il ne crie pas ;… dit une sexagénaire qui se signe.

— C’est qu’il a un baume de taciturnité… Le Seigneur d’En Bas procure ce baume aux sorciers pour qu’ils ne confessent pas leurs crimes. Voyez comme il serre les dents.

— Il ne dira rien…

Alexis déclame :

— Parce que vous adorez les idoles des images, caloyers et saintes, vous ne pouvez réduire cette créature de l’Hadès. Depuis que vous adorez les images, tous vos empereurs sont morts de manière atroce. Et l’empereur c’est la tête du peuple. Le Théos vous frappe à la tête.

Le bandeau noir tombe et découvre les paupières maigres, bleues, collées. Levant les pans de son manteau avec ses gestes, Alexis hausse le reliquaire semblable à une petite église, signe de sa piété. Autour de lui la foule se démène, ergote, querelle et s’enivre de tumulte, de passions, de haines. Eux-mêmes les candidats écoutent, se regardent. Des yeux, ils se convient à l’approbation de l’orateur. Ils cèdent insensiblement à la pression du peuple qui s’immisce dans leurs lignes, qui les traite de poltrons, parce qu’ils n’osent pas se déclarer sincèrement.

— Tombent les idoles !… décrète enfin un soldat blême.

Ses camarades contiennent mal le peuple qui enjambe les chaînes.

— Tombent les idoles !… reprennent ensemble plusieurs soldats.

Mais un seul ose férir ; et des officiers accourent qui le repousse dans les rangs.

Un coutelas vole, une voix crie :

— Toi qui as des yeux pour ne pas voir, essaie de parer ceci…

L’arménien ramasse une pierre :

— Tombent les idoles !

Une brique vole, qui abat le toit recouvrant l’icone.
… Marie, épouvantée du sacrilège, agite
les bras…
Voir le texte.

Marie, épouvantée du sacrilège, agite les bras :

— Ne touchez pas au Théos… Ne touchez pas à la face du Théos…

Elle embrasse la colonne.

— Toi-même tu piétinais les idoles, ô sainte !… rappellent les soldats.

Cependant Marie, protège l’image de sa main levée.

— Ne touchez pas au Théos, à l’unité du Théos ! mes frères. Si j’ai piétiné les images, j’ai péché.

— Périssent les eunuques et les idoles !… crie Alexis aux soldats et au peuple confondus.

Damianos s’enivre de prêcher :

— Ne laissez plus mourir vos empereurs tués par les idoles…

— J’ai péché en piétinant les saintes images !… avoue Marie.

Invitée par son exemple, la foule des religieuses s’oppose aux bras, aux poitrines blanches des candidats :

— Non, non, ne touchez pas à la Très Illuminante Pureté. Ne touche pas, soldat, à l’illuminante Pureté…

Les sacrilèges hésitent.

— Renversez l’icone, soldats… ordonnent Alexis et Pierre ensemble… Arrachez l’or, prenez les joyaux ; et le Théos cessera de tuer vos empereurs… Souvenez-vous aussi que les Francs adorent les images…

— Théos et toi, Illuminante Pureté,… pleure Marie embrassant le calvaire, acceptez le bouclier de mon corps en rémission de mes péchés, moi qui piétinais vos faces saintes, pour avoir un peu souffert…

Alexis se-guide selon le bruit des voix :

— Tombez donc, idoles !

Il jette son reliquaire d’argent qui écorne l’image et heurte un peu Marie.

Une diaconesse maritorne le bat :

— Aveugle, tu frappes la sainte !

Ensemble des artisans se précipitent, sans que les soldats, pour obéir à l’ordre du drongaire, tirent leurs glaives.

— Tombent les idoles !… À bas les oreilles qui n’entendent pas !… Tombent les idoles !… À bas les yeux qui ne voient pas !…

Les insurgés hachent la colonne.

— Ô Théos… adjure Marie, me voici dans ta douceur unique et consubstantielle au Fils… Accepte le sacrifice de mon corps pour que je rachète mon péché.

Damianos lance son reliquaire :

— À vous, idoles, qui m’arrachiez les yeux des paupières !…

Pierre accomplit le geste :

— Contre vous, idoles qui me plongiez vivant dans la nuit perpétuelle !…

Omis par la fureur nouvelle de la populace, Jean Bythométrès, alors se retire sans essuyer le ruisseau vermeil qui découle de sa manche sur ses doigts osseux et bruns. Néanmoins les briques et les tessons, les coups de massue appliqués par des gaillards frénétiques achèvent de déchausser l’image bénit, malgré l’embrassement éperdu de la Sainte noire et bleue.

Une immense clameur salue la chute du cadre et le cri de l’arménienne abattue parmi ses voiles de nuit.

— Les images succombent…

— Le feu purifiera…

Un enfant allume une torche et la brandit.

— Mets ton manteau dans ma main, esclave… demande Alexis… et mène-nous par la ville vers les lieux où brillent les idoles. Nicéphore marche-t-il avec nous ?

— Il y a longtemps que je n’ai entendu sa voix… observe Damianos, qui écoute.

— Il esquive la responsabilité de la sédition. Marchons sans lui.

Énorme et monstrueuse, mêlée aux soldats blancs, aux femmes de joie, aux marchandes, la foule se presse. Ensemble les aveugles vont à la tête de la fureur publique. Empêtrés dans leurs robes, noués par leurs bras frémissants, avec leurs fronts hauts et leurs orbites caves, ils se hâtent dans le piétinement de la plèbe chantante, hurlante parmi les manteaux que le vent enfle et parmi les gestes qui s’exaspèrent, au son des pas innombrables.

— Allumez les torches.

— Prenez des maillets et des haches.

Demeurées seules, les nonnes contemplent l’icone à terre !

— Elles étaient bonnes à voir cependant, les saintes vierges brillant au coin des rues…

En pleurs Marie se relève sur les genoux, sur sa robe poussiéreuse :

— Ses traits gardent toute douceur, malgré le sacrilège…

— Elles étaient bonnes à voir…

Tendrement la grosse diaconesse ramasse l’image :

— Je relèverai ta face, ô Pureté ; et je t’emporterai secrètement dans ma cellule. Je rallumerai la lampe au bord du cadre.

— Vois… pleure la novice, qui se penche, amoureuse et dévote,… on a détaché les saphirs des yeux, les rubis du sang divin, les topazes de la couronne…

La catéchumène baise le Christ :

— Laissez-moi embrasser le visage souffrant du Théos…

Au milieu de ses nonnes tremblantes, au-dessus de toutes les naïves dévotions, Marie lève les bras et supplie :

— Oh ! oh ! Christ, tu m’as épargnée durement… Moi aussi j’ai piétiné ton image pour avoir un peu souffert. Tu veux donc réserver ma pénitence pour les feux horribles de l’Hadès, puisqu’ici-bas tu n’exauces point mon vœu d’être punie !

Or, sous les mufles aigus de leurs casques, la plupart des candidats se sont alignés de nouveau. Les cannes des officiers rétablissent l’orthodoxie dans les escouades à grands coups.