Irène et les eunuques/XI

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Librairie Ollendorff (p. 403-470).

L

XI

’émeute se calma, tant les citoyens eurent le goût d’un recueillement quasi funéraire. Pendant dix-sept jours le soleil resta caché sur Byzance en deuil, ici murmurante et grondante, là, silencieuse et consternée. Si complète fut l’obscurité que les navires perdaient la route dans l’opaque immensité des flots.

En vain les parents de la victime essayèrent-ils d’émouvoir l’opinion encline à considérer le supplice comme un juste châtiment du divorce. Évadés de Thérapia, ils furent dans la Sainte Sagesse où ils tentèrent d’ameuter les mécontents, les sentimentaux, les iconoclastes. Inutilement. Les eunuques négligèrent le privilège de la Grande Église. On arrêta les Césars et les nobilissimes en habits sacerdotaux. Ils furent déportés dans Athènes, au mois de novembre, sous la surveillance des familles qu’enorgueillissait la prodigieuse fortune d’une compatriote. D’ailleurs, Constantin guérissait.

Or les nouvelles d’Asie accaparèrent l’attention. Les Sarrasins ravageaient la Cappadoce, la Galatie. Il fut commode pour les Eunuques d’envoyer les principaux agitateurs se faire battre successivement par Abd-el-Melek, et perdre là tout leur prestige de héros. Mais l’higoumène de Chrysopolis, et le chartophylax de la Grande-Église ne réussirent pas mieux en offrant d’acheter au vainqueur une trêve. Il saccagea bientôt la Lydie. Les coureurs enlevèrent même les étalons destinés aux équipages impériaux.

En outre, la rivalité de Staurakios et d’Aétios intéressa. L’un et l’autre, à chaque occasion, intronisaient les personnes de leurs parentages et de leurs clientèles dans les meilleurs emplois du palais. Leurs créatures occupaient toutes les directions efficaces des services. Ils perpétuaient autour d’Irène leur conflit sournois. Entre eux, Nicéphore jouait le rôle du juge impartial, apaisait l’un, contenait l’autre. Ce pourquoi l’impératrice se confia, de plus en plus, à ce financier sceptique, pacificateur, avisé.

Elle-même jugeait opportun de se manifester le moins. Avec Bythométrès, elle rouvrit les vieux livres, commenta les textes alexandrins ; disserta sur le Bien et le Mal ; tandis que Pharès, étudiant les chrysopées d’Égypte, leur préparait des surprises alchimiques dans son laboratoire de Daphné. Il cherchait à dégager le volatil du fixe, et à transmuer les vapeurs de sa cuisine mystérieuse en cet or nécessaire aux exigences des Barbares. Irène s’intéressa fort à ces pratiques. Ce la distrayait de son remords et de ses appréhensions. Doucement elle se pardonnait. Après tout personne n’était coupable du crime, sinon les deux brutes d’Éthiopie qui se desséchaient à la potence du palais marmoréen. Et les problèmes de la science la reconquirent toute. Byzance la crut dans le désespoir, puis lui rendit de l’estime.

Cette sorte de retraite fut propice aux ambitions des deux premiers logothètes. Voyant leur souveraine vieillir, se lasser, ils s’arrogèrent promptement les droits d’empire. Ils récompensèrent et ils sévirent, ils décrétèrent et ils destituèrent au gré de leur présomption. Nicéphore enregistrait, comptait, payait, recevait, ironique et calme, habile en inventions pour accroître le rendement des impôts.

Tous furent également inexorables pour les parents de Constantin, que le prince des Slaves de Berzetie, Acamir, entreprit de délivrer avec le secours des troupes en garnison dans Athènes. Mais le peuple arracha les Isauriens au libérateur, les emprisonna, puis reçut volontiers les bourreaux qui vinrent de Byzance, sous les ordres de Théophylacte, cousin d’Irène. On aveugla les imprudents.

Cette exécution révolta peu de gens. Les Eunuques purent s’assurer que le sentiment général s’accommodait du régime. L’impératrice commença de se justifier, laissant dire que ses ministres n’avaient pas voulu sacrifier l’avenir de l’État aux manies d’un jeune fou prodigue et téméraire. Ils eussent péché contre la justice en agissant d’autre façon, en permettant que la patrie fût gangrenée tout entière par le mal d’un de ses membres. L’accident, qui avait retranché ce membre de la communion des princes, était providentiel, peut-être ; si douloureux qu’il demeurât en la mémoire. Définitivement rétabli par des médecins experts, Constantin se résignait dans les bras de la belle Théodote.

Nicéphore avait conseillé cette réunion du couple. Il alloua pour demeure au ménage princier une ferme somptueuse enclavée dans les jardins du Palais. Sous la surveillance d’Eutychès, les époux vécurent mystérieusement là. Irène n’osa revoir son fils qui l’exécrait à haute voix. Pourtant elle donna la Rascie en apanage à l’hoir qu’il engendra.

Bientôt, en ses conciliabules avec Bythométrès, Irène recouvra le sens de la sécurité, d’un triomphe certain.

Byzance allait être enfin la force docile de l’Esprit développé dans les âmes alexandrines, jadis, et perpétué secrètement parmi quelques familles d’Athènes. Au risque de tout, il fallait que le Paraclet dirigeât le monde par le moyen de Jean Bythométrès, d’Irène et des Grecs. Gesta Spiritus per Græcos.

Irène, du reste, inspirait à son peuple une respectueuse terreur. La mort de deux Isauriens impériaux, le châtiment de leur parentage aux yeux troués, aux langues coupées, et qu’on n’apercevait plus dans les cortèges, en somptueux costumes de patrices, de nobilissimes, d’évêques ou de Césars, tout cela frappait l’imagination de la masse. Aux soirs des samedis, les plus crédules épiaient les ombres vaguant par les jardins de Daphné, pour découvrir si la Très Pieuse se livrait, en armure en plomb, aux influences de la planète Saturne, selon des rites néfastes.

L’avril de 799 brillait. Irène calcula qu’elle pouvait s’offrir, de nouveau, le spectacle de sa puissance et de sa splendeur, dans un appareil inédit : « À la Sainte Pâque, narre l’annaliste, le second jour, l’Impératrice fit une promenade solennelle depuis les Saints Apôtres. Elle était assise sur un char d’or traîné par quatre chevaux blancs. Quatre patrices tenaient les rênes, Bardanes, stratège des Thracésiens, Sisinnios stratège de Thrace, Nicétas domestique des seholes, Constantin Boëlas ». Magnifique, immobile et muette, elle passa dans toute la ville, entre les icones exposées sur les balcons, parmi les cierges, les lampes, les feux de toutes sortes, entre les riches étoffes déroulées depuis les fenêtres jusqu’aux feuillages qui jonchaient le sol. Gravement, les simandres aux longs échos exprimaient l’âme adorante de la cité qui, riche et voluptueuse, soufflait au ciel son haleine de plaisir, les fumées de ses festins, les chants des factions superbement vêtues et portant les images dorées de leurs saints, les hymnes de moines noirs innombrables. Férus de gratitude pour la mise en liberté de Théodore et de Platon, ceux-ci comblaient les rues aux maisons de couleur, aux maisons bleues, aux maisons roses. Ils se groupaient sous les auvents et autour des étals peints d’écarlate. Leurs crânes tondus luisaient au soleil par milliers. Irène savait qu’ils propageaient son esprit sur le monde, et que c’étaient là mille et mille organes de sa pensée créatrice. Les largesses coutumières traçaient derrière le char un sillage d’argent sur quoi la populace se ruait, s’étranglait, se terrassait, au nom du Iesous.

Le lendemain presque, elle tomba si gravement malade, que les nouvellistes allèrent par tous les quartiers, annonçant la fin prochaine. Longtemps elle resta les yeux fixes, les traits altérés. Une vision terrifiante et magnifique, semblait-il, la tenait attentive et prostrée. Cependant que Tarasios, Théodore et Platon imploraient le ciel dans les églises du Palais, Staurakios s’empara sournoisement du pouvoir. Plusieurs légions reçurent en secret des sportules. Comme Aétios ameutait sa clientèle contre cet émule hardi, tout de suite, il fut accusé d’avoir empoisonné l’impératrice. Mais Bythométrès démentit publiquement les délateurs, et, curopalate, remit la défense du Palais à Nicétas domestique des Scholes.

De mai 799 à février 800, deux partis se guettèrent dans le domaine impérial. L’archange Aétios se multipliait, prêchait, imputait à son adversaire les défaites de Lydie. Mais il disposait de moins d’argent. Peu à peu les comtes des Scholaires furent circonvenus par les agents de Staurakios. Or, Nicétas s’en aperçut. Bythométrès parvint à réveiller Irène de sa torpeur.

Au récit des faits, elle s’alarma criant que Staurakios allait chausser la pourpre, qu’il fallait la conduire au palais d’Hieria, loin de cet ennemi, de ses complices. Elle s’y fit transporter en dromon, bien que la fièvre brûlât ses os. Une fois en sûreté, par delà les eaux du Bosphore, elle recouvra toute sa vigueur impérieuse, et manda les conspirateurs auprès d’elle, après avoir fait prendre les armes à toutes les troupes et les avoir concentrées dans son parc. Staurakios connut alors qu’il n’était point assez puissant. Il fit mine d’accourir à l’ordre de la souveraine. Debout, tout ardente de colère, appuyée sur son trône, entre Bythométrès et Pharès, elle reçut l’usurpateur de la pire façon, lui jura que s’il ne mettait pas fin immédiatement aux tumultes qui troublaient la Ville, il perdrait la vie.

Staurakios laissa cette fureur s’épuiser. Ensuite il se disculpa. S’il avait pris des mesures extraordinaires, c’est que la clientèle d’Aétios l’inquiétait, et qu’il importait de lui barrer la route du trône dont elle espérait trop clairement la possession. Il prouva ce désir, cette brigue, ces intrigues d’ailleurs véritables. Il répéta son accusation d’empoisonnement. Au moins il persuada Pharès et Jean du péril que les menées d’Aétios leur préparaient.

Ceux-ci ne l’ignoraient pas. Ils s’évertuaient constamment à neutraliser, l’une par l’autre, ces deux ambitions funestes à l’avenir d’Irène. Ils avaient cru que Staurakios rompait alors l’équilibre délicat en sa faveur. Il démontra que la balance inclinait au bénéfice d’Aétios. Irène tourna son courroux contre l’ange superbe et impétueux. Un ordre indiscutable lui prescrivit de quitter aussitôt le Palais Sacré. Quand il en fut sorti, elle-même y rentra sous la protection de Nicétas.

Cet effort l’avait épuisée. Elle s’affaissa de nouveau. Quelle rage elle ressentit à ne pouvoir dompter son mal. Inutilement Pharès composait des élixirs. Quelques heures ils restituaient à l’impératrice une force fragile. Bientôt, s’habituant à leur effet, le corps ne réagissait plus sous leur énergie. Astrologues et médecins, nonnes et ermites échouèrent dans leurs soins différents. Mince, longue, le visage creusé, les bras faibles, Irène se consumait entre ses cubiculaires attentives, sous les courtines de son lit d’ivoire, ou dans les coussins de sa haute cathèdre.

Jusqu’en février, Bythométrès et Nicéphore continrent les élans des factieux adversaires. Jean rassurait sa disciple quand elle se plaignait d’être devenue l’esclave d’une chair dolente, de livrer Byzance aux mains des fous.

Il advint qu’on se battit aux portes mêmes du palais. De ses appartements, Irène ouït le tumulte des bagarres et un refrain de la rue qui raillait son mal, sa mort prochaine. Une partie des Scholaires soudoyés par Staurakios se rebellait contre les ordres de Nicétas et contre la troupe fidèle. L’impératrice prétendit montrer incontinent qu’elle était encore en vie, et qu’il seyait d’attendre pour exiger sa couronne. Elle obligea ses femmes à la parer des lourds ornements impériaux. Moribonde, et le délire dans les yeux, appuyée sur ses filles d’honneur, elle supporta la charge de sa dalmatique, des métaux mêlés aux broderies, de la couronne double, des joyaux géants. Bythométrès, Pharès et Nicéphore furent prévenir les sénateurs de s’assembler au Triclinion de Justinien pour y convoquer, avec leurs comtes, les officiers des Scholaires et des Excubiteurs.

Irène, en dépit de tous les conseils, se présenta devant la curiosité du peuple que l’émeute attirait entre la Grande Église et l’Hippodrome. Elle espérait les acclamations usuelles. La foule garda le silence. Peut-être ce mutisme exprimait-il la stupéfaction de voir si changée la belle impératrice, la magicienne omnipotente. Subitement les amis d’Aétios qui le précédaient crurent habile de faire une ovation à la souveraine. Immense une huée leur répondit, car la promptitude de leur arrogance, l’avidité de Léon, frère de l’eunuque, la cruauté de leurs vengeances, l’iniquité de leur affection pour des personnages brillants et lettrés, mais criminels, les avaient rendus complètement impopulaires.

— Despoïna, qu’as-tu fait de ta main vigoureuse, celle consacrée par les évêques à Nicée ?… cria sur une borne un moine décharné, sordide… Pourquoi livres-tu Byzance aux bourreaux de ton fils ?

— Périssent les eunuques !… souhaita le peuple d’une voix tonnante.

Sous le faix de ses ornements, Irène pensa défaillir. Par un ciel gris de février, le vent dur jetait la poussière aux visages, inclinait les arbres nus des jardins, chavirait le vol des colombes, étirait les oriflammes à la pointe des mâts rouges, attristait encore l’aspect de la ville, de ses façades noircies par les siècles, de ses pinacles dédorés. La multitude se massait, redoutable, hâve, polychrome et muette, dans l’attente d’une catastrophe. C’était jusqu’au loin, sur la place, et dans les rues déclives, un champ de têtes humaines dardant sur Irène des regards inquiets ou méchants. Un silence horrible, un silence de cauchemar pesait sur ce grouillement d’âmes hostiles. Irène ne put davantage supporter l’assaut de cette pensée aux mille visages accusateurs. Les partisans d’Aétios avaient compris le ridicule de leur enthousiasme infime et isolé devant le blâme innombrable. Ils s’étaient enfin tus. Un instant fut sinistre.

Alors Bythométrès commanda que les Candidats défilassent entre la foule et l’impératrice. Les armes et les pas ferrés retentirent. Les lances brillèrent. Les buffleteries blanches, piquées de rouge, changèrent l’apparence des choses. Irène put, sans trop d’avilissement, se dérober, à l’abri des haies militaires.

Son entrée dans le Triclinion de Justinien fut accueillie respectueusement. On lui rendit au complet les honneurs du protocole. Elle siégea sur le trône parmi les vénérations du sénat romain. Cela lui valut une confiance meilleure. S’étant recueillie quelque peu, elle changea le discours préparé. Staurakios lui parut le fauteur de la malignité publique. Elle parla pour l’accabler de son mépris comme un serviteur infidèle, ingrat, stupide. Elle rappela qu’elle avait dû payer une rançon pour le tirer des mains barbares, après une défaite honteuse. En récompense, il vouait la Ville à l’anarchie des factions pour chausser la pourpre, à la faveur des troubles. Byzance accepterait-elle jamais un eunuque pour empereur ?

Le Sénat tout entier se récria. Debout dans ses stalles il applaudit longuement. Elle reprit son discours en comparant les résultats prospères de son administration personnelle aux conséquences lamentables de l’initiative que Staurakios s’arrogeait. Victorieux des légions d’Orient mal pourvues, mal organisées, se moquant de diplomates ineptes, l’ennemi dévastait les régions lydiennes. Enfin, pour combattre Aétios, l’imprudent suscitait une révolte dans le thème de Cappadoce. Depuis que le mal la terrassait, elle, un vent de calamités soufflait sur l’empire. Bon exécuteur de sa pensée souveraine, ce ministre ne pouvait rien spontanément. Naguère, sous une direction ingénieuse, il n’accomplissait que des choses bonnes et justes. Maintenant, livré à lui-même, il perdait l’État, en refusant la collaboration du curopalate, du logothète des finances militaires, et du logothète du trésor privé. Que les comtes, que les officiers, que les Excubiteurs, que les Scholaires jugeassent entre elle et lui, entre la maîtresse et l’esclave !

Aux derniers mots de la péroraison, elle se dressa sur le trône, dans la châsse de ses hardes orfévrées. Très pâle, elle entrevoyait l’approche de la mort, et pis encore, la ruine de l’empire qu’elle avait voulu donner au Saint-Esprit afin qu’il régît indéfiniment le monde. Pareil à la cire des cierges, le visage luisait dans l’ombre des franges perlées. Les flammes de ses beaux yeux athéniens semblèrent deux feux éloignés, peut-être empruntés au soleil de l’auréole devant laquelle s’érigeait l’estrade impériale. Elles transmettaient évidemment l’éclat de la pensée divine parmi les illuminations des pierreries bénites et sacrées. Malgré ses quarante-neuf ans, Irène fut admirable en sa haine intelligente, douloureuse.

Sénateurs et officiers l’acclamèrent tant que les hérauts durent imposer silence. Ensuite, rassise, elle prononça, contre Staurakios, la formule de déchéance, l’interdiction pour tout soldat d’obéir au ministre placé hors la loi. Les comtes promirent leur sanction.

À la sortie du Triclinion la foule lui fut clémente. Elle respecta le génie de cette femme, son courage qui, pour la seconde fois, affrontait les invectives d’une populace égarée.

Tout rentra dans l’ordre, et le soir même. Frappé rudement par le décret impérial, Staurakios vomit le sang dès qu’il fut parvenu dans sa demeure.

Le cœur et les poumons étaient malades. Ses médecins et ses devins familiers le rassurèrent pourtant. Ils lui promirent chaque jour et son rétablissement et son avènement à l’empire. Il languit jusqu’au mois de juin, et trépassa l’avant-veille du jour où les bourreaux punirent ses amis rebelles de Cappadoce.

Quand les choses eurent repris leur cours régulier, Jean Bythométrès jugea propice le moment de faire aboutir enfin le mariage entre Irène et le Franc. La puissance des Arabes croissait terriblement. Les forces de l’empire paraissaient devoir être, un jour, trop débiles pour résister à l’élan fanatique de l’Islam. L’idée que servirent les croisades, plus tard, occupait, depuis quelques années, l’intelligence des eunuques. Il fallait contre l’immigration d’Asie lancer les Barbares du Nord que civilisait déjà le christianisme. Unir Karl à l’Athénienne c’était simplement reconstituer l’empire intégral du Premier Constantin. Irène désira vivement cette conclusion de ses œuvres. Au mois de mai, Jean Bythométrès s’embarqua pour la Sicile, gagna Rome, discuta sans grand succès avec les Latins. Le pape exigeait la reconnaissance de sa suprématie spirituelle par le patriarche, et même un droit de contrôle sur l’orthodoxie. Prétentions inacceptables pour le sentiment byzantin. Léon III fut là-dessus intraitable. L’ambassadeur poursuivit son voyage, franchit les Alpes, parvint dans l’École Palatine auprès du vénérable Alcuin. Il travailla tout un automne avec le jeune Eginhard qui le questionnait sur les choses de l’Orient. Mais l’eunuque jugea ces gens peu subtils dans la dialectique, et loin d’égaler les intelligences érudites de l’empire grec dont ils copiaient seulement les modes extérieures tant celles des laïcs que celles des ecclésiastiques.

Dès la deuxième audience, Karl sembla fort enclin à la déférence pour Irène. Il approuva les panégyriques composés par Jean, et qu’on lui lut. Par malheur, les prélats de Rome détenaient l’influence. Cela fut manifeste lorsque le Franc, assez mal pourvu de majesté, eut interrogé Bythométrès sur les chances de convaincre le patriarche, de le soumettre au pape. Grand, noueux et voûté, barbon, la tête massive, les sourcils en broussaille, la moustache ridiculement longue, Karl parlait vite en latin. Poliment, il se flatta d’avoir obtenu le titre de patrice, et d’être, par là, quelque peu Byzantin. Il marchait, ce jour, dans une sente de jardin, sous les sorbiers dont les fruits de corail tombaient, se mêlaient à la poussière. Ses énormes pieds en chaussons de cuir écrasaient bruyamment les cailloux à chaque pas. Le poil blond de ses mains s’illuminait au soleil. Il parla des Saxons qu’il avait dû massacrer, des Sarrasins et de la tactique propre à les battre, des Lombards et de leur grossièreté, des missionnaires qu’il avait envoyés sur l’Elbe et qui fondaient des villes au milieu des Infidèles, selon les principes écrits par César et par Auguste. Du pape Léon, il fit un fervent éloge, se félicita de l’avoir rétabli, malgré certains brigands astucieux, sur le siège de saint Pierre, et surtout d’avoir suivi les conseils de cet esprit actif. Tout à coup il s’arrêta, se redressa, montra, d’un doigt malpropre, le ciel d’automne, et confia qu’avec le secours de la Providence, il irait bientôt à Rome, pour un acte important. Il souhaita que Jean Bythométrès alors s’y trouvât avec d’autres Grecs renommés.

À cela, l’eunuque reconnut la vérité de maints propos assurant que le pape couronnerait Karl, et le déclarerait empereur d’Occident. L’ambassadeur eût voulu tirer du barbare une certitude. Mais, en se promenant, on avait atteint les étables de la ferme royale ; et le barbon oubliait tout à la vue de ses ânesses blanches, présent des Aquitains. Pataugeant parmi le fumier, il les caressa l’une après l’autre. Il gronda le berger, le souffleta tout à coup. Cet homme roux et bossu s’en fut, gémissant, sous les coups de la suite qui ne se priva point de le crosser avec ses bâtons, ni de rire, d’une manière sauvage, et tant, que leurs grosses langues blêmes, leurs dentures ébréchées apparurent jusqu’au fond des gorges. Ensuite Karl s’agenouilla pesamment : il se mit à traire une ânesse dans un gobelet d’étain qu’il remplit, qu’il vida par quatre fois, sans se relever. À chaque lampée, les Francs crièrent « Hoch ! Hoch ! », et se claquèrent les cuisses en signe de joie. Leurs blouses de laine gonflaient laidement sur leur dos. Leurs colliers d’or n’étaient pas travaillés. Dans leurs bagues de plomb s’enchâssaient des pierreries superbes et très rares, dignes d’orner les iconostases. Leurs figures rougeâtres étaient rasées de près, et leurs chevelures blondes serrées en des bandeaux de cuir vert. Mille taches souillaient leurs brayes. Par contre, avec leurs longues tresses mêlées à des rubans d’argent, leurs joues rondes, leurs yeux bleus, et leurs robes impudiques collant à des corps mamelus, les femmes étaient belles, en dépit d’une gaucherie sournoise. Que Jean fut un eunuque, ce les bouleversait. Elles l’examinaient insolemment, puis rougissaient quand ses regards les prenaient en faute de curiosité luxurieuse. Aussitôt elles cachaient leur confusion en se parlant à l’oreille, et en riant aux éclats comme leurs époux, leurs frères, leurs amants.

Bythométrès fut reçu dans des salles bassement voûtées, garnies de stalles en bois sans sculptures, et de tables en pierre très polie. Aux murailles resplendissaient les boucliers pendus, les épées, les lances et les haches. Il ne put boire leur hydromel, ni leur bière, ni leur lait aigre. Il gela dans les chambres trop vides et humides dont une botte de foin bouchait mal la meurtrière. Le feu ne flambait que dans la salle royale. La place de chacun était marquée à distance de l’âtre. Et quand il avait plu tout le jour, les gens mouillés se disputaient des préséances. Parfois ils sortaient pour, à l’écart, vider leur querelle. Un seul rentrait suant et pâle, sans qu’on se permît de l’interroger sur l’issue du combat. Le lendemain les corbeaux criards et repus indiquaient le buisson où gisait le moins adroit au maniement de la terrible framée.

Malgré la pluie, les jeunes gens nageaient tout le jour dans la rivière, domptaient leurs chevaux gris, s’exerçaient à la fronde. Ils repoussaient les sollicitations des vierges pour l’emporter en sautant des obstacles difficiles. Les moines étaient bruns comme des latins, gras à souhait, bons chanteurs. La plupart s’occupaient à faire construire des églises par les captifs de guerre. Partout on fendait la pierre, on gâchait l’argile, on superposait des blocs. Et les moines s’empressaient autour des travaux, le froc relevé dans la ceinture par-dessus leurs jambes velues. Avec leurs croix faites d’un bâton et d’une traverse en fer, ils hâtaient brutalement les efforts des maçons, des charpentiers, des forgerons, de ceux qui défrichaient la broussaille, labouraient le sol, semaient le grain, ou revenaient pliant sous le poids des bêtes tuées à la chasse.

Personne ne comprenait la logique de Bythométrès, personne entre les guerriers, entre les prêtres. Quant aux évêques de Rome, leur ignorance les remplissait de présomption. Il ne les inquiétait pas de savoir si le Iesous fut conçu de toute éternité par le Paraclet dans la forme à venir de la Panagia, ou s’il a procédé de la nature humaine avant d’être choisi par le Theos. Ils adoraient le Christ à cause de ses miracles, et surtout celui de la résurrection ; et ils avouaient une grande peur du Diable. Hors de là, rien ne leur semblait clair. Les préoccupations de Jean excitèrent leurs sourires. Ils le surnommaient « le Nuage » parce que sa parole leur semblait fort obscure. D’ailleurs ils ne lui passaient point d’être eunuque. Cela les intéressait exclusivement. Cela les maintenait en singulière joie. D’autres le plaignaient comme si la plus extraordinaire calamité lui fut échue. D’autres le méprisaient ainsi qu’un être abject. Dès qu’il eut acquis l’assurance du couronnement prochain, dès qu’il eut constaté les préparatifs du départ pour Rome, il se hâta de prendre congé.

Toutefois, il ne quitta point la ferme royale, sans avoir eu avec Eginhard un entretien presque décisif. Il ressortit que Karl avait, depuis la venue de Bythométrès fréquemment exposé les avantages de l’union. Le rêve de souder en sa main les parties du monde régies par Constantin le Grand séduisait infiniment l’orgueil de Karl. Obtenir ce résultat sans guerre lui semblait heureux. S’il n’avait pas accordé d’autre audience à l’eunuque d’Irène, s’il prolongeait au loin ses excursions de chasse, c’était par crainte d’éveiller, en ce moment, les susceptibilités de Rome hostile aux orthodoxes, et surtout à un ami du patriarche Tarasios.

Les deux ministres convinrent qu’après la cérémonie du couronnement, un ambassadeur grec pourrait être admis à régler les préliminaires d’une entente. Plus tard des légats francs se rendraient à Byzance.

Jean Bythométrès avait, sans le savoir, persuadé les gens de l’École Palatine, Eginhard particulièrement qui lui reprochait naguère d’employer quarante mots pour un, d’embrouiller l’histoire par l’abondance de considérations inutiles, par des récits superflus touchant les Sarrasins, les Bulgares, les Petchenègues.

Sur le chemin du retour, Jean se demandait comment Irène accueillerait ce barbare grisonnant qui se jetait à genoux, devant ses nobles, pour traire lui-même les ânesses. À l’idée répugnante des embrassements qui joindraient la fine Athénienne au colosse germanique, il se railla d’avoir repoussé l’amour de cette créature d’élection, jadis, afin de la livrer lui-même au fils d’une Khazare, puis au descendant des Teutons. À ce prix cependant, Byzance et le Paraclet, avant peu, assujettiraient l’univers. Les Éons domineraient la bêtise du Mal incluse dans les forces des Barbares.

Et il s’exaltait au spectacle de son idée victorieuse pour omettre l’obsédant regret de n’avoir pas, un jour de soleil tendre, pressé, contre son cœur l’adolescence passionnée d’Irène, sous les yeux du Typhon de métal qui crachait, entre les buissons de cytises, une eau torse dans un bassin rempli de cailloux verts.

Les fleuves qui coulaient limoneux et vagissants, les plaines qui s’étalaient verdoyantes ou rousses sous les pays de nuages errants, les ombres des forêts qui dégagèrent les sains parfums de leurs essences, les vents qui sifflèrent dans les futaies, les monts qui s’entassèrent sur les horizons encombrés, les neiges des cimes que le soleil enflamma, que la lune bleuit, la mer glauque et féroce qui mordait aux bordages la galère de Venise, les villes blanches et dorées qui s’étagèrent dans les vapeurs des rives, ce ne furent que les décors négligeables de cette lutte tragique entre une idée et un appétit dans la tête d’un vieil eunuque majestueux pour les saluts des serfs craintifs, des esclaves empressés, des matelots naïfs, des officiers déférents.

Au retour, Jean Bythométrès se heurta contre un Aétios tout-puissant et adversaire. Ange haut paré de belles boucles, et formidablement musclé, il reçut le curopalate avec une affectation de condescendance. La cohue d’une clientèle aussi bien militaire qu’ecclésiastique précédait le patrice, se rangeait sur son passage, et le suivait en une longue théorie de personnages arrogants. Comme il aimait la musique, des porteurs de cithare et des joueurs de flûte l’accompagnaient partout. Ils tiraient mille sons de leurs instruments s’il demeurait en silence. Les solliciteurs attendaient la fin du concert pour lui présenter leurs suppliques, et les fonctionnaires pour lui soumettre leurs travaux. Habilement il obligea Bythométrès de lui rendre compte de sa mission, au milieu de ces gens dans le vestibule de Chalcé, où ils firent attendre le voyageur, afin qu’il ne rencontrât personne du Palais avant leur coterie chatoyante, impudente, historiée d’insignes neufs.

Le curopalate flaira le piège et se contenta de dire, sur le ton le plus familier, en ami, ses impressions futiles. Puis il invita le ministre à le suivre chez l’impératrice à qui d’abord il devait le récit impartial de ses pérégrinations, de leur résultat.

Aétios pâlit, mais ne quitta point sa chaise faite de quatre défenses d’éléphant et d’un cuir souple que ses esclaves transportaient en tous lieux. Ainsi, la plupart du temps, se trouvait-il assis, dans les tours, les jardins, ou les salles vides, alors que les plus grands personnages demeuraient droits sur leurs jambes. Une robe soyeuse, entièrement blanche, serrée par une ceinture d’émaux, enveloppait son corps d’athlète. Il maniait élégamment une canne en rondelles alternées d’agate et d’ambre que surmontait un reliquaire d’or et de cristal enfermant un ongle de la Vierge.

Ses partisans murmurèrent ; ils parurent s’indigner lorsque Bythométrès l’eut abandonné sans attendre la réponse. Aétios penaud se contenta de sourire, puis d’interroger promptement quelques émissaires revenus aussi d’outre-mer avec le souffle des mêmes vents, comme s’il les tenait, au moins par devant lui, pour les égaux du curopalate.

Dans le laboratoire, sous les crocodiles pendus au plafond parmi des touffes d’herbes africaines et des pentacles de bois sculpté, Jean apprit de Pharès que le beau ministre avait, depuis la mort de Staurakios, manœuvré sans une faute. Évidemment cet ange blanc visait à mettre sur le trône de la Magnaure, son frère Léon, domestique des Scholes d’Orient qui ralliait à soi les iconoclastes du parti militaire. Il importait de soutenir contre cette double et redoutable ambition le nouveau logothète du Genikon, Nicéphore, dont la prudence malicieuse sauverait seule Irène et l’empire. En parlant, le vieillard tisonnait les feux de ses cinq athanors avec une tige de fer, sans paraître incommodé par les vapeurs sulfureuses répandues dans la salle. Elles planaient sur les matras, les manuscrits déployés, les grenouilles en cage, les collections de minéraux et de métaux qui parsemaient les tables en cèdre bariolées de nombres et de chiffres, de formules mystérieuses, de symboles bizarres, de courbes géométriques, de lettres hébraïques et de mots arabes, d’hiéroglyphes extraordinaires. Tout cela parut l’intéresser mieux que les nouvelles rapportées par Jean, mieux que le danger des compétitions intestines.

Irène fut au contraire nerveuse, véhémente, agitée. Ses cheveux que la teinture avait rougis, chargeaient abondamment son profil roide à l’épiderme halé. Maigre, elle semblait avoir grandi. Plutôt était-ce un éphèbe ardent qu’une matrone digne ou qu’une souveraine altière. Avant la fin des réponses, elle posait d’autres questions pressantes, hardies. Elle allait et venait, siégeait un instant sur le bord de la cathèdre, surgissait vaillante, pérorait, retombait rageuse et anéantie. Alors le pape dédierait au Franc la couronne impériale ? Plus une heure même n’était à perdre si l’on voulait que l’ennemi naturel des orthodoxes devînt leur porte-glaive. Elle désigna tout de suite un spathaire pour se rendre auprès de Karl. Elle serrait les mains de Bythométrès, le remerciait avec des épithètes douces. Même devinant le regret de cette âme héroïque, elle plongea ses regards généreux dans les yeux troublés de l’eunuque. Sans mot dire, elle s’offrit, douloureuse, aimante, sensible, éperdue, et se laissa baiser lentement les mains. Jean put tenir Irène palpitante contre sa poitrine. Elle baissa les paupières afin de l’imaginer jeune et désirable comme dans le jardin d’Athènes. Autour de lui qui frémissait, elle fut onduleuse, câline, très longuement. Leurs larmes se mêlèrent dans un baiser timide et délicieux.

Après le silence d’une triste songerie, Jean comprit que leur désir essentiel n’était pas de se chérir à la façon d’amants nigauds : il fallait parfaire l’œuvre née de leur communion mentale et ancienne. Le premier, il effaça d’un geste tout leur attendrissement, et recommença de traiter la question grave. Ils dissertèrent.

Byzance ne pouvait d’aucune manière s’opposer aux actes du pape, du Franc. Bien qu’aux seuls héritiers légitimes des Césars, il appartînt de dispenser le titre d’empereur d’Occident, les armes ni les ressources de l’état grec ne permettaient de soulever efficacement une telle revendication. Karl et Léon III savaient tout de cette faiblesse, à tel point que les prélats de Rome pressaient déjà leur ami de conquérir la Sicile. Irène l’avait appris. Autrefois, du reste, le pape Adrien s’adressait à elle et à son fils comme aux justes souverains de Rome ; il les considérait tels dans les actes publics pendant toute la durée de son pontificat. Lui-même avait décerné le qualificatif de « Très Pieuse » à la restauratrice des images. Au contraire, Léon, dès son avènement, s’était déclaré l’homme-lige du Franc. C’était officiellement la négation de la suprématie nominale reconnue à l’empire d’Orient. C’était la déchéance proclamée des successeurs de Justinien. L’équivoque de l’hégémonie romaine jusqu’alors admise par le monde était nettement dénoncée par la première autorité morale des Latins. Par suite, on déniait à Byzance le privilège de revendiquer un droit souverain dans les affaires de la chrétienté.

À constater cette déchéance, Irène et Jean décidèrent de ne pas récriminer. Discuter cette situation, c’était la reconnaître ouvertement. Il seyait d’agir d’autre manière. L’impératrice oublia son mal et les remèdes. Sortie de Daphné à la tête de ses cortèges, elle voulut conduire le spathaire jusqu’au vaisseau qui le mènerait vers le Franc pour arrêter le paladin sur la route de Sicile en lui offrant, comme dot, tout l’empire d’Orient avec la main de la Très Pieuse.

Ainsi la bataille et la déroute seraient évitées. Ainsi la force des Barbares blonds serait acquise à la défense, à la gloire du Paraclet. C’était l’union charnelle des deux moitiés de l’empire romain qui se fianceraient pour les Temps, comme, dans les familles heureuses, les seconds cousins se lient par mariage afin de sauver l’intégrité du patrimoine et les traditions des ancêtres.

Irène se souciait peu que Karl fut un barbon sans politesse, naïf et géant. L’histoire des ânesses la fit sourire. Peu lui importait. Le spathaire fut chargé de dire au Franc que l’Athénienne, élue comme épouse par feu l’autocrator de Byzance pour ses qualités plastiques et son génie, renommée par le monde pour avoir terrassé les iconomaques et contenu les Sarrasins au delà du Taurus, que cette belle impératrice l’aimait : il était, sur le monde, le seul empereur digne d’elle, à cause de ses exploits, à cause de sa puissante sagesse.

En effet, à l’est du Rhin et des Alpes, Byzance passait pour une ville de légende, quasi divine, où se rencontraient les esprits délicats d’Europe, d’Asie, ceux qui conservaient l’héritage des sciences incluses aux cerveaux des races chaldéennes, égyptiennes, helléniques et latines. Or, cela même, sous le symbole humain d’Irène, se présentait à l’orgueil de Karl, à lui qui, pour imiter les Grecs, avait fondé son école palatine, relevé les collèges ecclésiastiques, et fait rassembler les manuscrits précieux dans les abbayes.

Irène ne doutait pas qu’il serait flatté. En l’épousant elle lui donnerait l’investiture réservée aux Césars. Il ceindrait légitimement la couronne du grand Constantin. Il prendrait possession de l’héritage laissé par Auguste, Marc-Aurèle et Justinien. Le spathaire partit avec ces idées de Pharès et de Jean, probablement décisives.

Le jour de Noël, Charlemagne fut proclamé dans Rome empereur d’Occident. Peu de temps après débarquèrent à la Chrysokéras l’évêque d’Amiens Josse et le comte Helgaud. Ils venaient répondre aux propositions du spathaire.

Alors ce fut, dans Byzance, un grand trouble. Aétios justement adjugeait à son frère le commandement sur les thèmes de Thrace et de Macédoine. Ainsi lui avait-il mis dans les mains l’armée propice au coup d’État. Nicéphore n’avait pu s’opposer à ces manœuvres sans risquer trop, bien que son ami Siginnios, gouverneur de la Thrace, se trouvât ainsi destitué. Dans le moment même où le bel eunuque pensait tenir le sceptre, l’apparition des Francs anéantit son espoir entier. Ses ennemis, les anciens zélateurs de Staurakios se réjouirent bruyamment, approuvèrent le dessein d’Irène, sur les gradins de l’Hippodrome, sous les arcades des nymphées, sur les bornes des carrefours. Ils louaient l’impératrice de ce génie qui réunissait en une seule omnipotence les empires d’Orient et d’Occident, qui jetait le monde dans la main grecque. Ils vantaient son administration qui très opportunément exemptait alors les citoyens des taxes perçues d’ordinaires aux portes d’Abydos et Hiéros. La gloire du nom romain allait s’épanouir à nouveau du Levant au Couchant. Maints hosannahs furent chantés dans les églises avec un enthousiasme inouï.

Aétios fut possédé de dépit et de fureur. Autour du Palais, il s’agita, mena grand bruit, entraîna ses musiciens, ses officiers, ses dignitaires, leur suite impudente et somptueuse. Par cent moyens oratoires, confidentiels, pécuniaires il attaqua les hésitations des consciences. Les troupes de son frère Léon manœuvrèrent, défilèrent, terribles, dans tous les quartiers de la capitale. La cavalerie galopa dans les avenues pour les acclamations de groupes apostés et gagés. En outre, d’ombrageux caloyers redoutant le joug du pape, furent incités à défendre l’orthodoxie du haut de l’ambon, et dans les narthex. Aétios se rendit en personne chez les patrices, les honorables, les archontes. Il les assaillit d’arguments. Chevauchant un superbe étalon blanc à la crinière flottante, et recouvert d’une housse purpurine, le patrice, au centre d’un escadron lumineux, cataphractaires en armures, seigneurs dorés, parcourut sans cesse les voies publiques pour faire halte au seuil de chacun. Parfois, quand il comptait une affluence suffisante, il arrêtait son cheval, obtenait le silence, et discourait à la face des marchands, des charpentiers, des matelots :

— Votre pays ne sera plus qu’une petite province de l’empire franc ! Notre Très Pieuse Irène se laisse tromper par la fourberie des Latins, comme elle se laissa tromper par les trahisons de Staurakios. Méditez ceci, gens de Byzance !… La politique de Karl vise à l’asservissement de tous les peuples… Voilà longtemps déjà qu’il prépare la machination prête à réussir aujourd’hui… Rappelez-vous le bruit qui courait du temps où notre Constantin divorça… On soupçonnait déjà les desseins du pape et de ses barbares. Qu’ils l’emportent ; et l’empire des basileis ne sera, pour le Franc, qu’une terre étrangère, qu’une terre conquise dont la fertilité comme les commerces enrichiront l’Occident. Pleurez tous, l’aigle romaine va s’envoler vers les Gaules… Nous avons cru pouvoir obéir à une femme, sublime à la vérité. Ce fut notre erreur. Nous sommes devenus sa dot. Elle apporte à son époux vos villes pour meubles, vos âmes pour esclaves, vos contrées pour tapis, vos églises pour reliquaires !… Tout cela va parer la maison de Karl.

La multitude et l’élite acceptèrent aisément ces raisons parce que, dépendant d’une faction organisée et apte à s’emparer du pouvoir, chacun se pensait à la veille du triomphe. Si le mariage se consommait, la chance disparaissait d’acquérir une charge lucrative au cours de troubles successifs. Tel fut le calcul parmi les politiques.

En vain Bythométrès et Tarasios prêchèrent-ils que, loin de réduire le vieil empire des Césars en province de ses états occidentaux, Karl se hâterait de prendre le titre grec, de se fixer à Byzance, de fondre l’Occident et l’Orient dans l’unité romaine aussitôt reconstituée. Inutilement Pharès citait-il maints exemples historiques pour montrer que, depuis sept siècles, le rêve de tous les barbares envahisseurs se proposait une pareille fin. Par suite, le civilisateur des Gaules et de la Germanie, l’élu du clergé latin ne faillirait point à satisfaire ainsi le désir manifeste de ses pères. Il ceindrait, par-dessus la couronne de fer, le laurier des Césars et le bandeau des Basileis.

Or, comme la popularité de Nicéphore s’accroissait auprès de la classe moyenne, Irène ne craignait plus Aétios ni Léon. Bythométrès pensait avoir établi l’équilibre entre les deux forces des ministres en nourrissant leur rivalité. Excellent administrateur, Nicéphore enchantait les contribuables dont il dégrevait les charges censitaires. Nul qui ne vantât cette sagesse de financier. La prospérité de la patrie doublait sous cette direction aux calculs impeccables. Aétios n’était plus que l’homme des nobles, des riches, des ambitieux, des stratèges. Et ceux-ci, de par leurs besoins d’argent demeuraient à la merci de Nicéphore. Toutefois, les conspirateurs professionnels tremblèrent de se voir réduits, sous l’autorité franque, à l’état de citoyens paisibles. La ville fourmillait trop de héros sans aveu, de capitaines dénués, d’archontes sans sou ni maille, de soldats en congé, de moines chassés des couvents, qui vendaient leur appui, leurs épées, leurs sermons au parti le plus riche, et qui vivaient de cela. La compétition d’Aétios, de Léon contre Irène leur promettait trop de facilités pour tendre alternativement la main vers elle et vers eux. Donc ils allèrent par les rues excitant, avec des prêches et des cris, l’indignation publique. Nicéphore appréhenda qu’ils ne convainquissent la populace. Il les fit stipendier en sous-main par ses amis Nicétas et Sisinnios, au nom d’Irène. Mais cette clique n’aimait pas l’impératrice. Vétérans et moines stupides raillaient l’intelligence de la souveraine, la niaient, la traitaient de vieille empoisonneuse, rappelaient les morts singulières des deux Isauriens, du patriarche Paul, de Staurakios. Et comme ils tenaient à voir les largesses se prolonger, ils publiaient à tue-tête, la munificence, la sagesse et l’esprit de Nicéphore le Logothète.

L’astucieux financier laissa faire. Indifférent, sceptique en apparence, il n’empêcha point que son nom fût répété avec honneur. À Bythométrès il disait que cette tactique était utile pour atténuer le prestige très inquiétant d’Aétios. Bonhomme, voûté, les mains lourdes et la panse évidente, Nicéphore simulait une humble malice dédaigneuse des apparats. Il affectait lui-même l’économie. Son extérieur était sans faste. Presque chaque soir on le vit traverser au pas d’une vieille mule, les places, pour aller dîner chez quelque marchand arménien, chez tel ou tel orfèvre, chez un de ces foulons dont l’opulente et tumultueuse corporation l’adorait. Ces artisans remplissaient à la fois la tâche des blanchisseurs, des teinturiers, des stoppeurs et des tailleurs. Dans une cité d’élégances ils accédaient partout. Ils colportaient l’opinion chez les familles. Ils jouaient le rôle de confidents auprès des belles et de leurs assidus. Ils employaient nombre d’ouvriers, de serviteurs ; ils achetaient à mille marchands les matières des teintures, et à cent armateurs les cargaisons de tissus précieux. Leur influence rayonnait en tous sens. Dans les rues où s’aggloméraient leurs boutiques, leurs ateliers, leurs séchoirs, ils s’imposaient maîtres et seigneurs. Ils entretenaient tout un clergé pour leur saint patron. Nicéphore les émerveilla par son entente des habiletés commerciales.

Irène crut pouvoir compter sur eux et sur lui. Elle négligea tout à fait les bandes éloquentes et impudentes d’Aétios qui, d’ailleurs, lassaient un peu la foule. Les eunuques avaient affronté tant de séditions qu’ils s’accoutumaient à n’y prendre garde. Bythométrès et Pharès, maîtres dans Daphné, traitèrent magnifiquement l’évêque d’Amiens et le comte Helgaud. On se mit à discuter les détails de l’alliance, en négligeant Aétios, ses rhéteurs et ses musiciens qui faisaient retentir les échos du Palais.

Pendant plusieurs jours Daphné et Chalcé furent en fête, tout odorantes du fumet des festins, toutes sonnantes de chœurs pieux et profanes, tout embellies par les processions de clergés somptueux suivant les reliquaires et les chasses, haussant les bannières aux reliefs de broderies et de joyaux monstrueux, brandissant les croix d’argent et d’or, les statues des séraphins à bout de hampes écarlates. Dans les cours, sur les terrasses, évoluaient les bandes de la garde en uniformes coruscants sous les chenilles et les crinières des casques. Les simandres de la Sainte Sagesse frémissaient longuement aux coups des maillets. Les rumeurs de l’Hippodrome naissaient, grandissaient, décroissaient continûment, selon les péripéties des courses. Interminables et reptiliens les cortèges défilaient en bel ordre, s’étageaient sur les marches des escaliers géants, luisaient au soleil, s’éteignaient dans l’ombre, pénétraient les polygones des édifices à coupoles bleues, les remplissaient de leurs salutations hiérarchiques, de leurs présentations cérémonielles, de leurs éloquences grammaticales. Les hérauts sonnaient dans leurs cors d’ivoire. Les scribes couvraient d’écriture les parchemins. Les serviteurs emportaient des plateaux et des cratères. Les esclaves se baissaient en courant sous le poids des amphores roses et fauves. Les nègres balançaient les litières au rythme de leur marche souple. Les sécateurs des jardiniers cliquetaient en taillant les buissons selon la forme de tétraèdres, de pyramides, de cônes, de cubes, d’animaux véritables et fabuleux, paons et crocodiles, dragons et hydres ; comme si l’horticulteur magicien se plaisait à travestir le règne végétal en bêtes orgueilleuses ou hargneuses, et à l’armer de becs, de gueules, d’ailes, de griffes. Car Byzance tout entière, en dépit de ses opinions diverses, s’évertuait pour l’émerveillement de l’évêque Josse et du comte Helgaud.

L’Athénienne elle-même s’occupait d’être parfaite. Le soin de sa parure l’accaparait au milieu de ses cubiculaires anxieuses, attentives, expertes et légères. Avec Pharès, elle passait des heures à éprouver les thériaques nouvelles qu’il composait. Ensemble ils triaient les herbes salutaires. Le matin et le soir Irène se baignait dans des essences toniques, dans le jus acide des limons. Apparaître au Franc comme une fée singulière et quelque peu dangereuse, cela lui semblait la tâche importante. Il fallait asservir à son charme de princesse étrange le barbare défiant, pour, ensuite, régir cette volonté d’empereur victorieux, et celle de ses bandes moqueuses, de ses évêques intrigants. Toute à cet espoir, elle ne s’inquiétait pas de la rue, ni de ses tumultes momentanés.

Pourtant Aétios lui présenta une délégation d’officiers, d’honorables qui, s’étant prosternés devant elle, lurent une harangue. Ils l’avertissaient de se prémunir contre tels sénateurs enclins à lui disputer le droit de choisir un maître pour Byzance. Investie du souverain pouvoir par la volonté du peuple, l’impératrice ne devait-elle pas conserver intégralement cette faculté suprême ? Le factum dénonçait les propos des soldats déclarant que si les prêtres latins avaient pu soumettre l’ancienne Rome au Franc, l’épée des Grecs saurait bien écarter les barbares de la Rome nouvelle.

Irène haussa les épaules et les congédia sans autre réponse que des présents et des louanges relatives à leur rhétorique. Elle n’alloua point une meilleure attention aux députés des thèmes militaires qui protestaient contre le commandement de l’impénétrable, du sévère Léon, nouveau stratège en Thrace et en Macédoine. Bythométrès leur fit comprendre que bientôt un empereur materait, avec Irène, les ambitieux.

Contents d’abord de cette assurance et de superbes dons qui leur furent prodigués, ces mandataires des soldats se répandirent dans les lieux publics, afin de participer à la liesse des fêtes. Dans les carrefours prêchaient les moines et les capitaines d’Aétios. À les entendre, il seyait de craindre que les grades de l’armée grecque ne fussent distribués aux nobles francs, dès leur arrivée sur le Bosphore. Cet argument frappa les émissaires des thèmes. Ils furent pris de colère. Comme ils détestaient Aétios et Léon, ils refusèrent cependant de s’enrôler dans le parti. Or, les foulons s’agitaient. Ces gens de commerce avaient une médiocre confiance dans les capacités économiques du Barbare et de ses prélats. Ils dénigraient aussi, par avance, cette union peut-être néfaste aux intérêts du port, des armateurs et de la Ville. La simplicité des Germains, leur rusticité même ne pouvaient-elles pas édicter des lois somptuaires désastreuses pour le luxe général, cause de la richesse byzantine. On fit circuler des mandements d’évêques latins accusant la mollesse et la magnificence des Orthodoxes, les désignant ainsi que les pécheurs condamnés par les prophéties de saint Jean, dans tous les versets de l’Apocalypse. Aux foulons se joignirent les orfèvres, les corroyeurs et les charrons, les émailleurs, les parfumeurs, les architectes :

— Nicéphore le Logothète nous sauvera seul du Franc et de l’avidité de Léon, frère de l’eunuque… Triomphe Nicéphore !… Il n’ignore aucun des intérêts de la Ville ; tandis que notre très pieuse Irène nous oublie dans le laboratoire de son alchimiste… Périssent Léon et les eunuques. Triomphe Nicéphore le sage Logothète !

Les émissaires des thèmes se rallièrent à ce cri. Nombreux, déterminés, conscients de la force qu’ils représentaient, le glaive sur le ventre, ils fréquentèrent le quartier des foulons. Étrangers, ils reçurent une hospitalité d’autant plus généreuse qu’on escomptait le prix de leur aide. Nicétas les fit fraterniser avec ses drongaires et ses comtes. Beaucoup des militaires qui n’avaient obtenu d’Aétios que des promesses insuffisantes se réunirent à ces camarades des provinces. Les scholaires peu à peu désertèrent le parti de Léon, pour se rapprocher de leur chef et de Nicéphore. À la fin de l’été, la population marchande et la garde du Palais s’acoquinèrent. Le patrice Sisinnios et son frère Nicétas ouvrirent leurs palais aux principaux de la faction. On banquetait autour de leurs tables que les changeurs et les maîtres des corporations fournissaient abondamment. Sous le faix des volailles, des fruits, et des outres pleines, trottinaient les mules en files qui se dirigeaient vers le seuil des deux frères. Les députés des thèmes appelèrent leurs amis de la province. On campa dans les jardins de Sisinnios qui s’étendaient jusqu’au Bosphore. Ce fut une ripaille continue. Comblés par les riches, deux questeurs, Serantapichos et Théoktistos, couvrirent de leur autorité judiciaire ces désordres qu’Aétios dénonça.

Mais Bythométrès aimait que les gens hostiles au bel homme pussent lui opposer d’infranchissables obstacles. Il encourageait de son mieux Nicéphore qui fut promu logothète général. Le quartier des foulons s’enguirlanda. Le dimanche suivant, avec une grande pompe, le cortège corporatif fut remercier la Panagia de Sainte-Sophie pour cette faveur. Bythométrès crut maintenir l’équilibre, en faisant, par Irène, flatter tantôt le superbe patrice et tantôt le logothète général ; tandis qu’il réglait méticuleusement les clauses du contrat nuptial avec l’évêque d’Amiens.

Nicéphore n’aspirait guère à chausser la pourpre. Il se fut borné au rôle de ministre populaire, si, parmi ses collaborateurs familiers, ne se fussent trouvés des personnages très ambitieux. Les patrices Grégorios et Pétros gardaient rancune à l’impératrice et à Jean parce qu’ils s’estimaient trop méconnus. Ayant convoité le thème de Macédoine ils se résignaient mal à leur échec. Ennemis d’Aétios, qui les avait durement évincés, ils n’excusèrent pas Irène de lui laisser tant d’honneurs. Surtout les patrices redoutèrent que le bel ange bouclé ne livrât la couronne à son frère, avant peu, et qu’eux-mêmes ne fussent alors exilés, ruinés, dépouillés de leurs biens. Ils accusèrent Bythométrès de faiblesse, et même de trahison. C’était précisément l’heure où, pour la première fois, Nicéphore parut dangereux, les convives de Sisinnios et de Nicétas ayant, certain soir, hissé le gros logothète sur un pavois et l’ayant promené par tout le quartier des foulons à la tête d’une foule considérable, chanteuse de refrains subversifs, amie de militaires turbulents. Jean et Irène ne jugèrent pas le moment opportun pour diminuer le prestige d’Aétios et de Léon en les démentant. Le curopalate fît entendre à Grégorios fils de Mousoulacios qu’on ne pouvait lui conférer alors la dignité de stratège en Macédoine mais qu’on le nommerait dans un autre thème.

Impétueux et téméraire, le solliciteur n’accepta point cette mesure dilatoire. Il courut se jeter aux pieds de Nicéphore, lui promit, afin d’abattre Aétios, le secours de sa famille entière qui comptait plusieurs chefs de légions. Ceux-ci jusqu’à présent hésitaient entre les scholaires de Nicétas et les Thracésiens de Léon qui leur proposaient également des pactes. Non sans calmer le rebelle, non sans protester de sa vénération pour l’impératrice, de son admiration pour Aétios, le logothète général accueillit l’offre. Les questeurs Théoktistos et Serantapichos persuadèrent les soldats dans les casernes de Chalcé : « Aétios et sa clientèle pressaient Irène dans Éleuthérion pour qu’elle associât Léon à l’empire. Les légionnaires supporteraient-ils que le frère de l’eunuque les commandât ? Mieux valait Nicéphore. »

Mal instruites des choses, les troupes crurent à cette fable, d’autant plus que Nicéphore fit, à plusieurs reprises, fouetter avec ostentation dans l’Hippodrome de pauvres artisans qui l’avaient, en un moment d’ivresse, dénommé Basileus et Autocrator. On choisit un soir où Sisinnios et Nicétas traitaient les émissaires des thèmes, où le logothète universel dînait chez l’un de ses foulons. Au sortir de table, les ouvriers avec leurs maîtres reconduisirent le ministre jusqu’au Palais Sacré. Les légionnaires des Mousoulacios et les scholaires de Nicétas, exaspérés par les défis des Thracésiens, saluèrent avec les épithètes impériales l’invité des marchands.

Au lieu de les combattre, les partisans d’Aétios et de Léon estimèrent que, par cette audace, leurs adversaires se perdaient. Donc ils se contentèrent de les huer copieusement. Le gros Logothète distribua des coups de pied cruels à ceux qui voulurent lui passer les chaussons de pourpre, ayant arrêté sa mule. Lui se débattit sans trop savoir quelle attitude il convenait de choisir au milieu d’amis échauffés, de soldats ivres, d’une populace grisée par des chansons et des clameurs. Cependant, éperdu, sournois, ignorant s’il garderait sa tête sur les épaules ou s’il trônerait à la face du monde, il n’empêcha point quelques cavaliers de le hisser sur un cheval magnifiquement caparaçonné dont les orfèvres saisirent les rênes. Et ils le menèrent tous vers l’Augusteon. De mille endroits, les gens accouraient, munis de torches, en l’acclamant. Ces torches s’échevelèrent sous le vent d’octobre, fumèrent atrocement. Les soldats s’amusaient à faire un empereur. Ils battaient en cadence leurs boucliers avec leurs glaives. Aétios voulut enfin lancer les Thracésiens. Leurs drongaires hésitaient, avouant que cette révolution pour le moins les débarrasserait du Franc, des leudes, des compétiteurs étrangers. Mieux valait qu’elle s’accomplît. Alors le bel ange sauta sur un cheval, sortit de Byzance et galopa jusqu’au camp de son frère. Voyant l’émeute grandir, Grégorios, Petros et Sisinnios la conduisirent jusqu’à la porte de Bronze fermant la Chalcé. Là, ce 31 octobre, vers dix heures du soir, Nicétas à la tête des scholaires déclara qu’Irène, au lieu du perfide Léon, associait Nicéphore à l’empire. Aussitôt les questeurs du Palais introduisirent, au delà de Chalcé, Sisinnios Triphyllios, avec une légion des Mousoulacios. Dans les jardins de Daphné, les cubiculaires prétendirent qu’Irène apurait des comptes au fond des caves d’Éleuthérion, avec ses eunuques Pharès et Bythométrès. Nicétas envoya des scholaires la garder, autant pour lui rendre honneur que pour l’empêcher de sortir, et d’ameuter, sans raison, une autre partie du peuple. Au point du jour seulement, le bruit des armes et des chevaux réveilla les serviteurs de l’impératrice. Ils lui montrèrent les avenues occupées par les escadrons de Nicétas, en annonçant qu’Aétios avait pris la fuite.

Elle se crut hors de l’affaire, en tous cas. Sans doute Nicéphore l’avait délivrée d’Aétios. Mais que penseraient l’évêque d’Amiens et le comte Helgaud de cette aventure. Elle pria son curopolate d’aller à leur recherche. Il ne put franchir les lignes des scholaires. Ainsi elle s’apprit captive.

La colère et la rage secouèrent son corps, son âme. Elle poussa des cris rauques en se roulant sur sa couche. Elle invectiva contre Jean qui n’avait pas ajouté foi à certaines dénonciations. Les larmes ruisselaient sur la peau mate du beau visage chargé de sa chevelure rougeâtre. Pharès était malade. Elle se rendit à son chevet. Débile, il ne comprit pas, et refusa de croire aux événements. D’ailleurs il s’endormit, vieillard las et fiévreux, trop soucieux de son mal physique pour s’intéresser aux cataclysmes extérieurs. Parmi le troupeau de ses femmes éplorées, l’Athénienne courut à travers le palais, en se lamentant. Elle eût voulu se rendre à la Magnaure, et convoquer les sénateurs. Les drongaires des sentinelles mandés près d’elle la supplièrent d’attendre. On se battait dans l’Hippodrome, jurèrent-ils. Et ils ne savaient où découvrir Nicétas pour lui réclamer des ordres. Irène entendit les simandres des églises frémir et retentir indéfiniment sous les coups des clercs appelant les fidèles pour la lecture des proclamations que les prêtres devaient faire sur l’ambon.

Les jardins frissonnaient dans l’aube fraîche. Un murmure de foules curieuses arriva par bouffées. Irène monta sur une terrasse devant les scholaires. Elle espéra les attirer dans son obéissance. Elle leur demanda de la conduire au Palais Sacré. Les rangs demeurèrent silencieux, rigides et, en somme, indifférents à sa plainte. Elle s’affaissa sur le sol, sanglota. Ses eunuques la soulevèrent attendris. Ils la portèrent dans sa cathèdre. Elle les détesta parce qu’ils assistaient à sa déchéance. Elle les chassa. Leurs pas mous s’éloignèrent.

Soudain, elle imagina que ce malheur était un châtiment pour le supplice de Constantin ; et elle vilipenda Staurakios mort, Aétios lointain, Bythométrès présent, lui, qui se blottit dans ses manteaux noirs, le nez pâle et les yeux tristes. Elle cria que, depuis ce crime, elle n’avait cessé de souffrir, que l’instinct d’hérédité, que son instinct maternel, lésé par ce sinistre événement, s’était révolté en elle-même, affaiblissant l’esprit par une obsession tragique, usant les nerfs, les organes qu’ils commandent, la chair, le cerveau. Et puis, cet assassinat l’avait certainement rendue odieuse aux yeux des mères et de la multitude sentimentale. De là cet isolement où l’abandonnait son peuple, tandis que les marchands et les provinciaux acclamaient un Nicéphore, tandis que les iconoclastes approchaient du trône un Aétios, après un Staurakios.

Enfin, deux officiers de Nicétas communiquèrent l’ordre de conduire l’impératrice au Palais Sacré. Irène s’estima sauvée. Le Sénat la seconderait. On accorderait à Nicéphore le titre de César, on l’enverrait régir les thèmes d’Asie. Elle demeurerait la maîtresse. Elle épouserait le Franc.

Vive et hardie, elle se para des ornements officiels, des insignes. Elle prétendit imposer à de misérables adversaires le spectacle d’une magnifique attitude. Cet effort accompli, et comme le protovestiaire lui remettait le sceptre, elle fondit en larmes. Son émotion gagna les femmes qui gémirent et se lamentèrent. Irène raisonnait tout haut, à la manière des théurgistes. Le rythme de destruction qu’avait engendré son âme volontaire afin de réduire les forces ennemies du Copronyme et du Khazar, la dominait donc à tel point que, déjà, son affection maternelle avait été trahie par la puissance acquise de la fatalité, à tel point qu’elle-même succombait en sa personne morale, et que le fruit de l’œuvre pénible se dérobait sous sa main.

Les simandres retentissaient pour la gloire de l’usurpateur en ce gris matin du 1er novembre, pendant qu’Irène évoquait son adolescence de vierge philosophe. Avec une dévotion de chaque heure, de chaque pensée, n’avait-elle pas tenté, durant sa vie impériale, la pratique des idées sublimes ? Pourquoi le Théos la frappait-il ?

On l’assit dans sa litière, et elle fut au milieu des cavaliers. Jusqu’au Palais Sacré, elle ne vit que les harnais tendus sur les croupes des chevaux, et les postures roides des soldats bardés. Dans Chalcé même, une double haie de candidats hérissée de lances, lui cacha la foule murmurante et grouillante des fonctionnaires. Au seuil de Daphné, elle réclama la présence de Jean Bythométrès, de Pharès. Le drongaire l’assura que celui-ci était à l’article de la mort, et que le patrice Sisinnios avait appelé l’autre. On la séparait de ses amis. Par dignité, elle ne protesta point, se laissa mener avec ses cubiculaires dans ses appartements privés. De là, elle put examiner les troupes occupant les jardins, gardant les terrasses et les porches. Tout le jour elle attendit en vain qu’on statuât sur ses volontés. Elle demanda les sénateurs. On lui répondit qu’ils interrogeaient Nicéphore sur l’Augustéon, et qu’ils viendraient ensuite rendre hommage avec lui. En apprenant les noms de ceux qui plaidaient en faveur du Logothète général, elle céda brusquement à la colère. Le sacellaire Léon de Sinope, les frères Triphyllios, les autres, avaient été par elle comblés de présents. Ils avaient maintes fois dîné à sa table. Elle répéta leurs serments terribles de préférer à toutes choses du monde son amitié. Et elle éclatait de rire, en délirant.

Elle exigea qu’on fût quérir du moins le patriarche. Deux heures plus tard, l’émissaire revint disant que les prêtres et les évêques s’étaient, de bon matin, assemblés autour de Tarasios pour le supplier de soustraire l’Église orthodoxe à la tyrannie du pape, car le Franc ne manquerait pas de l’implanter dans Byzance. Le patriarche n’avait pu se débarrasser de leurs pieuses objurgations. Lui-même avait, dans Sainte-Sophie, consacré Nicéphore, à l’aube. Mais Irène refusa de croire à cette prompte trahison.

Vers le soir, il fit grand froid. Elle grelottait. On ne put se procurer de fagots, parce que les gardes avaient la consigne de ne laisser ouvrir aucune porte, pas même celle des bûchers. Les cubiculaires durent envelopper l’impératrice dans un manteau militaire, et lui mettre les pieds dans une fourrure. On alluma des torches résineuses qui l’enfumèrent.

Glacée, suffoquée, l’âme en désespoir, elle se blottit dans une cathèdre. La fièvre ne réchauffa que ses oreilles et ses joues. Vers le milieu de la nuit, une longue rumeur se propagea dans le Palais Sacré, de cohorte en cohorte, gagna les postes établis aux couloirs de Daphné. Les soldats avertirent les cubiculaires, que le patriarche, ayant cédé aux instances des évêques, ayant posé la couronne impériale sur la tête du Logothète Universel dans la Sainte-Sagesse, le Sénat venait de ratifier la décision religieuse, à la condition que Nicéphore repoussât le joug de l’Occident, et qu’Irène conservât ses titres, ses privilèges, ses insignes.

Et, comme pour lui garantir cette promesse des sénateurs, les troupes parquées dans les jardins mêlèrent les noms d’Irène et de Nicéphore à leurs acclamations propitiatoires.

L’impératrice eut le courage de se traîner jusqu’au balcon, d’étendre les mains dans le froid vers ce tumulte de voix confuses, d’armes bousculées, de chevaux impatients.

Puisqu’elle gardait ses titres et son appareil de souveraine, elle s’estima suffisamment pourvue. Nicéphore lasserait le peuple, comme Constantin, Staurakios et Aétios l’avaient lassé. Avec l’aide du Paraclet, bientôt, elle recommencerait l’œuvre interrompue.

Les soldats criaient et riaient. Les chevaux piaffaient et secouaient leurs mors. Plusieurs lanternes, passant au poing d’ombres, éclairaient des cuirasses, des lances droites, des boucliers à terre, des bêtes endormies debout, la crinière pendante et les naseaux vers le sol. Et nulle autre vie n’était, jusqu’au loin entre les façades aux colonnes indistinctes, entre les massifs d’oliviers, de lauriers, de cyprès et de cèdres. Seul, le bruit sourd d’une masse militaire cohérente, anxieuse, disciplinée, prête aux alertes, animait l’obscur de la nuit.

L’impératrice se retira. On referma les vantaux de la baie. Que Tarasios l’eut trahie, c’était maintenant la seule cause de la rage impériale. Elle imagina la figure élégante du patriarche, cette barbe soigneusement émondée, cette taille avantageuse, ces mains fines, cette mine affable et ironique à la fois, puis sévère. Et chacune de ces qualités, pour certaines qu’elles parussent, n’excusait pas la confiance d’Irène en ce fourbe. Elle ne se pardonnait pas de l’avoir élu, au lieu d’autres, fidèles et loyaux. Elle eût voulu le faire saisir, battre de verges, aveugler, jusqu’à ce que la mort raidît cette prestance, étouffât le charme de cette parole fleurie. Et, à défaut du traître, Irène empoignait sa gorge, crispait dessus ses ongles furieux, afin de punir sa propre erreur.

Autour d’elle, il n’était personne à qui elle pût confier sa peine. Ces eunuques obséquieux, ces filles peureuses étaient depuis peu de temps à son service ; car, souffrante, elle s’exaspérait fréquemment, et chassait de sa présence, dès la moindre faute, les serviteurs étourdis ou maladroits. Elle se fit apporter du vin de Samos, y trempa du pain, sans toucher aux autres mets qu’on disposa devant elle sur une table d’onyx. La fumée des torches noircissait le marbre vert des murailles, et forçait les yeux à larmoyer bien qu’on éventât le milieu de la salle avec les plumes des chasse-mouches. La liqueur chaleureuse sucra la bouche d’Irène. Et elle goûta de l’aise à savourer. Alors ses paupières s’appesantirent. Sa tête pencha. Elle s’assoupit dans la cathèdre de cèdre, à l’ombre du dais de pourpre. La flamme dansante des torches changeait à chaque instant l’apparence de sa figure pour l’effroi superstitieux des filles cubiculaires qui la contemplaient. Elles préférèrent ne pas écarter la table, ni la coupe, ni les mets, de peur de la réveiller ; car elles étaient fort émues par cette affliction. En sorte que l’impératrice finit par s’accouder entre les plats, et ronfler. Les pendeloques du diadème s’incrustèrent dans un gâteau de fruits qui servit d’oreiller à la Très Pieuse.

Vers l’aube, les mouvements des cavaliers, la sonnerie d’une trompette lointaine abolirent ce sommeil. S’étant redressée, Irène constata sa dégradation, et que le vin répandu tachait aussi ses vêtements. En un coin de la salle, reposait un jeune eunuque arménien, brun comme Actéon, roulé dans sa robe bise à bandes d’argent. Deux petites cubiculaires s’étaient endormies embrassées ; leurs tresses étaient mélangées, leurs voiles confondus. Les autres avaient été ailleurs se coucher. Irène profita de cette manière de solitude pour réparer son désordre. Puis elle frappa dans ses mains. L’eunuque bondit ; les cubiculaires se mirent à genoux. Des esclaves entrèrent avec les miroirs, les bassins d’argent, les boîtes à cosmétiques, les fioles de parfums. Il pleuvait sur les chevaux piteux, sur les feuilles rousses, sur les façades grises, sur les mosaïques brillantes, sur les casques des soldats en longs manteaux écarlates.

Irène ressassa quelques heures ses chagrins. Un des messagers qu’elle envoya dans Chalcé, revint annoncer que Nicéphore, avec les patrices de sa faction et les principaux du Sénat, s’apprêtait à lui faire visite. Elle descendit dans la grande salle de Daphné et prit place sur le trône double du Copronyme, après avoir commandé qu’on ôtât les autres sièges. Elle obtint facilement qu’une centaine de candidats, sous les ordres d’un comte, garnissent les murailles, à sa droite et à sa gauche. Plus de cinquante moines, abbés, prêtres et prélats qui lui vouaient toute leur gratitude pour avoir relevé les images saintes entourèrent son trône. Les cierges allumés, les croix hautes, ils entonnèrent un los à l’impératrice quand Nicéphore entra derrière les hérauts.

Interdit, il s’arrêta. Tous demeurèrent stupides devant la posture orgueilleuse d’Irène et cet appareil sacré. Très humble, en balbutiant, il montra qu’il n’avait pas voulu changer ses souliers noirs contre les souliers de pourpre, désirant tenir cette investiture de la Despoïna même. Et il bredouilla, peut-être honteux de son ingratitude, car Irène l’avait maintenu en sa place de chartulaire bien qu’il eût été nommé par les amis de Constantin au temps où, rebelles, ils avaient reclus la Très Pieuse dans Éleuthérion. Aussi répétait-il maintenant qu’il ne se faisait nulle illusion sur ses mérites particuliers. À son obscurité le privant de jaloux il devait sa chance. On l’avait, au reste, désigné contre son espoir.

Et le gros homme voûté demeurait là, debout, mal à l’aise, bien que le diadème de pourpre serrât ses cheveux grisonnants, bien que le sceptre remplît sa main blafarde et potelée. Au souvenir de leurs anciens serments, les patrices baissaient les yeux. Quant aux sénateurs, ils ne savaient que dire, encore qu’ils eussent rédigé des homélies dont les parchemins roulés occupaient leurs mains velues.

Irène ne les dégagea point de leur gêne. Muette, elle semblait une relique dans la somptueuse châsse de ses insignes que gardaient les moines, les abbés, six évêques aux dalmatiques d’or, cent soldats blancs, colossaux et immobiles.

Nicéphore continua de multiplier les assurances de son dévouement. Il la supplia de se fier. Tout ce que la maîtresse des Romains exigerait de son esclave, il s’empresserait de le faire. Aucune pernicieuse aventure, il le jura, ne devait suivre un événement fâcheux pour elle en apparence seulement. Même il blâma ceux qui maintenant agissaient envers leur souveraine comme Judas envers le Christ.

À vrai dire, la foule de Sainte-Sophie n’avait pas été unanime pour exalter le Logothète général. La colère de la rue, celle des cloîtres lui paraissaient dangereuses. Irène avait trop souvent rallié le peuple à sa cause. Il seyait, pour quelques jours encore, de l’amadouer, de la ménager, de lui rendre possibles certaines velléités de domination, afin qu’elle parût s’associer à la fortune du nouveau Basileus, et la consacrer ainsi.

Néanmoins Grégorios lut un discours assez bref exposant l’urgence d’ouvrir le trésor secret des Isauriens que l’impératrice ne devait plus détenir seule puisqu’elle agréait le concours de Nicéphore et du Sénat.

Irène mesura leur avidité et leur besoin de récompenser largement les fauteurs de la révolution, les émissaires des thèmes, les officiers des Thracésiens, tous les partisans d’Aétios qui se déclaraient à présent pour le Logothète général. Par l’appât de l’argent, elle pensa leur soutirer des garanties. Feignant de ne point apercevoir les patrices ni les sénateurs, elle s’adressa directement au Basileus :

— Homme, je suis certaine que c’est le Théos qui m’éleva, moi, bien qu’indigne et fille sans aïeux nobles, jusque sur le trône d’empire. Aussi je n’impute qu’à moi-même et à mes fautes les causes de mon abaissement. En tous lieux et de toutes manières que le nom du Seigneur soit béni ! Donc, ayant invoqué le seul Roi de tous les rois, et le Seigneur des seigneurs, je lui attribuerai ton élévation ; car je crois que, sans un signe de son omnipotence, rien ne peut advenir. Le succès de tes agissements prouve que les bruits répandus sur ton compte étaient vrais. Si j’avais permis qu’ils persuadassent ma prévoyance, nul ne me désobéissant, tu eusses péri. Or, rassurée par tes protestations et tes serments, j’ai voué ton destin et celui des tiens au Théos qui commande le monde par l’entremise des princes et des rois. Aujourd’hui, par conséquent, je te respecterai comme l’empereur promu par Lui-même. Voici que je te prie d’épargner ma faiblesse, et de me laisser, pour consolation d’un incomparable désastre, le palais d’Éleuthérion que j’ai construit de mes mains…

Cette allocution d’une âme courageusement résignée n’émut qu’à demi les sénateurs, les patrices. Ils se concertèrent un instant autour de Nicéphore. Le besoin d’argent les pressait. Des corps de troupes étaient peu sûrs. Certains menaçaient de rejoindre Aétios et Léon en Thrace, si l’on manquait aux engagements pécuniaires. Sisinnidos et Grégorios avaient vidé leurs caisses. Les foulons ne voulaient plus dénouer les pans de leur bourses. À tout prix il fallait obtenir d’Irène le fonds des Isauriens. Les patrices soufflèrent à Nicéphore cette réponse :

— Si tu désires, Despoïna, que les privilèges te soient conservés, jure auparavant sur les bois de la Vraie Croix, par toute la vertu divine, que tu ne dissimuleras rien des richesses impériales. Aussitôt j’aviserai pour qu’on te rende publiquement les honneurs ; et j’assurerai ta quiétude, dans l’avenir.

Irène s’étonna qu’ils ne discutassent pas ses revendications. Elle se demanda s’ils étaient résolus à violer leurs promesses dès qu’ils posséderaient, avec l’or, la sécurité. Néanmoins elle se leva, quand on eut apporté la relique suprême, se signa, tendit les mains.

— Par les bois vénérables et vivifiants de la Croix, je ne cèlerai même pas une obole !

Alors elle dit que Jean Bythométrès n’ignorait aucun secret d’Éleuthérion, et qu’il saurait les mettre en possession du trésor isaurien. Les sénateurs l’envoyèrent quérir dans le palais de Sisinnidos où il était captif. Ils ne permirent pas qu’elle lui donnât l’ordre hors de leur présence, Nicéphore étant allé recevoir dans Chalcé les délégations du port.

Blême, faible, appuyé sur un bâton blanc, l’eunuque arriva entre ses gardiens. Irène et lui se contemplèrent désespérément lorsqu’elle lui confirma l’ordre de livrer leurs richesses aux principaux du Sénat. Il ne répondit qu’en se prosternant. Ce silence signifia leur regret aussi d’avoir sacrifié leur amour d’Athènes pour une telle fin ignominieuse. Elle le bénit en fermant les yeux. Elle ne souhaitait pas le voir, informe et vieilli, se rappeler leur jeunesse héroïque, leurs jours de science passionnée au bord de la fontaine où le typhon crachait une eau tordue.

Il partit sans avoir prononcé un mot. Elle attendit en vain son retour.

Elle attendit jusqu’à l’heure où le patrice Grégorios la vint chercher à la tête de l’escorte ordinaire. Nicéphore consentait à la faire paraître sur le parvis de la Grande Église devant le clergé, devant les troupes. Elle crut un moment à ses espoirs de partager tout. Quand ils avancèrent ensemble, la double acclamation les salua, sincère et unanime, vociférée par les bouches militaires, ecclésiastiques et laïques de mille et mille têtes casquées de fer, mitrées d’or, voilées d’étoffes multicolores, coiffées de calottes diverses. Visages bruns ou hâves, enthousiastes ou extatiques, enivrés par la vue des étendards, des bannières et des oriflammes, par le son des fanfares, le retentissement des simandres, les bruits rythmiques des gestes en armes, les essors des pigeons et des corneilles autour des pinacles lumineux ; cela depuis le fronton de l’Hippodrome jusqu’aux mosaïques de Sainte-Sophie baignant dans le peuple noir des moines qui fourmillait, qui grouillait au pied des colonnes et des statues équestres.

À côté d’Irène, l’empereur nouveau marchait, corpulent et soucieux. L’ironie d’un sourire crispait sa bouche dédaigneuse, les paupières de ses yeux étonnés. La couronne d’escarboucles et de perles n’était qu’une toque ronde sur la tignasse grise. Il louchait sans cesse vers l’agrafe de joyaux qui retenait à son épaule droite le manteau d’ample pourpre à longs plis cylindriques. Son dos courbé de scribe semblait fléchir sous les honneurs indus ; et il regardait l’Athénienne à la dérobée, avec un air tantôt narquois, tantôt humble, tantôt haineux. Pourtant, il la remercia d’avoir exactement remis à l’état le fonds isaurien. Elle garda le silence, et sentit qu’elle commettait une faute. Quand elle voulut la réparer en prononçant quelques paroles d’alliance, un higoumène merveilleusement barbu commençait le discours d’accueil au nom des confréries.

Or, au moment de pénétrer dans la magnificence illuminée du sanctuaire, Nicéphore, d’un doigt levé, arrêta l’impératrice. Aussitôt elle fut entourée de dignitaires obséquieux. Le patrice Grégorios lui représentait à voix basse, entre ses révérences, qu’il ne seyait point à la Très Pieuse Irène de remercier publiquement le Théos pour l’avènement du Basileus. Il ne convenait pas que le maître des Romains parût devoir son élévation à un autre choix qu’à celui du peuple et des légions.

Grave, avec un peu de tristesse feinte dans les yeux fugaces, cet homme gracieux commentait la loi des hiérarchies, pendant que défilaient, en s’inclinant au passage, les fonctionnaires, les officiers, les prêtres, tous les gens de cour. Lui-même, après chaque phrase, saluait de sa tête aux cheveux lisses, peignés vers les sourcils, vers la barbe courte et soyeuse. Il gardait les mains en croix sous le manteau blanc que barrait une large bande d’azur verticale depuis le cœur jusqu’à la cheville du pied gauche. Irène ne put réprimer les tressaillements de douleurs et de rage qui secouèrent son être dans la châsse de l’habit cérémoniel. Mais, dédaignant de répliquer, elle demanda qu’on la conduisit dans Éleuthérion si les trésoriers du Sénat avaient fini de recevoir l’argent. Grégorios donna les ordres nécessaires. Trois chevaux blancs attelés à un char du Palais s’avancèrent. Le patrice aida respectueusement Irène à prendre place. Lui-même sauta sur un coursier. L’on partit au milieu d’acclamations. Des cavaliers précédèrent et suivirent. Consternée, Irène ne s’aperçut pas d’abord que l’on se dirigeait vers le Pelagion. Ensuite, elle crut que l’on choisissait un détour pour des raisons de police.

Le char s’arrêta sur le quai devant la passerelle d’un dromon. Comme l’impératrice poussait un cri de surprise et de révolte, Grégorios dit :

— Ô maîtresse des Romains, les hommes sages estiment que tu te reposeras mieux au monastère que tu fondas dans l’île de Prinkipo. L’air y est plus sain que dans le paysage d’Éleuthérion. Et tes religieuses te chérissent. Veuille m’autoriser à t’y conduire.

— Voilà donc l’effet de vos promesses ?

Atterrée, elle n’objecta plus rien. Avant que le signal fût donné aux rameurs, elle s’informa de Bythométrès. Grégorios répondit que les sénateurs avaient conseillé à l’eunuque de regagner Athènes, sa patrie, pour instruire de son art non pareil la jeunesse. On l’avait embarqué sur un vaisseau mettant à la voile. Alors elle exigea du moins un reçu des sommes livrées par son curopalate. Le patrice la contenta sur ce point.

À la vérité, le séjour dans l’île ne fut pas si dur qu’elle avait craint. L’hiver âpre et précoce fit goûter les avantages de la retraite, quelques jours. On assure qu’en abordant, elle se fit mener dans sa chambre, se coucha, dormit quarante heures. Au bout d’une quinzaine, elle apprit que trois officiers des Scholaires, et un ami de Nicétas avaient été étouffés dans un cachot des Noumera, pour avoir accusé l’empereur de répandre ses largesses parmi les manichéens au détriment des orthodoxes. Les turmarques des scholaires au premier mouvement de leur indignation, eurent l’audace de traverser le Bosphore, et de venir se plaindre auprès de l’impératrice.

Entourée de ses nonnes et de ses chapelains, dans une salle faite de mosaïques admirables qui perpétuaient le souvenir des Douze Apôtres avec leurs images gigantesques, elle reçut ces hommes aux cuirasses écailleuses, aux lourdes cnémides, aux manteaux d’écarlate. Ce fut une audience impériale sans que les chambellans ecclésiastiques omissent rien du protocole. Les turmarques se commentèrent longuement. Des juges militaires envoyaient au supplice les familles haïes par les foulons qui régentaient la ville. Bien que Nicéphore eût congédié les ambassadeurs de Karl en leur décernant tous les honneurs et en leur adjoignant un héraut grec chargé de reconnaître l’Empereur d’Occident, on craignait, en Sicile, l’invasion des Francs papistes. Irène recueillit ces doléances, les fit rédiger sur l’heure par ses moines, et transmettre au Basileus, afin d’accomplir un acte de gouvernement.

Six jours après, une galère atterrit vers le soir. Irène soupait avec l’abbesse. Le patrice Grégorios accompagné de matelots entra dans la salle, se prosterna, puis lut un ordre bref d’exil dans l’île de Lesbos. Les matelots emballèrent vivement les hardes, la vaisselle et les ustensiles de l’impératrice qui, dans sa colère, invectivait. Comme elle résistait, quatre eunuques furent introduits. Ils lui jetèrent une étoffe sur la tête, l’enveloppèrent, toute, l’y serrèrent, et l’emportèrent ainsi bâillonnée jusqu’à la nef.

Dans le château d’arrière qu’on avait tendu de quelques tapisseries, ils dénouèrent le drap. La mer était grosse et le vent déchaîné. Irène dut céder au pouvoir du mal le plus ridicule et le plus vil.

On la déposa sur la plage que dominait la citadelle de Mitylène. À l’ombre d’une tour carrée, dans une sorte de redan, plusieurs maisons de bois s’adossaient contre le mur de défense. En l’une qu’envahissaient les chardons et les plantes aiguës, les matelots débarquèrent les coffres remplis dans l’île de Prinkipo. Grégorios pria la souveraine d’accepter momentanément ce logis. Il assura qu’on préparait des appartements meilleurs.

Inerte et digne, elle ne hasarda nulle remarque. Sous les yeux surpris des sentinelles, elle s’installa, dirigeant le travail des religieuses qu’on avait transportées avec elle. Grégorios fut ému cependant. Il s’occupa de lui découvrir un meilleur gîte. Mais le gouverneur de Mitylène n’osa point en désigner de peur que Nicéphore le destituât. Toutefois, il fut convenu qu’on abandonnerait à l’impératrice la jouissance d’un temple payen, très antique, sis non loin de la forteresse, sur un étroit promontoire borné de trois côtés par l’abîme liquide.

Ce fut là qu’Irène, quelques mois encore, vécut. Elle n’y mourut pas solitaire. En ce même lieu d’exil, Bythométrès, Pharès, Aétios et Marie d’Arménie qui avait elle-même ameuté son monastère contre l’usurpateur du trône isaurien, furent déversés par une galère de Constantinople. À peu près folle, Marie parlait toute seule, continûment. Pharès agonisait. Aétios avait eu la dextre tranchée en se défendant contre les massacreurs de son frère dans l’isthme de Callipolis avec le dernier escadron de ses partisans. Bythométrès cachait son hydropisie sous une cagoule noire, et aussi les blessures suppurantes que lui laissaient les fers d’une détention consécutive à la révolte éphémère des Athéniens, admirateurs d’Irène.

Au bord de la mer violette, devant les lumières illimitées du ciel, parmi les plissures d’un terrain rose et jaune parsemé de myrtes, d’oliviers poussiéreux, les vaincus se navrèrent ensemble, conscients d’être à jamais exclus du monde glorieux. Ils abritèrent leurs lamentations et leurs silences plus lugubres sous le chaume qui recouvrait la toiture naguère béante du vieux sanctuaire. Onze Éphésiens échappés de la tempête, sous le règne d’Alexandre, avaient dédié cet édifice à la clémence de Poséidon. Une stèle l’attestait encore. Rougies par le temps, les colonnes projetaient une ombre propice aux fatigues, au chagrin. Là, Marie, hideuse et sèche, conversait naïvement avec la Panagia qu’elle croyait voisine. À l’écart, le bel Aétios contemplait les eaux changeantes ; parfois, en regardant le moignon de son poing, il murmurait un vers d’Euripide. Indifférent à sa chute, Pharès jouissait du soleil matinal, de l’ombre méridienne, de la fraîcheur vespérale. Il riait aux pépiements des passereaux, et respirait l’émanation des herbes chaudes. Avide, il dévorait le miel, le fromage des bergers, en gloussant de bonheur. Les yeux clos, Irène et Bythométrès enlaçaient leurs mains, se les baisaient en silence, et cela si fervemment, que les sentinelles postées à l’attache du promontoire se gaussaient du couple amoureux.
Irène donna l’exemple de la soumission. Voir le texte.

Or, les ressources des exilés s’épuisèrent. Le chef de la chiourme crut devoir leur appliquer la loi vulgaire, et ne leur procurer les aliments qu’en échange d’une tâche accomplie. Il leur confia des quenouilles, de la laine, des rouets. Irène donna l’exemple de la soumission aux cruautés du destin. Marie chantait, en filant, ses cantiques. Eunuques et impératrices se ressemblaient dans leur vieillesse. Assis sur les débris des degrés payens, sur les fûts des colonnes abattues, ils firent ronfler les rouets, de l’aube au soir. À cause de son moignon, Aétios maintenait sa quenouille dans le coude plié.

On dit que Nicéphore naviguant dans les eaux de Lesbos, en l’été de l’an 803, fut curieux de voir les déchus.

Il débarqua sous le promontoire, escalada les sentes, se fit livrer passage par les sentinelles, et marcha vers la colonnade en ruines. Il trouva ses prisonniers à la besogne. Amollis par l’âge, flétris, leurs bajoues blettes, les eunuques se drapaient dans les lambeaux d’habits jadis somptueux. Leurs pieds nus pressaient les pédales des rouets. Marie chantonnait. Comme en un trône, Irène siégeait sur un chapiteau rompu. Un chiffon de pourpre contenait ses cheveux gris, et une robe de laine noire à franges violettes ondulait le long de son corps étique. La main gardait un grand bâton. Devant elle, le rouet et la quenouille étaient prêts pour la reprise du labeur.

Nicéphore resta debout. Parce qu’il était vêtu d’un costume militaire, ils ne le reconnurent pas d’abord. Ils le prirent pour un officier. Sa cuirasse de buffleterie, par-dessus la tunique bleue, reproduisait les exactes apparences en relief d’une nudité virile et herculéenne, les muscles des mamelles, les plis du ventre, le trou du nombril. À partir de la taille tombaient, contre les caleçons, de lourdes lanières blanches, terminées par des têtes léonines d’onyx, d’agathe, de topaze, d’argent. Un court manteau d’hyacinthe, brodé d’un aigle de soie et agrafé sur l’épaule, recouvrait d’une capuce sa tignasse grise. Nulle autre arme qu’un barreau d’ivoire ne le chargeait.

Après avoir répondu à un signe du dehors, un marin s’approcha de lui :

— Rayon du Christ, souffre ma parole. Voici le vent favorable ; et, si tu ne le défends pas, les matelots vont hisser les vergues de la galère impériale.

À ces mots, les eunuques, Irène se regardèrent ; et leurs yeux se signifièrent qu’ils devinaient exactement la qualité du voyageur. Mais elle le laissa dans son trouble, et attendit qu’il parlât.

Nicéphore se décida :

— Je te salue, Très pieuse maîtresse des Romains.

— Ne mets pas une ironie indigne de nous dans ton discours,… répondit-elle, hautaine et simple.

— Est-ce de l’ironie ? Sept mois viennent de s’écouler depuis l’heure où, malgré moi, je fus porté à l’empire par les ennemis de tes eunuques. Et cependant je balbutie… : je demeure sans voix, quand j’approche.

La tristesse orgueilleuse d’Irène lui reprocha :

— Toutefois, tu m’as reléguée à Lesbos, tu m’as pris les trésors d’Éleuthérion, tu m’obliges à filer comme une pauvre femme pour gagner le pain de chaque jour…

— Byzance est pauvre, l’ennemi pressant, le Sénat cupide. Je n’ai pas les mérites indispensables pour obtenir d’eux ce que je voudrais te donner ; et je dus obéir à la voix publique réclamant ton exil… Je suis un humble serviteur : une oreille pour entendre. Ne me condamne pas.

Il ne bougeait point. Les eunuques filaient. Irène toussa péniblement :

— Ainsi que je te l’avais juré,… reprit-elle,… sur les bois vénérables et vivifiants de la vraie Croix, je ne t’ai pas celé une obole du trésor d’Éleuthérion… Par retour, tu devais pourvoir aux honneurs de mon rang, à mes nécessités, à mon repos… J’attends la réalisation de tes promesses…

Narquois comme devant, Nicéphore joua la comédie :

— Avant peu, elles seront réalisées. Le sénat délibère avec les patrices sur cela. Patiente quelques semaines encore.

Alors Irène réprima son désir d’apitoyer le vainqueur :

— Je me sens affaiblie, vieille. Tâche que ta promesse soit plus prompte que la mort. Pour ceux-ci, surtout, j’invoque ta mansuétude. Songe que nous avons fait de grands jours à Byzance.

— Qui l’oublierait ?… Aucun ne l’oublie. Dans l’île de Prinkipo, aux premières heures de mon règne, les amis n’accouraient-ils pas nombreux pour honorer ton exil ?

Irène sourit, avec un air d’indulgence :

— Aussi tu m’envoyas des geôliers au milieu de l’hiver rigoureux. Ils m’internèrent ici, loin de tous.

— Il le fallait. Tu n’aurais pas voulu, toi qui aimes Byzance, livrer la ville aux malheurs des séditions.

— Je ne l’aurais pas voulu, sans doute.

— Tes vrais amis cessent-ils de venir te visiter ? Vois : au premier voyage que j’entreprends pour connaître l’état des ports, les besoins des îles, je me transporte près de toi et des tiens, comme un ami fidèle.

— Je te congédierai donc en amie. Tes rameurs doivent monter vers l’horizon avec le vent. Que le Théos couvre Byzance de gloire, et ton règne de félicité… Va…

Elle lui parut si noble qu’il n’osa poursuivre l’injurieuse plaisanterie. S’étant incliné, il s’éloigna. Les eunuques avaient feint de l’ignorer en filant. La folle avait continué de fredonner. Quand Nicéphore fut loin, ils n’interrompirent pas leur tâche, par crainte d’un espion capable de raconter une grandeur moindre que n’était leur application à l’humble besogne.

Dans le bruit monotone des rouets Marie, la première, se leva et vint appuyer sa tête sur l’épaule d’Irène lente à recommencer le travail.

— Despoïna… Despoïna… Cesse de rêver ; sinon tu n’auras point accompli la tâche, et le maître des ateliers refusera le paiement du fil parce que la quantité ne se trouvera pas entière… Je prie le Théos afin qu’il allège ta peine.

Irène se remit à l’ouvrage :

— Tourne donc, rouet… file, quenouille…

Les rouets tournèrent sans que des paroles se mêlassent à leur ronflement.

Jean tira le fil et l’aplatit sur son pouce mouillé :

— Le soir vient… le ciel verdit dans la pourpre du couchant. La tâche n’est pas achevée.

Irène s’évertua :

— Tourne donc, rouet… File quenouille !

Marie ne put s’empêcher de la plaindre :

— Je vois la fatigue de ta face qui s’incline, et tes mèches grises, et un peu de sueur sur les rides de tes tempes !…

Irène toussa.

— Sa bouche est un seul pli amer !… fit observer Jean à Marie.

Aétios soupirait :

— Ses doigts las s’embarrassent dans la laine !…

Jean vit blêmir la Déchue :

— Irène, Irène… Ne te souviens pas d’Athènes, ni de ta splendide adolescence, ni de la palme d’or dans ta main quand tu récitais sur l’Acropole les strophes du divin Euripide.

Elle s’arrêta de filer :

— Comment devines-tu mon souvenir ?

— Que regarde-t-elle de ses yeux fixés sur l’horizon de la mer ?… interrogeait Marie.

— Quelle douleur regarde-t-elle ?… se demandaient-ils.

— Irène, Irène… poursuivit la douleur de Jean,… ne te souviens pas de ma tunique parfumée, ni des paroles bourdonnant sur mes lèvres alors fraîches, ni de mon émoi saluant ta beauté.

La vieille le dévisagea :

— Comment devines-tu mon souvenir ?

À voix basse, Aétios remarquait :

— Comme elle souffre d’admirer sa mémoire !

— La Très Pieuse goûte le sang de toutes ses blessures.

— Théos ! Théos !… exhala Marie à bout de souffrances,… épargne les forces de tes serviteurs !

— Irène, Irène,… criait Jean,… ne te rappelle pas nos promenades le long des oliviers, ni mon rêve, ni mon intelligence illuminant ton âme vierge.

— Tu devineras donc toujours mes souvenirs !… reprochait Irène… Quand cesserai-je de me désoler en oubliant ces choses ?…

Pharès haussa doucement les épaules :

— Elle parle d’oublier le bonheur dans l’adversité, comme parle un petit enfant qui ne sait rien de la détresse.

Et toute la tristesse de Jean adorait sa disciple :

— Ses dents tremblent…

Marie les mains jointes adjura la divinité :

— Théos ! Théos ! elle a expié suffisamment… Pardonne-lui…

— Tourne donc, rouet… tourne, tourne.

Ainsi la voix brève et sourde de la Despoïna avec une sorte de rage active son labeur.

— Irène,… implore Jean, de toute son intelligence et de tout son amour,… ne te souviens pas de Byzance étendue sous la proue de notre galère, ni des eaux bleues, ni des collines fleuries, ni des étendards sur les coupoles d’or… Irène, Irène, ne maudis pas le sacrifice que nous consentîmes. Ne regrette pas ma passion abolie. Ne pleure pas mes lèvres d’autrefois. Ne pleure pas notre amour soumis aux grandes destinées de nos rêves…

— Ne me demande pas cela… supplie la Despoïna, la gorge sèche,… ne me demande pas cela… En vérité. Jean, ne me demande pas cela… Car je veux, je veux regretter la vue de tes lèvres fleuries, car je veux regretter le baiser que nous n’avons pas pris, l’étreinte que nous n’avons pas eue… car je veux sangloter enfin sur tout ce que m’avait promis ta rencontre, et que refusa la sévérité de ton rêve… Que m’importent les années de gloire, les flaques de sang, les acclamations de l’Hippodrome et le cortège des ambassadeurs barbares ? Je n’ai pas eu ta force que m’avaient promise tes yeux. Je n’ai pas eu ton cœur que m’avait promis ta voix… Jean, Jean, Jean !… Tu m’as menti ! Tu as flétri en moi ce qui était moi-même. Tu as mis en moi un autre et une autre… Or, quand, après le passage des temps effrénés, je me retrouve au bout des ans, je reconnais en moi une âme nulle qui ne ressentit pas même la fièvre du crime, qui ne ressent pas le remords du crime. Je suis le miroir brisé d’une ambition aride, la tienne, Jean, Jean, Jean ! Mes crimes crient contre toi. Ma vieillesse secoue contre toi les loques de ses chairs fripées… Comment as-tu osé prendre toute ma vie et toute ta vie, tous mes bonheurs et tous tes bonheurs, en abusant mon enfance avec la bulle d’un rêve fragile que l’ouragan dissipa. Depuis quarante ans tu es mon espoir, Jean !… Laisse-moi regretter le baiser que nous n’avons pas pris, et l’étreinte que nous n’avons pas eue… Ce regret c’est le seul instant de joie !…

Frénétique, elle tourna le rouet en sanglotant.

— Irène ! Irène ! Nos vies se sont trompées !… pleura Jean qui ne reniait plus la beauté de leurs espoirs… Irène !… Mais le but de notre erreur valait mieux que nos vies !…

Aétios exalta le rêve perdu, avec le même amour :

— Pense, Despoïna, pense à l’empire que nous apprêtions…

— Un empire, qui n’eût connu pour limites que l’anneau du vieil Océan, marmonna Pharès.

— Un empire,… dit Jean,… qui eût réuni le cerveau de Byzance au corps robuste des Francs.

Et Marie joignait ses mains dévotes :

— Qui des deux églises eût fait une seule foi harmonieuse chantant chaque matin, chaque midi, chaque soir, l’âme unique des hommes dans les basiliques épanouies sur le monde d’Orient et sur le monde d’Occident.

Jean supputait encore les conséquences impossibles :

— Tes savants eussent gagné la connaissance des astres.

Pharès émerveillé, Aétios, fidèle à son espoir périmé, Marie en extase, tous s’enivrèrent avec le prestige de l’illusion :

— Le bruit de la guerre n’eût plus jamais retenti dans les siècles.

— Les fruits de la terre travaillée par tous les bras eussent rassasié toutes les bouches…

— Nous aurions reconnu dans nos cœurs la face du Théos…

— Tourne, rouet file, quenouille,… répondait la Déchue qui secouait la tête.

Alors Jean conseilla :

— File, Irène, file le même rêve…

— Comme nous avons filé le destin de Byzance… murmura la mélancolie de Pharès.

— Le destin doré de Byzance… confirmait Aétios.

Mais Irène écarta cette insuffisante félicité.

— Coulez mes larmes, tourne, rouet…, file, quenouille !…

Eux se contentaient d’avoir agi :

— Nos galères ont labouré tant de mers !

— Nos armées ont piétiné tant de provinces !

— Nos icônes ont consolé tant de peines !…

— Mais je regrette,… gémit Irène, qui tout à coup se dressa et, par un grand cri de désespoir répondit à toutes ces joies imparfaites,… Mais je regrette le baiser que nous n’avons pas pris, Jean !

Celui-ci haussa les épaules et sourit à cette faiblesse :

— Le but de notre erreur, Irène, valait mieux que nos vies, que toutes les vies…

Surgit un enfant chargé d’un plat et d’une amphore :

— J’apporte le repas du soir… La mer s’assombrit, mais les paresseux et les paresseuses n’ont pas achevé la tâche.

Et, du geste, il menaça gentiment les travailleurs.

Marie tenta de le fléchir.

— Donne, petit, un peu de vin à cette pauvre femme qui pleure, et qui est bien fatiguée.

— On m’a dit de ne rien donner,… refusa l’écolier timide,… si l’on ne pesait devant moi le poids total de la laine.

— Donne cependant, pour la vieille Irène, un peu de vin… insista Marie les larmes aux yeux.

— Elle paraît bien lasse et triste, mais je ne veux pas désobéir à mon père, en lui donnant à boire.

— J’ai fort soif, mon bel enfant… implora la vieille Irène, brisée.

— Eh bien,… répondit-il, après avoir regardé au dehors si nul ne le surveillait,… je m’assiérai ici, au lieu de remporter l’urne et la corbeille, comme on me l’avait prescrit… Dès que vous aurez fini la tâche, je tendrai l’urne à la vieille. Hâtez-vous seulement, de peur que mon père ne survienne, en me voyant tarder.

Il en fut ainsi, ce soir-là, puis les autres, jusqu’aux premiers temps du mois d’août. Alors s’évanouit pour toujours Irène d’Athènes, sept années avant que, soigneusement découpé, poli, serti d’argent, le crâne de Nicéphore le Logothète servît aux ivresses coutumières de son vainqueur, Kroum le Bulgare.