Iris et petite fumée/01-05
CHAPITRE V
Jamais notre conversation n’avait été aussi singulière,
aussi hallucinante qu’à ce moment où nous
nous comprenions très difficilement, mais sans cesser
un seul instant de nous comprendre, je crois,
et où c’était la même ardeur qui éclairait d’un jour
différent nos pensées, et nous partageait inégalement
ses rayons comme à deux promeneurs cheminant
l’un à l’ombre de l’autre dans le soleil d’été :
« C’est une grâce pour l’amour, lui dis-je encore,
de ne pas savoir ce qu’il fait. « Mais il me répondit,
oui, quand c’est de vous qu’il s’agit, mais, pour
moi, aimer c’est donner à ma dégradation physique
des yeux pour me voir et une conscience pour me
juger. Je ne suis l’homme de mon cœur que dans
la honte d’être vivant.
« Les autres sont comme moi en dehors de leur
amour. Mais rien ne les sépare de lui. On dirait que
leur corps entre sans les éveiller dans l’idée de ce
qu’ils adorent. Ils sont, eux, comme l’inconscience
de tout ce qui est, mais aussi la douce certitude
de ce qui est trop beau pour apparaître. »
Un moment, il hésita, reprit plus bas : « Leur
corps ne les retranche pas de ce dont il a faim. Il
leur ouvre un paradis spirituel dans tout ce qui
est tout pour lui : parfums, chansons… ce n’est que
sa misère qu’il me révèle à moi, comme la raison
d’être de mon existence, qui ne fait qu’une avec
mon malheur. » Et, comme s’il avait évité de justesse
une occasion de trop se trahir :
« C’est ici, ajouta-t-il, que commencerait le livre
que je souhaitais d’écrire autrefois : peu de pages,
aussi limpide que possible, de la clarté en mouvement.
Après avoir analysé l’amour en général, ou
avoir demandé à quelqu’un d’aussi obligeant que
vous de me peindre le sien, je le montrerais retourné
contre lui-même dans une nature déshéritée comme
la mienne, où il fait place nécessairement à la connaissance
de soi, source intarissable du pire désespoir.
Ensuite, et ce serait le plus difficile, j’expliquerais
comment il pourrait se faire que l’amour
se changeât en connaissance sans cesser d’obéir à sa
propre attraction qui en fait le centre de l’univers ;
et, puisque c’est de moi qu’il s’agit, je définirais
l’effort que je voudrais encore accomplir pour
aimer l’amour qui m’a donné la force de me connaître.
Car je ne désespère pas de dresser la loi
dont je suis sorti contre les accidents physiques qui
l’ont bafouée en moi. Chacun serait l’ennemi de sa
nature s’il croyait condamner en elle l’incohérence
du monde ; et il est assez significatif que l’on soit
prêt à se rejeter tout entier pour une idée qui porterait
en elle l’intelligence de tout. »
Je lui répondis que je l’avais compris et que je
savais ce que c’était que l’amour, mais qu’il me
paraissait bien difficile de le lui dire. Il me pressa
pourtant de parler : le nom de ma femme me brûlait
les lèvres. Je vis la claire salle à manger où
l’odeur des fusains pénétrait par la fenêtre ouverte
à l’heure matinale où elle m’attendait en beurrant
du pain bis. Un instant, je suivis les rives dorées
de l’Itchen où la voix des jeunes anglaises se mêlait
au bruit des rames sur l’eau. Le crépuscule
descendait lentement sur la chanson sortie de mon
cœur, car il fallait qu’il fît nuit pour que le visage
de mon amoureuse redevint tout à fait visible. Elle
m’apparût enfin assise au bar du Palace où nous
avions soupé : elle venait d’allumer une cigarette.
Son visage brillait à travers la fumée. La faible
lumière des lampes avait mis un manteau d’argent
pour s’approcher d’elle. Je me souvins qu’un instant,
la beauté de cette femme avait été l’expression
même d’un univers qui se passait de nous. Il
y a des visages dont la pureté nous est si lourde
qu’ils traversent les regards et tombent au fond de
l’âme comme une pierre dans l’eau. On peut toujours
perdre son temps, ensuite à examiner celui
de la personne que l’on aime. Les yeux ne sortent
jamais, même quand ils la voient, de leur extase
intérieure. C’est tout au plus si le regard cherche
sur elle la preuve que la lumière est bien réelle.
Mais sans doute que cet infirme le savait trop bien
et je trouvais cruel de lui évoquer un amour heureux.
Il fallut toute son insistance pour me décider.
Le désir de développer une thèse rend un
homme impitoyable même vis-à-vis de sa propre
souffrance. Je dois dire qu’il pâlissait en m’écoutant
lui parler d’une femme, la mienne, d’après ce
que je lui avais laissé entendre.
« Même quand j’étais près d’elle à la toucher, lui
dis-je, je ne la voyais pas ; mes yeux étaient l’existence
même de sa chair et leur lumière son sourire
incroyable ; ils épanouissaient dans ses traits une
flamme qui brillait au fond de mes songes. On ne
sait pas jusqu’où cela va de regarder au visage
quelqu’un dont on a tant rêvé. On essaie inutilement
de reposer sa joie sur elle et d’interrompre le
cours de sa rêverie dans la contemplation des beautés
qui nous ont permis de la reconnaître : on dirait
que le regard ne la regarde pas, mais qu’il se désincarne
dans sa physionomie et ne s’y pénètre que de
son pouvoir, indéfiniment, comme si, divisant ses
rayons sur leur propre douceur, il s’éveillait dans
cette rose vivante à toute la clarté qui lui fût donnée.
C’est un peu fort qu’il y ait dans ce monde
un objet étranger à l’espace et si extraordinairement
imprégné de sens que, même hors de nous, il
ne peut nous être qu’inférieur. Je l’ai vérifié de mes
yeux. J’ai vu la figure d’une femme remonter en
dehors de moi le cours de mes songes et mon esprit
sortir en elle de ses liens, se revêtir de l’existence
du ciel et des arbres comme de l’éclat dont il doit
nécessairement se parer pour me prendre, mon
cœur et tout, au dedans de lui-même. Toutes les
fois que je vais vers celle qui m’attend, je ne sais
pas si je marche ou si je cours, ce sont les choses
que je vois qui m’approchent d’elle en ne faisant
qu’un avec nous, en s’absorbant dans une pensée
que mon âme a voulue plus belle afin de mieux s’y
cacher. C’est tout le bonheur d’avoir sa conscience
dans ce qu’on atteint, dans cette douceur, devant
nous où notre enfance se fait femme… »
Il m’interrompit :
« Vous qui êtes libres de vous aimer, le monde ne
se fait si grand que pour mieux vous unir. »
Parole douce comme un souvenir dont toute pensée
serait absente. Je le regardai, avec surprise. Au
bord de la Manche et sous les chênes de Highfield,
partout où ma femme m’avait pris le bras, j’avais
senti que la distance était la lumière de notre
amour. Et quand j’avais dû lui dire au revoir, ce
n’était pas vers elle que mon dernier regard s’était
tourné, mais vers les acacias nains du perron, vers
les murs roses de la villa qu’il fallait quitter pour
un jour… Le monde est fait pour les amants.
L’étendue a été créée pour qu’ils y soient comme
des rois dans leur attente. Et c’est un point sur
lequel nous devions être d’accord, M. Sureau et
moi, puisqu’il allait prononcer les mots suivants :
« L’espace flotte sur le songe d’où nos regards nous
ont tirés. Chacun naît de ses yeux… »
Je ne comprends pas encore comment j’ai osé le
reprendre et je lui ai dit :
« Chacun naît de celle qu’il aime. »
Et lui :
« Chacun naît de son cœur dans les yeux de celle
qu’il aime. »
Je venais à peine d’entendre ces mots que je vis
avec étonnement M. Sureau pâlir. Même, sa lividité
s’accentua tellement dans les premières secondes,
que je m’attendis tout d’abord à le voir s’évanouir
et que déjà, les bras prêts à recevoir son corps,
je me précipitais vers lui quand il m’arrêta d’un
geste impérieux avant de poursuivre :
« Vous expliquez les choses comme il faut : dans
les baisers de ceux qui s’aiment on dirait que le
monde ferme les yeux sur sa nécessité. Ils sont la
joie du monde. Tout est présent parce qu’ils sont
eux. C’est bien ce que j’avais l’intention de vous
exposer. Mais je ne sais pas comme vous, prendre
ce que je dis dans le cœur et dans la tête de celui
à qui je m’adresse ; et c’est une bien mauvaise condition
pour écrire un livre sur l’aimer et le connaître. »
Du temps passa : « Toute la vie est là, disait mon
malade, toute la vie est là et c’est dans cet instant
que son regard me fit peur. Dans le silence angoissé
qui nous sépara, un bruit venait de se faire entendre,
une sorte de résonance floue, difficile à localiser
et qui semblait ne me parvenir qu’à travers le tressaillement
de toutes les choses qui nous entouraient.
On aurait dit que quelque chose avait bougé près
de nous dans de l’inerte, pour y devenir plus
inerte encore. La sensation que j’avais éprouvée
était désagréable, si bien que j’accueillis avec soulagement
les paroles de mon interlocuteur :
« Quand un homme s’approche de son amie et qu’il
la touche, il pense devenir le rêve où il la touche.
C’est comme s’il lui disait en la voyant : « Je suis
un hôte au dedans de mon être sitôt que mon regard
est toi ». Et si grand que soit le monde, sa vie est
prête à le couvrir en entier du moment que ses
yeux ne font qu’un avec celle qu’il aime ; il faut
bien que son amour l’enveloppe de tout ce qui
existe dans ce bonheur de la toucher qui a son
cœur partout… Que n’est-elle alors un peu plus
réelle, s’écria-t-il soudain, avec un geste hystérique,
pesante comme le sang sans vie, plus lourde
d’un stylet sous le sein ». Mais devant ma mine
ahurie, il se calma et, les yeux ailleurs : « Rien de
plus naturel, reprit-il, pour un amant, que de se
revêtir dans ses caresses du songe qui les dirige et
de n’aller ainsi au fond des choses qu’à travers
l’infini où il les a conçues, la conquête de la joie ne
tient peut-être à rien d’autre, ajouta-t-il en pensant
visiblement à autre chose et les yeux dans un
songe où il s’enfonçait sans sa voix.
Et chacun aspire à ne plus se trouver pris entre la
vue de ce qui est et une certaine idée innée qu’il avait
de la vie et qui lui parlait du bonheur. Mais si c’est
une opération naturelle, un homme comme M. Sureau
n’y pourrait que vomir M. Sureau. Car je ne
vois en lui d’infini que l’horreur d’un tourment
réduit à se comprendre et il a approfondi jusqu’à
l’écœurement le mystère de la connaissance. Il sait
pour son malheur qu’elle est née dans sa vie de la
défaillance de l’amour, « la défaillance, répéta-t-il,
la défaillance de l’amour… »
« Dans les yeux que je regarde, il n’y a qu’un peu
plus de jour pour m’aider à me connaître. Il s’allume
des larmes à ces clartés, toutes les larmes,
comme si mon corps lui-même voulait se voir périr.
Si vous saviez combien je crains toutes les expressions
de la désolation de peur de tout y comprendre.
Le cœur d’un homme est un fardeau trop lourd pour
la pensée. C’est de la chair qu’il est le cœur… »
Mon insistance était cruelle, je le sais bien : j’aurais
dû interrompre cette conversation qui lui faisait du
mal. Et je me suis bien des fois demandé si l’exaltation
qui le gagnait par ma faute n’avait pas précipité
le dénouement que nous déplorons encore, sa
famille, ses amis et moi. Mais comment ne pas être
tenté de lui démontrer que je l’avais compris. Un
sophisme — nul ne s’en étonnera — agissait dans
ma vanité, me persuadant que je donnais du prix à
ses spéculations en les lui retournant sous la forme
d’une expression personnelle et que je l’attachais
ainsi à sa destinée qu’il ne pouvait souffrir qu’à la
faveur de pareils artifices :
« Il existe un pays, lui dis-je, le plus divin de tous
qui a sa clarté dans les serments », et, comme il avait
perdu le souffle, cette espèce de provocation le fit
repartir de plus belle. Mais, tout en me parlant, il
me regardait avec une espèce d’animosité qui me
surprit de la part d’un homme si courtois et trop
égoïste pour se former une opinion vraiment profonde
sur la pensée des autres :
« Dans l’amour partagé on ne voit pas les objets,
on leur donne la vie ; si on les perçoit, c’est, non
pas par un acte de connaissance, mais par un acte
de création.
« Celui qui est aimé apprend tout de son amour,
même le nom et la couleur des choses et ce qu’il
doit penser d’elles, qui ne font qu’un avec son
amour pour lui inventer le bonheur.
« Mais un amour malheureux n’est qu’un chemin
dans nos pensées. Il s’est brisé sur le monde pour
donner toute la richesse possible à l’idée que l’on est
seul. Il n’y a rien de plus atroce pour quelqu’un
d’un peu passionné, que ce tourment de vérité où
sa douleur le regarde, — où il lui semble que toute
la douleur du monde est dans la sienne pour le
juger.
« Je n’en serais pas sorti par mon seul amour, c’est
la force de mon malheur qui m’en a sorti. Je me suis
débarrassé par la vue de mes faiblesses, de ce qui
empêchait mon amour de se faire homme pour me
chasser. On dirait qu’une passion dont je suis
devenu le sang et la force achève de se dépouiller
en moi de son humanité. Et quand Petite-Fumée
vient me voir maintenant, je sens que je pourrais
lui dire : « Je suis entre les choses et toi comme le
chant qui t’élève sur elles et le cœur qui s’y déchire
pour allaiter ce qu’il connaît de ce que tu lui caches.
J’ai mis le monde entier, tu entends, comme un
matin dans ta douceur de femme, et je n’ai qu’une
goutte de mon sang à t’ajouter pour te rendre plus
vivante que lui. Un songe de plus pour prolonger
la nuit où je l’ai prise — et qui couvrira tout, ajouta-t-il
en me dévorant avec ses yeux de fou, même
la nuit d’ici ; car ce qui est hors de moi, retour à
la cohérence, est en moi le don d’y voir ce que je
veux… Ce serait se perdre que d’en trop parler…
« Je suis celui que j’ai trop connu. L’espace était
avec moi dans mon être où il s’enfonçait comme
un couteau.
« Mon âme en est morte, mes yeux m’en ont déniché
une autre. Ce que l’étendue a tué ne se refait
qu’avec du jour.
« Il faut rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace,
à l’espace ce qui appartenait à la vie. »
— Tout cela va plus loin que la pensée d’un homme
lui dis-je, et sans doute qu’on ne peut le comprendre
qu’à force d’en avoir souffert.
— Mais non. Tout cela est facile au contraire.
J’aime une femme et je me nie dans son idée de
l’amour : c’est pour que mon regard me cueille sur
elle. Je suis comme le flot d’azur où sa lumière se
respire ; dans la beauté dont elle est parée, flotte
toute ma vie, pareille à celle des oiseaux.
« Je suis entre le jour et sa clarté ; trop près de ce que j’aime, enfin, pour continuer de me connaître. J’épuise dans l’acte de voir la douceur d’exister ; comme pour être tout dans l’abîme où je tombe.
« Mais qu’est-ce que cela veut dire au juste, ajouta-t-il, je ? »
Je me souviens de la pensée qui me vint. Elle me donnait un peu de honte de mon indiscrétion :
« Il cherche encore la vérité, me disais-je, pour se cacher qu’il l’a trouvée et qu’il ne lui reste pas autre chose de l’amour. Maintenant qu’elle a pris en lui toute la place, il s’aperçoit qu’il n’y a plus à sortir de cette clarté qu’il est devenu. Le voilà entré vivant dans l’impersonnel. »