Iris et petite fumée/01-06
CHAPITRE VI
Il avait interrompu mes réflexions pour me dire un
mot que je veux rapporter, car aucun ne résume
mieux notre débat :
« Si l’on ne prend pas sa vie dans son cœur, si l’on
n’est pas compris naturellement dans l’unité de
l’univers et de soi-même.
« Il ne reste plus qu’à entrer dans les voies du
génie ; et c’est bien le pire destin, mais un homme
retranché n’a pas d’autre ressource.
« Vous croyez alors qu’il est facile d’avoir du génie ?
lui dis-je. »
Un oiseau chanta très loin. On entendit le cri d’un
batelier : une écluse s’ouvrait. Les péniches voyagent
quand il fait noir :
« Le génie, me dit M. Sureau, n’est qu’une affaire
de force morale.
« Même quand nous sommes le rebut du monde, il
nous faut avoir le courage de nous séparer de nous
plutôt que de lui. C’est une force que l’on trouve en
regardant son cœur où chacun est aussi misérable
que le cours des événements a pu le rêver. Et celui
qui rentre en lui-même va au-devant de cette union
où le monde ne voulait pas d’un homme et qui n’est
pas moins complète, que des baisers la favorisent ou
que le retour à l’innocence l’opère à lui seul. Mais
qu’il faut d’énergie et qu’il faut de faiblesse pour
faire de sa chair une lumière où les choses soient
seules avec les choses. Quelle charge à porter, toujours
plus lourde à mesure que les jours passent, quel
écrasant fardeau qu’une vie de plus en plus difficile
à échanger contre la pure flamme qui nous l’a donnée
et qu’on n’aura nourrie de tant de souffrances
que pour remplir de plus d’échos la voix avec laquelle
on lui dit non. Il nous faut nous dépouiller de
tout, aller en nous lentement à la recherche d’une
clarté assez fragile pour que rien ne se vive plus que
penché sur elle et la préservant. L’union dont le
monde ne nous a pas jugés dignes, il faut, coûte que
coûte, l’accomplir… Si ce n’est pas un anneau de
diamants que ce soit un anneau de verre, et qui se
brise en touchant le sol, mais dont le tintement brille
au-dessus de l’espace pour celui qui n’est plus que
son propre fantôme, et qui pâlit à côté de ses souvenirs. »
Je ne sais pas pourquoi j’eus peur tout d’un coup ; et
je faillis pousser un cri, comme pour l’avertir d’un
danger que son émotion nous faisait courir : « Où
prenez-vous ce que vous me dites, m’écriai-je. J’ai
la bizarre impression que vous ne me parlez pas pour
être entendu. On dirait que vous voulez me faire
partager toute la peine de quelqu’un qui meurt.
Voyons, ajoutai-je sur un ton faussement amusé, je
ne saurai donc jamais ce que Monsieur Sureau veut
dire quand il me parle du génie ?
« C’est la lumière de la naissance : elle est à tous
comme la mort. Chacun la trouve au fond de lui
comme la douceur d’une union à laquelle la vie ne
pouvait pas s’égaler. »
Il se leva et j’essayai de me convaincre qu’au fond
son visage ressemblait à tous les visages. C’était le
corps qu’il avait triste : Il avait l’air d’un oiseau des
ruines.
« Regardez, disait-il, droit devant vous, où le lointain
est tout ce qui reste du jour. Je pense qu’il fait
assez clair, regardez. Regardez à en perdre les yeux
ce qui est trop loin pour être même aperçu. Quand
vous croyez y voir encore c’est ce qui est en vous
qui vous voit, votre regard, votre regard est la clarté
dont vous êtes la chair. Il se déchire dans ce qui
brille sur la pointe de l’instant si doux qui vous a
fait don de vous-même. »
Il changea de ton :
« Ici, l’air du soir est la tristesse d’une chanson qui
n’est pas faite pour nos lèvres. Le soleil a disparu ;
et il y a juste assez de lumière dans le ciel pour nous
porter bonheur. Sous les platanes du boulevard s’allonge
l’ombre d’un enfant qui a cueilli des violettes
et qui, en s’éloignant, les oublie… On dirait qu’il
n’y a dans le monde que notre cœur de réel et son
angoisse comme une main fermée sur la vie. »
« Aussi chacun attend la nuit. Plus on a les yeux
grands, mieux on y prend sa part de peine. »