Iris et petite fumée/01-06

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GLM (p. 59-62).

CHAPITRE VI


Il avait interrompu mes réflexions pour me dire un mot que je veux rapporter, car aucun ne résume mieux notre débat :
« Si l’on ne prend pas sa vie dans son cœur, si l’on n’est pas compris naturellement dans l’unité de l’univers et de soi-même.
« Il ne reste plus qu’à entrer dans les voies du génie ; et c’est bien le pire destin, mais un homme retranché n’a pas d’autre ressource.
« Vous croyez alors qu’il est facile d’avoir du génie ? lui dis-je. »
Un oiseau chanta très loin. On entendit le cri d’un batelier : une écluse s’ouvrait. Les péniches voyagent quand il fait noir :


« Le génie, me dit M. Sureau, n’est qu’une affaire de force morale.
« Même quand nous sommes le rebut du monde, il nous faut avoir le courage de nous séparer de nous plutôt que de lui. C’est une force que l’on trouve en regardant son cœur où chacun est aussi misérable que le cours des événements a pu le rêver. Et celui qui rentre en lui-même va au-devant de cette union où le monde ne voulait pas d’un homme et qui n’est pas moins complète, que des baisers la favorisent ou que le retour à l’innocence l’opère à lui seul. Mais qu’il faut d’énergie et qu’il faut de faiblesse pour faire de sa chair une lumière où les choses soient seules avec les choses. Quelle charge à porter, toujours plus lourde à mesure que les jours passent, quel écrasant fardeau qu’une vie de plus en plus difficile à échanger contre la pure flamme qui nous l’a donnée et qu’on n’aura nourrie de tant de souffrances que pour remplir de plus d’échos la voix avec laquelle on lui dit non. Il nous faut nous dépouiller de tout, aller en nous lentement à la recherche d’une clarté assez fragile pour que rien ne se vive plus que penché sur elle et la préservant. L’union dont le monde ne nous a pas jugés dignes, il faut, coûte que coûte, l’accomplir… Si ce n’est pas un anneau de diamants que ce soit un anneau de verre, et qui se brise en touchant le sol, mais dont le tintement brille au-dessus de l’espace pour celui qui n’est plus que son propre fantôme, et qui pâlit à côté de ses souvenirs. »


Je ne sais pas pourquoi j’eus peur tout d’un coup ; et je faillis pousser un cri, comme pour l’avertir d’un danger que son émotion nous faisait courir : « Où prenez-vous ce que vous me dites, m’écriai-je. J’ai la bizarre impression que vous ne me parlez pas pour être entendu. On dirait que vous voulez me faire partager toute la peine de quelqu’un qui meurt. Voyons, ajoutai-je sur un ton faussement amusé, je ne saurai donc jamais ce que Monsieur Sureau veut dire quand il me parle du génie ?
« C’est la lumière de la naissance : elle est à tous comme la mort. Chacun la trouve au fond de lui comme la douceur d’une union à laquelle la vie ne pouvait pas s’égaler. »
Il se leva et j’essayai de me convaincre qu’au fond son visage ressemblait à tous les visages. C’était le corps qu’il avait triste : Il avait l’air d’un oiseau des ruines.
« Regardez, disait-il, droit devant vous, où le lointain est tout ce qui reste du jour. Je pense qu’il fait assez clair, regardez. Regardez à en perdre les yeux ce qui est trop loin pour être même aperçu. Quand vous croyez y voir encore c’est ce qui est en vous qui vous voit, votre regard, votre regard est la clarté dont vous êtes la chair. Il se déchire dans ce qui brille sur la pointe de l’instant si doux qui vous a fait don de vous-même. »
Il changea de ton :
« Ici, l’air du soir est la tristesse d’une chanson qui n’est pas faite pour nos lèvres. Le soleil a disparu ; et il y a juste assez de lumière dans le ciel pour nous porter bonheur. Sous les platanes du boulevard s’allonge l’ombre d’un enfant qui a cueilli des violettes et qui, en s’éloignant, les oublie… On dirait qu’il n’y a dans le monde que notre cœur de réel et son angoisse comme une main fermée sur la vie. »
« Aussi chacun attend la nuit. Plus on a les yeux grands, mieux on y prend sa part de peine. »