Iris et petite fumée/01-07

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GLM (p. 63-66).

CHAPITRE VII


Personne ne comprenait rien à cet homme, je peux le soutenir, moi qui ai bien vu son véritable tourment : avant son malheur, il passait pour vain et frivole, il avait le goût des belles filles dans le sang ; et il ne se désintéressa pas d’elles quand elles commencèrent à le mépriser. Tout le temps qu’un homme est aimé, il ne connaît pas plus loin que son amour. Du moment qu’on ne l’aime plus, il ne lui reste qu’à se connaître, à supposer l’existence du monde pour faire aboutir dans le granit de la mort le supplice de se connaître. Mais Monsieur Sureau voulait, dût-il y briser son cœur, réintégrer son amour au sein même de la connaissance de soi. Et on ne peut pas croire combien il souffrit de ne jamais y parvenir. Je ne sais pas pourquoi cette prétention avait le don de me tirer des larmes de compassion.


Encore aujourd’hui quand je revois son maigre visage, et que je me rappelle certaine façon très triste qu’il avait d’affirmer qu’il était heureux, une tendresse sans égale envahit mon cœur ; et je tends en vain mes bras vers cette ombre d’un malade à qui je n’ai pas assez répété qu’il était mon ami. Il méritait bien qu’on se donnât la peine de l’aimer. Car son épreuve était au-dessus de ce qu’un esprit peut penser et il n’eut que sa folie pour la conduire jusqu’au bout, et quelques prétextes empruntés à des ouvrages que personne, sauf lui, n’a lus jusqu’au bout.


Il se faisait de l’amour une idée si haute qu’il pensait la trouver toujours entre sa peine et lui : son courage prendrait le dessus ; il parlerait. Sa vie deviendrait l’orgueil et son corps l’humilité de son amour : « Tu verras, disait-il en me tutoyant tout d’un coup ; il n’y aura rien de moi, désormais, dans le don de la voir, que sa beauté à elle, comme une lumière détachée de la lumière et qui me chercherait dans les choses. Car on peut, dans sa passion, aller plus loin que son cœur. » Il n’avait jamais entretenu de désirs que pour rendre sa douleur aussi réelle que lui-même ; et s’il descendait de si grand cœur au fond de sa misère, c’est qu’un homme ne peut se révéler qu’à ce prix la dimension surnaturelle de l’amour.


C’était bien la première fois qu’un homme s’enfonçait dans son amour à la rencontre de lui-même ; et qu’il y prenait des lumières pour se connaître et la force qu’il y fallait pour ne pas en mourir ; car c’est une connaissance dont nous ne touchons le fond que dans l’horreur de celui que nous sommes ; et bien nous vaut qu’elle soit la faveur d’un visage assez ardent pour nous donner le jour, pour nous le tirer de notre âme. Je comprenais pourquoi cet homme disait de Petite-Fumée qu’elle avait du matin dans les traits.
Son rêve brillait avec d’autant plus d’éclat qu’il approfondissait mieux l’abîme de misère qui l’en séparait. Car ce rêve était en lui et hors de lui comme la souveraineté de l’être sur sa condition, comme une unité en chemin dont il mesurait toute la force dans l’étendue des maux qu’elle lui faisait accepter. Sitôt qu’il descendait en lui-même, il marchait dans une lumière puisée aux sources de son cœur, il y venait à bout de se nier comme homme pour qu’il n’y ait en lui que l’aimer à l’origine de son amour.
— Ce qui brille dans la beauté d’une femme, disait-il à son médecin, c’est le bonheur dont la vie nous éloigne.


Il aimait son mal comme une blessure qu’elle lui aurait faite pour être avant lui dans son souffle. Il aimait sa vie que son mal avait mise en lui ; et qui, résidant à l’ombre de ses sens, en était toute la substance ; si bien que sa passion, sans avoir à quitter son cœur, pouvait se couronner de ses yeux sur le front de la reine des femmes.
Ainsi n’était-il plus séparé que par son amour de celle qu’il avait dans son âme, confondue à la clarté maternelle qu’il appelait du nom charmant d’Iris. Et, seul avec elle depuis toujours, il la revêtait de son regard pour la voir, de son silence pour l’entendre. Quand il sortait de lui pour la toucher, pour ne savoir comment la toucher, il n’entrait jamais que dans la transparence des pensées où il l’avait attendue.


« Je me réconcilie avec mon mal, me dit-il un jour. Je ne sais pas si c’est lui que je choie ou mon amour qu’il me tient par les ailes ; mais il est sûr que je m’attache à mon mal. Je crois qu’il a fallu que ce que j’aime me brise pour être vu ; qu’il y a dans ce que j’aime quelque chose de plus pur que l’amour, et qui devait me jeter à terre afin de me clouer à lui. « Ma chute m’a mis sous l’influence d’un visage : il a fallu que je tombe pour voir qu’il était beau ; et comme éclairé du dedans par le même esprit qui me tire des nues et me donne le monde. »