Iris et petite fumée/02-06
CHAPITRE VI
Je ne sais plus par l’effet de quel hasard notre
conversation tourna. Je crois me rappeler que Monsieur
Sureau me parût soudain distrait et que,
l’ayant ausculté, je lui trouvai le cœur un peu mou.
D’une voix un peu sifflante, il me déclara qu’il
avait froid ; puis il pâlit et précipitamment, par
une pression énergique de son pouce et de son index
sur la partie supérieure de son genou, immobilisa
sa jambe gauche que venait de parcourir un tremblement
convulsif. Je lui demandai ce qu’il avait,
il ne me voyait plus. Puis, il cessa de répondre à
mes questions ; et comme je me taisais en le regardant
avec attention, il parût faire un grand effort
sur lui-même et avec toutes les apparences d’une
détermination subite qui n’allait pas sans le gêner
beaucoup, me pria de lui dire quelle heure il était.
Je n’avais pas eu le temps de regarder ma montre
qu’il répondait à sa propre question : « Huit heures,
dit-il ; allons, il est grand temps.
— Vous plaît-il, lui demandai-je, que je vous quitte ?
— Au contraire, me dit-il. Je vous prie de rester
quelques instants encore auprès de moi. Le grand
malade que je suis verra jusqu’à quel point vous
êtes un médecin.
— Est-ce bien vous, le malade, lui répondis-je, et
moi le médecin ? En prononçant ces paroles, je
regardais avec affection l’homme qui mettait ses
dernières forces à chercher un passage entre la poésie
et la pensée. J’étais sur le point de lui avouer
que je me méfiais de mon métier ; et que même je
gardais rancune à mes connaissances de se montrer
impuissantes devant un cas comme le sien. Mais il
ne me laissa pas le temps de mettre une parole
d’amertume à l’abri d’une idée généreuse. Depuis
un moment ses yeux me disaient qu’il n’était pas là
pour m’écouter. J’avais fait mine de me lever sans
arracher une lueur à ce regard devenu froid comme
un marteau de porte. M’étant mis sur mes pieds à
la dernière pensée qui m’était venue, je m’apprêtais
à donner en souriant la tournure d’un adieu ; quand
la rapidité de son action m’immobilisa entre ma
chaise et mon chapeau. Avec une agilité surprenante,
il s’était levé, et, prenant appui sur le dossier
de son siège, il l’emportait avec lui comme une
béquille improvisée vers le côté caché de son appartement.
Quand il revint vers moi, je vis qu’il tenait
à la main une lampe de forme étrange et que j’eus
tout le loisir d’examiner car, après l’avoir posée
sur la table, il se détourna pour fouiller longuement
dans le tiroir d’un chiffonnier qu’il avait à
sa droite.
Je regardais ce bibelot avec attention. Un trépied
d’argent élevait une douille pourvue d’une mêche
sous un manchon de cristal qu’une averse de pendentifs
bizarres environnait d’un tremblant abat-jour.
Ainsi l’huile brûlait dans une cheminée transparente
dont la base s’éloignait de la flamme pour
resserrer son orifice autour de la chaleur. En somme,
ce n’était pas une lampe, mais un petit réchaud
dont le foyer seul était visible, rougeoyant à travers
le verre en forme d’obus qui en tenait chaque rayon
prisonnier sous une breloque différente.
Pendant que Monsieur Sureau alignait devant lui
des ustensiles qu’il avait manipulés avec précaution,
regardant de plus près ce bizarre abat-jour, je vis
que les breloques qui le composaient reproduisaient
chacune une silhouette de quadrupède, d’insecte ou
d’oiseau. Je compris que c’était toutes leurs ombres
que j’avais vu transfigurer le réduit où j’avais glissé
un coup d’œil. À travers son feuillage de métal, la
lampe avait pavoisé l’atmosphère de ces coulisses
comme les objets déposés sur la table à son côté en
avaient sûrement élaboré l’odeur. Ma pensée n’allait
pas plus loin et, n’osant pas montrer ma curiosité
à mon malade et forcer, avec des bavardages,
l’empressement qu’il mettait à la satisfaire, je me
bornai à l’interroger sur cette bizarre parure, moins
pour obtenir une réponse que pour tromper mon
impatience en donnant une issue au besoin que
j’avais de le questionner.
— Il n’y a qu’une lampe pour tous les fumeurs,
me répondit-il sur un ton assez énigmatique, mais
chacun s’étend pour rêver dans l’ombre de la bête
qu’il veut…
— Vous avez besoin d’une lampe, lui demandai-je,
pour fumer ?
— Comme tout le monde, mon ami, quand c’est
de l’opium que je fume.
Dans un étui de corne qu’il venait d’ouvrir, il puisa
avec l’extrémité d’une aiguille une goutte d’opium
et la fit tourner quelques instants au-dessus de la
flamme. Il ne paraissait pas entendre les reproches
que je m’étais fait une loi de lui adresser, et ne
tendit l’oreille que lorsque je parlai du devoir que
j’avais, comme médecin et comme ami, de lui confisquer
tout son attirail. Ce surcroît d’attention ne
l’empêchait pas de surveiller l’extrémité de son
aiguille où le liquide brun crachait une perle, bouillait
soudain en changeant de couleur, se boursouflait
comme un petit beignet dont Monsieur Sureau,
par de légers coups contre le verre de la lampe,
régularisait les contours. Ensuite, tout en méditant
la réponse qu’il allait me faire, il replongeait la
pointe dans le pot de corne où la parcelle cuite
s’huilait d’un peu d’opium vierge ; et il ne fallut
pas moins de six allées et venues pour masser à
l’extrémité de l’aiguille un petit bouchon de pâte
auquel tant de pressions adroitement exercées contre
le verre de la lampe avaient conservé la forme d’un
cône : « Écoutez, me dit-il alors, je n’ai jamais eu
si besoin de vous… » Moi, je le regardais faire. Ses
gestes m’intéressaient plus que ses paroles. Ou bien
il le devina, ou bien il fut accaparé par la difficulté
de l’opération qui lui restait à accomplir, il se taisait.
Cependant sa bouche était encore parcourue
d’un tremblement convulsif. Il avait saisi une longue
pipe dont le fourneau était une boule de terre
très simplement perforée à sa partie supérieure.
Après l’avoir chauffée il fouilla cette ouverture avec
la pointe de l’aiguille et fit remonter très adroitement
celle-ci à travers son fardeau d’opium dont
la pipe allait rester coiffée comme d’un minuscule
cratère. Il tremblait, tout son corps brûlait d’exécuter
avec lui ce dernier acte, le plus absorbant de
tous ; on aurait dit que sa hâte parachevait à travers
lui le travail de la flamme qui avait préparé
le produit odorant. Je voyais l’effort de ses doigts
se peindre dans un mouvement de ses lèvres qui
semblaient repousser dans l’air des lèvres invisibles
et appuyer en pensée sur le petit cratère d’opium
que l’aiguille laissait derrière elle en se retirant.
« C’est pour que vous m’aidiez à m’en affranchir »,
me dit-il alors, « que je vous mets dans la confidence
de mon vice ». Et, comme je lui faisais part
de mon incrédulité, il poursuivit par une espèce
d’esprit de tricherie dont il était dupe tout le premier :
« Je me désintoxique de jour en jour en
fumant à la même heure des pipes de plus en plus
petites. À peine si je m’accorde une fois en passant
comme aujourd’hui, une ration supplémentaire. »