Iris et petite fumée/02-06

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GLM (p. 118-123).

CHAPITRE VI


Je ne sais plus par l’effet de quel hasard notre conversation tourna. Je crois me rappeler que Monsieur Sureau me parût soudain distrait et que, l’ayant ausculté, je lui trouvai le cœur un peu mou. D’une voix un peu sifflante, il me déclara qu’il avait froid ; puis il pâlit et précipitamment, par une pression énergique de son pouce et de son index sur la partie supérieure de son genou, immobilisa sa jambe gauche que venait de parcourir un tremblement convulsif. Je lui demandai ce qu’il avait, il ne me voyait plus. Puis, il cessa de répondre à mes questions ; et comme je me taisais en le regardant avec attention, il parût faire un grand effort sur lui-même et avec toutes les apparences d’une détermination subite qui n’allait pas sans le gêner beaucoup, me pria de lui dire quelle heure il était. Je n’avais pas eu le temps de regarder ma montre qu’il répondait à sa propre question : « Huit heures, dit-il ; allons, il est grand temps.
— Vous plaît-il, lui demandai-je, que je vous quitte ?
— Au contraire, me dit-il. Je vous prie de rester quelques instants encore auprès de moi. Le grand malade que je suis verra jusqu’à quel point vous êtes un médecin.
— Est-ce bien vous, le malade, lui répondis-je, et moi le médecin ? En prononçant ces paroles, je regardais avec affection l’homme qui mettait ses dernières forces à chercher un passage entre la poésie et la pensée. J’étais sur le point de lui avouer que je me méfiais de mon métier ; et que même je gardais rancune à mes connaissances de se montrer impuissantes devant un cas comme le sien. Mais il ne me laissa pas le temps de mettre une parole d’amertume à l’abri d’une idée généreuse. Depuis un moment ses yeux me disaient qu’il n’était pas là pour m’écouter. J’avais fait mine de me lever sans arracher une lueur à ce regard devenu froid comme un marteau de porte. M’étant mis sur mes pieds à la dernière pensée qui m’était venue, je m’apprêtais à donner en souriant la tournure d’un adieu ; quand la rapidité de son action m’immobilisa entre ma chaise et mon chapeau. Avec une agilité surprenante, il s’était levé, et, prenant appui sur le dossier de son siège, il l’emportait avec lui comme une béquille improvisée vers le côté caché de son appartement. Quand il revint vers moi, je vis qu’il tenait à la main une lampe de forme étrange et que j’eus tout le loisir d’examiner car, après l’avoir posée sur la table, il se détourna pour fouiller longuement dans le tiroir d’un chiffonnier qu’il avait à sa droite.
Je regardais ce bibelot avec attention. Un trépied d’argent élevait une douille pourvue d’une mêche sous un manchon de cristal qu’une averse de pendentifs bizarres environnait d’un tremblant abat-jour. Ainsi l’huile brûlait dans une cheminée transparente dont la base s’éloignait de la flamme pour resserrer son orifice autour de la chaleur. En somme, ce n’était pas une lampe, mais un petit réchaud dont le foyer seul était visible, rougeoyant à travers le verre en forme d’obus qui en tenait chaque rayon prisonnier sous une breloque différente.
Pendant que Monsieur Sureau alignait devant lui des ustensiles qu’il avait manipulés avec précaution, regardant de plus près ce bizarre abat-jour, je vis que les breloques qui le composaient reproduisaient chacune une silhouette de quadrupède, d’insecte ou d’oiseau. Je compris que c’était toutes leurs ombres que j’avais vu transfigurer le réduit où j’avais glissé un coup d’œil. À travers son feuillage de métal, la lampe avait pavoisé l’atmosphère de ces coulisses comme les objets déposés sur la table à son côté en avaient sûrement élaboré l’odeur. Ma pensée n’allait pas plus loin et, n’osant pas montrer ma curiosité à mon malade et forcer, avec des bavardages, l’empressement qu’il mettait à la satisfaire, je me bornai à l’interroger sur cette bizarre parure, moins pour obtenir une réponse que pour tromper mon impatience en donnant une issue au besoin que j’avais de le questionner.
— Il n’y a qu’une lampe pour tous les fumeurs, me répondit-il sur un ton assez énigmatique, mais chacun s’étend pour rêver dans l’ombre de la bête qu’il veut…
— Vous avez besoin d’une lampe, lui demandai-je, pour fumer ?
— Comme tout le monde, mon ami, quand c’est de l’opium que je fume.
Dans un étui de corne qu’il venait d’ouvrir, il puisa avec l’extrémité d’une aiguille une goutte d’opium et la fit tourner quelques instants au-dessus de la flamme. Il ne paraissait pas entendre les reproches que je m’étais fait une loi de lui adresser, et ne tendit l’oreille que lorsque je parlai du devoir que j’avais, comme médecin et comme ami, de lui confisquer tout son attirail. Ce surcroît d’attention ne l’empêchait pas de surveiller l’extrémité de son aiguille où le liquide brun crachait une perle, bouillait soudain en changeant de couleur, se boursouflait comme un petit beignet dont Monsieur Sureau, par de légers coups contre le verre de la lampe, régularisait les contours. Ensuite, tout en méditant la réponse qu’il allait me faire, il replongeait la pointe dans le pot de corne où la parcelle cuite s’huilait d’un peu d’opium vierge ; et il ne fallut pas moins de six allées et venues pour masser à l’extrémité de l’aiguille un petit bouchon de pâte auquel tant de pressions adroitement exercées contre le verre de la lampe avaient conservé la forme d’un cône : « Écoutez, me dit-il alors, je n’ai jamais eu si besoin de vous… » Moi, je le regardais faire. Ses gestes m’intéressaient plus que ses paroles. Ou bien il le devina, ou bien il fut accaparé par la difficulté de l’opération qui lui restait à accomplir, il se taisait. Cependant sa bouche était encore parcourue d’un tremblement convulsif. Il avait saisi une longue pipe dont le fourneau était une boule de terre très simplement perforée à sa partie supérieure. Après l’avoir chauffée il fouilla cette ouverture avec la pointe de l’aiguille et fit remonter très adroitement celle-ci à travers son fardeau d’opium dont la pipe allait rester coiffée comme d’un minuscule cratère. Il tremblait, tout son corps brûlait d’exécuter avec lui ce dernier acte, le plus absorbant de tous ; on aurait dit que sa hâte parachevait à travers lui le travail de la flamme qui avait préparé le produit odorant. Je voyais l’effort de ses doigts se peindre dans un mouvement de ses lèvres qui semblaient repousser dans l’air des lèvres invisibles et appuyer en pensée sur le petit cratère d’opium que l’aiguille laissait derrière elle en se retirant.


« C’est pour que vous m’aidiez à m’en affranchir », me dit-il alors, « que je vous mets dans la confidence de mon vice ». Et, comme je lui faisais part de mon incrédulité, il poursuivit par une espèce d’esprit de tricherie dont il était dupe tout le premier : « Je me désintoxique de jour en jour en fumant à la même heure des pipes de plus en plus petites. À peine si je m’accorde une fois en passant comme aujourd’hui, une ration supplémentaire. »