Iris et petite fumée/02-07
CHAPITRE VII
La main de Monsieur Sureau allait et venait, mobile
comme le vent, devant la veilleuse dont la
lueur inébranlable aurait fait reculer la mer. Le
geste de cuire la drogue étend un voile plus grand
que l’espace sur la vie des hommes qui vont fumer.
On dirait que quelque chose entre eux doit s’éteindre
pour alimenter la flamme d’une lampe qui
brille au-delà du souffle, dans des épaisseurs où
elle se recueille comme un oiseau ; et qu’il n’y a
dans leur défaillance commune que les feux de leurs
regards pour les rapprocher ; comme dans une louche
ruelle où le jour blesse les lumières en se retirant.
Les gestes de Monsieur Sureau m’avaient enfoncé
dans une ivresse dont sa parole ne pouvait que
provisoirement avoir raison, et qu’une complicité
soudaine des choses était seule capable de rendre à
la vie. Mais, dans les meubles de chêne noir qui
nous entouraient, je ne voyais encore que la tristesse
écœurée de l’homme qui les avait réunis, sa
main-mise de mourant sur une matière enfoncée
dans la mort. C’était bien l’endroit où tout l’espoir
de l’âme chantait vers l’inanimé ; et l’entrée authentique
d’un monde que la conscience avait créé pour
en donner l’ombre comme asile à sa tristesse infinie,
pour y limiter son ennui en le reposant sur la
forme invisible de l’immensité. Je regardais mon
malade : les yeux clos il savourait la vingtième
pipe. Quels sont les rêves de celui qui a gardé l’être
alors que la vie lui a été retirée ? Un hurlement de
révolte était pour toujours dans ses yeux parce qu’il
n’avait pas supporté l’idée que l’individu le plus
à plaindre du monde pouvait dire de lui : « le pauvre
homme ! »
Il y a une vérité si triste qu’elle briserait pour toujours
la voix d’une amoureuse. Si loin de tout qu’il
faut oublier que l’on est pour s’en inspirer ; et à sa
propre parole parler comme à un enfant si l’on veut
qu’elle réussisse à la proférer : Ah ! On dirait que
tout destin est tragique autour de l’individu qui
porte la clarté dans l’univers dont il désespère.
L’homme qui fumait devant moi s’était rendu davantage
le prisonnier de la matière pour que le ciel
soit son otage ; et je comprenais en le regardant
que je n’étais comme lui qu’une blessure faite
homme. Avec un zèle inlassable, la dernière nuit
que j’ai passée près de lui, je me suis efforcé de
le ramener, par des questions adroites, dans le cercle
des préoccupations intellectuelles qui sont communes
à tous les hommes. Mais à mes propos sur
l’âme ou sur l’esprit, il répondait rageusement ou
bien me déclarait avec une intolérable ironie que
le monde n’était que son amour : « le monde n’est
que mon amour, c’est-à-dire moi-même, et ma pensée
dont je serais absent si elle n’avait pas créé
l’être dont je suis la proie ».
Il faisait chaud. Sur l’invitation de mon malade,
j’endossai un kimono et m’étendis comme lui après
avoir disposé sous ma nuque un coussin de cuir,
dur comme du bois. Aussi vite que si ses lèvres
avaient été agitées par le désir d’achever une prière,
Monsieur Sureau égrenait des mots confus, mais
dont je ne tardai pas à saisir le fil. Il pensait à
Petite Fumée puisqu’il parlait d’amour, mais sa
voix était aussi basse que s’il y avait eu dans son
ombre une chaude tendresse de femme pour la
recueillir :
« Ta chair, disait-il, où s’élève la lumière de mon
cœur pour demeurer éblouie d’elle-même et pensive
comme un visage.
« Lumière pensive, ta nudité de femme…
« Mon corps dissipe son obscurité dans le tien. Si
ton éclat m’éloigne c’est avec les rayons de l’étoile
que j’avais dans le cœur. »
Une sorte de calme brûlant m’enveloppait. J’étais
le frère de quelqu’un qui dormait au fond de ce
que je voyais, l’innocence de celui que nos propos
auraient ému. De tout ce que disait mon malade,
il n’y avait que les silences qui s’adressaient à moi.
Sa parole n’était pas faite pour que je l’entende et
je n’étais là que pour donner le poids de la vie à
quelque chose qui touchait en elle son éloignement.
Sous le voile bleuâtre de la fumée qui l’enveloppait,
la vierge gothique dressée sur la cheminée prenait
une apparence singulière. La fermeté de ses contours
semblait menacer la porte qui lui faisait face
comme si elle avait traversé le bois léger du vantail
avec un regard qui avait le poids de la pierre.
Tout ce qui n’avait pas sa forme dans une pensée
me paraissait devenir invisible. Je regardais des lis
comme s’ils allaient s’envoler. Vivant, je sortais de
l’ombre un univers où je n’étais pas un corps mais
l’idée d’un corps. Dans les choses présentes je me
pénétrais de la transparence et surtout de la force
de cette idée comme si elle avait sur elles nourri
le pressentiment terrible d’un objet plus lourd que
le monde à faire enfin retomber sur moi. C’était une
chambre comme les autres, c’était la terre où la
beauté est la litière des vents, où ce qu’il y a de
plus clair languit sous le poids de la lumière :
« Tout est plus près de tout, disait Monsieur Sureau,
quand il n’y a plus que le corps d’une femme pour
éclairer son visage et que je ne peux même plus
concevoir ce que veut dire ailleurs… Mais ce qu’un
malade, ajoutait-il, aurait de mieux à faire, c’est
encore de mourir puisqu’il ne lui est pas possible
de personnifier son mal. »
À travers la fumée verdâtre qui remplissait la pièce,
il me sembla soudain que les yeux de mon malade
s’étaient agrandis ; la pensée bizarre qu’il devait
y voir la nuit attira soudain mon attention sur une
phosphorescence pâle comme une feuille d’acacia,
qui bougeait dans ses pupilles aussitôt que l’ombre
de l’abat-jour les avait touchées. Sans doute que
sous l’effet de l’opium l’attention que je portais à un
détail faisait la nuit derrière elle. Car la voix de
Monsieur Sureau devenait plus lointaine à mesure
que je le regardais, et sifflante comme un chuintement
d’oiseau dont la hauteur foisonnante d’un
arbre m’aurait séparé. On aurait dit que mon impression
avait été sensible avant moi au singulier
hasard qui, sur le visage du fumeur, plaquait l’ombre
protectrice d’une breloque en forme de chauve-souris.
Et maintenant que cette analogie s’imposait
à ma pensée, je la sentais prête à céder sous le
poids de réflexions plus inquiétantes que tous les objets visibles et invisibles m’avaient lentement
inspirées à force de partager mon attente avec moi.
Et cependant, pas plus que Monsieur Sureau, je
crois, je n’avais envie d’exprimer ma véritable pensée.
Et je le louais intérieurement de ne me dire
que ce qu’elle sous-entendait de positif et d’étroitement
conformé aux usages d’un esprit sérieux
comme le mien. Ces répliques de circonstance maintenaient
notre esprit ailleurs, dans un domaine que
la vie ne devait nous éclairer qu’en se déchirant.
À une question que je lui avais posée un peu
légèrement, il m’avait répondu : « Notre âme, c’est
ce qui nous tue. » Et puis, plus lentement et avec
un accent de regret : « Mon âme, c’est ce qui me
tue, mais qui étant moi, ne peut que se récrier
contre ma mort. »
C’est l’imminence du sort, ajoutait-il, sur un jeu
de cartes étalé, l’astre d’un espace sentimental… »
Il s’était interrompu.
« Un espace que la vie dévêt dans notre cœur de
la diversité apportée par les ans.
« Comment ne serait-on pas la bête noire de cette
clarté avec le corps qu’on a ramassé dans une flaque
de sang. »
Il reprenait :
« L’âme n’est que son passage, le seul lieu du
monde où l’on puisse toucher de la main son absence.
Elle est le nom divin de l’absence… »
Je devais me reprocher par la suite d’avoir introduit
dans notre conversation ce mot vide de sens.
Alors que je me serais interdit de l’écrire à cause
de sa faiblesse, je le répétais avec complaisance
depuis que je m’étais aperçu qu’il pesait d’un poids
terrible sur les impressions de Monsieur Sureau.
J’espérais qu’il arracherait quelque vérité ou quelque
aveu à l’homme qui tremblait en l’entendant
et paraissait ensuite s’efforcer en vain de le répéter
en agitant les bras et les épaules dans une impuissance
convulsive qui le faisait ressembler à un
oiseau frappé par une pierre dans un arbre qui le
tient par ses ailes. Je ne savais pas que la vérité
naît les yeux fermés et qu’il ne faut pas aller à sa
recherche avec un esprit qui n’est pas né d’elle.
Et cependant, un vertige s’empara de moi quand,
faisant un gros effort, Monsieur Sureau articula en
me regardant pesamment : « Un corps n’est son
amour que nu et mis en crois. »
Une espèce de gémissement lui avait répondu. Sur
le satin bleu de mon kimono, je vis ma main se
crisper, faire le geste de saisir. Dans la pièce voisine
un craquement s’était fait entendre, l’ébranlement
d’une personne lourde comme un meuble qui marcherait
avec précaution. Le souvenir des lingeries
féminines que j’avais aperçues se mêlait à cette
impression de terreur qui devint beaucoup plus
grande encore quand les yeux levés sur le visage de
Monsieur Sureau, je vis que l’épouvante n’allait pas
jusqu’à lui. L’homme étendu devant moi ne savait
pas ce que c’était que la peur. Il n’y avait pas de
place sur ses joues pour un frisson, ses lèvres
étaient plus froides que ses dents. Avec la double
ombre noire que la breloque d’argent plaquait sur
sa face figée, il chassait de mon souvenir toutes les
paroles que sa ressemblance avec un homme aurait
pu m’inspirer ; et je devais lutter de toutes mes
forces pour arrêter sur le chemin de mes lèvres un
mot qui voulait régner sur le silence ténébreux de
la drogue que je respirais ; et que je me répétais
mentalement avec le même trouble que si je l’avais
prononcé pour la première fois : « Ce n’est pas un
homme, me disais-je, c’est un vampire. » Alors il
m’est venu un peu de courage et je l’ai interrogé
au hasard. Il me semblait qu’il détruisait avec son
silence quelque chose de très précieux dont je
n’étais qu’un reflet. Avec une lenteur calculée, il
me répondait :
« On ne sait pas qu’on a sa vie dans le cœur, on
est dans les années : on va d’amour en amour
comme si on avait un corps à cacher…
« Mais celui qui a voulu que l’idée de son corps
ne fasse qu’un avec l’idée du supplice, qui ne porte
pas sa croix, qui est sa propre croix…
« Dans certaines paroles il reconnaît le son de la
voix qui l’a chassé, mais pas dans les paroles des
autres, dans les siennes :
« Un homme, continua-t-il, que chaque jour éloignerait
de l’amour qu’il a dans le cœur, mais en
l’approchant de l’amour.
« Un individu qui, né de la femme, irait vers ce
qui créa cette femme… »
Tremblant dans un souffle, je demandai :
« Est-ce Dieu qui créa cette femme ?
— Dieu, me répondit-il en éclatant de rire, dans
la mesure où le premier venu a le devoir de prendre
ce nom. »