Iroquoisie/Tome I/01

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 9-20).


CHAPITRE PREMIER


(1534)

Le quatorze juillet 1534, à l’aube, deux petits navires quittent le hâvre de l’Île Percée où ils relâchent depuis deux jours ; ils se hasardent en pleine mer dans la direction de la pointe ultime qui termine là-bas la Gaspésie. Au moment de la doubler, ils reçoivent de front les coups de boutoir des rafales du nord et disparaissent dans le brouillard. Pivotant vite sur eux-mêmes, ils trouvent un refuge dans la baie de Gaspé. Pendant deux jours, ils y demeurent blottis à l’entrée. Puis le vent tourne encore un peu, il les atteint et l’un des deux perd son ancre. Cédant devant la tempête, ils courent dans un large et long couloir dominé par des hauteurs bleuâtres. Ils ne cargueront leurs voiles qu’au fond dans un bassin bien protégé. Ils y resteront mouillés cinq jours.

Capitaines et matelots scrutent ces rivages inconnus. Ils voient sur la grève des indigènes, une vingtaine de femmes, des hommes, des enfants. Ces êtres hâlent des rets de fils de chanvre lourds de maquereaux. Leur chevelure est rasée, sauf une touffe au sommet du crâne qui est longue comme une queue de cheval ; ils la portent d’ordinaire ramassée en toque et liée avec des courroies de cuir. La nuit, ils dorment sur le sol, sous des canots renversés. Sauf un brayet, ils sont nus ; mais parfois ils endossent un manteau de fourrures flottant. La chair du gibier ou du poisson, ils la dévorent mi-crue, car s’ils possèdent le feu, ils ne connaissent pas les ustensiles de métal qui faciliteraient une cuisson complète.

Au premier abord, ces sauvages sont nerveux, remplis de méfiance, de curiosité. Ils observent quelques matelots qui descendent sur la grève. Puis, soudain sautant dans leurs canots, ils s’approchent des goélettes, les abordent, se hissent à bord, examinent tout avec soin. Les Français leur donnent des couteaux à lame de fer, des grains de verroterie. Les visiteurs sont si contents qu’ils dansent et chantent dans leurs embarcations.

Indiens et Européens se découvrent. L’homme néolithique se trouve soudain placé en face de l’homme de l’époque du fer. À une date mal déterminée des âges révolus, le premier, saisi d’une folie de migration, a quitté son habitat primitif. Dans sa pirogue, armé de son arc, de sa lance, de sa hache de pierre, muni du feu sacré dont il vient de découvrir les secrets, il descend ou remonte les rivières, il affronte les océans, il arpente les continents, laissant ici et là sur sa route des groupes qui enfoncent des racines, s’accroissent, forment vite des tribus puis des peuples. Mais il a atteint avant son départ tout le développement mental dont il est capable ; il promène partout son âme dure, cruelle, son intelligence fruste, son nomadisme invétéré.

La race que les Français viennent de découvrir a conservé des coutumes de l’âge paléolithique ; elle se peint le corps et la figure de couleurs vives comme le vermillon, le noir. De tous les métaux, elle ne connaît un peu que le cuivre. Elle se sert de la hache de pierre. Elle sait tisser des cordages rugueux, ouvrer l’ortie, le chanvre, la fibre de l’arbre. Dans la construction de ses habitations, elle n’emploie que les branches et l’écorce. Elle moule des poteries qui ne manquent pas d’élégance. Elle cultive le sol, mais ne s’attache en particulier qu’à quelques produits : le maïs, la citrouille, le tournesol. Elle n’a pas domestiqué d’animal. La roue, l’écriture lui sont inconnues. Parfois cependant, elle trace des dessins crus sur des arbres, des morceaux de bois, et ces hiéroglyphes ont une signification conventionnelle.

Placé en face de l’homme primitif, l’homme évolué ne le reconnaît plus. L’un et l’autre ont oublié qu’ils descendaient d’un ancêtre commun. « Cette gent écrit Jacques Cartier, se peut nommer sauvage, car c’est la plus pauvre gence qu’il puisse être au monde… »[1]

Les Français montent dans la barque qui est attachée au navire et ils vont aborder parmi les Indiens. Ceux-ci se réjouissent. Se divisant en deux ou trois groupes, ils chantent et dansent. Par méfiance, les femmes, sauf deux ou trois, ont fui dans la forêt. À celles qui sont présentes, Jacques Cartier distribue des peignes et des clochettes d’étain. Les Indiens rappellent toutes les autres ; elles accourent, entourent le capitaine, reçoivent des cadeaux à tour de rôle. Et, comme les premières, en guise de remerciement, elles lui caressent les bras et la poitrine. Elles dansent ensuite et chantent plusieurs chansons.

Ces sauvages n’habitent pas ici. Chaque été, ils viennent à Gaspé pêcher le maquereau. Ils apportent du maïs, de la farine de maïs, ils en fabriquent du pain. Ils font sécher des prunes, des fruits sauvages. Ils se nourrissent aussi de pois, de fèves, qui croissent au hasard. Ils n’emploient pas le sel.

Jacques Cartier plante une croix. Puis les Français reviennent à leurs navires. Un canot les suit bientôt. C’est le chef de ces Indiens qui le monte, avec ses trois fils et son frère. Il prononce une harangue, il indique la croix érigée là-bas. On imagine qu’il réclame la possession de cette terre. Les Européens conçoivent un plan : ils tendent au chef une hache de fer, lui indiquent qu’ils sont disposés à l’échanger pour la peau d’ours noir qui lui pend sur les épaules. Le canot se rapproche pour le troc. Un matelot en saisit soudain le rebord ; puis deux ou trois de ses compagnons sautent dans l’embarcation. Ils obligent alors les Indiens à monter à bord où ils les gardent comme des prisonniers. Chacun les rassure par signes, leur apporte à boire et à manger, leur prodigue les marques d’affection. Toutefois Jacques Cartier a pris la décision de conduire en France deux des fils du chef. Il les oblige à quitter leurs haillons, à endosser des chemises, des habits, à se coiffer d’un bonnet rouge, à se passer même au col une chaîne de cuivre. Leurs compagnons doivent bientôt retourner à leur canot avec, pour consolation, une hachette et deux couteaux. Une trentaine d’hommes viendront tourner autour des bateaux ; mais c’est pour apporter du poisson et dire adieu à leurs compatriotes.

Soudain, les voiles se déploient le long des mâts ; les navires sortent du bassin. Stupéfaits, les Iroquois les regardent partir avec deux des leurs.


(1535)


Une année à peine s’est écoulée. Trois petits navires remontent maintenant le fleuve. Le même capitaine, Jacques Cartier, les conduit. Les deux Iroquois capturés à Gaspé sont à bord. L’un se nomme Don Agaya et l’autre, Taignoagny. Ils ont appris un peu de français.

Le Saint-Laurent est toujours l’immense cours d’eau de l’âge de pierre. Sur les rives, des forêts intouchées. La population qui s’y faufile est peu dense. Elle est mal armée pour la chasse ou la pêche : aussi le poisson abonde dans les eaux, le gibier à plumes dans l’air, le gibier à poil dans les bois. Morses, phoques, baleines, marsouins, s’ébattent à la vue. Toute la région est un habitat précieux pour ces peuplades primitives qui ne peuvent subsister qu’au milieu de l’abondance. Les deux Indiens la connaissent bien. Ils fournissent des renseignements à mesure que les bateaux avancent. Ce fleuve se nomme Hochelaga. Le royaume que l’on frôle au nord est celui du Saguenay ; les Iroquois y viennent souvent, quatre de leurs canots débouchent maintenant de la rivière. Le royaume voisin est celui de Canada dont la frontière orientale touche la Grosse Île, dont la frontière occidentale passe à un endroit mal déterminé entre les Trois-Rivières et Québec. Plus loin commence le puissant pays d’Hochelaga.

La flottille atteint l’île d’Orléans. La scène s’anime. Des pêcheurs ont reconnu Don Agaya et Taignoagny : la vaste tribu accourt dans ses esquifs d’écorce fine, les chefs y prononcent des harangues en face des navires d’où les écoutent des équipages penchés au-dessus de l’eau.

Cette tribu qui entreprend des expéditions maritimes de six à sept cents milles, fréquente le Saint-Laurent inférieur, habite-t-elle seule le royaume de Canada ? Jacques Cartier dit qu’« il y a plusieurs peuples, par villages non clos »[2] Plus loin, il écrira aussi qu’avant le Cap Diamant, il « y a quatre peuples et demourances, savoir : Ajoaste, Starnatam, Tailla, qui est sur une montagne, et Sitadin »[3]. La cinquième bourgade est Stadaconé. Donacona en est le grand chef. Cartier mentionnera aussi Agona, un chef des environs. Après être revenu d’Hochelaga, il conversera en toute douceur et amitié, de même que ses compagnons, avec les tribus des alentours. Tous circuleront amicalement parmi elles. Les habitants de Stadaconé cessant de venir aux navires, la population de Sitadin continuera ses visites aux Français. Une carte dessinée après 1535 portera le nom de Sitadin. Radisson racontera qu’il y avait autrefois un village iroquois aux chutes Montmorency.

Don Agaya, Taignoagny, la tribu dont ils font partie, s’opposent au projet de voyage de Jacques Cartier à Hochelaga. Toujours, les tribus d’aval veulent garder pour elles les découvreurs et leurs largesses. En 1613, la même aventure arrivera à Champlain sur l’Outaouais. Les Français remontent le fleuve sans guides. Une forte population fourmille sur ses bords. « Pareillement, écrit Jacques Cartier, nous trouvâmes grand nombre de maisons sur la rive dudit fleuve, lesquelles sont habitées de gens qui font grande pêcherie de tous bons poissons, selon les saisons… »[4] C’est à Portneuf que se trouve « la demourance du peuple de Tequenonday et de Hochelay, lequel Tequenonday est sur une montagne, et l’autre en un plein pays »[5] Achelay ou Hochelay indiquent les rapides du Richelieu. Ces deux noms introduisent une confusion dans le récit. Quand Cartier passe pour la première fois, il y rencontre « un grand seigneur du pays, lequel fit grand sermon… » ; ce potentat voyage avec nombreuse escorte ; il veut donner deux enfants au capitaine ; celui-ci n’accepte que le plus âgé, une petite fille. Le même chef, accompagné cette fois-là de sa femme, rendra plus tard visite aux Français à leurs navires. Cartier lui décernera à cette occasion le titre de « seigneur de la ville de Hagouchonda ». Il le rencontrera de nouveau, il lui parlera en 1540, mais en le qualifiant cette fois du titre de seigneur d’Hochelay. Mais chaque fois, il s’agit du même personnage car l’auteur rappelle toujours la donation de la fillette. Aussi la récente découverte de l’emplacement d’une bourgade iroquoise entre Berthier et Lanoraie a conduit les archéologues à affirmer qu’il s’agissait d’Hagouchonda. La théorie est fort plausible.

Aux Trois-Rivières n’existe alors aucune bourgade. Après avoir dépassé le lac Saint-Pierre, le fleuve paraît habité jusqu’à l’île de Montréal. Cartier écrira la phrase suivante : « Durant lequel temps et chemin faisant, trouvâmes plusieurs gens du pays, qui nous apportaient du poisson… »[6] À l’île, plus de mille Indiens accourent au rivage. À elle seule la puissante bourgade d’Hochelaga contient peut-être trois mille cinq cents Indiens en ses cinquante cabanes d’écorce d’orme.

En 1540, Roberval et Cartier retrouveront à peu près les mêmes Indiens. Mais le second ne dira pas un mot d’Hochelaga qu’il a décrite avec tant de précision dans son premier récit. Par contre, il fournira d’autres détails sur la population de l’île. Le onze septembre, il atteindra le premier rapide, « qui est à deux lieues de la ville de Tutonaguy ». Incapable de remonter ce sault trop violent, il avancera sur la rive, à pied, comme le fera plus tard Champlain. Il rencontrera un premier groupe d’indiens qui lui fera bon accueil et lui donnera des gens disposés à le conduire plus loin. Continuant sa route avec des guides, il atteindra un second hameau qui est au-dessus du second sault. Toutefois la distance entre le premier et le second n’est pas grande, puisque les voyageurs y arrivent le même jour et qu’ils ont faim, ne s’étant rien mis sous la dent depuis le matin. Au retour, les Français trouvent quatre cents personnes au premier hameau. Cartier désire voir, en redescendant le fleuve, le seigneur d’Hagouchonda avec qui il a laissé deux Français ; mais celui-ci s’est rendu dans une autre bourgade nommée Maisouna.

Voilà les noms des villages qui passeront à l’histoire et dont les cartographes se serviront : Stadacone, Sitadin, Tequenonday, Tutonaguy, Maisouna, Hochelaga, Hagouchonda, Hochelay.

À quelle race appartiennent les indigènes de la vallée du Saint-Laurent ? Et tout d’abord, sont-ils de même race ? Cartier n’écrira jamais que deux ou trois lignes qui soient de nature à éclairer ce dernier problème. Parlant de la tribu d’Hochelaga, voici ce qu’il dit : « Tout ce dit peuple ne s’adonne qu’à labourage et pêcherie, pour vivre… ; et aussi qu’ils ne bougent de leur pays, et ne sont ambulatoires, comme ceux du Canada et du Saguenay ; nonobstant que lesdit Canadiens leur soient sujets, avec huit ou neuf autres peuples qui sont sur le dit fleuve »[7]. De ce passage, il faut retenir que huit ou neuf peuples, probablement des tribus, habitent les rives du Saint-Laurent ; que celui de Montréal est le plus puissant et qu’il domine les autres ; et qu’en plus, il est sédentaire, cultive le sol, tandis que les autres sont nomades, vivent de chasse et de pêche. Enfin, certains vivent dans des bourgades palissadées et certains dans des hameaux ouverts.

Ce peu de notations embarrasse les historiens. Une preuve linguistique existe à l’effet que les royaumes de Canada et d’Hochelaga sont iroquois. Elle est fondée sur deux vocabulaires que Jacques Cartier a dressés et qui s’intitulent de la façon suivante : « Langage de la terre nouvellement découverte nommée la Nouvelle-France » qui est de 1534 et « Ensuit le langage des pays et royaumes de Hochelaga et Canada, autrement dits la Nouvelle-France » qui est de 1535. Les meilleurs esprits acceptent ces pièces. Des tribus de race, d’origine, de langue iroquoises sont donc fixées en 1535 dans le bassin du Saint-Laurent.

La preuve que Stadaconé était une bourgade iroquoise est exclusivement linguistique. Cartier n’a pas laissé de description des hameaux de la région de Québec, il n’a parlé ni des habitations, ni des fortifications ; et les cérémonies auxquelles il a assisté ne fournissent pas d’indice. Roberval et Jean Alphonse diront clairement quelques années plus tard que les Indiens rencontrés au Cap Rouge sont nomades, qu’ils « vivent ès-bois parce qu’ils n’ont lieu certain ; car ils ne font que courir d’une terre à l’autre »[8].

Quant aux groupes établis entre Montréal et Québec, leur nationalité iroquoise n’est prouvée que d’une façon bien générale par la preuve linguistique qui s’applique à Stadaconé. Sauf pour Hagouchonda. L’archéologie s’est ici prononcée sans hésitation. On ne saurait non plus souhaiter un témoignage plus probant. Les innombrables articles que les chercheurs ont découverts dans le sable portent leur révélation.

Pour Hochelaga, les preuves archéologiques sont assez pauvres. Des doutes se sont élevés sur l’emplacement de cette bourgade. Les preuves linguistiques sont bonnes. Mais la description des palissades et des cabanes, la description des cérémonies qui accueillent le visiteur, constituent le témoignage le plus sûr qu’il soit possible de trouver. Non seulement, elles cadrent dans tous leurs détails avec celles que feront plus tard Champlain et Sagard, mais elles leur fournissent des modèles d’une précision irrécusable. Bien plus, il existe un parallélisme déconcertant entre l’arrivée de Jacques Cartier à Hochelaga en 1535, et l’arrivée du père Simon Le Moine, — Ondessonk, — à Onnontaé, capitale de l’Iroquoisie, en 1654 On dirait que les deux passages ont été calqués l’un sur l’autre. Le lecteur a l’impression que la vie s’est subitement arrêtée, comme une eau qui devient stagnante, pour réfléchir deux événements pareils à un siècle de distance. C’est la même forêt parmi laquelle cheminent les visiteurs ; ce sont les mêmes ambassadeurs qui viennent les attendre à la même distance de la ville ; ce sont les mêmes discours de bienvenue, la même halte dans la marche ; ce sont les mêmes sentiers qui aboutissent dans les mêmes vastes champs de maïs et de citrouilles ; ce sont les mêmes palissades, les mêmes cabanes d’écorce d’orme, les mêmes approvisionnements. Cartier n’a pu inventer, avec un tel luxe de détails, une scène aussi particulière que celle-là. Pour la rendre avec un tel bonheur d’expression, il l’avait vue.

Aucun archéologue cependant n’a trouvé dans la province de Québec, si ce n’est à Hagouchonda, les débris abondants et bien caractérisés qui marquent de si nombreux emplacements dans l’ancienne Iroquoisie, la Huronie, le pays des Neutres. Ce fait indiquerait que le séjour des Iroquois sur la rive du Saint-Laurent a été bref.

Diamond Jenness a présenté la dernière théorie relative à la présence des Iroquois dans la Nouvelle-France. Vers l’an 1200, poussés par des nations plus puissantes, ils auraient quitté la vallée du Mississipi et la rivière Ohio, après avoir appris la culture du maïs. Remontant dans la direction du nord-est, ils auraient atteint la rivière Détroit. Là, ils se seraient divisés en deux groupes : l’un aurait suivi la rive sud pour forcer l’entrée des territoires où habiteront bientôt les Ériés, les Iroquois proprement dits, les Andastes. Après avoir traversé le fleuve, le second groupe aurait suivi la rive nord, pénétré largement dans l’Ontario, puis ensuite dans le Québec. Cartier serait venu dans la Nouvelle-France au moment précis où cette pénétration avait trouvé sa plus grande profondeur. Très récente alors, celle-ci aurait été éphémère.

Nombre d’historiens ont présenté des conjectures sur l’identité des Iroquois du Québec. Formaient-ils une, deux, trois tribus distinctes qui ont péri et dont les restes se seraient incorporés dans d’autres tribus plus puissantes ? Les a-t-on découverts longtemps après leur fuite sous le nom de Tuscaroras ? Étaient-ils des Hurons ? Ou bien des Iroquets ? Est-ce la Confédération iroquoise, ou bien des tribus de la Confédération, ou bien les Agniers qui ont habité les rives du Saint-Laurent et qui en ont été chassés ?

Les solutions fourmillent, les conjectures abondent. Chacune apporte une version différente avec preuves ou semblants de preuves. Les examiner toutes exigerait un volume. Et avec la quasi-certitude d’aboutir à un résultat illusoire. Tout d’abord, les traditions indiennes n’ont pas assez de solidité pour fournir un fondement historique inattaquable. Des missionnaires qui en ont recueilli ont mis eux-mêmes les historiens en garde. Les fouilles archéologiques ne sont pas assez avancées ; elles progressent péniblement et sont parfois incapables de lire dans leurs reliques muettes les réponses qu’on leur demande. La linguistique offre parfois quelques précisions. Toutefois, les tribus iroquoises ont été nombreuses, toutes parlaient des dialectes finement nuancés de la même langue, on connaît très mal ou l’on ne connaît pas du tout les dialectes de quelques unes.

En plus des Hurons de la baie Géorgienne, plus d’une tribu, par exemple, peut à ce moment, parler le huron, tout comme plusieurs tribus se servaient de l’iroquois. En un mot, des éléments manquent et avec eux la certitude finale et absolue.

Toutefois, il faut rappeler que les Français qui ont habité la Nouvelle-France durant la première période, auront leur thèse à eux. Elle s’établit assez tôt. Elle a probablement ses origines dans les récits des premiers coloniaux, — Champlain, Pont-Gravé, Brûlé, etc. — qui ont connu des Indiens qui étaient nés en 1550 et même antérieurement et qui avaient assisté à l’expulsion des Iroquois du Saint-Laurent par les Algonquins. Elle s’exprime sous des formes diverses dans de nombreux documents. En voici quelques-unes. Sagard habite, par exemple, pendant quelques semaines, la Thébaïde qu’est le premier couvent franciscain de la rivière Saint-Charles ; il parle d’un emplacement situé sur le flanc de la colline et que l’on appelle encore en 1623 « le fort des Iroquois »[9]. Remontant le fleuve Saint-Laurent, de Québec aux Trois-Rivières, en 1634, le père Paul le Jeune écrira la brève notation suivante : « Les sauvages m’ont montré quelques endroits où les Iroquois ont autrefois cultivé la terre »[10]. Parlant des Iroquois et des Algonquins, les Relations diront ce qui suit : « C’est une chose pitoyable de voir périr devant nos yeux ces pauvres peuples (algonquins) à mesure qu’ils embrassent la foi… ; la maladie, la guerre et la famine sont les trois fléaux dont il a plu à Dieu de frapper nos néophytes… Cette maladie n’eut pas plutôt cessé, que la guerre, qui jusques alors leur avait été si avantageuse qu’ils s’étaient rendus maîtres du pays de leurs ennemis et les avaient battus partout, commença, et a continué depuis à leur être si funeste qu’ils ont perdu tous leurs meilleurs guerriers, ont été chassés de leur propre pays, et ne font plus maintenant autre chose que fuir la cruauté des Iroquois… »[11] Sœur Morin apporte un témoignage plus direct encore : « Ce qui soit dit à la louange des premiers habitants du Montréal méritèrent par leur valeur de passer tous unaniment pour bons soldats par les coups généreux qu’ils firent contre les ennemis, qui de leur part leur en voulais aussy, plus qu’aux autres terres habitées du Canada, à cause, disent-ils, que celles-ci leur appartient et que leurs ancêtres y ont toujours demeuré comme en leur habitation de choix et d’élection. »[12] Et ce témoignage ne manque pas de valeur, car des Iroquois étaient souvent soignés à l’hôpital et c’est pour ainsi dire leurs paroles qui sont rapportées. Nombre de passages confirment ces vues. Et la conviction collective s’exprima plus tard dans le mémoire de La Chesnaye où se trouve le passage suivant : « C’était une tradition qu’ils (les Algonquins) avaient chassé les Iroquois dudit lieu de Québec et des environs où était autrefois leur demeure. L’on nous montrait leurs bourgades et leurs villages couverts de bois (envahis par la forêt) ; et à présent que les terres sont en valeur par le défrichement, les laboureurs y trouvent des outils, haches et couteaux de leur ancienne façon Il faut croire que les Algonquins étaient bien alors les maîtres des Iroquois puisqu’ils les ont obligés de se transplanter si loin. Personne n’a pu me dire rien de certain de l’origine de cette guerre ; mais elle s’est toujours faite bien plus cruelle entre ces deux nations qu’entre les Iroquois et les Hurons qui parlent même langue ou à peu près. L’on a seulement su que les Iroquois ont commencé les premiers à brûler (leurs prisonniers), importunés de leurs ennemis qui venaient leur casser la tête, lorsqu’ils travaillaient dans leurs déserts (champs), ils s’imaginaient que de si cruels tourments leur donneraient du relâche »[13].

Encore une fois des derniers voyages de Cartier et de Roberval jusqu’en 1600, il ne s’écoule que soixante ans ; des témoins oculaires de tous les événements de cette période subsistent encore. La tradition française peut plonger ses racines dans des mémoires vivantes. D’autant plus que les premiers événements militaires auxquels assistent les Français qui ont écrit, que les régions occupées par les combattants, que toutes les dispositions topographiques des tribus, la confirment en tous points.

Il faut ensuite se hâter de proclamer son ignorance et ses incertitudes. Les voyages de Jacques Cartier et de Roberval n’ont été que de brefs coups de réflecteurs sur un pays qui est resté baigné par la nuit. D’immenses régions sont demeurées dans le noir. Ainsi les tribus algonquines habitent certainement en 1535 des territoires situés entre les bourgades iroquoises, ou derrière elles, ou sur leurs flancs. Il le faut puisque très prochainement, elles détruiront ou chasseront les Iroquois. Mais aucun document n’en parle.


  1. H. P. Biggar — The voyages of Jacques Cartier, p. 61.
  2. H. P. Biggar — The voyages of Jacques Cartier, p. 194.
  3. Idem, p. 196.
  4. Idem p. 142.
  5. H. P. Biggar — The voyages of Jacques Cartier, p. 197.
  6. Idem, p. 149.
  7. H. P. Biggar — The voyages of Jacques Cartier, p. 161.
  8. H. P. Biggar — The voyages of Jacques Cartier, p. 296.
  9. Gabriel Sagard, Histoire du Canada et voyages que les frères mineurs Récollets y ont faits pour la conversion des infidèles, Édition Tross, p. 272.
  10. Relations des Jésuites, édition de Québec, 1635-158.
  11. Idem, 1644-2.
  12. Sœur Morin, — Annales de l’Hôtel-Dieu de Montréal, p. 158.
  13. Collection de Manuscrits, v. 1, p. 253.