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Iroquoisie/Tome I/06

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 91-113).


CHAPITRE VI


(1626)

Pendant que la paix règne, en 1626, durant les mois d’automne, le père Joseph de la Roche d’Aillon continue les explorations de Champlain. En compagnie de Grenoble et de La Vallée, il quitte la Huronie et visite la Nation du Pétun. Il descend ensuite chez les Neutres. Il y visite plusieurs hameaux « pour faire alliance et amitié avec eux, et pour les inviter de venir à la traite »[1]. Les Neutres habitent vingt-huit bourgades sans compter les hameaux qui ne comptent que sept ou huit cabanes. Fort belliqueux, ils sont en guerre avec dix-sept tribus. Un chef fameux est le roi incontesté du pays.

Le missionnaire se rend compte que les Neutres peuvent atteindre facilement les lieux de traite du Saint-Laurent en suivant le lac Ontario et le fleuve Saint-Laurent. Cette route serait directe et courte. Les Neutres ne semblent pas, ou ne veulent pas la connaître. Yroquet, qui vient à la chasse et récolte vite cinq cents peaux de castor, ne veut pas révéler la location d’une mystérieuse rivière des Iroquois, qui est probablement la rivière Niagara.

Les Hurons prennent vite ombrage des agissements du Père d’Aillon. La traite des fourrures se concentre entre leurs mains. Ils servent d’intermédiaires aux Neutres pour leur commerce extérieur, vendant leurs produits, et leur apportant les marchandises de l’extérieur. Ils sont aussi les intermédiaires de la Nation du Pétun, achetant leur tabac et le revendant à meilleur prix. Ils accumulent ainsi les bénéfices par la multiplication des opérations commerciales. Alors, ils sont opposés à fond à la mission du père d’Aillon. Si les Neutres se rendent eux-mêmes en Nouvelle-France, les Hurons perdront bonne partie de leurs profits. Bien plus, les Neutres pourraient s’arroger peu à peu la profession d’intermédiaires. Alors, les Hurons réagissent avec férocité. Ils répandent les pires calomnies contre les Français. Ils les accusent de tous les crimes, d’être en particulier des sorciers, des empoisonneurs, des incendiaires. Le père d’Aillon est maltraité, volé, presque assommé. Grenoble vient de la Huronie pour le ramener ; la rumeur s’est répandue qu’il était mort. Ainsi se défendent avec ruse et énergie les commerçants de la Huronie.

Toutefois, les Neutres ont moins de raisons que les Hurons à chercher des bénéfices dans la traite, le commerce, les longs voyages difficiles à travers les rapides, les chutes, les portages, la forêt. Ils habitent les territoires les plus fertiles et les plus productifs qui soient. Le pétun s’y cultive sur une large échelle. Le gibier y abonde : cerfs, dindons sauvages, orignaux, chats sauvages, écureuils noirs y produisent de belles fourrures. C’est une tribu qui subsiste facilement, agréablement. « … On devrait plutôt s’y habituer qu’ailleurs », et surtout que dans la Huronie nordique, pense le missionnaire. La traite pourrait aussi s’y organiser plus facilement. En dix jours au lieu de trente, les flottilles atteindraient les postes de traite ; malheureusement, les Neutres ne connaissent pas la navigation.

Les Neutres « assistent les Cheveux relevés contre la Nation du feu, desquels ils sont ennemis mortels » dit le missionnaire. Et il ajoute encore qu’aux foyers des Neutres s’assoient en paix les Iroquois et les Hurons ; ils y mangent parfois ensemble ; mais en dehors du pays, ils se font la guerre « sans qu’on ait encore pu trouver moyen de les réconcilier et mettre en paix, leur inimitié étant de trop longue main enracinée et fomentée par les jeunes hommes de l’une et l’autre nation, qui ne demandent qu’à se faire valoir dans l’exercice des armes et de la guerre pour la patrie… »[2]


(1626)

La Coalition laurentienne est placée en face d’un ennemi invétéré : la Confédération iroquoise. Doit-elle s’allier à tout peuple qui combat cet ennemi, lorsque l’occasion est propice, comme en 1624, et l’abattre avec le concours de cet auxiliaire ? Car elle recevra alors des offres de paix de l’Iroquoisie et si elle les accepte, elle pourra demeurer pendant un temps en dehors du conflit et se reposer. Mais pendant ce temps-là les Iroquois pourront battre leur ennemi et se retourner ensuite contre elle avec des forces accrues et la conscience de leur force nouvelle. Machiavel n’aurait pas hésité : il aurait conseillé à la Coalition laurentienne de s’unir en n’importe quel temps à tout ennemi des Iroquois.

Le choix s’était posé en 1624 : les Algonquins auraient pu s’unir aux Mohicans et infliger aux Agniers des désastres graves. Toutefois, conduits par Champlain, mal informés peut-être, Algonquins et Hurons avaient accepté la paix. Deux années plus tard, en 1626, le même problème se pose de nouveau. Et dans les mêmes conditions. Les Agniers sont de nouveau en guerre, ou continuent à être en guerre avec les Mohicans. La coalition laurentienne peut se joindre à ces derniers et mettre hors de combat des ennemis qui entrent insensiblement dans une période d’expansion.

Le 22 juillet 1626, un canot arrive en effet à Québec ; il vient du Richelieu, peut-être de fort Orange. Les sauvages qui le montent apprennent à Champlain que les Agniers ont tué cinq Hollandais « qui par ci-devant avaient été leurs amis ». Voici ce qui s’était passé David van Krieckebeeck, commandant de Fort Orange, avait pris part, avec six de ses hommes, à une expédition de guerre des Mohicans contre les Agniers. Le choc s’était produit à une lieue de l’Hudson. Les ennemis avaient attaqué avec furie. Ils avaient lancé une grêle de flèches. Ils avaient forcé les Mohicans et les Hollandais à fuir. Ceux-ci s’étaient probablement servi d’armes à feu, mais sans effet. Dans la déroute, le commandant hollandais avait été tué de même que trois denses compatriotes. Le cadavre de l’un d’eux sera même mangé après avoir été convenablement rôti.[3]

Plus tard, Pieter Barentz rendra visite aux Agniers. Ceux-ci lui diront « qu’ils espèrent qu’on leur pardonnera cette action, parce qu’ils ne se sont jamais opposés aux blancs, et ils demandent pourquoi ceux-ci se sont mêlés de leurs affaires : autrement, ils n’auraient pas tué les Hollandais… » Un autre commis assume le commandement à Fort Orange ; la population civile craint une attaque des Agniers et elle est évacuée sur New-York. Il ne reste qu’une garnison de seize soldats. Pendant un temps les relations sont fort tendues. Enfin l’alliance des Hollandais avec les Mohicans signifie sans doute que les premiers reçoivent des seconds presque toutes les pelleteries qu’ils achètent au poste.

D’autre part, les Agniers ne remportent pas cette année-là une victoire complète. Ils souffrent même un revers éclatant. Un voyageur hollandais se rend en effet dans l’Iroquoisie orientale à la fin de l’année 1634 ; il revient au printemps de l’année 1635 ; à cinquante milles environ de Fort Orange, il découvre les restes d’une bourgade détruite et abandonnée ; ses guides lui expliquent qu’elle a été incendiée neuf ans plus tôt, soit en 1626 ; c’était le village le plus oriental de l’Iroquoisie, celui qui était le plus rapproché de l’Hudson. Il était probablement situé même en territoire mohican.

Champlain n’apprend pas tous ces détails quand le canot lui apporte des nouvelles en juillet 1626. Mais d’autres viendront plus tard. Durant l’hiver 1626-7, des Algonquins se rendent en effet chez les Mohicans. Ceux-ci les sollicitent vivement de se liguer avec eux contre les Agniers. Les Hollandais entreraient probablement dans la coalition. Peut-être même les Français pourraient-ils fournir leur assistance. Les Mohicans voient que l’occasion est belle de former une ligue puissante contre leurs ennemis ; l’Iroquoisie pourrait être refoulée à l’intérieur du continent et plus amplement affaiblie. Alors ils offrent à leurs visiteurs les bandes de grains de nacre qui symbolisent leurs propositions. Ces derniers pourront les transmettre aux chefs de leurs tribus respectives, le Réconcilié et les autres, afin de les induire à entrer dans la ligue, à dénoncer le traité de 1624, et à déclarer la guerre.

L’offre allèche la Coalition Laurentienne. Dans le cœur des Algonquins, la haine ancestrale jaillit. N’est-ce pas une occasion unique de porter un coup mortel aux tribus iroquoises ? Les colliers sont en conséquence offerts aux chefs montagnais qui prennent sans plus la résolution d’assembler leurs compatriotes, de convoquer les Algonquins et peut-être aussi les Hurons. Ils désirent former le plus tôt possible un gros détachement qui descendrait sur l’Hudson, s’unirait à un parti de guerre mohican pour prendre d’assaut les bourgades iroquoises.

Cependant, l’unanimité ne règne pas chez les Montagnais. Plusieurs d’entre eux ne favorisent ni une rupture avec l’Iroquoisie, ni une guerre dans des régions éloignées. La désunion se fait vite jour. Parmi les partisans de la paix se trouve Mahigan Aticq, l’ami de Champlain, un grand capitaine algonquin. Il ne veut prendre aucune décision sans consulter ce dernier. Il se rend donc à Québec et il lui explique les propositions des Mohicans. Les deux hommes discutent, ils supputent les conséquences d’une destruction des Iroquois.

Champlain n’hésite pas. Il ne saurait tolérer les négociations qui se poursuivent malgré le traité existant. Maintenir la paix à tout prix, voilà la décision qu’il prend. Il est atterré du fait que le Réconcilié et d’autres capitaines ont déjà accepté les présents des Mohicans : les accepter, c’est en même temps souscrire aux propositions dont ils sont le symbole. Ainsi le veut la diplomatie indienne. Comment a-t-on lancé la coalition laurentienne dans la guerre sans même lui en donner avis ? N’est-ce pas lui qui a dirigé les négociations qui ont amené la paix actuelle ? Son œuvre, de plus, a été bienfaisante : les tribus voyagent librement sur le Saint-Laurent et ses tributaires, elles chassent partout sans courir de dangers. Veulent-elles vraiment retomber dans tous les dangers anciens ? Rompre le traité, pense Champlain, c’est malice pure. Puis Montagnais et Français ont fait la promesse solennelle de n’attaquer jamais plus les Iroquois sans que ceux-ci aient fourni au préalable des sujets de plainte et une raison sérieuse de dénoncer le traité.

Champlain suppute aussi sans doute les résultats immédiats des nouvelles hostilités : la navigation de nouveau entravée, la chasse restreinte, la quantité des fourrures diminuée.

Alors il s’élève hardiment contre les fauteurs de la guerre. Si ceux-ci persévèrent dans leur dessein, il les traitera comme des ennemis ; il ne veut plus les voir à Québec. Et partout où il rencontrera des Iroquois, il les assistera comme des amis, il leur fournira même son assistance contre les Mohicans. Il n’aura plus à l’avenir aucune relation avec le Réconcilié, si celui-ci ne renvoie pas les présents qu’il a reçus. Et il ne peut les garder et en même temps ne pas conduire ses hommes à la guerre.

Mahigan-Aticq est du même sentiment. Il conseille à Champlain de se rendre immédiatement aux Trois-Rivières pour assister au grand conseil qui décidera de la paix ou de la guerre. Il n’y a pas une minute à perdre puisque les Algonquins parlent d’exécuter immédiatement un raid en Iroquoisie. même avant de se joindre aux Hollandais. Lui, Mahigan-Aticq, il peut y exposer les idées de Champlain, mais les Algonquins n’ajouteront pas foi en ses paroles.

Champlain obtient l’assistance imprévue d’un autre capitaine algonquin. Un beau jour il voit arriver le Réconcilié lui-même. Il le reçoit avec froideur et il lui témoigne son déplaisir. L’autre affirme qu’il n’est pas au courant de la négociation. Il part immédiatement pour les Trois-Rivières ; et, exécutant une prompte volte-face, il se déclare opposé à cette guerre, et il en réprouve aussi vertement l’idée qu’il l’avait prônée auparavant.

Champlain ne peut quitter Québec tout de suite. Il envoie son beau-frère, Eustache Boullé, accompagné d’un interprète. Celui-ci part de Québec le 9 mai 1627. Il arrive aux Trois-Rivières après le Réconcilié. Quand celui-ci a prononcé son discours, nombre d’Algonquins avaient déjà quitté la traite ; ils étaient retournés en leur pays dans le dessein bien arrêté d’aller en guerre à l’insu des Français. C’est un fait d’importance capitale et dont les conséquences se développeront bientôt.

Eustache Boullé assiste à d’autres délibérations. L’unanimité est loin de régner dans le conseil. La moitié des sauvages présents sont favorables à la guerre, les autres à la paix. Enfin, les Algonquins décident de n’adopter aucune résolution définitive tant que les navires français ne seront pas arrivés, tant aussi que les Indiens ne seront pas présents en plus grand nombre au lieu de traite. C’est cette décision que Eustache Boullé communique à Champlain le 21 mai au moment de son retour à Québec.

Une vingtaine de jours plus tard, Émery de Caën, grand maître de la Compagnie, arrive de France. Champlain le met au courant de la question en délibération parmi les Indiens : il lui demande d’exercer son influence en faveur de la paix. De Caën part pour les Trois-Rivières.

Soudain, un incident déjoue toutes les mesures. Un Algonquin du nom de Mecabo ou Martin, ami des Français, a un gendre qui s’appelle Nepagabiscou, ou comme disent les traitants, Tricatin. Ce dernier se fait le capitaine d’un groupe de sept Algonquins, qui, malgré parents et amis, partent pour la petite guerre contre les Iroquois. Ces dissidents atteignent le lac Champlain, rencontrent un canot monté par trois Iroquois sans défiance et ils les capturent. L’un des prisonniers réussit à s’échapper ; les deux autres sont conduits aux Trois-Rivières. Sagard décrit longuement, d’après les souvenirs de Frère Gervais, l’arrivée et le séjour de ces victimes. Ils ont déjà les ongles arrachés, ils ont subi des brûlures avec des cendres chaudes et la bastonnade. Maintenant, les prisonniers chantent pendant que les Algonquins dansent. Frère Gervais demande leur libération. Les Indiens répondent « qu’il n’y avait ni paix ni trêve entr’eux et les Iroquois, mais une guerre continuelle… » Ils ont décidé de les mettre à mort, mais plus tard, à la grande traite de Cap du Massacre, et devant toutes les tribus réunies. Et ils s’embarquent à cet effet quelques jours plus tard.

Ces Algonquins veulent ainsi forcer la main à la coalition laurentienne, à Champlain lui-même. Comme le dit l’annotateur du Mémoire de Perrot. « l’indépendance chez les sauvages de la Nouvelle-France était absolue en principe. Elle ne reconnaissait à aucune autorité le droit de lui assigner des limites. Chaque nation, et dans chaque nation, chaque bourgade, et dans chaque bourgade, chaque famille, et dans chaque famille, chaque individu, se considérait comme libre d’agir à sa guise, sans avoir jamais de compte à rendre à personne… Un assassinat était-il commis, une paix solennellement jurée avec une autre peuplade était-elle violée par le caprice d’un seul individu : il ne fallait pas songer à punir directement le coupable… »[4]

Les Français tentent donc de replâtrer cette paix déjà compromise. Émery de Caën s’y évertue : il remontre aux Algonquins leur peu de foi, leur manquement à la parole donnée. En désespoir de cause, il représente par écrit à Champlain l’urgence de venir lui-même. C’est le 14 juillet que celui-ci saute dans un canot, en compagnie de Mahigan-Aticq. Et quand il descend sur la plage à l’embouchure du Richelieu, il apprend que le Réconcilié a coupé les cordages qui liaient les prisonniers, disant qu’avant de les mettre à mort, il fallait obtenir l’opinion de Champlain et d’un conseil général des tribus. Après avoir écouté Émery de Caën, qui lui communique les dernières nouvelles, il rend visite aux deux Iroquois dont l’un a 26 ans, l’autre dix-sept, et qui sont tous deux hommes bien bâtis et robustes.

Quand le conseil s’ouvre, Champlain parle le premier. Ses paroles sont énergiques et droites. Les Algonquins, dit-il, ont commis une grande faute en laissant partir quelques guerriers ; ceux-ci ont commis une lâcheté en capturant des Iroquois qui se reposaient sur la foi des traités. Cet acte, tous les Algonquins peuvent le payer cher un jour à moins que tous ensemble, ils ne trouvent un remède. Le point difficile sera de persuader aux Iroquois que les Algonquins agissent maintenant de bonne foi. Autrefois, c’est Simon qui, alors qu’il avait la qualité d’ambassadeur, a tué un Iroquois ; maintenant, ce sont des Algonquins qui capturent et torturent deux Iroquois en pleine période de paix.

Champlain rappelle à l’assemblée les malheurs de la longue guerre qui sévit depuis 1570 : les canots qui ne pouvaient plus circuler sur le fleuve ; la pêche et la chasse qui ne pouvaient se pratiquer sans courir d’horribles dangers ; nomades nécessairement divises en petits groupes, ils étaient à la merci des partis ennemis. Leur existence n’était qu’une suite d’alarmes, de paniques, de malheurs ; incapables de vivre dans des bourgades fortifiées, ils étaient sans cesse exposés aux coups de l’ennemi.

Les Français, ajoute Champlain, n’ont aucun intérêt direct dans l’affaire. Guerre ou paix, peu leur importe. Toutefois, ils ont le souci du bien-être des Algonquins, des Hurons. C’est pourquoi, après avoir examiné l’état des affaires, ils donnent le conseil suivant : bien traiter les prisonniers, les renvoyer sans leur infliger aucune autre torture ; pour réparer la faute commise, recueillir des présents et les offrir aux bourgades d’où viennent ces prisonniers, comme le veut la coutume ; révéler aux Iroquois et répandre partout que ni les Capitaines, ni les Anciens n’ont autorisé l’expédition des jeunes fols qui se sont rendus au lac Champlain.

Le Gouverneur obtient l’adhésion du conseil à sa politique de paix. Et quelques capitaines lui ayant donné l’assistance de leurs harangues, résolution est prise de libérer les prisonniers. Le Réconcilié, deux autres chefs, les conduiront en leur pays ; ils apporteront des présents pour la réparation. Ou plutôt, pour garantir la vie de ces ambassadeurs, l’un des prisonniers iroquois demeurera en otage jusqu’à leur retour. Puis, comme les ambassadeurs demandent que des Français les accompagnent, et que plusieurs s’offrent pour le voyage, Champlain choisit Pierre Magnan.

Le 24 juillet, Le Réconcilié, deux autres capitaines, Pierre Magnan, l’un des prisonniers iroquois, quittent Cap du Massacre pour l’Iroquoisie. « Cet arrêt, dit Sagard, consola merveilleusement tous les sauvages portés à la paix »[5]. Ils espèrent que le traité ne sera pas rompu.

Cette ambassade court à un échec sanglant. Champlain laisse deux versions de l’affaire. La seconde lui paraît la plus probable. Le Réconcilié avait un ennemi mortel dans la personne d’un Algonquin de l’Île. Celui-ci aurait couru en Iroquoisie où il avait des parents ; se disant grand ami de la paix, il avait demandé à ses hôtes de ne placer aucune confiance dans les paroles du Réconcilié ; le voyage de celui-ci, disait-il, n’avait d’autre but que l’espionnage ; il voulait revenir plus tard à la tête d’un détachement de guerriers. C’est lui qui était l’auteur des mauvaises relations actuelles entre les deux tribus ; il avait tué deux Français à Québec en 1617. Alors les Iroquois auraient attendu les ambassadeurs. L’eau bouillait en une grande chaudière dans l’une de leurs cabanes. Les Algonquins y entrent avec Pierre Magnan. Ils s’assoient auprès du feu. Un Iroquois demande au Réconcilié s’il a faim ; sur sa réponse affirmative, ils lui coupent des lambeaux de chair sur les bras, les laissent un temps dans la chaudière, l’obligent à les manger ; ils répètent l’opération pour les cuisses et d’autres parties du corps. La mort survient bientôt. Pierre Magnan, le premier Français qui meurt sous l’effet des supplices en Iroquoisie, est brûlé avec des écorces et des tisons. Un Algonquin tente de fuir et il est assommé à coups de hache. Un autre est d’origine iroquoise, il a été capturé très jeune : les Iroquois l’épargnent.

D’après l’autre version, un groupe d’Algonquins de l’Île avait quitté les Trois-Rivières bien décidé à recommencer la guerre. Il s’était rendu au pays des Onnontagués et il en avait massacré cinq. Des Onnontagués se rendent ensuite au grand conseil convoqué pour étudier les propositions de l’ambassade algonquine ; ils arrivent furieux, et assomment à coups de hache les députés qui viennent du Canada.

Enfin, le jeune Iroquois gardé comme otage en Nouvelle-France, subit aussitôt les tortures ordinaires. Les Algonquins se servent avec rage contre lui de l’alène, du couteau et du feu.

Ainsi se termine la paix de 1624. Elle avait à peine duré trois ans. « Ces nouvelles, dit Champlain, nous apportèrent un grand déplaisir »[6]. Il n’a que bien peu de sympathie pour les victimes. Le Réconcilié avait tué deux Français à Québec en 1617 ; ce meurtre avait conduit Algonquins et Français sur le seuil de la guerre. Avant de passer en Nouvelle-France, Pierre Magnan avait assassiné un homme à coups de bâton près de Lisieux. Mais les Iroquois l’ont mis à mort lorsqu’il représentait la France ; son exécution est une insulte pour elle. « …Nous avions un légitime sujet de nous ressentir de telles cruautés barbares, exercées en notre endroit, et en la personne dudit Magnan », dit Champlain. La France doit être sensible à cette insulte ; en agissant autrement, on n’acquiert ni « honneur ni gloire parmi les peuples ». Les Indiens n’ont aucune estime pour les particuliers qui préfèrent « les biens et traite aux vies des hommes »[7]. Mais que peuvent faire les Français impuissants ? Cet incident demeure dans la mémoire de Champlain comme une pointe de flèche acérée. Mais vu les attaques de quelques individus algonquins, comment blâmer les Iroquois ?

Et c’est ainsi que la coalition laurentienne perd le bénéfice des deux politiques opposées qu’elle pouvait suivre. Celle de la guerre en ne s’unissant pas rapidement aux Mohicans pour battre les Iroquois dans une circonstance singulièrement favorable. Toutefois il faut se rendre compte que cette coalition est beaucoup plus difficile d’exécution qu’on ne peut le penser d’abord ; Mohicans et Algonquins vivent à des centaines de lieues les uns des autres ; il s’agit d’indiens qui ont toujours beaucoup de difficultés à concentrer leurs forces et à concerter leurs mouvements, qui sont instables, capricieux, sujets à toutes les humeurs. En second lieu, Algonquins et Hurons perdent le profit d’une profonde politique de paix, telle que la voulait Champlain. Ils commettent quelques actes de guerre qui ne peuvent produire qu’un résultat : irriter un vieil ennemi. Les Iroquois n’auraient probablement pas été insensibles à une abstention complète des Algonquins. Tout idéalistes qu’elles sont les idées de Champlain renferment beaucoup de sens pratique. La paix de 1624 pouvait avoir une carrière plus longue.


À partir de 1627, le grand courant commercial créé par Champlain est de nouveau menacé. Cette conséquence ne se manifestera pas tout de suite. Les Agniers ne remportent pas d’abord des succès décisifs. Ils sont trop faibles, semble-t-il. C’est en 1628 seulement que l’Iroquoisie et la Nouvelle-Hollande se souderont définitivement, que les deux pays deviendront voisins, qu’ils auront une frontière commune. Voici quelques témoignages. « Au commencement de cette année (1628) la guerre a éclaté près de Fort Orange entre les Mohicans et les Agniers ; ceux-ci ont battu et capturé les Mohicans ; ils en ont refoulé les restes qui se sont établis dans la région du Nord, sur la rivière Fresh, comme on l’appelle (la rivière Connecticutt), où ils ont commencé à cultiver le sol de nouveau ; et de cette façon la guerre s’est terminée »[8]. Voici maintenant un extrait de lettre : « Le commerce des fourrures est stagnant parce que la guerre règne de nouveau entre les Agniers et les Mohicans sur le cours supérieur de cette rivière. Les deux parties se sont rendues coupables de meurtres cruels. Les Mohicans ont fui : leurs terres sont inoccupées ; elles sont très fertiles et plaisantes. Il nous peine de n’y voir pas d’habitants et que les Honorables Directeurs ne donnent pas d’ordre pour l’occupation de ces territoires… »[9]

Cette fois la victoire des Agniers est complète et définitive. Ils peuvent accéder de plain-pied à Fort Orange. Ils ne redoutent plus, sur la rive gauche de l’Hudson, en face de la factorerie, la bourgade mohicane d’où peuvent sortir des guerriers pour harceler ceux qui viennent à la traite. À partir de 1628, les pelleteries échangées au comptoir hollandais proviennent sûrement des Iroquois, tandis qu’avant cette date, elles provenaient mi-partie des Mohicans mi-partie des Agniers. Le volume de la traite s’augmente. En 1624, le total était de cinq mille peaux contre six milles en 1625 ; en 1626, il passe à huit mille peaux ; l’année 1627 apporte une autre augmentation. En 1628, le chiffre est dix milles, et en 1632, il aura sauté à trente milles d’après les calculs les plus serrés. Ce dernier chiffre indique le développement subit de la traite aux mains des Agniers et des Iroquois.[10]

La jonction des Agniers et des Hollandais est d’une importance primordiale dans l’histoire de l’Amérique. Les premiers l’ont-ils voulue ? Ont-ils combattu pour l’obtenir ? Il semble bien que, non. Ils étaient trop faibles à ce moment. Provoqués par les Mohicans, ils se sont énergiquement défendus. Et ils ont chassé leurs ennemis de la lisière de terre qui les séparait de la Nouvelle-Hollande.

Bientôt découragés, les Mohicans vendront cette lisière à Van Rensselaer qui en fera la seigneurie de Rensselaerswyck ou s’élèvera bientôt Shenectady. Pour cette raison, l’Iroquoisie ne s’étendra jamais plus loin à l’est.


(1628)

L’année où l’Iroquoisie vient en contact direct avec la Nouvelle-Hollande est très importante dans l’histoire de l’Amérique.

Tout d’abord, Fort Orange devient par le fait même une grande rivale de Québec dans le commerce des pelleteries. La nation mohicane ne s’étendait pas en profondeur dans le continent ; les cinq tribus iroquoises, au contraire, s’échelonnent sur une longue ligne qui va de l’est à l’ouest et qui pénètre dans les territoires producteurs de fourrures ; elle atteint les Grands Lacs et ainsi les peuplades riveraines dont plusieurs vivent de chasse. Les riches convois descendent toujours de ces immenses réservoirs. Une seconde route commerciale, parallèle à celle du St-Laurent, se développera au sud. Et de cette dernière à la première auront tendance à se former continuellement des canaux de dérivation qui priveraient Québec d’une partie de ses produits. En 1628, les Hollandais ne le comprennent pas encore : ils sont fort indisposés contre les Agniers qui ont battu les Mohicans des alentours de Fort Orange, et ils le resteront pendant quelques années.

En second lieu, l’accès direct à Fort Orange est le dernier d’une série de facteurs qui vont favoriser le développement des Iroquois. C’est le plus important sans aucun doute. Encore en ce moment, ils ne se sont signalés d’aucune façon. Ils n’ont montré aucun talent supérieur si on les compare, soit aux Neutres, soit aux Ériés, soit aux Hurons, soit aux Algonquins soit même aux Mohicans. Aucune qualité fondamentale ne les a portés vers la puissance. Ils subsistent, maintiennent leur existence, mais avec peine. Leurs ennemis nombreux les tiennent en échec. Andastes au sud, coalition laurentienne au nord, Mohicans à l’est, les surveillent de près. Mais en devenant voisins des Hollandais, les Iroquois se mettent en mesure de récolter les bénéfices des relations commerciales avec les Européens ; et, ce qui est rare, sans en récolter en même temps les désavantages. Les tribus indiennes de la côte de l’Atlantique ou du St-Laurent, parmi lesquelles les blancs s’établissent depuis une trentaine d’années, seront vite contaminées, moralement et physiquement par le voisinage de ces derniers. Elles apprendront l’alcoolisme, par exemple ; elles deviennent tout de suite sujettes aux maladies et épidémies de l’Europe, grippe, variole, autres maladies des voies respiratoires. Puis le pays qu’elles habitent est tout de suite convoité par les colons ; ceux-ci examinent continuellement ces territoires rapprochés, couverts de magnifiques forêts, d’une fertilité prodigieuse. Ils veulent se les approprier très tôt ; leur présence chasse ou détruit le gibier ; très vite ces habitats passeront aux blancs, ou ne fourniront plus à la tribu de l’âge de pierre les moyens de subsister. Et de ces faits sortiront des conflits violents ou des déchéances sans nom. Par contre, les Iroquois touchent à une factorerie, mais construite sur le cours supérieur d’un fleuve, loin de la mer, très loin de la colonisation, à l’intérieur du continent dans une forêt vierge. Et l’Iroquoisie n’entoure pas le poste ; elle n’y touche que par son ultime pointe orientale ; la première bourgade est à quarante-cinq milles ; et les dix-huit à vingt autres sont largement espacées, à des distances de plus en plus considérables, la dernière est dans la région de Niagara. Ces Iroquois ne seront pas sur le chemin de la civilisation ou de la culture avant une couple de siècles. Bien plus, les Hollandais, gens placides, n’ont pas le goût de l’exploration et ne visiteront même pas l’Iroquoisie en entier. Alors ces indigènes seront abandonnés à eux-mêmes ; la rareté des contacts, de même que le climat plus doux, seront des obstacles suffisants aux épidémies. Ils resteront un peuple de l’intérieur ; mais en obtenant tout ce que les peuples de l’intérieur ne se procurent que bien difficilement, les marchandises européennes et les armes à feu, plus tard.

L’habitat des Iroquois s’étend ensuite sur des territoires dont la position stratégique est puissante. Les Iroquois y ont probablement été refoulés. Pressés par des ennemis, ils ont abandonné les rives des lacs, celles des grands cours d’eau. Et maintenant, ils sont réfugiés sur une hauteur des terres. De ces lieux élevés, l’eau coule, de chaque côté, par des cascades ou des rapides, vers la mer lointaine. L’ennemi qui veut maintenant les atteindre, doit remonter des rivières de plus en plus étroites, des ruisseaux de plus en plus difficiles. Qu’il vienne du sud, de l’est, du nord, de l’ouest, il se heurte à ces obstacles naturels, il a chance d’être découvert avant d’atteindre un noyau de population. Et l’Iroquois, lui, s’il veut attaquer, n’a qu’à livrer son embarcation au courant rapide qui le conduit promptement chez son ennemi.

La position de l’Iroquoisie vis-à-vis de la Nouvelle-France est excellente. Les Iroquois se meuvent aisément dans la forêt, sur l’eau ; ils peuvent facilement venir se poster sur le Saint-Laurent ou l’Outaouais. Par contre, cette même distance, parmi la même forêt les met presque complètement à l’abri des attaques françaises. Les armées européennes ne savent pas voyager dans le continent boisé ; elles ont besoin de convois de munitions et de vivres qui se heurtent aux chutes, aux rapides, ou aux arbres. L’Iroquoisie est ainsi presque invulnérable aux coups que la Nouvelle-France peut vouloir lui porter, tandis que la Nouvelle-France est ouverte tout entière aux coups de l’Iroquoisie.

Les Iroquois sont sédentaires et agricoles. La culture de terres riches, leur fournit une excellente assiette économique. Ils se nourrissent bien et ne souffriront jamais de famine, même passagère. D’abondantes réserves leur éviteront toujours toute inquiétude. Comme les femmes s’occupent de la culture du sol, les hommes pourront en tout temps, partir pour les expéditions de guerre, un petit sac de farine de maïs sur le dos.

Il est d’autres faits qui s’imposent à ce moment précis, 1628 : l’histoire décrira leurs développements. Ainsi la grande route commerciale que Champlain a créée, suit une latitude beaucoup plus septentrionale que celle d’Albany et de l’Iroquoisie ; elle serpente à la frontière sud des territoires algonquins, c’est-à-dire des tribus qui vivent uniquement de chasse et de pêche, sont nomades, et se déplacent continuellement. Le climat y est beaucoup plus froid, les neiges y séjournent une bonne partie de l’année. C’est dire qu’ici les pelleteries seront beaucoup plus riches, plus variées, plus abondantes. Elles exciteront continuellement l’envie des populations du sud. Les convois de fourrures de l’Outaouais et du Saint-Laurent représenteront souvent des valeurs fabuleuses et qui rappelleront les galions transportant l’or du Pérou et du Mexique.

Cette route en second lieu, est beaucoup mieux dessinés que sa rivale du sud. Elle suit des fleuves, de vastes cours d’eau, des lacs. La seconde, au contraire, empruntera sur une longue partie de son parcours, si ce n’est sur tout son parcours, la grande piste en forêt qui traverse toute l’Iroquoisie, d’est en ouest. Les pelleteries devront s’y transporter à dos d’homme au lieu d’emprunter le canot. Le chemin fluvial qui servira parfois est malcommode, difficile, il est mal dessiné. Ce désavantage sera toujours un obstacle naturel difficile à surmonter. Par contre, la route de l’Iroquoisie, qui passe dans le milieu de l’Iroquoisie, traverse les bourgades l’une après l’autre, sera à peu près inattaquable ; tandis que celle du St-Laurent circule, sur d’immenses distances, dans des contrées vierges, inhabitées ; tout parti de guerre pourra s’y mettre en sûreté à l’affût et attendre les convois qui descendront.

Mais l’une et l’autre aboutissent aux Grands Lacs, ces vastes réservoirs intérieurs ; l’une et l’autre ont tendance à se confondre dans le milieu du continent, à se partager les pelleteries des peuplades du nord-ouest, de l’ouest, que personne n’a encore exploitées, où aucune frontière n’est encore définitivement fixée.

Enfin, l’une et l’autre route des fourrures, ont pour cheville ouvrière, un peuple de race iroquoise : les Hurons pour celle du nord, les Iroquois pour celle du sud. Ces derniers, comme l’observera Pierre Boucher, n’ont pas de talent pour le commerce. Ils manquent d’entregent, de souplesse, de rouerie ; ils ont le goût de recourir tout de suite à la force. Ils laissent passer les meilleures occasions et ne savent même pas recueillir l’héritage commercial des rivaux qu’ils détruisent. Puis, la situation de l’Iroquoisie, qui est si forte du point de vue militaire, est moins bonne du point de vue commercial. C’est tout le contraire pour la Huronie. Les Hurons sont placés sur l’extrême frontière entre les tribus iroquoises sédentaires, agricoles, et les tribus algonquines du nord, qui sont nomades et vivent difficilement de la chasse et de la pêche ; bien plus, la Huronie s’avance comme une pointe dans les territoires algonquins. Alors les avantages commerciaux qui s’offrent à eux sont infinis ; ils recueillent les produits des tribus iroquoises, Neutres, Gens du Pétun, — pour les échanger contre ceux des tribus algonquines. Ils offrent à ces dernières le maïs, la farine de maïs, le chanvre, les produits du chanvre comme les filets, le tabac ; ils rapportent en retour les fourrures, le poisson boucané, la viande fumée. Intermédiaires entre des civilisations, des économies différentes, ils ont toujours des produits à offrir de quelque côté qu’ils se tournent. Ils ont la souplesse, les méthodes rusées, l’activité inlassable, la roublardise des vrais commerçants. Aucun voyage, si lointain soit-il, ne les rebute. Ils savent rouler leurs concurrents et recourir au besoin à la manière forte. Ils ne manquent pas de patience et savent subir des avanies quand il le faut. Ils ménagent les tribus algonquines : ainsi, chaque année, ils endureront les exigences des Algonquins de l’île des Allumettes sans jamais recourir aux armes. Enfin ces deux peuples iroquois n’ont ni l’un ni l’autre, beaucoup de fourrures dans les territoires qu’ils habitent. La Huronie est toute petite, bourrée de bourgades ; en quelques années, les derniers animaux à fourrure seront sacrifiés au nouveau commerce ; mais la Huronie n’en a cure : elle trouvera facilement les pelleteries dans le cours ordinaire de ses échanges commerciaux ; personne n’a d’inquiétude sur ce point. L’Iroquoisie, beaucoup plus grande, moins densément peuplée, trouve plus de ressources en son territoire ; mais après ? L’une et l’autre, si elles veulent être mêlées au commerce des fourrures, obtenir des blancs des marchandises européennes, doivent être des intermédiaires purs et simples entre peuples qui récoltent les pelleteries, et factoreries qui les achètent.

Et ce rôle d’intermédiaires, toutes les peuplades indiennes du nord-ouest de l’Amérique en connaissent maintenant les bénéfices. Au Canada, c’est de l’histoire ancienne. Depuis longtemps, par exemple, les Montagnais de Tadoussac obtiennent des marchandises européennes et vont les échanger bien à l’intérieur contre d’autres pelleteries qu’ils revendront aux blancs. Tous les Algonquins pratiquent ce troc, depuis ceux des Allumettes qui envient l’empire commercial des Hurons, jusqu’aux Nipissings qui se rendent à la baie d’Hudson, ou tout près, pour rafler les fourrures des peuplades du nord. Les Indiens de la Nouvelle-Angleterre, de la Nouvelle-Hollande, sont nés plus tard à ce négoce. Il ne semble pas que les Iroquois aient pratiqué le grand commerce des pelleteries avant 1628. Mais à cette dernière date, ils en connaissent probablement les secrets, comme quoi la peau d’un castor, d’une loutre peut leur procurer des haches de fer, des chaudières de cuivre, des couvertures de laine, des couteaux, des alènes ; comme quoi les Européens pourchassent avec une insatiable avidité, une avidité éhontée, inouïe, insensée, les peaux de bêtes, de quelque sorte qu’elles soient ; comme quoi enfin, les intermédiaires, les agents entassent des profits aux dépens des uns, des autres, et peuvent en vivre.

Et maintenant, le rideau étant levé, la grande pièce peut commencer.


(1628)

La rupture de la paix de 1624, durant le mois de juillet 1627, attriste Champlain d’une façon profonde. C’est la navigation de nouveau menacée sur le Saint-Laurent et l’Outaouais, ce sont les Alliés en danger, c’est le commerce des fourrures livré au hasard, c’est un Français, Pierre Magnan, tué alors qu’il représentait la France, et que personne ne peut venger. Des appréhensions envahissent le fondateur de Québec ; il n’a plus de confiance dans la solidité de son œuvre. Il pressent des heures plus difficiles encore.

Pourtant, aucun événement extraordinaire ne suit l’assassinat des ambassadeurs. Une rumeur circule à l’effet qu’un gros détachement de guerriers ennemis s’approche de la Nouvelle-France, l’excitation règne un moment, mais la nouvelle était controuvée. Plus tard, Champlain voit passer à Québec des Montagnais qui ont à leur tête un capitaine décrépit ; il n’a plus foi dans leur courage ; il notera plus tard que l’expédition est revenue « sans avoir fait mal à personne » ; elle ne s’est pas rendue assez loin pour découvrir aucun ennemi. Au printemps suivant, le 28 mai 1628, vingt-et-un Montagnais défilent encore devant Québec en sept canots ; ils se rendent en Iroquoisie pour se mettre à l’affût autour de quelque bourgade. Mais Champlain ne donnera aucune nouvelle ultérieure.

Il a d’autres soucis. La famine règne dans la colonie. Puis les Anglais raflent tout d’abord les navires français qui naviguent dans le Golfe. Un peu plus tard, ils détruisent, la grande flotte de Roquemont qui transporte en Nouvelle-France les colons, les approvisionnements, les marchandises qu’envoie la nouvelle et puissante Compagnie des Cent-Associés. Ils découragent ainsi la première tentative sérieuse de colonisation. C’est un échec d’une exceptionnelle gravité ; Richelieu n’imprimera pas sa marque sur le pays.

Déjà affamé au printemps, le groupe français du Canada ne reçoit aucun ravitaillement en 1628. La superficie des terres en culture ne dépasse pas vingt-cinq arpents. Champlain est réduit aux expédients les plus désespérés. Un instant par exemple, il a la velléité de former un détachement de cinquante à soixante Français ; de lui associer un corps de guerriers fourni par la coalition laurentienne et de se rendre à leur tête en Iroquoisie. Avec cette armée, il pourrait prendre une bourgade d’assaut, s’y fortifier, y subsister jusqu’à l’an prochain, les Iroquois ayant toujours d’abondantes réserves de maïs. Et qui sait si durant son séjour dans le pays, il ne pourrait imposer une paix stable à toutes ces tribus, et ainsi rendre à jamais libre la navigation sur les cours d’eau du Canada. Ce projet ne manque pas de bon sens, mais il aurait fallu le mettre en œuvre avec beaucoup d’allant, à la façon des conquistadors.

Erouachy, capitaine algonquin, a déjà fourni des renseignements à Champlain sur le meurtre des ambassadeurs. Il lui parle maintenant des Etchemins, qui semblent bien être les Abénaquis que l’histoire connaîtra mieux plus tard. Ils habitent à huit journées au sud de Québec. Ils cultivent la terre. Ils « désiraient faire une étroite amitié avec nous, nous priant de les secourir contre les Iroquois, perverse et méchante nation entre toutes celles qui étaient dans ce pays »[11]. Ils sont persuadés que les Français vont venger l’assassinat de Pierre Magnan « en détruisant ces peuples » ; ils désirent s’unir à eux dans ce dessein.

Voici une autre tribu, qui, située aujourd’hui à une immense distance de l’Iroquoisie, est aussi en guerre avec elle. Elle a probablement habité autrefois le lac Champlain, avec d’autres groupes algonquins elle a dû reculer vers l’est, mais en ne pardonnant jamais aux Iroquois. Champlain a rencontré déjà ces ennemis de la Confédération dans les provinces maritimes. Il est prêt à lier partie avec ces nouveaux alliés. Mais dans le moment, il est impuissant. « … Pour cette année je ne pouvais assister ces peuples en leurs guerres »[12]. Cependant si des navires arrivent à l’automne, il accordera l’assistance demandée. Il promet le secours d’une centaine d’hommes pour l’année 1629. Il donne des explications sur les machines de guerre à construire pour s’emparer des bourgades ; il songe à envoyer des Français, pour l’hiver, chez les Etchemins ; le printemps venu, ils conduiraient les guerriers à la rivière des Iroquois où s’opérerait la concentration des troupes. Il pense à se rendre lui-même dans cette tribu, s’il ne reçoit pas de secours. Il pourrait ainsi entretenir l’amitié des Indiens et les préparerait à l’expédition destinée à venger le meurtre de Pierre Magnan.

Mais ce sont velléités plutôt que plans mûris. L’hiver se passe dans l’inaction. Le 16 mai 1629, Champlain envoie l’un de ses hommes de confiance avec des présents pour les Etchemins ; des guides algonquins le conduisent. Celui-ci doit observer la tribu, faire le relevé de la route qui y conduit, estimer la superficie des terres cultivées et de la quantité de grains qui pourrait être disponible.

Cet agent est de retour le 15 juillet. Il a compté les portages et examiné les rivières. Il a circulé sur la Kennebec que Champlain a reconnue aux jours lointains de Port-Royal. Les Etchemins persévèrent dans leur volonté de nouer une étroite alliance avec les Français. Un de leurs chefs arrivera bientôt lui-même avec un convoi de maïs.

Pendant ces négociations, la guerre des Algonquins contre les Iroquois reste stagnante. Le 20 mai 1629, vingt guerriers robustes de Tadoussac passent à Québec pour se rendre en Iroquoisie. Quelques jours plus tard, ils sont de retour. Ils ont en effet rencontré deux canots algonquins qui reconduisaient en son pays un prisonnier iroquois. Les Indiens l’avaient chargé de présents pour entamer de nouvelles négociations de paix. Au fond c’était un échange de bons procédés. L’automne précédent, en effet, les Iroquois avaient tué un Algonquin et capturé quelques femmes et quelques enfants. Mais ils avaient ramené leurs prisonniers un peu plus tard. Les Mohicans seraient, eux aussi, disposés à faire la paix. Un moment, il semble que le conflit rallumé va s’éteindre tout de suite. Toutefois, des guerriers des Trois-Rivières arrivent quelques jours plus tard ; ceux-là se sont rendus dans les alentours de la première bourgade des Agniers ; ils ont réussi à y tuer un homme et sept femmes occupées à la culture du maïs. Ils ont retraité rapidement, les scalps à la main, pendant que la panique régnait dans la bourgade où l’on avait cru, de prime abord, que l’ennemi était nombreux. Et cet attentat replonge toutes ces tribus dans la guerre.

Peu de jours plus tard, Québec et toute la Nouvelle-France tombent aux mains des Anglais.


  1. Sagard, Histoire du Canada, p. 801.
  2. Sagard, Histoire du Canada, p. 811.
  3. O’Callaghan, Documents relative to the Colonial History of the State of New York v. 13, p.43 et 44.
  4. Perrot, Mémoire sur les mœurs, coutumes et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale, p. 210, Note 13.
  5. Sagard, Histoire du Canada, p. 444.
  6. Œuvres de Champlain, v. 5, p. 231.
  7. Idem, v. 5, p. 313.
  8. Narratives of New-Netherland, p. 89.
  9. Narratives of New-Netherland, p. 131.
  10. George T. Hunt, The wars of the Iroquois, p. 32 et 34.
  11. Œuvres de Champlain, v. 5, p. 313.
  12. Idem, v. 5, p. 315.