Iroquoisie/Tome I/07

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Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 114-129).


CHAPITRE VII


(1632)

Les Anglais demeurent pendant trois années en possession de la Nouvelle-France. Ils bénéficient de la traite huronne et algonquine organisée avec tant de soin par Champlain. Les Français estiment qu’elle apporte pour trois cent mille livres de pelleteries en Nouvelle-France en 1630. Mais ils ne fournissent aucun renseignement sur la guerre qui continue à sévir entre la Coalition laurentienne et la Confédération iroquoise. Toutes les hostilités se bornent, semble-t-il, pendant cette période, à une guérilla assez molle. Mais elles empêchent les Indiens du Canada de porter eux-mêmes leurs fourrures à Fort Orange, ou de les céder aux Iroquois, en leur qualité d’intermédiaires. Aucun douanier n’a plus d’autorité quelles, pour prohiber tout échange.

Quand les Français reviennent en 1632, ils retrouvent donc une situation identique à celle de 1629 : la guerre poursuivie avec un demi-courage, avec, à l’arrière-plan, la volonté de négocier un nouveau traité de paix. Les deux adversaires n’ont pas plus d’ardeur l’un que l’autre.

C’est dans la dernière semaine du mois de juin 1632, que les navires arrivent à Tadoussac. Entre autres passagers, ils transportent le père Le Jeune qui fondera d’une façon définitive les Relations de la Nouvelle-France et qui en écrira lui-même plusieurs. Tous lient connaissance avec les Montagnais, qui comme les hommes de l’âge paléolithique, se peignent la figure en rouge et en bleu, comme « ces masques qui courent en France à Carême prenant ». Ils n’ont pas épargné les couleurs, car ils reviennent triomphants d’une petite expédition de guerre contre les Iroquois. Ils ont capturé neuf prisonniers. Trois leur ont été abandonnés tandis que les Algonquins de Québec se réservaient les autres.

Les Français se rendent aux wigwams formés de trois larges et longues bandes d’écorce déroulées sur trois perches. L’une de ces cabanes est « longuette » trois feux y pétillent à une distance l’un de l’autre d’environ cinq ou six pieds. Chacun s’assit sur la terre couverte de branchettes de sapin. Les prisonniers iroquois entrent aussitôt. Ils s’assoient parmi les autres Indiens. Le plus âgé a soixante ans, le second trente, le dernier est un adolescent d’une quinzaine d’années. Ils commencent à chanter, comme le veut la coutume ; le chant est monotone, il est coupé de mots toujours les mêmes. Puis ils dansent et chantent en même temps, allant d’un bout à l’autre de la hutte, frappant le sol des pieds. Les Montagnais battent des mains, ou se battent les cuisses des mains, criant en mesure : « Ah-ha, A-ha, A-ha ». Quand les prisonniers s’arrêtent, ils crient : « O-ho, O-ho, O-ho ». Ancien comme les tribus, le rite de la mort se déroule en face de l’immense fleuve. Quand les Iroquois doivent-ils mourir ? demande Émery de Caën. Demain, lui est-il répondu.

Le père Le Jeune revient un peu plus tard. Les trois pieux sont plantés. Demain, les Montagnais y attacheront leurs ennemis et la torture fouillera jusqu’au tréfonds de leur chair. Les ongles sont déjà arrachés ; une profonde morsure se marque sur un bras ; les dents ont sectionné une partie d’un doigt. Demain, avec le supplice, ce sera une bien autre histoire. « Si nous étions pris des Iroquois, peut-être nous en faudrait-il passer par là », note tout de suite le Jésuite avec prescience. Les femmes se signalent par leur cruauté raffinée. « Je serais touché, eussé-je le cœur de bronze ». Le père Le Jeune veut sauver les trois Iroquois ; Émery de Caën s’intéresse au sort de l’adolescent. Mais, ainsi le veut encore la coutume, leurs bourreaux ne s’en départiront qu’au prix de riches présents.

Soudain, des Montagnais arrivent de Québec. Il faut surseoir au supplice : les Algonquins veulent engager des pourparlers de paix avec les Iroquois. Ces Indiens renvoient tout d’abord des prisonniers à cet effet, en les chargeant de présents pour la nation. Si ces ouvertures sont agréées, des négociateurs partent ensuite. Voilà un répit. Mais il est bien court : le deux juillet arrive de Québec la nouvelle que les prisonniers des Algonquins ont subi la torture. L’espoir de paix est mort-né. Les prisonniers de Tadoussac se préparent à la mort. Le père Le Jeune s’adresse à qui veut l’entendre pour les sauver. Il acquittera les frais de leur pension durant leur traversée en mer ; il trouvera en France des personnes charitables pour les recevoir. Il communique son projet au Lieutenant, Monsieur Du Plessis. Celui-ci est fort touché, lui aussi. Et le soir, il oriente la conversation sur ce sujet ; c’est à la table du capitaine ; il faudrait en somme peu d’argent pour racheter les Iroquois ; n’y aurait-il pas lieu même de les réclamer en réparation pour les Français que les Algonquins ont assassinés autrefois ? L’un des convives manifeste une cruauté inouïe : ces ennemis, proclame-t-il, doivent mourir, ce sont de dangereux coquins, il a donné avis à un Indien de Québec de les mettre à mort. Émery de Caën réprouve cette insensibilité. Mais l’affaire en reste là. Le vent est bon le lendemain, les Français partent, laissant ces « trois pauvres abandonnés » entre les mains de bourreaux impitoyables qui en tortureront deux.

Les navires français remontent le fleuve parmi les orages. Les Français trouvent l’habitation brûlée. La messe se célèbre dans la maison des Hébert. Chacun pleure. Le Père Le Jeune questionne le pasteur de la garnison anglaise qui vient de passer six mois en prison parce qu’il est luthérien, que ses chefs sont calvinistes, et que des disputes se sont produites. Les Montagnais, répond cet homme, voulaient négocier la paix avec leurs ennemis par l’intermédiaire des prisonniers. Celui qui les gardait avait promis de respecter leur vie. Mais il a bu de l’eau-de-vie qu’il avait obtenue d’un Anglais en échange de fourrures ; dans son ivresse, il a commandé à l’un de ses frères de tuer l’un des prisonniers à coups de couteau. Celui-ci a obéi. Le meurtre a mis fin instantanément aux velléités de paix. Les Algonquins ont tout de suite parlé de supplicier les autres prisonniers ; ils ont demandé au chef anglais s’il désirait racheter quelques uns d’entre eux. Mais aussi inhumain que nombre de Français, cet homme a refusé les cadeaux nécessaires. Le cérémonial de la torture a commencé aussitôt. Les Iroquois ont déjà subi quelques tourments ; maintenant les Indiens leur coupent des doigts ; ils leur lient des cordes autour des poignets et leur brisent les os ; puis ils les lient au poteau d’exécution. Femmes et filles donnent des présents aux hommes pour obtenir le privilège d’infliger quelque peine particulière ; criant, hurlant, trépignant, elles appliquent le fer et le feu aux parties les plus sensibles du corps ; elles mordent à pleines dents, enfoncent des alênes, creusent des estafilades dans la chair avec des couteaux, dessinent des entrelacs sur les corps avec des charbons ardents, appliquent des cendres et des sables brûlants. Enfin, des guerriers scalpent les victimes au milieu des clameurs qui couvrent les plaintes et les gémissements.

Le supplice le plus effroyable est celui que doit endurer un capitaine, peut-être un sachem iroquois. Il a dit avec joie : « Allons, j’en suis content, j’ai pris quantité de Montagnards, mes amis en prendront encore, et vengeront bien ma mort ». Il raconte ses exploits, il chante son adieu au monde. Tous les tourments énumérés plus haut trouvent en lui une âme indomptable. Ses bourreaux le détachent ensuite. Il court au fleuve pour se rafraîchir un peu. Les Algonquins le lient de nouveau ; ils le soumettent une seconde fois à la torture du feu : « Il était tout noir, tout grillé, la graisse fondait et sortait de son corps, et avec tout cela il s’enfuit encore pour la seconde fois »[1]. La troisième fois, les Indiens le brûlent à mort ; ils lui arrachent le cœur pour le donner en pâture à leurs enfants.

Voilà le récit que les missionnaires écoutent à leur arrivée dans la Nouvelle-France. Le ministre luthérien a voulu adresser des reproches au geôlier algonquin responsable de cette affaire. Celui-ci a rétorqué que ce sont les Anglais eux-mêmes qui devaient porter la responsabilité : c’est eux qui lui avaient donné l’eau-de-vie qui a égaré sa raison. Et le père Le Jeune débride pour la première fois une seconde plaie, qui après celle des famines, sapera la vitalité de la coalition laurentienne : l’alcoolisme. Pendant la courte occupation anglaise, les liqueurs fortes sont devenues article d’échange pour les précieuses pelleteries. Algonquins et Montagnais ont commencé à s’enivrer. Ils désirent l’eau-de-vie avec une frénésie impossible à réprimer ; pour en obtenir quelques gouttes, ils peuvent sacrifier les plus belles fourrures. Faute d’entraînement, ils tombent tout de suite dans l’ivresse la plus grossière, la plus brutale, la plus bruyante qu’il soit possible de trouver. Les femmes mêmes, les enfants sont bientôt gris. Ce sont des orgies démoniaques fertiles en adultères, incestes, blessures, meurtres, impudeurs infernales. « Depuis que je suis ici, écrit le père Le Jeune, je n’ai vu que des sauvages ivres ; on les entend crier et tempêter jour et nuit, ils se battent et se blessent les uns les autres… »[2] Il ajoute encore : « … Passé huit heures du matin il ne fait pas bon les aller voir sans armes, quand ils ont du vin ». Mais une fois dégrisés, ils supplient les Français de ne plus leur donner de liqueurs alcooliques.

Tout espoir de paix est perdu. Les Algonquins sont de nouveau en proie aux anciennes alarmes. Émery de Caën voudrait qu’ils lui fournissent un messager qui se rendrait chez les Hurons pour les avertir du retour des Français. Cette tribu n’est guère venue à la traite depuis trois ans, il faudrait la ramener. Mais aucun Indien ne veut se risquer sur le fleuve. Tous savent que les Iroquois — les Agniers tout probablement, comme tout probablement les prisonniers étaient des Agniers —, ont envoyé des partis de guerre sur le fleuve pour exercer des représailles ; ils ne veulent pas tomber entre leurs mains. Mais dans le même temps, ils se portent à l’attaque. Le 24 octobre, quelques Montagnais reviennent d’une expédition de guerre ; l’un des leurs a été tué, un autre capturé. La bande a fui à toute vitesse. Elle apporte la panique dans sa retraite. Les Algonquins des alentours de Québec abandonnent la chasse aux castors, à l’ouest ; ils viennent poser leurs wigwans sous les murs de l’habitation. Se rassembler, c’est augmenter leurs forces ; mais qui nourrira alors ce peuple qui vit de chasse ? Aussi, il doit bientôt se disperser.

Le capitaine actuel des Montagnais est un fier homme. Une fois, il avançait dans le pays ennemi à la tête d’une avant-garde ; soudain, il se trouve face à face avec un éclaireur de l’ennemi. Très robuste, celui-ci propose à l’Algonquin de régler le combat entre eux deux, sans engager leurs compagnons. L’Algonquin accepte. La lutte s’engage, et il est si fort que peu à peu, il terrasse complètement son adversaire, le lie, l’emporte sur son dos vers les siens comme un vulgaire colis.

Le 12 novembre 1632, des Indiens rapportent que des Iroquois ont paru dans le voisinage de Québec. C’est la même panique qu’au temps de Champlain. Les Algonquins viennent se placer sous la protection du fort. Les Français refusent de les laisser pénétrer à l’intérieur. Quelques arquebusiers sont prêts à leur prêter main forte. Ces nomades ne peuvent pas établir des enceintes palissadées pour résister aux attaques ; ils sont continuellement en mouvement ; alors toute surprise les prend au dépourvu, et ils n’ont qu’une idée en tête, fuir dans la forêt prochaine et se dérober. Ils demandent aux Français de construire une vaste habitation qui leur serait un refuge en cas de danger ; les arquebusiers leur fourniraient alors une assistance précieuse. Les missionnaires reçoivent cette requête encore plus favorablement que les chefs : ce serait un excellent moyen de rassembler les Indiens pour les évangéliser.

La coalition laurentienne est heureuse du retour des Français ; pendant l’occupation, elle avait demandé aux Anglais des secours militaires contre les Iroquois. Les Anglais avaient refusé. Maintenant, elle croit que la France l’aidera dans cette lutte séculaire et lui procurera un peu de sécurité.


(1633)

Après une absence de quatre années, Champlain revient en Nouvelle-France à la fin du mois de mai 1633. C’est grâce à ses efforts que l’Angleterre a lâché sa proie. Il conduit avec lui une petite escouade de soldats armés de piques et de mousquets.

Champlain trouve à Tadoussac des navires anglais qui ont obtenu permission de faire la traite dans le Saint-Laurent. Pour parer à ce danger, il établit un poste temporaire à l’île Sainte-Croix, en amont de Québec, aux rapides de Richelieu. Le lieu se défend facilement et les bateaux qui voudraient remonter jusques là, devraient passer sous le canon de Québec. Champlain envoie encore un interprète parmi les Indiens pour leur rappeler que, lui, il a pris part à leurs guerres, les a défendus et secourus. Il tient à Québec un long conseil avec les Algonquins des Trois-Rivières qui étaient arrivés en dix-huit canots, voulaient traiter avec les Anglais qui sont sur le fleuve afin d’empêcher les Anglais de la Nouvelle-Angleterre de s’unir aux Iroquois. Champlain rappelle à leur chef Piescaret, qu’il a combattu aux côtés de son père dans une bataille contre les Iroquois où il a été blessé lui-même d’un coup de flèche. Les Algonquins ont déjà demandé qu’on construise une habitation en leur pays « pour les défendre contre les incursions de leurs ennemis » : Champlain était disposé à commencer cette œuvre quand les Anglais ont capturé Québec. Dans le moment présent, il doit réparer les ruines que ces mêmes Anglais ont laissées dans la ville. Mais un peu plus tard, le gros œuvre accompli, il construira un poste aux Trois-Rivières.

Les Algonquins acceptent cette promesse ; ils y mettent beaucoup de finesse et d’ironie. Ils se rendent bien compte que Champlain la leur a faite pour empêcher leurs pelleteries de passer aux mains des Anglais, Mais ce projet a des origines plus anciennes qu’ils ne soupçonnent. Champlain en a parlé dès sa première visite au pays en 1603 ; il le caressait encore dans les mois qui ont précédé la prise de Québec. Il mettra ses hommes à l’œuvre dès l’an prochain, 1634. Le fort des Trois-Rivières commencera alors sa carrière mouvementée. Mais ce n’est pas contre les Anglais que Champlain le construit, c’est contre les Iroquois ; et c’est aussi contre ces derniers qu’il servira.

Dans le moment même, les Iroquois sont sur le fleuve. Il s’agit probablement de partis de guerre Agniers. C’est la première fois que Champlain note leur présence depuis le lointain combat de 1610. Il apprend le fait dès son arrivée à Québec. Il attend, en effet, cette année, la grande flotte huronne. Pour l’escorter dans le secteur le plus dangereux du fleuve, soit de Montréal à Québec, il envoie une barque et une chaloupe armées l’attendre à la rivière des Prairies. Les deux embarcations remontent aussitôt le fleuve. Le long des îles du lac Saint-Pierre, la chaloupe devance la barque ; pour aller plus vite, les matelots qui la montent sautent sur la rive et ils tirent à la cordelle. Maintenant, ils doublent une pointe ; soudain, une trentaine d’Iroquois s’élancent sur eux, en poussant leurs cris de guerre. La surprise est si prompte, si parfaite, qu’ils tuent d’abord deux Français à coups de hache ; ils décochent des flèches sur les autres ; s’enhardissant, ils poussent leurs canots de l’avant pour monter à l’abordage. Mais un Français d’esprit vif les couche en joue avec une arquebuse qu’il trouve sous sa main, mais qui n’est pas chargée. D’autre part, la barque a envoyé vitement à la rescousse une chaloupe remplie d’hommes qui s’approche rapidement. L’ennemi prend la fuite, mais il scalpe au passage les deux cadavres étendus sur le sol. Il laisse quatre blessés.

L’un d’eux se nomme Robert Mellon ; quelques jours plus tard, il succombera à Québec aux six blessures qu’il a reçues, portant ainsi à trois le nombre des victimes.

Cet incident se produit le deux juin. Huit jours plus tard, un parti d’Algonquins revient d’une expédition de guerre. Il n’a pas rencontré d’ennemis. Le vingt, douze canots montés par des Nipissings se présentent à l’île Sainte-Croix. Ils se sont heurtés, eux, à des bandes iroquoises postées sur leur passage à deux ou trois endroits différents. Mais ils étaient sur leur garde, ils avaient toujours les armes à la main, ils se tenaient sur le qui-vive. Ils ont repoussé facilement toutes les attaques par surprise. Deux d’entre eux ont toutefois été blessés. « Ils appréhendent grandement cette nation, dira le mercure de france, n’aspirant notre assistance que pour les conquérir et défaire, pour avoir le pays libre ; ou autrement les passages seront tellement fermés qu’ils ne pourront venir que d’année en autre, ce qu’ils feraient plus souvent si les rivières étaient libres d’ennemis… »[3]

La grande flotte huronne n’apparaîtra que vers la fin du mois de juillet. Des groupes de dix à douze canots se présentent d’abord ; ensuite c’est le convoi de cent quarante canots montés par cinq à sept cents Hurons. Ni les uns ni les autres n’ont été inquiétés. S’ils arrivent si tard, c’est que les Algonquins de l’Île ont voulu les empêcher de descendre à Québec. Des Hurons ont en effet assassiné Brûlé, l’aventurier hardi. Il s’était, paraît-il, constitué l’agent des Anglais pendant l’occupation ; il avait été collaborationniste ; puis quelques penchants détestables avaient entraîné sa mort en Huronie. Le Borgne de l’Île représente alors aux Hurons que les Français attendent la première occasion pour se venger. Ces derniers hésitent longtemps à partir pour Québec. Mais ils se décident à la fin : autrement les Algonquins s’arrogeraient le rôle d’intermédiaires dans le commerce des pelleteries et eux, ils perdraient une source abondante de revenus.

De grands conseils ont lieu à Québec. Les Hurons offrent à Champlain les présents ordinaires de fourrures. Ils renouvellent leur traité avec les Français. La vieille amitié, l’ancienne confiance renaissent. L’accord se fait aux mêmes conditions qu’autrefois. De la part du roi de France, Champlain prend de nouveau l’engagement de leur fournir l’assistance militaire : son maître, dit-il, l’a envoyé pour leur donner sa protection. Il exécutera fidèlement sa mission vu qu’il considère lui-même les Hurons comme ses frères.

La Huronie tourne encore dans l’orbite de la France ; les fourrures quelle draine aboutiront à Québec. Personne n’oublie cependant la religion. Des Jésuites se préparent à évangéliser la Huronie. La veille du départ, des difficultés surgissent. Un Français a été assassiné. Champlain découvre que le coupable est un Algonquin de la Petite Nation. Il veut lui appliquer la sanction de la justice française, la pendaison. Comme d’habitude, il se heurte à la justice indienne qui n’exige que des réparations sous forme de présents. Le Borgne de l’Île intervient encore. Il ne veut pas que de nouveaux liens se forment entre la Nouvelle-France et la Huronie, ni, en conséquence, que des missionnaires se rendent là-bas. « Ces peuples, disent les Relations, voudraient bien que les Hurons ne descendissent point aux Français pour traiter leurs pelleteries, afin de remporter tout le gain de la traite, désirant eux-mêmes aller recueillir les marchandises des peuples circonvoisins pour les apporter aux Français ; c’est pourquoi ils ne sont pas bien aises que nous allions aux Hurons… »[4] En un mot, les Algonquins de l’Île convoitent le rôle d’intermédiaires et de voituriers. Le Borgne de l’Île affirme alors hautement que les compatriotes du meurtrier, soit les Algonquins de la Petite Nation, attendront au passage le convoi Huron pour attaquer les Français qui pourront s’y trouver. Les Hurons redoutent un coup de force ; ils ne veulent pas être mêlés à cette affaire. En un mot, l’intrigue est si habilement ourdie que Le Borgne a gain de cause, que les missionnaires demeurent sur le rivage et que leur départ est remis à l’an prochain.

Au sujet de ce meurtre, Champlain s’est servi d’un langage dur pour ses alliés indiens. Depuis 1609, c’est le cinquième Français assassiné à Québec. Il menace, il tempête, mais inutilement : ces primitifs obéissent à leurs impulsions premières. Cependant, il doit s’interdire d’en venir à la rupture. Il veut avant tout que la Coalition laurentienne conserve toute sa force. Au cours des conseils, il aborde largement le problème iroquois. La mort violente des trois Français aux îles du lac Saint-Pierre, les attaques dont les Nippissings ont été l’objet, la présence de partis d’Agniers sur le Saint-Laurent, lui ont non-seulement rappelé que la coalition laurentienne, dont dépend la vie de la Nouvelle-France, est gravement menacée, mais encore que la grande route commerciale qu’il a créée est profondément vulnérable. Toute son œuvre, cet ennemi du sud peut la détruire facilement. Il constate de nouveau, comme il l’a fait dans le passé, que l’Iroquoisie constitue un danger fondamental pour la Nouvelle-France ; que celui-ci provient de la nature des choses, de la distribution des tribus dans des territoires donnés, du commerce qui naît. C’est ainsi un conflit profond. Tout indique aussi que Champlain possède plus de renseignements que ceux qu’il a communiqués. Il n’a raconté que bien peu de faits militaires ; l’an prochain, les Relations Huronnes fourniront une peinture plus complète de la guerre en cours.

Voici, d’après le mercure français[5], un extrait de la harangue de Champlain : « Ce discours achevé le sieur de Champlain leur traite succinctement de la guerre et entreprise contre les Iroquois, qui faisaient un tel dégât dans les contrées, ravageant et empêchant le commerce autant qu’ils pouvaient, et qu’il les fallait détruire pour rendre le pays et les rivières libres. Pour ce sujet il y avait longtemps qu’il avait dessein de cela, ayant une grande connaissance du pays de leurs ennemis, de leur façon de se fortifier et combattre, comme il fallait les attaquer. Et que pour venir à bout de cette entreprise, il en écrirait cette année au Roi et au Cardinal Duc, qu’il leur plût nous envoyer six vingts hommes aguerris et tels qu’il faudrait pour exécuter cette entreprise ; qui lui faisait les prier de venir à ce printemps pour en savoir les nouvelles. Et pour les y convier il leur fit présent de sept gros vignots… » Les Hurons accueillent naturellement cette harangue avec enthousiasme ; détruire ces ennemis « est la chose qu’ils désirent le plus en ce monde ». Et le journaliste qui tient la plume a déjà exprimé les mêmes idées sous une forme énergique : « Revenons à nos Iroquois, a-t-il dit, qu’il faut tôt ou tard détruire, et empêcher qu’ils ne donnent du trouble aux peuples qui doivent être libres sur les lacs et rivières d’aller et venir trafiquer paisiblement et librement avec les Français ».

Et ces paroles représentent en 1633 l’opinion bien arrêtée de Champlain. Car il les confirmera d’une façon officielle en écrivant le 15 août au Cardinal Richelieu une lettre qui expose les mêmes projets.

Le puissant ministre, dira-t-il, doit accabler les Anglais de sa puissance. En plus, son attention doit s’étendre « à un sujet qui se présente en ces lieux de faire une paix générale parmi ces peuples qui ont guerre avec une nation appelée Iroquois, qui tiennent plus de quatre cent lieues en sujétion, qui fait que les rivières et chemins ne sont pas libres. Que si cette paix se fait nous jouirons de tout, et facilement ; ayant le dedans des terres, nous chasserons et contraindrons nos ennemis, tant Anglais que Flamands, à se retirer sur les côtes, en leur ôtant le commerce avec lesdits Iroquois, ils seront contraints d’abandonner le tout. Il ne faut que cent vingts hommes armés à la légère pour éviter les flèches, ce que ayant avec deux à trois milles sauvages de Guerre nos alliés, dans un an l’on se rendra maître absolu de tous ces peuples en y apportant l’ordre requis, et cela augmentera le culte de la religion et un trafic incroyable »[6]. Voici maintenant d’autres détails. Les soldats que Champlain demande devront être « nourris à la fatigue », être habitués à s’alimenter de la même façon frugale que les Indiens ; ils porteront des vêtements de cuir et une armure souple, à petites lames d’acier, qui leur tombera jusqu’aux jarrets. Quelques-uns connaîtraient le maniement des pétards de fonte et autres petits canons capables de détruire ou brûler les palissades ou les bourgades iroquoises ; d’autres pourraient construire sur place des appareils de siège comme cavaliers ou mantelets. Ce détachement allié peut se rendre chez les Iroquois en douze jours, et y commencer le siège des villages, « n’y ayant que cinq de leurs villes qui soient de conséquence ». Enfin, les fantassins français se serviraient des armes à feu que les Iroquois redoutent.

Ces extraits forment le testament de Champlain sur le problème iroquois. Ils renferment les conclusions auxquelles il est arrivé après un séjour de trente ans en Nouvelle-France. Champlain n’est pas une tête chaude. Il ne se décide qu’après des considérations appliquées et longues. Il énumère ordinairement les raisons qui l’ont influencé. Mais à ce moment c’est l’expérience, les connaissances de toute une existence, mille facteurs souvent subtils qui le dirigent.

Les idées qu’il exprime ici ne sont pas nouvelles. Champlain a travaillé incessamment à maintenir la paix entre les diverses parties de la Coalition laurentienne, c’est-à-dire entre les ennemis des Iroquois ; il a voulu qu’elles maintiennent un front uni contre l’ennemi commun. L’Iroquoisie les menace gravement dans leur existence, et eux, ils sont les Indiens du Canada, de la Nouvelle-France, c’est-à-dire des sujets, les pourvoyeurs de venaison, de pelleteries, les guides des explorateurs, les néophytes des missionnaires. Les attaques iroquoises portent sur le fleuve Saint-Laurent et l’Outaouais, une distance de quatre cents lieues ; elles visent les tribus qui vivent sur ce long parcours ; elles empêchent les communications de peuple indien à peuple indien, ou de tous ces peuples indiens à la Nouvelle-France ; elles troublent les chasses, elles sont un obstacle au libre transport des fourrures ou des marchandises françaises ; elles constituent un risque pour le commerce, elles en diminuent le volume et le rendent difficile ; en tout temps, elles peuvent le bloquer. La Confédération iroquoise, dès ce moment, est une menace grave contre l’existence même de la Nouvelle-France.

Encore en 1627, Champlain mettait sa confiance dans une paix entre ces vieux ennemis. Après le meurtre de Pierre Magnan, et des trois Français du lac Saint-Pierre, il désespère complètement. Pourquoi ? Il ne le dit pas. Mais une politique de paix est essentiellement fragile. L’une et l’autre partie, bien plus, les individus de l’une et de l’autre partie, peuvent la briser pour un caprice ; ces peuples n’ont ni le caractère, ni les institutions nécessaires à une paix durable. S’attacher à l’établir, c’est s’attacher à une œuvre vaine.

Alors, placé en face de ce problème difficile, Champlain propose une solution radicale et cruelle : la destruction de l’Iroquoisie. C’est la première fois que le mot est écrit ; les coloniaux les plus en vue le répéteront pendant au-delà d’un siècle. Pourquoi ? Parce que les deux pays, apparemment, ne peuvent subsister en même temps : Iroquoisie, ou Nouvelle-France, il faut choisir. Tous les facteurs qui seront à l’œuvre pendant plusieurs décades, sont déjà apparus, ils sont clairs et nets. La paix est impossible, et la guerre est une menace grave non-seulement pour la coalition laurentienne mais encore pour la colonie française.

Non-seulement Champlain veut détruire le peuple iroquois, mais il désire en plus s’emparer de son territoire. Ici, il se fait l’interprète d’une politique expansionniste. Le danger qui menace la Nouvelle-France une fois disparu, il désire conserver ces terres de l’intérieur pour obliger les Hollandais et les Anglais à se confiner sur le rivage de la mer.

Et le plan proposé est bon. Champlain a établi des contacts intimes avec les chefs des tribus de la Coalition ; il a de l’influence sur eux, il peut obtenir, comme il l’a déjà fait, une importante concentration de guerriers ; il est lui-même explorateur, il est habitué au canot, et il se mettrait à la tête d’une armée indigène ; la présence de cent vingt soldats français donnerait à celle-ci de la consistance, de la cohésion, la confiance en elle-même ; les soldats devraient être adaptés au pays, c’est-à-dire être aguerris, protégés contre les flèches, se nourrir de peu pendant la marche ; ils auraient des armes à feu, les Iroquois n’en ont pas encore, et cette supériorité peut encore être à ce moment un facteur décisif. Toutefois aucun succès n’est jamais assuré : les Indiens ne forment que des troupes instables, capricieuses ; les Iroquois, au lieu d’attendre l’ennemi dans leurs bourgades, peuvent fuir en forêt et éviter ainsi la destruction.

Champlain ne se risquerait point dans cette entreprise, s’il ne connaissait pas la valeur de ce continent vierge qui s’offre au monde ancien. C’est, dit-il, « un nouveau monde, et non un Royaume, beau en toute perfection »[7]. Il ajoute que la « beauté de ces terres ne se peut trop priser ni louer »[8]. Il faut obliger les Français qui viendront à « travailler à la culture de la terre, avant toutes choses… »[9] ; ils doivent défricher, jardiner, planter, enter, semer. « Le pays mérite d’être habité et cultivé par les Français », s’écrie-t-il encore. Outre la culture du sol, il y a les mines, les pêcheries, les forêts, les fourrures. Champlain veut donner le nouveau monde à sa patrie. C’est une conception d’une grande hardiesse pour l’époque.

Champlain a-t-il exposé toutes les raisons qui militent dans ce sens ? Non, tout probablement, bien qu’il faille lire avec grand soin toutes les phrases qu’il a écrites sur le sujet et qui exposent l’essentiel. Après les grands conseils, il cause encore avec ses amis et alliés. Il leur expose plus longuement ses plans. Les Indiens ont la velléité d’envoyer leurs jeunes guerriers hiverner au lac Champlain, à cinq journées des ennemis, pour la chasse du castor ; au printemps, tous partiraient pour la guerre afin de venger la mort des trois Français. Enfin, le Gouverneur fixe le lieu de traite aux Trois-Rivières pour l’année 1634. C’est là que Champlain communiquera à la Coalition les nouvelles qu’il aura reçues de la France ; c’est là que les décisions définitives seront prises.

Un peu plus tard, à l’automne, un parti de guerre algonquin partira pour la petite guerre en Iroquoisie.


  1. RDJ, 1632-11.
  2. RDJ, 1632-10.
  3. Mercure Français, v. XIX, p. 827.
  4. RDJ 1633-42.
  5. Mercure Français, v. XIX, pp. 858-9, 841.
  6. Œuvres de Champlain, v. 6, p. 376.
  7. Œuvres de Champlain, v. 6, p. 362.
  8. Idem, v. 6, p. 375.
  9. Idem, v. 6, p. 363.