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Isaac Laquedem/Vol. 1/Prologue/Casa-Rotondo

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Librairie théâtrale (volume 1p. 87-145).


casa-rotondo.


Arrivé à la salle d’honneur, dont la porte s’ouvrit devant lui à deux battants, le voyageur trouva la table servie et l’attendant : seulement, au lieu de l’humble repas qu’il avait demandé à titre d’aumône, la magnifique hospitalité de monseigneur Orsini lui avait fait servir un véritable festin, lequel, malgré la solennité du jour et la rigueur du rituel sacré, se composait de venaisons fraîches et fumées, et des meilleurs poissons qui se pêchent le long des côtes d’Ostia.

Les vins les plus exquis de l’Italie, enfermés dans des hanaps et dans des aiguières aux montures d’argent et d’or, étincelaient à travers le cristal de Venise comme des rubis liquides ou des topazes fondues.

L’inconnu s’arrêta sur le seuil de la porte, sourit et secoua la tête.

Napoleone Orsini l’attendait debout près de la table.

— Entrez, entrez, mon hôte, dit le jeune capitaine, et, telle qu’il vous l’offre, acceptez l’hospitalité du soldat : si, comme mon illustre ennemi Prospero Colona, j’étais l’allié et l’ami du roi Louis XI, au lieu de nos vins épais et pâteux d’Italie, je vous offrirais les plus délicieux vins de France ; mais je suis un véritable Italien, un guelfe pur sang, et vous voudrez bien mettre ma misère sur le compte des jours de jeûne et d’abstinence dans lesquels nous sommes entrés depuis le commencement de la sainte semaine. Et cela étant dit, mes excuses étant faites, asseyez-vous, mon hôte ; buvez et mangez.

Le voyageur se tenait toujours au seuil de la porte.

— Je reconnais bien là, dit-il, ce que l’on m’avait raconté de la fastueuse hospitalité du noble gonfalonier de l’Église : il reçoit un pauvre mendiant comme il recevrait son égal ; mais je sais rester à la place qui sied à un malheureux pèlerin ayant fait vœu de ne boire que de l’eau, de ne manger que du pain, de ne prendre ses repas que debout jusqu’au moment où il aura reçu de notre saint-père le pape l’absolution de ses péchés.

— Eh bien ! alors, c’est un heureux hasard qui vous a conduit ici, mon maître, répondit le jeune capitaine, car, en cela encore, je puis vous être de quelque utilité. Je ne suis pas tout à fait sans crédit sur Paul II, et, ce crédit, je le mets avec une grande joie à votre disposition.

— Merci, monseigneur, répondit l’inconnu en s’inclinant ; mais, par malheur, la chose doit venir de plus haut encore.

— Vous dites ? demanda Orsini.

— Je dis qu’il n’y a pas de crédit humain assez grand pour obtenir du souverain pontife le pardon que je sollicite ; ce qui fait que je m’en rapporte sur ce point à la miséricorde du Seigneur, qui est infinie, — à ce qu’on assure du moins.

À ces derniers mots, une espèce de sourire dans lequel étaient mêlés l’ironie et le dédain sembla passer, malgré lui, sur les lèvres du voyageur.

— Agissez ainsi qu’il vous conviendra, mon hôte, dit Orsini ; refusez ma recommandation ou acceptez-la ; faites honneur à mon dîner tout entier tel que je vous l’offre, ou n’en prenez qu’un verre d’eau et un morceau de pain ; faites votre repas copieux ou frugal, assis ou debout ; vous êtes chez vous, vous êtes le maître, et je ne suis que le premier de vos serviteurs ; seulement, franchissez ce seuil, où vous vous êtes arrêté : il me semble que vous n’êtes pas sous mon toit, tant que vous êtes de l’autre côté de cette porte.

Le voyageur s’inclina et s’approcha de la table d’un pas lent et grave.

— J’aime à voir, monseigneur, dit-il en rompant un morceau de pain et en remplissant un verre d’eau, avec quelle piété vous accomplissez le vœu de votre aïeul Napoleone Orsini ; je croyais pourtant que, pendant toute cette sainte journée où nous sommes, il se contentait de vous défendre l’homicide, mais n’allait pas jusqu’à vous recommander ensemble deux vertus aussi opposées et aussi difficiles à pratiquer à la fois que la magnificence et l’humilité.

— Aussi, répondit Orsini regardant son hôte avec une curiosité croissante, est-ce ma propre inspiration que je suis, et non le vœu de mon aïeul, en me faisant tout à la fois humble et magnifique vis-à-vis de vous ; mais il me semble — et remarquez bien que je ne vous demande pas votre secret, — il me semble, malgré les haillons dont vous êtes couvert, qu’en vous parlant, je parle à quelque prince proscrit, à quelque roi détrôné, à quelque empereur allant en pèlerinage à Rome, comme Frédéric III de Souabe ou Henri IV d’Allemagne.

Le voyageur secoua la tête avec mélancolie.

— Je ne suis ni un prince, ni un roi, ni un empereur, répondit-il ; je suis un pauvre voyageur dont la seule supériorité sur les autres hommes est d’avoir vu beaucoup de choses… Puis-je, par le peu d’expérience que j’ai acquise, vous payer l’hospitalité que vous m’offrez si généreusement ?

Orsini fixa sur l’inconnu qui lui faisait cette offre, dont il paraissait disposé à profiter, un regard profond et investigateur.

— En effet, dit-il, je renonce à ma première idée de chercher sur votre tête nue la couronne absente ; en y regardant mieux, je trouve que vous avez plutôt l’air de quelque mage d’Orient parlant toutes les langues, instruit dans toutes les histoires, savant dans toutes les sciences ; je crois donc que, si vous le vouliez bien, vous liriez dans les cœurs aussi facilement que dans les livres, et que, si je désirais quelque chose de vous, vous devineriez ce désir sans que j’eusse besoin de vous l’exprimer.

Et, comme si un désir secret passait, en effet, au fond du cœur du jeune capitaine, ses yeux étincelaient en regardant son hôte.

— Oui, oui, dit celui-ci, semblant se parler à lui-même, vous êtes jeune et vous êtes ambitieux… Vous vous appelez Orsini : il en coûte à votre orgueil qu’il y ait près de vous, autour de vous, dans le même temps que vous, des hommes qui s’appellent Savelli, Gaẽtani, Colonna, Frangipani ; vous voudriez dominer tout ce monde de rivaux par votre luxe, votre magnificence, votre richesse, comme vous vous sentez capable de le dominer par votre courage… Vous avez à votre solde, non pas une simple garde, mais une véritable armée ; vous avez non-seulement des condottieri étrangers, non-seulement des Anglais, des Français, des Allemands, mais encore toute une troupe de vassaux composée de vos fiefs de Bracciano, de Cervetri, d’Auriolo, de Citta-Rello, de Vicovaro, de Rocca-Giovine, de Santogemini, de Trivelliano…, que sais-je, moi ? Tout cela pille, vole, brûle, ruine, incendie les propriétés de vos ennemis, mais, en même temps, épuise les vôtres ; de sorte que vous vous apercevez, à la fin de chaque année, quelquefois même à la fin de chaque mois, que ces quatre ou cinq mille hommes que vous nourrissez, que vous habillez, que vous soldez, coûtent plus qu’ils ne rapportent, et qu’il vous faudrait, n’est-ce pas, monseigneur ? les revenus du roi Salomon ou le trésor du sultan Haroun al Raschid pour faire face à ces effroyables dépenses !

— Je le disais bien, que tu étais un mage, s’écria Orsini en riant, mais en cachant sous ce rire une espérance ; je le disais bien, que tu possédais toutes les sciences, comme ce fameux Nicolas Flamel dont il a été si grandement question au commencement de ce siècle ; je le disais bien… que, si tu voulais…

Il s’interrompit, hésitant à achever.

— Eh bien ? demanda le voyageur.

— Que, si tu voulais… comme lui… tu ferais…

Et il s’arrêta de nouveau.

— Que ferais-je ? voyons.

Orsini s’approcha du voyageur, et, lui passant la main sur l’épaule :

— Tu ferais de l’or ! lui dit-il.

L’inconnu sourit ; la question ne l’étonnait point : la constante préoccupation de l’alchimie, cette mère aveugle de la chimie, fut, pendant tout le quinzième siècle et une partie du seizième, de faire de l’or.

— Non, répondit-il, je ne saurais pas faire de l’or.

— Et pourquoi cela, s’écria naïvement Orsini, puisque tu sais tant de choses ?

— Parce que l’homme ne peut et ne pourra jamais faire que des matières composées et secondaires, tandis que l’or est un corps simple, une matière primitive ; personne n’a jamais fait, personne ne fera jamais de l’or : il faut, pour faire de l’or, Dieu, la terre et le soleil !

— Oh ! que dis-tu donc là, mauvais prophète ? dit Napoleone Orsini, tout désappointé, on ne peut pas faire de l’or ?

— On ne le peut pas, répondit le voyageur.

— Tu te trompes ! s’écria Orsini, comme s’il ne voulait pas renoncer absolument à un espoir longtemps caressé.

— Je ne me trompe pas, reprit froidement le voyageur.

— Ainsi tu dis qu’on ne peut pas faire de l’or ?

— On ne peut pas faire de l’or, répéta l’inconnu ; mais, ce qui revient à peu près au même, on peut découvrir celui qui a été enterré.

Le jeune capitaine tressaillit.

— Ah ! tu crois cela ! s’écria-t-il en saisissant vivement l’inconnu par le bras ; eh bien ! sais-tu ce que l’on prétend ?

Le voyageur regarda Orsini, mais resta muet.

— On prétend, continua Orsini, qu’il y a des trésors enterrés dans cette forteresse.

Le voyageur demeura pensif ; puis, après un instant, se parlant à lui-même comme il avait déjà fait, et comme cela paraissait être son habitude :

— Chose étrange ! dit-il, Hérodote raconte que chez les anciens Éthiopiens, il y a un grand nombre de trésors enfouis, et que ce sont les griffons qui gardent cet or ; il indique aussi le suc d’une plante dont on n’a qu’à se frotter les yeux pour que ces griffons deviennent visibles, et pour que l’on sache, par conséquent, les endroits où ces trésors sont enterrés…

— Oh ! dit Orsini, tout frémissant d’impatience, aurais-tu rapporté du suc de cette plante ?

— Moi ?

— N’as-tu pas dit que tu avais beaucoup voyagé ?

— J’ai beaucoup voyagé, c’est vrai, et peut-être, dans mes voyages, ai-je bien des fois foulé aux pieds cette plante sans songer à frotter mes yeux de la liqueur qui coulait sous mes sandales.

— Oh ! murmura Orsini, en jetant sa casquette sur la table et en prenant ses cheveux à pleines mains.

— Mais, continua le voyageur, je vous dois quelque chose en échange de votre hospitalité, et, si vous voulez me suivre, je vais vous dire l’histoire de ce tombeau dont vous avez fait une forteresse, et de cette villa impériale dont vous avez fait un château guelfe.

Orsini ne répondit que par un signe de dédain.

— Écoutez toujours, dit le voyageur ; qui sait si vous ne trouverez pas, au milieu de cette histoire, quelque fil rompu qui pourra vous guider dans ces fouilles que vous faites exécuter, quand vous venez vous enfermer ici sous le prétexte de surveiller votre ennemi Prospero Colonna ?

— Oh ! alors, s’écria Orsini, raconte ! raconte !

— Suivez-moi, dit l’inconnu ; il faut que le récit que j’ai à vous faire domine les lieux dont j’ai à vous entretenir.

Et, marchant le premier sans qu’il eût besoin de guide, et comme s’il eût connu l’intérieur de la forteresse aussi bien que son propriétaire, il descendit dans la cour, ouvrit une poterne, s’avança vers cette masse de marbre qui formait le centre des constructions antiques et modernes, et qui, par sa forme circulaire, avait fait donner à l’ensemble tout entier le nom de Casa-Rotondo.

Ce tombeau venait d’être tout nouvellement éventré, et des urnes brisées gisaient à terre à côté des cendres qu’elles avaient contenues, seuls restes de ce qui peut-être avait été un grand philosophe, un grand général ou un grand empereur.

Ces restes épars indiquaient le désappointement des explorateurs sacriléges, qui avaient cru trouver des monceaux d’or, et qui n’avaient trouvé que quelques pincées de cendres.

Le voyageur passa près de ces cendres répandues, près de ces urnes brisées, près de ce sépulcre éventré, sans paraître faire plus d’attention à ces nouvelles fouilles et à ces nouveaux débris qu’il n’en avait fait aux premiers, et, prenant l’escalier circulaire qui rampait à ses flancs, il se trouva en un instant au sommet du gigantesque tombeau.

Napoleone Orsini suivait son hôte en silence, et avec un étonnement et une curiosité qui ressemblaient à du respect.

Le sommet du monument, protégé par un parapet de trois pieds de hauteur, construction moderne superposée au sépulcre antique, découpée en créneaux guelfes et enfermant une terrasse plantée de magnifiques oliviers, — de sorte que, comme la reine Sémiramis, Orsini avait aussi son jardin suspendu, — le sommet du monument, disons-nous, véritable montagne de marbre, dominait tous les environs. De là, on voyait non-seulement au-dessous de soi et autour de soi les constructions dépendantes de cette espèce de tour seigneuriale consacrée à la mort, cette grande suzeraine du genre humain, mais encore, — au premier plan, en se tournant du côté de Rome, l’église de Santa-Maria-Nova avec son clocher rouge et ses fortifications de briques ; — au second plan, le tombeau de Cecilia Metella, sur l’authenticité duquel il n’y avait pas à se tromper, la plaque de marbre qui porte son nom, et qu’y scella la main avare de Crassus, n’ayant jamais été descellée, même par les ongles d’acier du temps ; — au troisième plan, la forteresse des Frangipani, grande famille qui a tiré son nom des pains innombrables qu’elle brisait en faisant l’aumône à ses clients, et qui possédait en outre, non-seulement l’arc de triomphe de Drusus, mais encore les arcs de triomphe de Constantin et de Titus, sur lesquels elle a posé des bastions, comme sur le dos des éléphants les rois de l’Inde posent des tours ; — enfin, dans le lointain, la porte Appia, encadrée dans la muraille Aurélienne, et surmontée des remparts de Bélisaire.

Les intervalles compris entre ces grands points de repère étaient remplis par des tombeaux en ruines au milieu desquels s’agitait, avec l’activité de la misère, toute une population de vagabonds, de mendiants, de bohémiens, de jongleurs, de courtisanes à soldats, qui, repoussée de la ville, comme l’écume que le vase rejette par-dessus ses bords, était venue demander aux morts une hospitalité que lui refusaient les vivants.

Tout cela formait un spectacle bien digne d’exciter la curiosité, et, cependant, celui qui paraît destiné à devenir le héros principal de cette histoire ne daigna arrêter son regard sur aucun objet en particulier, et, après avoir laissé errer sur tout cet ensemble un coup d’œil vague :

— Monseigneur, dit-il, vous voulez donc savoir l’histoire de ce tombeau, de cette villa, de ces ruines ?

— Mais, sans doute, mon hôte, répondit Orsini ; car il me semble que vous m’avez promis…

— Oui, c’est vrai… qu’il y aurait peut-être un trésor au fond de cette histoire. Alors, écoutez donc.

Le jeune capitaine, afin, sans doute, que le récit qu’il allait entendre fût plus complet, montra au voyageur un torse de statue, débris gigantesque qui servait de banc aux soldats lorsqu’au soleil couchant, les plus vieux et les plus aguerris racontaient aux nouveaux venus dans leurs rangs les guerres de la république florentine et du royaume de Naples.

Mais l’inconnu se contenta de s’adosser au parapet, et, son bâton de bois de laurier entre ses deux jambes, ses deux mains croisées sur le haut de son bâton, sa belle tête rêveuse appuyée sur ses deux mains, il commença l’histoire si impatiemment attendue de son auditeur, avec cette facilité d’élocution qui lui était naturelle, et cet accent railleur dont il ne pouvait se défendre.

— Vous avez entendu raconter, n’est-ce pas, monseigneur, dit-il, qu’il existait autrefois à Rome… il y a de cela quelque chose comme seize cents ans… deux hommes, l’un né de paysans obscurs du village d’Arpinum, je crois, et qui se nommait Caïus Marius ; l’autre né d’une des plus vieilles familles patriciennes, et qui se nommait Cornelius Sylla ?

Napoleone fit un signe de tête qui voulait dire que ces deux noms ne lui étaient pas absolument inconnus.

— De ces deux hommes, continua l’étranger, l’un, Caïus Marius, représentait le parti populaire ; l’autre, Cornelius Sylla, représentait le parti aristocratique. C’était l’époque des luttes gigantesques : on ne se battait pas, comme aujourd’hui, homme contre homme, escouade contre escouade, compagnie contre compagnie, non ; un monde faisait la guerre à l’autre, un peuple se ruait sur un autre peuple. Or, deux peuples, les Cimbres et les Teutons, un million d’hommes à peu près, se ruaient contre le peuple romain. Ils venaient on ne savait d’où ; de pays ignorés que personne n’avait encore parcourus, de rivages contre lesquels venaient battre des mers qui n’étaient pas encore nommées. Ces peuples, c’était l’avant-garde des nations barbares ; ces hommes, c’étaient les précurseurs d’Attila, d’Alaric, de Genseric. — Marius marcha contre eux, et les anéantit : hommes, femmes, enfants, vieillards, il tua tout ; il tua jusqu’aux chiens, qui défendaient les cadavres de leurs maîtres ; il tua jusqu’aux chevaux, qui ne voulaient pas se laisser monter par de nouveaux cavaliers ; il tua jusqu’aux bœufs, qui ne voulaient pas traîner les chars des vainqueurs ! Cette boucherie terminée, il fut décrété par le Sénat que Marius avait bien mérité de la patrie, et il reçut le titre de troisième fondateur de Rome. Tant d’honneurs rendirent Sylla jaloux : il résolut de détruire Marius. La lutte entre les deux rivaux dura dix ans. Rome fut prise deux fois par Sylla, deux fois reprise par Marius. Chaque fois que Marius rentrait dans Rome, il faisait égorger les partisans de Sylla ; chaque fois que Sylla y rentrait à son tour, il faisait étrangler les partisans de Marius. On calcula que ce qu’il y avait eu de sang versé, pendant ces dix ans, aurait pu mettre à flot, dans la naumachie d’Auguste, — laquelle avait deux mille pieds de long, sur douze cents de large et quarante de profondeur, — les trente vaisseaux à rostres qui étaient montés par trente mille combattants, sans compter les rameurs, et qui représentaient la bataille de Salamine. Enfin, Marius succomba le premier ; il est vrai que c’était le plus vieux, qu’il avait des varices aux jambes et le cou très-court. Le sang l’étouffa : c’était bien justice ! Alors, Sylla reprit Rome pour la troisième fois, et, cette troisième fois-là, comme il était seul, il proscrivit tout à son aise, y mettant du temps et du choix. On commençait, d’ailleurs, à en avoir assez de la manière de tuer de Marius : il étranglait dans les prisons, — la Mamertine est sourde ! — on n’entendait même pas les cris des patients ; cela ennuyait le peuple. Sylla faisait mieux : il tranchait les têtes en public ; il précipitait les proscrits du haut des terrasses de leurs maisons ; il poignardait les fugitifs dans la rue. Le peuple ne s’apercevait pas que c’étaient ses partisans que l’on traitait ainsi, et criait : « Vive Sylla ! » Au nombre des proscrits était un tout jeune homme, neveu de Marius ; mais ce n’était point pour cette parenté qu’il était proscrit. Il était proscrit pour s’être marié à dix-sept ans, et avoir refusé de répudier sa femme, malgré l’ordre du dictateur. Ce jeune homme était beau, riche, noble surtout ; bien autrement noble, ma foi ! que Sylla : par son père, il descendait de Vénus, c’est-à-dire des dieux de la Grèce ! par sa mère, d’Ancus Martius, c’est-à-dire des rois de Rome ! — Ce jeune homme s’appelait Julius César. — Aussi Sylla tenait-il fort à le faire mourir. On le cherchait partout ; sa tête était mise à prix à dix millions de sesterces ; ce que voyant César, au lieu de se sauver chez un de ses amis riches, il se sauva chez un pauvre paysan à qui il avait donné une chaumière et un petit jardin, et qui ne voulut pas, au prix d’une trahison, changer ce petit jardin et cette chaumière contre un grand jardin et un palais. — Pendant ce temps, tout le monde intercédait pour le jeune proscrit, peuple et noblesse, les chevaliers, les sénateurs, tout le monde, enfin, jusqu’aux vestales. On aimait beaucoup ce charmant jeune homme, qui, à vingt ans, avait déjà trente millions de dettes, et à qui Crassus… — Tenez, monseigneur, celui qui a fait bâtir ce beau tombeau à sa femme.

Et le voyageur étendit son bâton dans la direction du monument de Cecilia Metella, puis il reprit :

— Et à qui Crassus, le plus avare des hommes, prêta quinze millions, afin qu’il se débarrassât des créanciers qui lui barraient la rue, et l’empêchaient de partir pour la préture d’Espagne, d’où il revint avec quarante millions, toutes ses dettes payées… Mais Sylla tenait bon : il voulait absolument que César mourût. Au reste, peu lui importait de quelle manière, pourvu qu’il mourût ; ce qu’il demandait, c’était sa tête, pas autre chose. Enfin, vint à son tour un de ses amis qui, autrefois, du temps que Sylla était proscrit lui-même, lui avait rendu un grand service, sauvé la vie peut-être. À cet ami, Sylla avait promis de ne pas refuser la première demande qu’il lui adresserait, si jamais il arrivait au pouvoir. L’ami lui demanda la vie de César. « Je vous la donne, puisque vous le voulez absolument, dit Sylla en haussant les épaules ; mais je me trompe fort, ou, dans ce jeune efféminé à la tunique lâche, aux cheveux parfumés, et qui se gratte la tête du bout de l’ongle, vous aurez plus d’un Marius ! » Sylla, qui mourut de la lèpre, comprenait mal qu’on ne se grattât point franchement et à pleines mains. Maintenant, cet homme qui sauva la vie du futur vainqueur de Vercengetorix, de Pharnace, de Juba, de Caton d’Utique, se nommait Aurelius Cotta, et nous sommes sur son tombeau.

— Comment ! s’écria Napoleone Orsini, ce tombeau est celui d’un simple particulier ?

— Pas tout à fait, vous allez voir… Vous avez remarqué, monseigneur, ce nom d’Aurelius ? il indique un ancêtre de cette grande famille Aurelia que l’empereur Antonin conduisit sur le trône par l’adoption de Marc-Aurèle. Aurelius Cotta avait fait bâtir ce tombeau en pierre ; Marc-Aurèle le fit revêtir de marbre, y transporta les cendres de sa famille, et ordonna que les siennes et celles de son successeur y fussent déposées. Il en résulte donc, monseigneur, que ce tombeau que vous avez ouvert, que ces urnes que vous avez brisées, ces cendres que vous avez répandues, et que chaque bouffée de vent éparpille sur la terre du vieux Latium, c’est le tombeau, ce sont les urnes, ce sont les cendres du sénateur Aurelius Cotta, du noble Annius Verus, du divin Marc-Aurèle et de l’infâme Commode !

Le jeune capitaine passa la main sur son front couvert de sueur. Était-ce remords de son sacrilége ? Était-ce impatience de ce que le narrateur inconnu n’arrivait pas assez vite à ce qu’il désirait ?

S’il était resté sur ce point un doute à celui-ci, ce doute fut bien vite dissipé.

— Mais, dit Napoleone Orsini, je ne vois pas, mon hôte, que, dans tout cela, il soit le moins du monde question d’un trésor.

— Attendez donc, monseigneur, dit l’inconnu ; ce n’est pas sous les bons princes que l’on cache l’argent ; mais Commode va venir… patience ! — Il débuta bien, ce petit-fils de Trajan, ce fils de Marc-Aurèle : à l’âge de douze ans, trouvant son bain trop chaud, il ordonna qu’on mît au four l’esclave qui l’avait fait chauffer, et, quoique le bain eût été refroidi et amené à point, il ne voulut le prendre que lorsque l’esclave fut cuit ! Le caractère fantasque du jeune empereur ne fit, au reste, que croître du côté de la férocité ; il en résulta beaucoup de conspirations contre lui, et, entre autres, celle des deux Quintilien… — Tenez, monseigneur, ceux-là même à qui appartenait cette magnifique villa dont vous avez fait vos appartements.

Et l’inconnu, comme il avait fait pour le tombeau de Cecilia Metella, montra de son bâton les différents restes encore admirablement conservés, sinon dans leur ensemble, du moins par portions, de ce qui avait été autrefois la villa des deux frères.

Napoleone Orsini fit à la fois un signe de la tête et de la main ; le signe de la tête voulait dire : « J’ai compris ; » le signe de la main voulait dire : « Continuez. ».

Le voyageur continua.

— Il s’agissait tout simplement d’assassiner Commode. Commode passait la moitié de sa vie au cirque ; il était très-adroit : il avait appris d’un Parthe à tirer de l’arc, et d’un Maure à lancer le javelot. Un jour, dans le cirque, à l’extrémité opposée à celle où se trouvait l’empereur, une panthère s’était saisie d’un homme, et s’apprêtait à le dévorer. Commode prit son arc, et lança une flèche si bien ajustée, qu’il tua la panthère sans toucher l’homme. Un autre jour, voyant que l’amour du peuple commençait à se refroidir à son endroit, il fit proclamer dans Rome qu’il abattrait cent lions avec cent javelots. Le cirque regorgeait de spectateurs, comme vous le pensez bien. On lui apporta dans sa loge impériale cent javelots ; on fit entrer dans le cirque cent lions. Commode lança les cent javelots, et tua les cent lions ! Hérodien dépose du fait : il y était, il l’a vu. En outre, l’empereur avait six pieds et demi de haut, et était très-fort : d’un coup de bâton, il cassait la jambe d’un cheval ; d’un coup de poing, il abattait un bœuf. Voyant une fois un homme d’une énorme corpulence, il l’appela, et, tirant son épée, il le trancha en deux d’un seul coup ! Voilà pourquoi il se fit représenter une massue à la main, et, au lieu de se faire appeler Commode, fils de Marc-Aurèle, il se fit appeler Hercule, fils de Jupiter. — Ce n’était ni rassurant ni facile de conspirer contre un pareil homme ; cependant, poussés par Lucilla, sa belle-sœur, les deux frères Quintilien s’y décidèrent. Seulement, ils prirent leurs précautions : ils enterrèrent tout ce qu’ils avaient d’or et d’argent monnoyé, tout ce qu’ils avaient de bijoux et de pierreries… — Ah ! monseigneur, nous y voici enfin ! — Puis ils préparèrent des chevaux pour fuir, s’ils manquaient leur coup, et attendirent l’empereur sous une voûte sombre, passage étroit qui conduisait du palais à l’amphithéâtre. La fortune parut d’abord servir les conspirateurs. Commode parut à peine accompagné : ils l’entourèrent aussitôt ; un des deux Quintilien se jeta sur lui en le frappant d’un coup de poignard, et en lui disant : « Tiens, César, voilà ce que je t’apporte de la part du sénat. » Alors, sous cette voûte obscure, dans cet étroit passage, eut lieu une effroyable lutte. Commode n’était que légèrement blessé : les coups qu’on lui portait l’ébranlaient à peine ; chacun de ses coups, à lui, tuait un homme. Enfin, il parvint à saisir celui des deux Quintilien qui l’avait frappé, serra autour de son cou le nœud de ses doigts de fer, et l’étrangla ! En mourant, ce Quintilien, qui était l’aîné, cria à son frère : « Sauve-toi, Quadratus ! tout est perdu ! » Quintilien se sauva, sauta sur un cheval, et partit ventre à terre. Les soldats se mirent aussitôt à sa poursuite. La course fut rapide et acharnée : il s’agissait de la vie pour celui qui fuyait, d’une récompense énorme pour ceux qui poursuivaient. Cependant, les soldats finirent par gagner sur Quintilien ; par bonheur, celui-ci avait tout prévu et s’était ménagé une ressource, ressource étrange, mais à laquelle il faut croire, puisque Dion Cassius la raconte ainsi : « Le fugitif avait, dans une petite outre, du sang de lièvre, seul animal parmi tous les animaux, même l’homme, dont le sang se conserve sans se figer ni se décomposer. Il prit de ce sang tout ce que sa bouche en pouvait contenir, et se laissa tomber de cheval comme par accident. Quand les soldats arrivèrent à lui, ils le trouvèrent étendu sur le chemin, et vomissant le sang à flots. Alors, le regardant comme mort et bien mort, ils le dépouillèrent de ses vêtements, laissèrent le faux cadavre sur la place, et revinrent dire à Commode que son ennemi s’était tué et comment il s’était tué. » Pendant ce temps, comme vous l’imaginez bien, monseigneur, Quintilien se relevait et fuyait…

— Sans prendre le temps de revenir chercher son trésor ? interrompit Napoleone Orsini.

— Sans prendre le temps de revenir chercher son trésor, répéta le narrateur.

— Alors, reprit le jeune capitaine, les yeux brillants de joie, le trésor est toujours ici ?

— C’est ce que nous allons voir, dit l’inconnu. Tant il y a que Quintilien disparut.

Napoleone Orsini respira, et un sourire commença de rayonner sur ses lèvres.

— Dix ans après, continua le voyageur, le monde respirait sous Septime Sévère. Commode était mort empoisonné par Marcia, sa maîtresse favorite, et étranglé par Narcisse, son athlète préféré. Pertinax s’était emparé de l’empire, et se l’était laissé reprendre six mois après avec la vie. Didius Julianus avait, alors, acheté Rome et le monde par-dessus le marché ; mais Rome n’était pas encore accoutumée à être vendue ; — elle s’y habitua depuis ! — Pour cette fois donc, elle se révolta : il est vrai que l’acquéreur avait oublié de payer. Septime Sévère profita de la révolte, fit tuer Didius Julianus, et monta sur le trône… Or, comme je l’ai dit, entre Commode et Caracalla, le monde respira un instant. Alors, le bruit se répandit dans Rome que Quintilien venait de reparaître…

— Oh ! fit Napoleone Orsini, en fronçant le sourcil.

— Attendez donc, monseigneur ; l’histoire est curieuse et vaut que vous l’écoutiez jusqu’au bout… En effet, un homme de l’âge que devait avoir Quintilien, se donnant pour Quintilien, et que tout le monde reconnaissait à son visage comme étant Quintilien, cet homme rentra dans Rome, racontant d’une manière spécieuse sa fuite, son absence, son retour : puis, lorsqu’il n’y eut plus de doute sur son identité, il réclama de l’empereur Septime Sévère les biens que l’empereur Commode avait confisqués sur lui et son frère. La chose parut on ne peut plus juste à l’empereur ; seulement, il voulut voir ce Quintilien, qu’il avait connu autrefois, et s’assurer que le ressuscité avait bien réellement droit à l’héritage qu’il réclamait. Quintilien se présenta devant l’empereur. S’il fallait en juger par l’aspect, c’était bien l’homme que l’empereur avait connu. « Bonjour, Quintilien ! » lui dit-il alors en langue grecque. Quintilien rougit, balbutia, essaya de répondre, mais ne fit qu’articuler des mots sans signification et qui n’appartenaient à aucune langue. Quintilien ne savait pas le grec ! L’étonnement de l’empereur fut profond ; il avait autrefois — et il s’en souvenait parfaitement — parlé cette langue avec Quintilien. « Seigneur, excusez-moi, dit enfin le proscrit ; mais je m’étais réfugié chez les nations barbares, et j’ai si longtemps vécu au milieu d’elles, qu’il n’est pas étonnant que j’aie oublié la langue d’Homère et de Démosthènes. — N’importe, répondit l’empereur, cela ne m’empêchera pas de te donner la main comme à un vieil ami. » Et il tendit sa main impériale à Quintilien, qui n’osa lui refuser la sienne ; mais à peine Septime Sévère eut-il touché la main du proscrit : « Oh ! oh ! dit-il, qu’est-ce que cela ? voici une main qui ressemble fort à celle de ces hommes du peuple à qui Scipion Nasica demandait : « Dites donc, amis, est-ce que vous marchez sur les mains ? » Puis, prenant un air grave : « Cette main n’est point une main de patricien, c’est une main d’esclave, dit l’empereur ; vous n’êtes point Quintilien !… Mais avouez tout, confessez qui vous êtes, et il ne vous sera rien fait. » Le pauvre homme tomba aussitôt aux pieds de l’empereur, et avoua tout ; c’est-à-dire qu’il n’était pas noble, qu’il n’était pas patricien ; que non-seulement il n’était pas Quintilien, mais encore qu’il ne le connaissait pas, ne l’ayant jamais vu ; que, bien plus, il ignorait même qu’il existât un homme de ce nom, quand, un jour, dans une ville de l’Étrurie, où il était venu fixer sa demeure, un sénateur l’avait rencontré et l’avait salué du nom de Quintilien et du titre d’ami ; puis, un autre jour, un second en avait fait autant ; et, un autre jour, enfin, un troisième. À ces trois premiers, il avait dit la vérité ; mais, comme ils insistaient, ne voulant pas le croire, et disant, d’ailleurs, qu’il n’avait plus rien à craindre pour sa vie, Septime Sévère régnant ; qu’il pouvait revenir à Rome, et réclamer ses biens, ces derniers mots l’avaient déterminé : il avait avoué alors qu’il était bien véritablement Quintilien : il avait forgé une histoire expliquant sa fuite et son absence ; il était venu à Rome, où tout le monde l’avait reconnu, même l’empereur, et, grâce à cette ressemblance avec le vrai Quintilien, le faux Quintilien allait entrer en possession d’une immense fortune, quand l’ignorance où il était du grec avait tout dévoilé. La sincérité de l’aveu toucha Septime Sévère, qui pardonna, comme il l’avait promis, au faux Quintilien, et lui fit même une petite rente viagère de dix à douze mille sesterces, mais qui garda la villa des deux frères… Voilà, monseigneur, dit en s’inclinant l’inconnu, l’histoire que j’avais à vous raconter.

— Mais, dit Napoleone Orsini, qui ne se laissait distraire par rien de sa préoccupation, le trésor, le trésor ?

— Quintilien l’avait enterré sous la dernière marche d’un escalier, à l’extrémité d’un corridor, et il avait écrit sur la pierre qui le recouvrait cette épitaphe grecque :

Ενθα κειται η ψυχῆ του κοσμου.
(Ici est enfermée l’âme du monde.)


C’était une précaution prise pour le cas où il ne pourrait venir chercher ce trésor lui-même, et où il serait forcé de le faire prendre par quelque ami.

— Et, ce trésor, demanda Napoleone Orsini, est-il toujours à l’endroit où il a été enterré ?

— C’est probable.

— Et tu connais l’endroit ?

L’inconnu leva les yeux vers le point du ciel où était le soleil.

— Monseigneur, dit-il, il est onze heures du matin ; j’ai encore six milles à faire ; je serai bien certainement retardé en route, et, cependant, je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre pour prendre ma part de la bénédiction pontificale.

— Cela ne te retardera pas beaucoup, de m’indiquer où est le trésor.

— Faites-moi l’honneur de me conduire jusqu’à l’extrémité de vos domaines, monseigneur, et peut-être, grâce au chemin que je vais vous faire prendre, rencontrerons-nous sur notre route ce que vous désirez.

— Allons, indique-moi la route, dit Orsini, et je te suis.

Et, comme le voyageur reprenait le chemin par où il était venu, il le suivit avec un empressement qu’avait peine à satisfaire, si rapide qu’elle fût, la marche de l’étrange voyageur.

En passant devant les décombres arrachés au tombeau des Auréliens, l’inconnu montra à Napoleone Orsini une torche éteinte qui avait servi à explorer l’intérieur du colombarium. Le capitaine comprit le signe avec la prompte intelligence de la cupidité, et ramassa la torche.

Une pince de fer gisait au milieu des débris de pierre et des fragments de marbre : le voyageur s’en empara et continua sa route.

À un four où l’on cuisait le pain des soldats, Orsini alluma sa torche.

À travers les appartements de la villa, dont la topographie, d’ailleurs, paraissait lui être parfaitement familière, le voyageur marcha droit à un escalier de marbre qui conduisait à une salle de bain dans le goût de celles que nous voyons aujourd’hui encore à Pompeï.

C’était une salle souterraine formant un carré long, et éclairée seulement par deux soupiraux obstrués d’herbes et de ronces. Cette salle était divisée en panneaux de marbre de six pieds de haut sur trois pieds de large ; chacun d’eux était entouré d’une moulure, et des têtes de nymphes taillées sur le modèle de la médaille de Syracuse ornaient le milieu de chaque panneau.

Au reste, depuis longtemps, cette salle de bain avait été distraite de sa destination primitive. Les canaux qui conduisaient l’eau avaient été rompus par les fouilles que l’on avait faites, par les fondations que l’on avait creusées, et les robinets avaient été arrachés par les soldats, qui avaient reconnu que, de cuivre ou de bronze, ces morceaux de métal n’étaient point tout à fait sans valeur.

Quant à la salle de bain elle-même, elle était devenue une espèce de succursale des caves, et l’on y renfermait ou plutôt on y entassait les tonneaux vides.

Le voyageur s’arrêta une seconde sur la dernière marche de l’escalier, sonda l’étuve d’un regard, et se dirigea vers un panneau placé à droite de la porte. Arrivé là, il appuya l’extrémité de sa pince sur l’œil de la nymphe formant le milieu du panneau, et, après un léger effort nécessité par la rouille qui s’était attachée au ressort, le panneau céda, et, tournant sur ses gonds, découvrit la sombre entrée d’un souterrain.

Orsini, qui, le cœur bondissant d’espoir, suivait chaque mouvement de l’inconnu, voulut se précipiter à travers l’escalier, dont on apercevait les marches supérieures ; mais son compagnon l’arrêta.

— Attendez, dit-il, il y a quelque chose comme douze cents ans que cette porte n’a été ouverte ; laissez le temps à l’air mort d’en sortir, et à l’air vivant d’y entrer ; sans quoi, la flamme de votre torche s’y éteindrait toute seule, et vous-même n’y sauriez pas respirer.

Tous deux restèrent sur le seuil, mais l’impatience du jeune capitaine était telle, qu’il insista bientôt pour entrer, au risque de ce qui pourrait advenir.

Alors, le voyageur lui passa la pince, prit la torche pour éclairer le chemin dans lequel il allait lui servir de guide, et descendit les dix marches qui conduisaient au fond du souterrain ; mais Napoleone Orsini eut à peine descendu le quatrième degré, qu’il fut obligé de s’arrêter : cet air de sépulcre n’était pas respirable pour les vivants.

Le voyageur s’aperçut que son compagnon chancelait.

— Attendez ici, monseigneur, dit-il, je vais vous frayer le chemin ; tout à l’heure vous me rejoindrez.

Napoleone Orsini voulut répondre affirmativement, mais il ne put trouver de voix. C’était bien là cet air dont parle Dante, si épais, qu’il étouffe jusqu’aux plaintes des damnés, et tue les reptiles les plus impurs.

Le jeune homme monta deux marches pour se remettre en contact avec l’air extérieur, et, de plus en plus étonné, il suivit du regard, au milieu de cet air épais et de cette méphitique obscurité, cet homme qui paraissait fait d’une autre chair que les autres hommes, et n’être soumis ni aux mêmes faiblesses, ni aux mêmes besoins qu’eux.

Pendant l’espace de cent pas à peu près, il vit la torche s’éloigner, diminuant de clarté, diminuant de flamme, ne projetant aucune lumière sur les murs, n’éclairant ni la voûte suspendue sur la tête de l’inconnu, ni les dalles sur lesquelles il marchait ; puis il lui sembla que la lumière, devenue un point presque imperceptible, s’élevait peu à peu, ce qui indiquait que le souterrain était franchi, et que le voyageur montait un escalier parallèle à celui au haut duquel lui-même attendait.

Tout à coup, une grande clarté envahit l’extrémité opposée du souterrain, et un souffle de vie entra dans le corridor humide et sombre en chassant, pour ainsi dire, la mort devant lui.

Napoleone Orsini crut sentir passer la noire déesse : il lui sembla qu’en fuyant, elle l’effleurait de ses ailes.

Dès lors, il comprit qu’il pouvait rejoindre son compagnon.

Tout frissonnant encore, il descendit les degrés visqueux, et s’engagea dans le souterrain.

Le voyageur l’attendait à l’autre extrémité, un de ses pieds posé sur la première marche, l’autre sur la troisième.

Il éclairait de sa torche renversée une pierre sur laquelle on lisait distinctement ces six mots grecs : Ενθα κειται η ψυχῆ του κοσμου, qu’il avait annoncés comme signalant le gisement du trésor.

La lumière qui ruisselait le long des marches supérieures venait de l’ouverture que le voyageur avait pratiquée en soulevant de ses puissantes épaules une des dalles donnant sur le chemin de ronde.

— Et, maintenant, monseigneur, dit l’inconnu, voici la pierre, voici la pince, voici la torche… Je vous remercie de votre hospitalité. Adieu !

— Comment ! s’écria Napoleone Orsini avec étonnement, n’attends-tu pas que j’aie déterré le trésor ?

— Pourquoi faire ?

— Pour en prendre ta part.

Un sourire passa sur les lèvres de l’inconnu.

— Je suis pressé, monseigneur, dit-il. Je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre pour y recevoir ma part d’un trésor bien autrement précieux que celui que je vous abandonne.

— Laisse-moi, du moins, te donner une escorte qui t’accompagne jusque dans la ville.

— Monseigneur, répondit l’inconnu, de même que j’ai fait vœu de ne boire que de l’eau, de ne manger que du pain, de ne prendre ma nourriture que debout, j’ai fait vœu de ne voyager que seul. Adieu, monseigneur, et, si vous croyez me devoir quelque chose, priez pour le plus grand pécheur qui ait jamais imploré la miséricorde divine !

Et, remettant la torche à la main de son hôte, le mystérieux inconnu monta les degrés qu’il lui restait encore à franchir, s’éloigna à travers les ruines de ce pas rapide et régulier qui lui était habituel, et, longeant la muraille intérieure de la villa des Quintiliens, il sortit par la porte opposée à celle qui lui avait donné entrée, et se retrouva de nouveau sur la voie antique.