Isaac Laquedem/Vol. 1/Prologue/Les Gaëtani
les gaëtani.
Une fois sur la via Appia, et entré dans l’enceinte de ce singulier faubourg qui prolongeait Rome sur la route de Naples, à peu près comme l’épée du poisson armé prolonge son corps, le voyageur se trouva au milieu de l’étrange population dont nous avons dit un mot, et les détails qui lui avaient échappé lorsque, du haut du tombeau d’Aurelius Cotta, il avait jeté un vague regard du côté de Rome, durent non-seulement lui devenir visibles, mais encore se mettre, pour ainsi dire, en contact direct avec lui.
En effet, tandis que les grands bandits, tels que les Orsini, les Gaëtani, les Savelli, les Frangipani, s’étaient emparés des gros sépulcres, et y avaient mis garnison, les bohémiens, les vagabonds, les mendiants, les petits voleurs enfin, s’étaient emparés des petits tombeaux, et y avaient établi leur demeure.
Une partie de ces tombeaux aussi avaient été consacrés à des usages publics : troués dans un but de cupidité particulière, ils avaient, à la suite de leur dévastation, été tournés vers un but d’utilité générale. En effet, le colombarium de quelques-uns avait offert aux regards étonnés des déprédateurs une voûte arrondie, solidement maçonnée en briques ; de sorte qu’après avoir réfléchi à ce que l’on pouvait faire de ces ouvertures demi-circulaires, on avait résolu d’en faire des fours. Chacun y venait donc, comme à la servitude banale d’un village normand, cuire son pain et sa viande. En outre, aux environs de ces fours, des espèces de rôtisseurs de bas étage s’étaient établis, et vendaient de la charcuterie, de la volaille, des poissons séchés et des pâtisseries aux soldats qui, les jours de paye, venaient avec les malheureuses courtisanes vivant du luxe de cette misère, s’attabler dans l’intérieur ou aux portes de ces cabarets improvisés, et qui, le repas fini, allaient achever la journée, si c’était le jour, la nuit, si c’était le soir, dans ces lupanars mortuaires dont tout l’ameublement se composait d’un matelas étendu sur un sarcophage ; funèbres maisons de débauche en harmonie avec les populations et les localités au milieu desquelles elles s’élevaient !
Puis, comme l’église était une nécessité du quinzième siècle, encore plus comme lieu d’asile que comme centre de prières, de temps en temps, au milieu de tous ces débris appartenant à une civilisation évanouie, se dressait une espèce de temple, païen par sa base, chrétien par son sommet, avec ses clochers à créneaux, son couvent fortifié et sa garnison de moines tenue au complet par le prieur ou par l’abbé, avec autant de soin et d’orgueil que les officiers et les capitaines en mettaient à tenir au complet leurs garnisons de soldats.
Plus d’une fois déjà nous avons entendu le voyageur parler du pardon qu’il venait solliciter à Rome ; plus d’une fois nous l’avons entendu mettre en doute l’application à son égard de la miséricorde divine, que l’on représente, cependant, comme infinie ; l’occasion était belle pour lui d’essayer de cette miséricorde de Dieu, et de demander ce pardon qu’il a permis aux ministres de son Église d’accorder. Certes, les moines qui étaient chargés de répandre la parole du Seigneur au milieu de ce monde de réprouvés devaient être habitués à de sombres confidences, et, à moins que l’absolution ― comme le voyageur l’avait, du reste, laissé entrevoir ― ne pût descendre sur lui que des plus hauts sommets de la hiérarchie ecclésiastique, nous le répétons, l’occasion était belle et valait bien qu’il s’arrêtât à l’un de ces temples, et essayât de se confesser à l’un de ces moines, qu’on avait souvent peine, soit par leur costume, soit par leur langage, soit même par leurs mœurs, à distinguer de ces bohêmes de toute espèce parmi lesquels ils vivaient.
Et, cependant, l’étranger passa devant l’église de Santa-Maria-Nova sans s’arrêter, et continua sa route ; mais, au bout d’un mille à peu près, il trouva cette route barrée par une porte arrondie en plein cintre qui se rattachait d’un côté au mur de l’église de Saint-Valentin, et, de l’autre, aux ouvrages avancés d’un château fort au-dessus du rempart duquel on apercevait le sommet du tombeau de Cecilia Metella.
Outre la grande porte cintrée dont nous venons de parler, une autre porte placée à quinze pas de la route, et à droite, donnait entrée dans la cour de cette forteresse, laquelle appartenait aux Gaëtani, ces neveux du Pape Boniface VIII, qui essayaient de ressaisir, à force de brigandages, la puissance gigantesque qu’ils avaient conquise dans les premières années du pontificat de Benedetto Gaëtano, ― lorsque les rois de Hongrie et de Sicile conduisaient celui-ci à Saint-Jean de Latran, marchant à pied et tenant la bride de son cheval, ― puissance qu’ils perdirent peu à peu, depuis le soufflet que le pape et la papauté reçurent de la main de Colonna dans la personne de leur aïeul.
Le tombeau de Cecilia Metella jouait pour les Gaëtani le même rôle que le tombeau d’Aurelius Cotta jouait pour les Orsini, c’est-à-dire qu’il leur servait de principale forteresse.
Peut-être, au reste, de tous les tombeaux de la voie Appienne, celui de la femme de Crassus, de la fille de Metellus le Crétique, était-il alors, comme il est encore aujourd’hui, le mieux conservé. Le sommet conique avait seul disparu pour faire place à une plate-forme crénelée, et un pont jeté des ouvrages modernes sur la construction antique conduisait des remparts au gigantesque bastion.
Ce ne fut que soixante-quinze ans plus tard que le tombeau de la femme noble, spirituelle, artiste, poëte, qui réunissait chez elle Catilina, César, Pompée, Cicéron, Lucullus, Terentius Varon, tout ce que Rome avait de noble, d’élégant, de riche, devait être fouillé par ordre du pape Paul III, qui fit transporter l’urne contenant ses cendres dans un angle du vestibule du palais Farnèse, où on la voit encore aujourd’hui.
Il fallait que cette femme eût une bien grande valeur, pour qu’à sa mort, Crassus lui fît élever un pareil tombeau. ― Ce tombeau et les quinze millions prêtés à César, ce sont les deux taches de la vie de Crassus !
De même que la forteresse des Orsini était bâtie sur les ruines de la villa de Quintilien, la forteresse des Gaëtani était bâtie sur les terrains qu’avait couverts autrefois l’immense villa de Julius Atticus. L’histoire de Julius est moins tragique que celle des Quintiliens sans être moins singulière. Nommé préfet de l’Asie par l’empereur Nerva, il trouva, en démolissant la citadelle d’Athènes, un immense trésor. Épouvanté à l’aspect de ces richesses, il écrivit au successeur de Domitien et au prédécesseur de Trajan pour lui annoncer sa bonne fortune ; mais l’empereur, qui ne se croyait aucun droit sur le trésor, se contenta de lui répondre : « Tant mieux pour toi ! » avec un point d’exclamation.
Mais cette réponse ne satisfaisait pas complétement Julius Atticus : il craignit que Nerva n’eût compris qu’il avait trouvé un trésor ordinaire, quelque chose de misérable comme deux ou trois millions de sesterces ; en conséquence, il reprit la plume, et écrivit de nouveau à l’empereur : « Mais, César, le trésor que j’ai trouvé est considérable ! »
Ce à quoi Nerva ne jugea point à propos de répondre autre chose que ce qu’il avait déjà répondu dans sa première lettre, en ajoutant seulement un second point d’exclamation : « Tant mieux pour toi !! »
Julius Atticus avait la conscience timorée : il craignait de n’avoir pas donné à l’empereur, dans ses deux premières lettres, une idée suffisante des richesses qu’il n’osait s’approprier, et il écrivit une troisième fois : « Mais, César, c’est que le trésor que j’ai trouvé est immense ! »
« Tant mieux pour toi !!! » répondit l’empereur, en ajoutant un troisième point d’exclamation aux deux premiers.
Ce troisième point d’exclamation rassura Julius Atticus. Il n’hésita donc plus à s’approprier le trésor, qui, en effet, était tel, qu’après avoir donné à son fils six millions trois cent mille francs pour bâtir des bains, qu’après avoir fait élever palais à Athènes, palais à Rome, palais à Naples, des villas partout ; qu’après avoir ramené avec lui de l’Attique quinze ou vingt philosophes, quinze ou vingt poëtes, dix ou douze musiciens, six ou huit peintres, aux besoins desquels il pourvoyait d’une si large façon, que chacun d’eux menait un train à se faire prendre pour un sénateur ; qu’après avoir laissé trente millions à l’empereur, et soixante millions à son fils, il put encore léguer quatre-vingt dix francs de rente viagère à chaque Athénien.
Hélas ! comme Charlemagne, à la vue des Normands, pleura sur la décadence de l’empire, Julius Atticus put, malgré ses millions, pleurer sur la décadence de sa race. Poëte, orateur, artiste, père de rhéteur, il vit son petit-fils si dégénéré de cette intelligence héréditaire, que, pour lui apprendre à lire, Hérode Atticus, son père, fut obligé de lui donner vingt-quatre esclaves représentant les vingt-quatre lettres de l’alphabet, et portant, chacun sur sa poitrine, la figure de la lettre à laquelle il correspondait.
Or, tout cet emplacement, ― tombeau de Cecilia Metella, villa de Julius et d’Hérode Atticus, cirque de Maxence, qui n’en est éloigné que d’une centaine de pas, ― tout cela appartenait à Enrico Gaëtano, et était commandé, pour le moment, par un Gaëtano d’Agnani, bâtard de la famille.
Les Gaëtani avaient habité le bourg d’Agnani, où, pendant ses querelles avec le roi de France, s’était réfugié le pape Boniface VIII, et l’avaient peuplé de bâtards.
À l’heure où nous sommes arrivés, c’est-à-dire vers midi, Gaëtano le Bâtard, ― c’était le nom qu’on lui donnait, — s’amusait à exercer sa garnison dans le cirque de Maxence.
Cette garnison se composait particulièrement d’Anglais, d’Allemands et d’hommes des montagnes, Basques, Piémontais, Tyroliens, Écossais, Suisses, paysans des Abruzzes.
À force de se frotter les uns aux autres, de vivre ensemble, d’être soumis aux mêmes besoins, de courir les mêmes dangers, ces hommes s’étaient créé entre eux une espèce de langue pareille à ce patois que l’on parle sur les bords de la Méditerranée, et à l’aide duquel un voyageur peut faire le tour de ce grand lac que les anciens appelaient la mer Intérieure. Cette langue suffisait à l’échange de leurs pensées et à la communication de leurs désirs.
C’était dans ce patois que le chef leur donnait ses ordres.
Au jour du combat, un même esprit animait ces hommes : on eût dit des compatriotes, des amis, presque des frères ; mais, le champ de bataille évacué, pour la garnison, les nationalités différentes reprenaient le dessus : l’Anglais allait à l’Anglais, l’Allemand à l’Allemand, le montagnard au montagnard.
Ils étaient donc, selon leur habitude des jours de repos et des heures de garnison, divisés par groupes, chaque groupe représentant en quelque sorte un peuple. Le sentiment de la nationalité, qui subsiste surtout à l’étranger, était l’élément d’attraction et de cohésion qui réunissait ces fils de la même terre. En parlant ensemble la langue de leur pays, en s’amusant aux exercices de leur pays, une illusion momentanée rendait à l’Anglais les brouillards de la Bretagne, à l’Allemand le murmure des fleuves germaniques, au montagnard la neige de ses pics alpestres. Ces illusions consolaient ces cœurs durs, caressaient ces rudes imaginations : ils se croyaient encore dans leur pays natal.
Les uns s’exerçaient à l’arc : ― c’étaient des archers anglais, des restes de ces grandes bandes qui nous avaient tiré tant de sang, à nous autres Français, aux batailles de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt. Ils étaient experts dans l’art de lancer un trait au but, et ces Parthes modernes, qui avaient d’habitude douze flèches dans leur trousse, disaient hardiment qu’ils portaient à leur côté la mort de douze hommes.
Les autres s’exerçaient à la lutte : ― c’étaient les Allemands ; ces blonds descendants d’Arminius n’avaient point oublié les exercices gymnastiques de leurs pères ; aussi personne ne se risquait à jouer avec eux ce jeu terrible. On eût dit ces anciens gladiateurs que la Germanie envoyait à Rome pour lutter avec les ours et les lions ; l’emplacement dans lequel on se trouvait ― le cirque de Maxence ― ajoutait encore à l’illusion.
Les autres, enfin, ― c’étaient les hommes des montagnes, ― s’exerçaient au bâton. Souvent, au fort de la mêlée, le fer de la lance était abattu par un vigoureux coup d’épée ; dès lors, le cavalier ou le fantassin n’avait plus que son bâton ; il fallait donc qu’il s’en fît une arme. C’était l’étude à laquelle se livraient ces hommes et ils étaient arrivés à un tel degré d’adresse, que mieux valait avoir affaire à eux quand le fer était au bout de la lance que lorsque la hampe seule voltigeait entre leurs mains.
Gaëtano le Bâtard allait d’un de ces groupes à l’autre, encourageant les vainqueurs, raillant les vaincus, tirant l’arc avec les Anglais, luttant avec les Allemands, jouant du bâton avec les montagnards.
C’était en partageant les jeux de ces hommes, aux jours du repos, qu’il les entraînait à sa suite, les poussait en avant, ou les ralliait autour de lui aux jours du combat.
Au reste, des sentinelles veillaient aux murailles et aux portes, comme si l’ennemi eût été campé à une portée de trait. La consigne était sévère, la discipline inflexible ; on pouvait se fier à elles.
Pour le moment, Gaëtano le Bâtard était assis sur le piédestal d’une statue absente, et songeait… à quoi ? aux choses dont rêvent les condottieri : aux belles femmes, à l’argent, à la guerre.
Il entendit derrière lui la marche régulière de plusieurs personnes, et se retourna.
Trois soldats lui amenaient un étranger.
Un des soldats vint à lui, et lui adressa quelques mots à demi-voix, tandis que les deux autres, arrêtés à dix pas en arrière du premier, se tenaient à la droite et à la gauche de l’homme qu’ils conduisaient à leur chef, bien plus comme un prisonnier que comme un hôte.
Les Gaëtani n’avaient pas, pour exercer l’hospitalité, le jeudi saint, la même raison que les Orsini, aucun des leurs n’ayant été ressuscité ni ce jour-là, ni aucun autre.
Gaëtano inclina le haut de son corps pour écouter le rapport verbal du soldat ; puis, l’ayant entendu :
― Ah ! ah ! dit-il ; eh bien, qu’il approche.
Le soldat fit un signe : ses deux compagnons poussèrent l’inconnu du côté de Gaëtano le Bâtard.
Celui-ci le regarda venir sans se lever, jouant de la main gauche avec son poignard au manche doré, et, de la droite, avec sa moustache noire.
Puis, quand il fut en face de lui :
— C’est donc toi, dit-il, qui as la prétention de traverser nos domaines sans payer ton droit de passage ?
— Monseigneur Gaëtano, dit l’étranger en s’inclinant, je ne refuserais pas de payer si je possédais la somme que vos hommes me demandent ; mais je viens de l’autre bout du monde pour recevoir la bénédiction du saint-père, et je suis pauvre comme un pèlerin qui compte sur l’aide des bons cœurs et des âmes pieuses pour arriver au terme de sa route.
— Combien t’a-t-on demandé ?
— Un écu romain.
— Ah ça ! mais c’est donc une somme considérable, qu’un écu romain ? demanda en riant le Bâtard.
— Tout est relatif, monseigneur, répondit humblement l’étranger ; un écu romain est une somme plus considérable pour celui qui ne l’a pas, c’est-à-dire pour moi, qu’un million ne l’était pour celui qui a fait élever ce monument.
Et il montra du bout de son bâton le tombeau de Cecilia Metella.
— Alors, tu n’as pas même un écu romain ?
— Vos soldats m’ont fouillé, monseigneur, et n’ont trouvé sur moi que quelques sous de cuivre.
Gaëtano jeta un coup d’œil interrogateur sur les soldats.
— C’est vrai, dirent ceux-ci : voilà tout ce qu’il possédait.
Et ils montrèrent quelques pièces de monnaie faisant à peu près un demi-paul.
— C’est bien, dit Gaëtano, on va te rendre tes baïoques ; mais tu n’en es pas quitte pour cela ; il est d’habitude ici que l’on paye d’une façon ou de l’autre. Les jeunes et jolies filles payent, comme sainte Marie l’Égyptienne, avec leur personne ; les riches payent avec leur bourse ; les marchands, avec leurs marchandises ; les ménétriers nous jouent un air ; les improvisateurs nous récitent des vers ; les baladins nous dansent un pas ; les bohémiens nous disent la bonne aventure ; chacun a sa monnaie en ce monde, et nous paye avec sa monnaie. Dis-nous quelle est ta monnaie, à toi, et paye-nous avec celle-là.
Le pèlerin regarda autour de lui, et, voyant, à cent pas à peu près, un de ces grands boucliers anglais faits en forme de cerf-volant qui était planté en terre par la pointe, et tout hérissé de flèches :
— Eh bien, s’il vous plaît, monseigneur, dit-il humblement, j’apprendrai à ces braves gens à tirer de l’arc.
Gaëtano le Bâtard éclata de rire, et, comme les Anglais n’avaient pas compris les paroles du nouveau venu, celui-ci ayant parlé en italien :
— Savez-vous ce que cet homme offre pour son péage ? reprit Gaëtano dans ce patois que nous avons dit être la langue courante des condottieri ; il offre de vous donner une leçon d’adresse !
Les archers, à leur tour, éclatèrent de rire.
— Que dois-je répondre ? demanda Gaëtano.
— Oh ! acceptez, capitaine, dirent les Anglais, et nous allons nous amuser.
— Eh bien, soit, dit Gaëtano en se retournant vers l’étranger. Les Anglais vont tirer d’abord tous ensemble dans le bouclier que tu vois là-bas ; les trois qui approcheront le plus près du but concourront avec toi à un nouvel essai, et, si tu l’emportes sur eux, non-seulement tu auras le passage libre, mais encore, sur ma parole, cinq écus romains que je te donnerai de ma poche pour payer ton passage aux autres barrières.
— J’accepte, dit l’étranger ; mais hâtez-vous : je dois être à trois heures sur la place Saint-Pierre.
— Oh ! bon ! dit Gaëtano ; alors, nous avons le temps ; à peine est-il midi.
— Il est midi et demi, dit l’étranger en regardant le soleil.
— Faites attention à vous, mes braves ! dit Gaëtano, s’adressant aux archers, car vous allez lutter avec un homme qui m’a l’air d’avoir le coup d’œil juste.
— Oh ! dit un des archers nommé Herbert, qui était le meilleur tireur de la troupe, il m’est avis qu’il est plus facile de voir l’heure au soleil que de mettre à cinquante pas le fer d’une flèche dans un demi-paul.
— Vous vous trompez, mon ami, dit l’étranger en excellent anglais, l’un n’est pas plus difficile que l’autre.
— Ah ! dit Herbert, si vous êtes né de l’autre côté du détroit, comme l’annonce votre façon de parler notre langue, il n’y a rien d’étonnant à ce que vous soyez bon archer.
— Je ne suis pas né de l’autre côté du détroit, j’ai seulement voyagé en Angleterre, reprit le pèlerin ; mais hâtons-nous, s’il vous plaît ; j’ai dit à votre chef que j’étais pressé, et il permet que notre essai se fasse sans retard.
— Allons, Edwards ! allons, Georges ! cria Herbert, préparez un bouclier pour prendre la place de celui-ci ; tracez un cercle de six pouces de diamètre, et, au milieu du cercle, collez une mouche.
Les deux Anglais interpellés par leur camarade se hâtèrent d’obéir. Ils préparèrent un bouclier complétement intact, tandis que les autres archers allaient arracher les flèches du bouclier qui servait de but.
Puis, pour donner à l’étranger une plus haute idée de leur adresse, et lui offrir une difficulté plus grande, ils transportèrent le bouclier de cinquante à cent pas.
Enfin, l’ancien bouclier placé à distance et le nouveau bouclier préparé, les archers, comme un essaim d’abeilles qui se groupent autour de leur chef, se groupèrent autour d’Herbert, qu’ils reconnaissaient tacitement pour exercer sur eux la royauté de l’adresse et du coup d’œil.
Alors, on vit ce que peut faire sur les hommes une grande émulation : chacun à son tour lança sa flèche, et, malgré la distance augmentée du double, les cinquante flèches ― les archers étaient cinquante ― portèrent toutes dans le bouclier.
Onze flèches avaient frappé dans le cercle intérieur ; mais, comme on l’avait prévu d’avance, les trois flèches les plus rapprochées de la mouche étaient celles d’Edwards, de Georges et d’Herbert.
— Bien tiré, enfants ! dit Gaëtano en battant des mains ; on boira ce soir du meilleur vin de la cave à la santé de ceux qui ont tiré ces cinquante flèches… Et, maintenant, aux trois vainqueurs et à notre pèlerin ! Êtes-vous prêt, mon maître ?
L’étranger fit de la tête un signe affirmatif.
— Bon ! dit le Bâtard, vous savez qu’il y a cinq écus romains pour celui qui mettra sa flèche le plus près de la mouche… Allons, au bouclier !
Un archer alla arracher de terre l’ancien bouclier, tout chargé de dards comme un porc-épic, et y substitua le bouclier intact.
— Place ! place ! place ! cria-t-on de toutes parts.
Ce n’étaient plus seulement les archers qui s’intéressaient à la lutte, c’étaient tous ces hommes qu’une espèce de nationalité, comme nous l’avons dit, reliait entre eux. Les Allemands avaient cessé la lutte, les montagnards avaient jeté leurs bâtons ; tous étaient accourus, formant un cercle immense autour du groupe composé de Gaëtano le Bâtard, du pèlerin et des trois archers destinés à soutenir vis-à-vis de l’étranger l’honneur de la vieille Angleterre.
— Dépêchons-nous, dépêchons-nous, murmura le pèlerin en regardant de nouveau le soleil, il est une heure moins un quart.
― Nous sommes prêts, répondit Herbert, et nous allons tirer selon le rang que les lettres initiales de nos noms tiennent dans l’alphabet. À toi, Edwards, la première flèche ; à toi, Georges, la seconde ; à moi la troisième. Le pèlerin tirera le dernier. À tout seigneur, tout honneur !
En effet, au jeu de l’arc, l’honneur du coup est à celui qui tire le dernier.
― Gare ! dit Edwards en s’avançant.
Edwards avait d’avance choisi celle de ses flèches qu’il tenait pour la meilleure, et il l’avait placée sur son arc. Parvenu à l’endroit d’où il devait tirer, il s’arrêta deux fois, amena à lui la corde de son arc, deux fois la détendit. Enfin, à la troisième fois, la flèche s’échappa en sifflant, et alla s’enfoncer dans le cercle tracé sur le bouclier, à deux pouces à peine au-dessus de la mouche.
— Ah ! murmura-t-il, si le bouclier eût été seulement à dix pas plus loin, je mettais ma flèche en plein but ! Mais n’importe, je crois que le coup n’est pas mauvais.
Ses camarades, en l’applaudissant, lui prouvèrent qu’ils étaient de son avis.
— À ton tour, Georges, dit Gaëtano le Bâtard, et mesure bien la distance.
— Je ferai de mon mieux, monseigneur, dit l’archer.
Et, pour prouver la disposition dans laquelle il était, il tira l’une après l’autre trois flèches de sa trousse ; mais, jetant les deux premières comme défectueuses, il ne s’arrêta qu’à la troisième.
Cette troisième flèche, il l’ajusta sur son arc, qu’il tendit d’un mouvement à la fois lent et ferme, et lâcha le trait.
La flèche alla frapper le bouclier, et, malgré la distance, il fut facile de voir qu’elle gagnait de quelques lignes sur celle d’Edwards.
— Ma foi, dit Georges, voilà tout ce que je puis faire ; qu’un autre fasse mieux !
— Bravo, Georges ! bravo, Georges ! crièrent les spectateurs en applaudissant.
C’était au tour d’Herbert, c’est-à-dire de celui sur lequel on comptait le plus.
Il s’avança gravement et lentement comme un homme qui sent tout le poids de la responsabilité qui pèse sur lui.
Aussi mit-il encore plus d’attention que Georges dans le choix du projectile qu’il s’apprêtait à lancer. Il vida entièrement sa trousse à ses pieds, posa un genou en terre, et choisit longuement et avec soin une flèche dont la pondération fût parfaite. Puis, se relevant, il tendit la corde de son arc de manière à la ramener jusque derrière sa tête, demeura un instant aussi immobile que le chasseur antique changé en marbre par la vengeance de Diane, ― et lâcha le coup.
La flèche passa invisible, tant elle passait rapide, et alla s’enfoncer si près de la mouche, qu’elle en entama le contour.
Tous les condottieri, les archers surtout, étaient restés les yeux fixes et la poitrine haletante ; mais, quand ils virent le résultat du coup, une immense acclamation en trois ou quatre langues s’échappa de la bouche de ces hommes, qui se regardaient tous comme intéressés dans leur orgueil à ce que l’un d’eux, quelle que fût sa spécialité ou sa nation, l’emportât sur un étranger. Puis, d’un même mouvement, tous s’élancèrent vers le but, chacun voulant juger par ses propres yeux de la place où avait frappé la flèche d’Herbert.
Comme nous l’avons dit, la mouche était effleurée.
Alors, d’une commune voix, les archers poussèrent leur acclamation habituelle :
— Hourrah pour la vieille Angleterre !
Et les cris redoublèrent, chacun s’empressant autour du but, et montrant à Gaëtano, avec force bravos et clameurs, cette flèche qui, personne n’en doutait, devait remporter la victoire.
Pendant ce temps, le pèlerin, sans prendre la peine de se débarrasser de son manteau, s’était contenté de poser son bâton à terre, avait ramassé un des arcs abandonnés par les archers, avait pris, parmi les flèches sorties de la trousse d’Herbert, la première flèche venue, et l’avait ajustée sur son arc.
— Gare ! cria-t-il tout à coup d’une voix forte.
Les condottieri entouraient le but ; ils se retournèrent, et, voyant, à cent pas d’eux, le voyageur qui levait son arc, ils s’écartèrent rapidement. À peine le bouclier fut-il démasqué, qu’ils entendirent passer la flèche, qui s’arrêta, en tremblant, juste au milieu de la mouche.
Il s’était écoulé si peu de temps entre le cri de l’étranger et l’arrivée de sa flèche, qu’on eût pu croire qu’il avait lâché le coup sans prendre la peine de viser. ― Lui était resté debout, appuyé sur son arc.
Quand on s’approcha du but, on s’aperçut que le bouclier, fait d’une claie d’osier recouverte de trois peaux de taureau entre chacune desquelles était une plaque de fer, avait été percé de part en part.
La flèche passait de l’autre côté d’une longueur de six pouces !
Les archers se regardèrent stupéfaits : pas un cri, pas un souffle, pas une haleine ne sortit de leur bouche.
— Eh bien ! demanda Gaëtano, après un moment de silence, que dis-tu de cela, Herbert ?
— Je dis qu’il y a magie ou surprise, répondit l’archer, et je demande une seconde épreuve.
— Tu l’entends, pèlerin, dit Gaëtano, s’adressant à l’étranger, tu ne peux pas refuser sa revanche à un brave archer qui doute que tu sois un simple mortel comme lui, et qui te prend pour le dieu Apollo, déguisé en berger, et gardant les troupeaux du roi Admète.
— C’est bien, dit l’étranger ; mais, quand j’aurai donné cette revanche, me laissera-t-on partir ?
— Oui, oui, crièrent d’une seule voix tous les condottieri.
— Je t’engage ma parole de chevalier, dit Gaëtano.
— Soit, dit le pèlerin, toujours de sa place, tandis que les aventuriers, de leur côté, continuaient d’entourer le but, qu’ils regardaient avec autant d’étonnement que d’admiration ; ― mais la distance à laquelle nous avons fait ce premier essai me paraît bonne à exercer des enfants. Portez le bouclier à deux cents pas plus loin, et, alors, je ne demande pas mieux que de faire raison à Herbert et même à ses deux compagnons.
— Deux cents pas plus loin ! tirer à trois cents pas ? mais vous êtes fou, mon maître ! s’écria Herbert.
— Portez le bouclier à deux cents pas plus loin, répéta l’inconnu ; j’ai accepté vos conditions sans les débattre ; c’est à vous, maintenant, d’accepter les miennes sans discuter.
— Faites ce qu’il demande, ordonna impérieusement Gaëtano ; c’est à lui, en effet, de dire à présent ce qu’il veut.
Deux hommes prirent le bouclier, mesurèrent la distance ; et l’allèrent porter jusqu’à l’extrémité du cirque.
Les autres aventuriers, Gaëtano en tête, revinrent silencieux à l’endroit où les attendait le pèlerin.
Herbert jeta un coup d’œil sur le bouclier, et, regardant avec découragement son arc et ses flèches :
— Impossible, dit-il, de tirer à une distance pareille !
— Oui, dit l’inconnu, avec ces jouets d’enfant, impossible, j’en conviens ; mais je vais vous montrer les armes avec lesquelles je vous défie.
Alors, indiquant du doigt aux condottieri une espèce de fragment de rocher long de dix pieds, large de cinq, qui sortait du sol rugueux, couvert de mousse, et sous la forme d’un gigantesque couvercle de sépulcre :
— Levez cette pierre, dit-il.
Les condottieri se regardèrent, ne comprenant rien à cet homme qui leur paraissait un être surhumain, et hésitant à lui obéir.
— N’avez-vous pas entendu ? demanda Gaëtano.
— Si fait, répondit Herbert en grommelant ; mais est-ce donc cet homme qui ordonne ici, maintenant ?
— C’est lui, si je veux, dit Gaëtano ; levez cette pierre !
Huit ou dix aventuriers se mirent à l’œuvre ; mais, si bien qu’ils combinassent leurs efforts, ils ne parvinrent pas même à ébranler l’énorme bloc.
Ils se redressèrent, et, regardant Gaëtano :
— Cet homme est fou ! dirent-ils ; autant vaudrait nous donner l’ordre d’arracher le Colysée !
— Ah ! c’est vrai, murmura le voyageur, se parlant à lui-même, je me rappelle, le tombeau a été scellé en dedans.
Et, s’approchant à son tour du bloc de granit :
— Écartez-vous, dit-il ; je vais essayer, moi.
Alors, jetant bas son manteau, il se courba par-dessus un des angles du sépulcre, attacha ses mains nerveuses aux anfractuosités des roches ; puis, collant ses bras à la pierre comme un bas-relief, il lui imprima trois secousses successives.
On eût dit Ajax ou Diomède arrachant des plaines de Troie une de ces bornes gigantesques avec lesquelles ils écrasaient la moitié d’une armée.
Au premier effort, la pierre se gerça ; au second, les crampons de fer se rompirent ; au troisième, le couvercle de granit se souleva et découvrit un tombeau dans lequel était couché le squelette d’un géant.
La tête seule manquait.
Les aventuriers jetèrent un cri de surprise mêlé de terreur, et reculèrent effrayés. Gaëtano passa sa main sur son front humide de sueur.
C’étaient bien là, en effet, ces grands ossements dont parle Virgile, et qui devaient, mis à jour dans leur sépulcre par le fer de la charrue, glacer d’étonnement les races à venir.
Le géant avait près de lui un arc de neuf pieds de long, et six flèches de trois coudées chacune.
— Eh bien ! Herbert, demanda l’inconnu, croyez-vous qu’avec cet arc et ces flèches, on puisse tirer à trois cents pas ?
Herbert ne répondit point : lui et ses compagnons semblaient courbés sous le poids d’une terreur superstitieuse.
Le premier à qui la parole revint fut Gaëtano.
— Quels sont ces ossements ? demanda-t-il d’une voix dont il essaya en vain de dissimuler l’émotion, et pourquoi ce squelette n’a-t-il plus de tête ?
— Ces ossements, répondit l’inconnu avec un sourire d’une profonde tristesse, et comme il en passe sur les lèvres des vieillards qui racontent des choses qu’ils ont vues au temps de leur jeunesse ; ces ossements sont ceux d’un homme qui, lorsqu’il était debout, avait huit pieds de haut, de sorte que, sans sa tête, il serait encore aujourd’hui le plus grand de nous tous. Il était né dans la Thrace ; son père descendait des Goths, sa mère des Alains. Il avait été pâtre d’abord dans ses montagnes, puis soldat sous Septime Sévère, puis centurion sous Caracalla, puis tribun sous Élagabale, puis, enfin, empereur après Alexandre. Il portait à son pouce, en guise de bagues, les bracelets de sa femme ; il traînait d’une seule main un chariot chargé ; il ramassait la première pierre venue, et en faisait de la poussière entre ses doigts ; il terrassait les uns après les autres, et sans reprendre haleine, trente lutteurs ; il courait à pied aussi vite qu’un cheval lancé au galop ; il faisait trois fois le tour du grand Cirque en quinze minutes, et, à chaque tour, il emplissait une coupe de sueur ; enfin, il mangeait quarante livres de viande par jour, et vidait une amphore d’un seul coup. Il s’appelait Maximin ; il fut tué devant Aquilée par ses propres soldats, qui expédièrent sa tête au sénat, lequel la fit brûler à la vue du peuple dans le champ de Mars. Soixante ans après, un autre empereur qui prétendait descendre de lui envoya chercher son corps à Aquilée ; puis, comme il faisait bâtir ce cirque, il le coucha dans le sépulcre, et, comme l’arc et les flèches étaient les armes favorites du défunt, il mit près de lui ces flèches en roseaux de l’Euphrate, cet arc en frêne de Germanie, cette corde en fil d’amiante, sur laquelle ne peuvent ni l’eau, ni le feu, ni le temps, et, de ce sépulcre impérial, il fit la borne autour de laquelle tournaient ses chevaux et ses chars. Cet autre empereur s’appelait Maxence. — Allons, Edwards ! allons Georges ! allons, Herbert ! je suis pressé… prenez vos arcs et vos flèches ; quant à moi, voici les miens.
Et, tirant l’arc et les flèches hors du tombeau, il gravit le piédestal sur lequel était assis Gaëtano à son arrivée, déposa les six flèches à ses pieds, et, comme Ulysse tendit son arc sans effort, lui, ainsi qu’il eût fait d’un arc ordinaire, banda l’arc de Maximin.
— Eh bien, soit ! dit Herbert ; il ne sera pas dit que des archers anglais auront refusé de tenter ce qu’un autre aura fait. — Voyons, Edwards ; voyons, Georges, faites de votre mieux ; je vais tâcher de faire, moi, ce que je n’ai jamais fait.
Les deux archers se préparèrent, mais en secouant la tête d’un air découragé, et pareils à des hommes qui entreprennent une chose qu’ils savent d’avance être impossible.
Edwards prit rang le premier, tendit son arc, et lança sa flèche ; mais la flèche décrivit sa parabole, et s’enfonça en terre vingt pas avant d’avoir atteint le bouclier.
— Je l’avais bien dit ! murmura Edwards.
Et il céda sa place à Georges.
Georges se présenta à son tour, et tout son effort se borna à ce que sa flèche portât un peu plus loin que celle de son compagnon, et tombât à quelques pieds seulement du bouclier.
C’est tenter Dieu, murmura-t-il en se retirant, que de demander à l’homme au delà de ses forces !
Enfin, Herbert, qui avait de nouveau tendu son arc, qui avait choisi sa meilleure flèche, et qui avait fait tout bas sa prière à saint Georges, atteignit le but, mais si faiblement, que la flèche ne put pas même entamer le premier cuir et tomba près du bouclier.
— Ma foi, dit-il, tant pis ! voilà tout ce que je puis faire pour l’honneur de la vieille Angleterre.
— Voyons, dit alors le pèlerin, ce que je pourrai faire, moi, pour la gloire de Dieu.
Et, sans quitter le piédestal, du haut duquel, pareil à une divinité antique, il dépassait d’une coudée et demie tous les spectateurs, il envoya, l’une après l’autre, contre le bouclier les six flèches, qui dessinèrent une croix, — les quatre premières formant l’arbre, les deux autres la branche.
Un cri d’admiration s’éleva parmi les spectateurs, quand les deux dernières flèches surtout eurent expliqué, en complétant le religieux symbole, l’intention de l’archer mystérieux ; alors, la plupart, croyant à un miracle, firent sur leur front le signe sacré que l’inconnu venait de tracer sur le bouclier.
— Ce n’est pas un homme, dit Herbert, c’est le dieu Teutatès ou Thor, fils d’Odin, qui se décide à se convertir à la foi chrétienne, et qui va demander au pape la rémission de ses vieux péchés.
L’inconnu entendit ces paroles, et tressaillit.
— Ami, dit-il, tu n’es peut-être pas si loin de la vérité que tu le crois… Prie donc pour moi, comme tu prierais, non pas pour un dieu qui se rallie, mais pour un homme qui se repent !
Puis, se tournant vers Gaëtano le Bâtard :
— Monseigneur, dit-il, les cinq écus que vous m’avez promis sont à Edwards, à Georges et à Herbert, auxquels je demande, ainsi qu’à vous, pardon de mon orgueil. Hélas ! je viens d’avouer tout bas, et j’avoue maintenant tout haut, que je suis un grand pécheur !
Puis, s’inclinant avec humilité :
— Avez-vous autre chose à exiger de moi, demanda-t-il, et voulez-vous me permettre de continuer mon chemin ?
— Pour mon compte, dit Gaëtano, je n’y vois aucun empêchement, avec d’autant plus de raison que tu as ma parole, et, à moins qu’il ne convienne aux lutteurs et aux joueurs de bâton de te demander une leçon pareille à celle que tu viens de donner aux archers, tu es libre.
Mais les Allemands et les montagnards firent de la tête un signe indiquant qu’ils étaient satisfaits d’avoir assisté à la leçon que venaient de recevoir les archers.
Alors, s’adressant aux premiers dans le plus pur allemand, et aux autres tour à tour dans le dialecte écossais, basque ou piémontais :
— Je remercie mes frères les Germains et mes frères les montagnards, dit le voyageur, de ne plus s’opposer à ce que je continue ma route, et les conjure de se joindre, sinon de paroles, du moins d’intention, aux prières qu’Edwards, Georges et Herbert voudront bien dire pour moi.
Et, déposant l’arc gigantesque aux mains du chef des condottieri, il rejeta son manteau sur son épaule, reprit à la main son bâton, salua humblement à droite et à gauche, et, par une des brèches du cirque de Maxence, du même pas dont il était venu, il regagna la voie Appienne.
De tous ces aventuriers, qu’il laissait pleins d’étonnement, d’admiration et surtout de doute, une partie l’accompagna jusqu’à la route romaine, tandis que l’autre monta sur les ruines pour le suivre plus longtemps des yeux.
Alors, les uns et les autres assistèrent à un singulier spectacle, et qui laissa dans leur esprit une bien autre impression encore que ce qu’ils venaient de voir.
La troisième tour qui commandait la via Appia, avant d’arriver aux murailles d’Aurélien, ceinture de Rome, appartenait aux Frangipani, famille non moins noble, non moins puissante que celle des Orsini et des Gaëtani, et dont le dernier descendant vient de mourir de nos jours au monastère du mont Cassin.
Nous avons dit que leur nom venait de la quantité de pains qu’ils rompaient tous les matins en faisant l’aumône : ― frangere panes.
De même que leurs confrères avec lesquels nous venons de faire connaissance, les Frangipani vivaient d’extorsions, de vols et de pillages, et leur château était là comme un dernier péage placé près de la porte de la ville.
Mais, sans doute, le voyageur était pressé d’arriver, car, cette fois, au lieu d’essayer, comme il l’avait fait à Casa-Rotondo et au château des Gaëtani, de passer à travers les domaines de ces maîtres du chemin, il contourna les remparts de la forteresse, ne répondant point aux qui vive des sentinelles placées au haut de la tour.
Les sentinelles appelèrent leurs camarades.
Une vingtaine d’hommes accoururent voyant le pèlerin qui, alors, continuait son chemin, ne daignant pas leur répondre et refusant de s’arrêter, archers et arbalétriers tendirent, ceux-ci leurs arcs, ceux-là leurs arbalètes, et l’accablèrent de traits.
Mais lui, à travers les projectiles mortels qui obscurcissaient l’air, poursuivit sa route sans hâter ni ralentir son pas, ne s’inquiétant guère plus de ces flèches et de ces traits d’arbalète que si c’eût été une grêle ordinaire ; seulement, lorsqu’il fut hors de leur portée, il se contenta de secouer son manteau et sa tunique : les traits et les flèches qui s’y étaient attachés tombèrent, et, débarrassé de ce poids inutile, il disparut derrière l’arc de Trajan, sous cette voûte qu’on appelle aujourd’hui la porte Saint-Sébastien.