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Isaac Laquedem/Vol. 5/Première partie/Centaure et Sphinx

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Librairie théâtrale (volume 5p. 151-180).


CHAPITRE XXVIII.

centaure et sphinx.


Les voyageurs avaient à leurs pieds le fleuve que, du haut de l’Othrys, ils avaient vu se tordre dans la plaine ; seulement, en face d’eux, il décrivait une demi-courbe pareille à celle d’un immense fer à cheval, et c’était de l’autre côté de sa rive que se tenait l’infernale assemblée commandée pour eux par Canidie.

Tout le terrain compris dans ce circuit du fleuve, qui, à la lueur des flammes fantastiques courant sur sa rive, semblait le repli d’un gigantesque serpent dont la tête s’abreuve à la mer, tandis que la queue rampe encore dans les rochers du Pinde, paraissait être devenu, pour cette nuit, le domaine de Canidie et de sa terrible cour.

Pas un des monstres de la mythologie antique ne manquait au rendez-vous : satyres aux pieds de bouc, cyclopes à l’œil unique, arimapses du mont Riphée, sphinx d’Asie aux ailes d’aigle, aux griffes de lion, au visage et au sein de femme ; sphinx d’Égypte aux têtes ceintes de bandelettes d’Anubis, oiseaux stymphalides au bec de fer, gorgones aux cheveux de serpents, harpies aux mains immondes, griffons de l’Inde, gardiens des trésors ; syrènes épanouissant à fleur d’eau leurs têtes de déesses, empuses au pied d’âne, hydre de Lerne aux têtes renaissantes, — tout s’était rendu à l’appel de la reine de la magie.

Chaque monstre faisait l’œuvre de son caprice ou obéissait aux ordres d’une sorcière ; de là venait ce bruit impossible à décrire qui tenait tout ensemble du sifflement du vent et du mugissement de la mer ; de là venait cette lueur que l’on voyait de loin comme la vapeur d’un incendie, et qui couvrait toute cette portion de la plaine d’un dôme de fumée rougeâtre dans laquelle, ainsi que dans leur élément familier, nageaient des chauves-souris aux ailes gigantesques.

Aucun bateau n’était amarré à la rive du fleuve ; mais à peine les deux voyageurs, éclairés par le reflet des flammes, apparurent-ils rougissants au sommet du monticule, que les syrènes s’approchèrent de la rive, et, avec cette voix ravissante qui avait failli perdre Ulysse et ses compagnons, invitèrent Apollonius et Isaac à se confier à elles pour gagner l’autre bord.

Mais Apollonius, sans les écouter, haussant la voix :

— Holà ! vieux Chiron, cria-t-il, viens à nous, et transporte-nous sur l’autre rive. Je te donnerai, pour récompense, des nouvelles de ton élève Achille, qui m’est apparu sur les côtes de la Troade, et qui m’a chargé d’un message pour toi.

Apollonius n’avait pas encore prononcé le dernier mot, que déjà le maître de tant de héros fendait de sa robuste poitrine les eaux du Penée, et se dirigeait vers eux ; quelques secondes lui suffirent pour traverser le fleuve ; quelques autres, pour franchir l’espace qui séparait la rive du monticule.

Isaac regardait avec une curieuse attention l’homme-cheval, symbole de la science antique, dont le nom veut dire main habile, et qui devait le jour aux amours de Saturne et de la nymphe Philyre. Il savait que magie, divination, astrologie, médecine, musique, étaient des choses familières à l’être singulier qu’il avait devant lui ; il savait que, dans sa longue carrière, toute consacrée à l’immortalisation de l’humanité, si cela peut se dire, Chiron avait vu passer, non-seulement sous ses yeux, mais encore entre ses mains, les principaux héros de l’antiquité : Céphale, Phœnix, Aristée, Hercule, Nestor, Amphiaras, Thésée, Pelée, Jason, Méléagre, Hippolyte, Castor et Pollux, Machaon et Podalyre Ménesthée, Diomède, Ajax, Palamède, Esculape, Ulysse, Antiloque, Enée, Protésilas, Achille, avaient été ses élèves ; or, tous ces hommes, tous ces héros, tous ces demi-dieux dont le génie, l’adresse ou la force avait veillé sur le berceau de l’humanité, — les uns sages législateurs, les autres dompteurs de monstres, les autres destructeurs de brigands, les autres fondateurs d’empire, les autres ancêtres de peuples, — leur génie, leur adresse, leur force même, c’était au divin centaure qu’ils le devaient.

Celui-ci s’arrêta devant les deux voyageurs.

— Ah ! c’est toi, Apollonius, dit-il ; sois le bienvenu, toi et celui qui est à ta droite, dans notre vieille Thessalie… Je t’attendais : un songe m’avait prévenu de ton arrivée, et je savais que l’ombre d’Achille t’était apparue. Raconte-moi ce qu’il t’a dit, afin que je fasse pour lui ce qu’il désire.

— Illustre centaure, répondit Apollonius, laisse-moi te dire d’abord comment me fut accordée cette faveur de voir ton divin élève. — C’était à mon retour de l’Inde ; j’avais résolu de visiter la Troade, et de faire, comme Alexandre de Macédoine, des libations au tombeau du fils de Thétis et de Pelée. Je savais que, lorsque Ulysse avait voulu évoquer son ombre, il avait creusé la terre sur sa tombe, et y avait répandu le sang des agneaux ; je ne pouvais agir ainsi, étant pythagoricien, et, par conséquent, ennemi de ceux qui répandent le sang. Mais je m’approchai du monument l’âme pleine de respect et de terreur, et je dis :

« — Ô divin Achille ! le vulgaire te croit mort ; mais ce n’est l’avis ni de Pythagore, mon maître, ni celui des sages de l’Inde, ni celui des savants d’Égypte, ni le mien… Si tu vis donc, comme je le crois, divin Achille, daigne m’apparaître, et me donner tes ordres ou tes conseils ! »

J’eus à peine prononcé ces paroles, que le tombeau trembla légèrement, et que, sans que je visse les pierres se fendre, il en sortit un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, à la taille surhumaine, aux cheveux parfumés et serrés autour du front par une bandelette de pourpre brodée d’or. Il était vêtu d’un habit militaire à la thessalienne, portait son glaive à sa ceinture, et tenait dans sa main deux javelots au fer doré. Homère l’a peint bien beau, mais je le trouvai plus beau encore que ne l’avait dit Homère. — À sa vue, je fis un pas en arrière, frappé tout à la fois de crainte et d’admiration ; mais lui, avec un sourire charmant et presque féminin :

« — Apollonius, me dit-il, ne crains rien, car tu es aimé des dieux ! C’est avec plaisir que je te vois, et il y a longtemps que j’ai été prévenu que tu devais me visiter ; aussi t’ai-je attendu pour te charger de dire aux Thessaliens que je regrette de les voir négliger de me faire les sacrifices que me font ces mêmes Troyens à qui j’ai coûté tant de braves guerriers. Il est vrai que, de tous côtés, les sacrifices deviennent plus rares ; il est vrai que les temples sont de plus en plus désertés ; il est vrai que les prières et l’encens se détournent de l’Olympe… Peut-être quelque grand changement se prépare-t-il au ciel et sur la terre ; mais, en attendant, va en Thessalie, et dis aux Thessaliens, s’ils ne veulent pas ressentir les effets de ma colère, d’être plus fidèles à mon souvenir !

» — J’obéirai, divin Achille, répondis-je ; mais puisque vous voici, puis-je me hasarder à vous demander une grâce ?

» — Je t’entends, dit Achille ; tu désires me faire trois questions sur ce qui s’est passé dans la ville de Priam… Parle, je te répondrai.

» — Eh bien, je désire apprendre de vous-même si vos funérailles se sont faites de la façon que disent les poëtes ; si vous avez été véritablement trempé dans le Styx, et si Polyxène a été égorgée pour l’amour de vous.

» — Beaucoup ont raconté mes funérailles d’une manière différente, répondit Achille ; mais voici ce que je te dis, à toi, et ce que tu pourras répéter. La tombe m’est douce, attendu que je la partage avec mon ami Patrocle ; une seule urne — une urne d’or — renferme nos deux cendres, confondues comme si nous n’étions qu’un seul et même corps. Quant à mon invulnérabilité, et à mon immersion dans le Styx, c’est une fable des poëtes ; et voici la vérité. Tu sais que ma mère Thétis avait épousé contre son gré le roi Pelée, à qui mon maître, le centaure Chiron, avait appris à lancer l’arc et le javelot, et donné les conseils à l’aide desquels il subjugua ma mère ; or, Thétis, qui était déesse, ne voulant conserver que ceux de ses enfants qui naîtraient immortels, plongea ses sept premiers fils, le jour même de leur naissance, dans une chaudière d’eau bouillante placée au-dessus d’un vaste foyer : tous succombèrent. Le jour où elle me mit au monde, elle me prit par le talon pour en faire autant de moi que des autres, et sans doute allais-je succomber à mon tour, — car ma divinité ne m’est venue que des grandes choses que j’ai accomplies, et des louanges des poëtes, — lorsque mon père accourut, m’arracha de ses mains au moment où j’étais déjà suspendu sur la chaudière fatale, et me confia aux soins de celui qui, trente ans auparavant, avait été son précepteur. Enfin, quant à Polyxène, elle ne fut pas tuée par les Grecs ; mais elle se rendit volontairement à mon tombeau, et, y ayant trouvé mes armes, elle tira du fourreau cette même épée que je porte aujourd’hui encore à mon côté, se jeta dessus, et se tua en honneur de notre amour.

» — Maintenant, divin fils de Thétis, lui dis-je, une dernière question. »

Achille sourit et me fit signe de la tête qu’il était prêt à me répondre.

« — Il s’agit de Palamède, » continuai-je.

Achille poussa un soupir.

« — Parle, dit-il.

» — Palamède était-il réellement au siége de Troie, et, s’il y était, d’où vient qu’Homère ne parle pas de lui ? Homère a-t-il pu passer sous silence un homme qui trouva les poids et mesures, fixa le mois lunaire, inventa la tactique, les échecs, les dés ; qui ajouta à l’alphabet grec les cinq lettres : Φ, Χ, Θ, Σ, Υ, sans lesquelles notre alphabet serait incomplet ; un homme, enfin, qui a reçu les honneurs divins dans l’Eubée, et au pied de la statue duquel j’ai, de mes yeux, lu cette inscription : Au dieu Palamède ? »

» — Je vais t’expliquer le silence d’Homère, me répondit Achille. Non-seulement Palamède est venu au siége de Troie, mais encore j’oserai dire que, sans lui, il n’y aurait pas eu de siége de Troie, puisqu’il fut un des instigateurs les plus zélés de cette guerre, et déjoua la ruse d’Ulysse, qui voulait se dispenser d’y prendre part…

» — Et quelle était cette ruse ? demandai-je.

» — Ulysse contrefaisait l’insensé, ne voulant reconnaître personne de ceux qui lui étaient chers, et s’occupant, dans sa feinte folie, de labourer le sable de la mer, et d’y semer des cailloux. La multitude était dupe de ce jeu, et les chefs des Grecs étaient déjà résolus à se passer d’Ulysse, quand Palamède prit Télémaque dans son berceau, et le déposa sur la ligne du sillon que devait tracer Ulysse. Arrivé là, Ulysse, pour ne pas blesser l’enfant, leva le soc de sa charrue ; alors, Palamède s’écria : « Vous voyez bien que sa folie est feinte, puisqu’il a reconnu son fils ! » Ulysse fut donc forcé de prendre part à la guerre ; mais il conçut une grande haine pour l’homme qui l’avait obligé de quitter sa femme et son fils ; Palamède paya cette haine de sa vie. Après avoir fait voile pour Troie avec trente vaisseaux, après avoir fait reconnaître l’autorité d’Agamemnon, après avoir tué de sa main Déiphobe et Sarpedon, après avoir inventé une foule de jeux pour distraire les soldats pendant ce long siége, Palamède, que le regard oblique d’Ulysse n’avait jamais perdu de vue, Palamède tomba victime de la ruse du roi d’Ithaque : Ulysse chargea un prisonnier phrygien de fausses lettres à l’adresse de Palamède, et fit tomber le prisonnier dans une embuscade où il périt ; en même temps, il déposait une somme d’argent dans la tente de Palamède. Or, les lettres trouvées sur le messager furent portées au conseil des Grecs ; dans ces lettres, Palamède parlait de vendre l’armée grecque à Priam, et disait au vieux roi qu’il avait reçu l’argent envoyé par lui pour prix de sa trahison ! On courut à la tente de Palamède, on trouva la somme énoncée dans la lettre, et, avant qu’il eût eu le temps de se défendre, Palamède était lapidé !… Maintenant, pourquoi Homère n’a-t-il point parlé de Palamède ? C’est que c’était une tache à faire à la mémoire de son héros bien-aimé… Oh ! continua Achille les larmes aux yeux, que n’ai-je été prévenu de ce qui se faisait contre toi, mon cher Palamède ! Je fusse venu à ton aide, et je t’eusse sauvé !… Mais, toi, Apollonius, ajouta-t-il, puisque tu as prononcé le nom de Palamède, sois deux fois le bienvenu : occupe-toi de lui, au lieu de t’occuper de moi ; visite son tombeau ; il est dans l’île de Lesbos, près de Méthymne. Relève sa statue, si elle était renversée ; et, toi, l’ami des sages et des poëtes, venge Palamède de l’oubli d’Homère ! »

Et, à ces mots, comme un coq chantait dans une pauvre chaumière qui s’élève à quelques pas du tombeau d’Achille, et dont les assises sont faites des pierres écroulées de ce tombeau, le héros jeta un éclat pareil à celui d’une étoile qui glisse dans les cieux, et disparut. — Voilà, illustre Chiron, ce que j’avais à te dire de la part de ton élève Achille.

— Merci, sage Apollonius, répondit le centaure ; et, maintenant, dispose de moi, pour toi et ton compagnon… Ne désirez-vous pas que je vous transporte sur l’autre bord ?

— Oui, répondit Isaac, surtout si vous voulez, illustre centaure, aborder en face de ce sphinx, auquel j’ai quelque chose à demander… Cependant, si cela vous dérangeait trop de votre chemin, prenez Apollonius sur votre dos, et je traverserai le fleuve tout seul.

— Ne tente pas cela, étranger ! dit le centaure. Les eaux du Penée sont profondes et rapides, et pourraient, fusses-tu aussi bon nageur que Léandre, rouler ton cadavre à la mer !

— Chiron, dit Isaac avec un sourire mélancolique, j’ai traversé des fleuves plus rapides et des mers plus profondes que le Penée, et ni mers ni fleuves n’ont rien pu contre moi : je suis immortel !

Chiron regarda le Juif avec une extrême compassion.

— Tu es homme et immortel à la fois ? dit-il ; je te plains !… Moi aussi, j’ai été immortel, et, aujourd’hui, j’ai le bonheur de n’être plus qu’une ombre ! Hercule, par mégarde, m’avait blessé d’une de ses flèches ; les douleurs que je ressentis de l’inguérissable blessure furent telles, que Jupiter eut pitié de moi, et me permit de mourir… Oh ! tu es immortel, répéta Chiron, immortel ! je te plains !…

Le Juif fit un mouvement d’impatience.

— C’est bien, dit Chiron ; peut-être n’as-tu pas encore eu le temps de te lasser de l’immortalité, et de désirer la tombe… Marche dans ta voie, et, lorsque tu seras gémissant et désespéré comme je l’étais, je te souhaite, pour te permettre la mort, un Dieu aussi compatissant que le fut Jupiter… Maintenant, je vais te conduire à ce sphinx à qui tu as affaire, et à qui j’ordonnerai de te répondre.

Et, pliant les genoux, Chiron offrit sa large croupe aux deux voyageurs, renversant sa tête en arrière pour que sa longue chevelure blanche pût leur servir de bride.

Tous deux se placèrent sur le dos du centaure, qui prit le galop, se plongea dans le fleuve, passa au milieu des syrènes, dont la merveilleuse voix échoua contre l’indifférence d’Isaac et la sagesse d’Apollonius, et il les déposa de l’autre côté du Penée, en face du sphinx, qui, morne et immobile, les regardait venir avec ses yeux de granit.

Chiron cueillit une herbe qu’il chercha pendant quelque temps sur le bord du fleuve, en frotta la bouche de l’animal séculaire : à l’instant même, les lèvres se desserrèrent, et le souffle de vie entra dans son corps.

— Que veux-tu, divin Chiron ? demanda le sphinx.

— Je veux que tu répondes à cet étranger, qui m’est amené par Apollonius, lequel vient lui-même de la part de mon élève Achille, et qui a des questions à te faire.

— Qu’il parle, dit le sphinx, je répondrai.

Isaac s’avança vers le sphinx. Il était facile de deviner, à l’expression de son visage, que la question qu’il allait adresser au monstre égyptien avait pour lui une grande importance.

— Ne t’ai-je pas vu, lui demanda Isaac, à Alexandrie, en face du tombeau de Cléopâtre, à mon retour de Nubie ?

— Oui, dit le sphinx ; seulement, si tu as suivi le Nil, si tu as visité Éléphantine, Philæ, Luxor, Memphis, comment me reconnais-tu au milieu de ce troupeau d’animaux de mon espèce que tu as vus, immobiles et muets, regardant s’écrouler les villes des pharaons, et couler le vieux dieu Noute-Fen, que les profanes appellent le Nil ?

— Je te reconnais à ta griffe brisée, dit Isaac ; je me suis assis sur ton socle, et, pensant que j’aurais, un jour, affaire à toi, j’ai ramassé et conservé le fragment de granit qui te manque. — Le voici.

Le Juif tira de son manteau l’extrémité de la griffe du sphinx, qu’il avait, en effet, conservée.

Le sphinx leva sa patte droite ; Chiron s’avança, prit des mains d’Isaac le fragment de granit, et, comme il eût fait pour une blessure vivante, il le rajusta au membre mutilé de l’animal. Le sphinx laissa lentement retomber sa patte ; puis, l’allongeant à l’égal de son autre patte, se retrouva couché le ventre contre terre dans sa posture accoutumée.

— Étais-tu depuis longtemps à la place où je t’ai vu ? demanda Isaac.

— Depuis la fondation d’Alexandrie, c’est-à-dire depuis près de quatre cents ans. Il y avait quinze cents ans que le pharaon Aménophis, fils de Toutmosis, m’avait fait tailler dans le même bloc de granit dont il tira la statue de Memnon, et m’avait rangé sur la route du temple de Luxor avec deux cents autres sphinx comme moi. Dinocrates, l’architecte d’Alexandre, nous fit venir de Thèbes, moi et cent de mes compagnons, pour veiller aux portes des palais, à l’angle des rues, et sur les places d’Alexandrie. Je fus chargé de veiller à la porte du Lac, et, depuis près de quatre cents ans, j’accomplis ma mission sans avoir une seule fois fermé la paupière.

— Bien, dit Le Juif ; alors, tu as vu Cléopâtre ?

— Laquelle ?… L’Égypte a eu plusieurs reines de ce nom.

— La fille de Ptolémée Auletès, la femme de Ptolémée XII, la maîtresse de Sextus Pompée, de César et d’Antoine.

— As-tu oublié ce que tu disais toi-même tout à l’heure : que je veillais près de son tombeau ?

— Il y a bien des tombeaux vides… Le tombeau de Cléopâtre pourrait être de ce nombre.

— Cléopâtre est dans son tombeau.

— Tu en es sûr ?

— Je l’ai vue revenir d’Actium tout éplorée ; je l’ai vue se préparer à la mort en essayant des poisons sur les esclaves ; je l’ai vue bâtir son tombeau ; je l’ai vue presser elle-même les ouvriers, car elle craignait qu’il ne fût point achevé pour l’heure de sa mort ; je l’ai vue, au moment où Octave marchait de Péluse à Alexandrie, se réfugier dans ce tombeau avec Charmion, sa suivante, et Iras, sa coiffeuse. Puis bientôt je vis apporter Antoine blessé : il était poursuivi par les soldats d’Octave, et, comme Cléopâtre craignait, en ouvrant la porte de fer du tombeau à Antoine, de l’ouvrir aussi aux soldats, je la vis, aidée de ses deux femmes, hisser avec des cordes le blessé jusqu’à la fenêtre, et, par cette fenêtre, l’introduire dans le tombeau. Une heure après, j’entendis des sanglots et des gémissements dans le mausolée : Antoine était mort !… Le lendemain, Octave lui-même vint frapper à la porte du tombeau, et ce fut Cléopâtre qui lui ouvrit la porte. Il entra, et, un quart d’heure après, je le vis sortir disant durement à Cléopâtre de s’apprêter à le suivre à Rome, pour orner son triomphe ; puis la porte se referma derrière lui. Un instant après, Iras, à son tour, se glissa furtivement par la porte entr’ouverte ; je la vis causer avec un paysan qui venait de vendre des figues au marché d’Alexandrie ; ils parurent convenir d’un fait. Iras donna au jardinier quelques pièces d’or, et rentra dans le tombeau ; toute la journée, j’en entendis sortir des sanglots et des gémissements ; le soir venu, je vis le paysan s’avancer dans l’ombre avec précaution : il tenait à la main une corbeille pleine de figues ; il frappa trois fois à la porte du tombeau. La porte s’entr’ouvrit ; la main blanche de la reine d’Égypte reçut la corbeille, et laissa tomber une bourse ; après quoi, la porte se referma. Le paysan vint s’asseoir sur mon socle, compta trente pièces d’or, et, secouant la tête :

« — Singulière fantaisie ! murmura-t-il, de payer trois mille sesterces un pareil reptile ! »

Puis, sûr qu’il avait bien son compte, il se leva, et disparut du côté du lac. Presque au même instant, j’entendis dans le tombeau un léger cri, et, toute la nuit, des soupirs et des plaintes… Le lendemain, au point du jour, Octave vint pour chercher Cléopâtre. Cette fois, du plus loin que Charmion et Iras l’aperçurent, elles ouvrirent les portes devant lui ; alors, à travers l’ouverture, je pus voir Cléopâtre froide, inanimée, vêtue de son costume de reine, et couchée sur son tombeau : elle s’était fait mordre par l’aspic que lui avait apporté le paysan dans son panier de figues, et elle était morte presque aussitôt. Ce faible cri que j’avais entendu, c’était celui que lui avait arraché la morsure… Depuis ce jour, Cléopâtre dort sur son tombeau, dont Octave a fait sceller sur elle la porte d’airain.

— Merci, répondit Isaac, voilà tout ce que je voulais savoir… Maintenant, si j’ai besoin de toi, où te retrouverai-je ?

— Ici, dit le sphinx ; à moins que Canidie, qui m’a fait venir d’Égypte, et qui, pour que je pusse traverser la mer, m’a attaché aux épaules ces ailes de bronze, ne m’appelle et ne dispose de moi.

— En ce cas, ne crains rien, dit Apollonius ; c’est nous qu’elle attend ; et elle n’a d’ordres à donner, cette nuit, que ceux que nous lui donnerons nous-mêmes.

Et, se retournant vers le Juif :

— Tu sais tout ce que tu voulais savoir relativement à Cléopâtre ?

— Oui, dit Isaac.

— Eh bien, alors, ne perdons pas de temps, car je vois là-bas, au milieu de ce cercle de flamme, Canidie, qui nous attend, et qui s’impatiente en nous attendant.

— Allons, dit le Juif.

Ils s’éloignèrent dans la direction indiquée par Apollonius, et le sphinx rentra dans le silence et l’immobilité qu’il gardait depuis deux mille ans !