Aller au contenu

Isaac Laquedem/Vol. 5/Première partie/Le Voyage (''suite 2'')

La bibliothèque libre.


Librairie théâtrale (volume 5p. 115-150).


CHAPITRE XXVII.

le voyage.


Comme Apollonius achevait de raconter à son compagnon de route cette touchante et poétique tradition d’Alceste, on arrivait à l’extrémité des gorges de l’Othrys, et, de même que, du haut du Cithéron, les deux voyageurs avaient découvert toute la Béotie, depuis le Parnasse jusqu’à l’Eubée, ils découvraient alors toute la Thessalie, enfermée dans l’immense triangle formé par l’Olympe, le Pinde et l’Ossa.

Dans les profondeurs bleuâtres de l’horizon, ils voyaient, comme un fil d’argent, se tordre le Penée, chanté par Simonide, Théocrite et Virgile.

Sur sa rive blanchissait, dans le limpide éther du soir, Larisse, la ville d’Achille.

À droite, se mirant dans son golfe, Iolchos, la ville de Jason.

À gauche, sur un affluent du Penée, Tricca, la ville de Pirithoüs.

Sous leurs pieds, Pharsale !…

À ce mot de Pharsale, Isaac tressaillit ; Pharsale lui rappelait deux noms qui reliaient l’histoire de l’Orient à celle de l’Occident.

Pour la première fois depuis qu’il était en Grèce, il entendait s’éveiller ce double écho qui avait un retentissement et dans l’histoire de son pays, et dans sa propre histoire.

Ces deux noms que lui rappelait Pharsale, c’étaient les noms de César et de Pompée.

C’était Pompée qui avait conquis la Judée, et fait de la Syrie une province romaine.

Isaac avait été porte-enseigne sous Auguste, neveu de César.

Puis, pour avoir eu lieu entre deux mortels, la lutte de ces deux hommes n’avait été ni moins acharnée, ni moins importante que si elle se fût accomplie entre des dieux.

À Pharsale s’était décidée la question de savoir à qui appartiendrait l’empire du monde.

L’empire du monde était resté à César.

Qu’avaient donc de plus que d’autres ces deux hommes qui avaient résumé en eux les deux grands, les deux derniers mots de toutes les luttes sociales, de toutes les sociétés humaines : République, empire, — despotisme, liberté ?

Étaient-ils les fils de leurs œuvres ou des instruments aux mains de la Providence ?

Savaient-ils ce qu’ils faisaient, où ils allaient, dans quel but ils étaient nés, pour quelle cause ils devaient mourir ?

Marchaient-ils comme des aveugles sublimes sur cette route du passé à l’avenir où voyagent les hommes, mais qui est le chemin de Dieu ?

C’étaient là de ces questions que ne soulevait pas la philosophie antique.

Mais, sous son seul point de vue matériel, l’événement avait bien assez d’importance pour exciter la curiosité d’Isaac.

— Pharsale ! répéta-t-il lentement après Apollonius. Ainsi, nous avons sous nos pieds le champ de bataille de Pharsale !… On m’a montré, à Alexandrie, la place où Pompée a été assassiné ; montre-moi celle où il a été vaincu.

Apollonius étendit la main, et lui indiquant une colonne élevée sur le versant même de la montagne au sommet de laquelle tous deux étaient debout :

— Là était le camp de Pompée, dit Apollonius, et, là, au confluent de ces deux ruisseaux dont l’un se nomme l’Apidane, et dont l’autre n’a pas de nom, était le camp de César.

Isaac fit signe qu’il écoutait.

— Pompée avait avec lui neuf légions de citoyens romains : cinq amenées d’Italie ; une de vétérans venue de Sicile, et nommée la jumelle, formée qu’elle était de deux légions ; une fournie par la Macédoine que nous avons devant nous, au delà de l’Olympe, et par la Crète, que nous avons derrière nous, au delà des Cyclades ; deux autres levées en Asie par Lentulus. Il avait, en outre, trois mille archers de Lacédémone et du Pont, douze cents frondeurs des îles Baléares et de la Syrie, six cents Gaulois amenés par Dejotarus, cinq cents Thraces envoyés par Cotys, cinq cents Cappadociens conduits par Ariobarzane, deux cents Macédoniens obéissant aux ordres de Rascipolis, cinq cents Gaulois et Germains appelés d’Alexandrie, huit cents cavaliers recrutés parmi ses bergers et ses esclaves ; enfin, trois cents Galates, des Dardaniens, des Besses, des Thessaliens ; en tout, près de deux cent soixante mille hommes ; — de plus, les chevaliers, les sénateurs et la belle jeunesse de Rome, tous accourus là pour en finir d’un seul coup avec l’ennemi commun : César et le peuple ! — À part cette fameuse dixième légion qui ne le quittait jamais, César avait avec lui peu de Romains, mais beaucoup de ce que, en Italie, on appelait des barbares. Ces barbares, c’étaient la pesante infanterie de la Belgique, et l’infanterie légère de l’Avernie et de l’Aquitaine ; c’étaient des cavaliers germains et gaulois, des archers rutènes, une garde espagnole. Au reste, tous soldats dévoués et terribles : à Massilia, un seul de ces hommes s’était rendu maître de tout un vaisseau. En Afrique, Scipion, voulant épargner la vie à l’un d’eux qui avait été fait prisonnier :

« — Les soldats de César, répondit celui-ci, sont habitués à donner la vie, et non à la recevoir ! »

Et il se coupa la gorge. — À Dyrrachium, un autre avait reçu trois blessures et cent trente coups sur son bouclier ! — Dans le camp de Pompée, on ne doutait pas de la victoire ; on s’étonnait seulement que Pompée tardât tant à combattre. Domitius lui demandait :

« — Agamemnon, combien de temps comptes-tu faire durer cette guerre ? »

Cicéron et Favonius conseillaient à leurs amis qui se trouvaient sous les ordres du vainqueur de Sertorius et de Mithridate de renoncer pour cette année aux figues de Tusculum. Afranius, qui avait vendu l’Espagne à César, disait :

« — C’est un marchand qui sait acheter les provinces, mais qui ne sait pas les conquérir ! »

Tout ce qui était resté en Italie était traître, et méritait la mort.

« — Sylla n’est qu’un enfant, disaient les Pompéens ; il ne se doute pas de ce que c’est que proscrire ; nos listes, à nous, sont faites : nous proscrirons, non point par têtes, mais par masses ! »

On se disputait les consulats et les prétures ; on envoyait à Rome retenir les maisons les mieux placées pour la brigue des emplois. Une seule chose embarrassait les plus ambitieux, c’était de savoir qui aurait la charge de grand pontife, dont César était revêtu. La veille de la bataille, il y eut grande fête : on dressa des tables, et l’on joncha les tentes de fleurs et de feuillages. — Un seul homme ne partageait point la confiance commune : c’était Sextus, le fils cadet de Pompée ; — l’aîné, Cneus, était resté couché sur la terre d’Espagne. — La nuit venue, Sextus prit ce chemin que tu vois, et, suivi d’un esclave seulement, gagna ce bois qui s’élève au bord de l’Énipée. Là, dit-on, il consulta la magicienne Érichto, et, par la bouche d’un cadavre à qui elle rendit momentanément la vie, celle-ci lui prédit la défaite du lendemain, l’assassinat de son père en Afrique, et sa mort à lui-même en Asie…

Le Juif sourit à ce récit, qui caressait son espérance.

— Crois-tu, demanda-t-il, les magiciennes d’aujourd’hui de la force des magiciennes du temps de Pompée ?… Crois-tu que Canidie soit aussi savante qu’Érichto ?

— Ne crains rien, dit Apollonius, si Canidie ne te répond pas suivant tes désirs, nous consulterons Érichto elle-même.

— Mais, répondit Isaac, depuis cent ans que Sextus Pompée l’a consultée, elle a eu le temps de mourir.

— Qu’importe ! ne t’ai-je pas dit que c’est par la bouche d’un mort qu’elle a répondu à Sextus ?… Morte ou vivante, Érichto te répondra, si Canidie ne peut te répondre.

— Alors, ne perdons pas de temps, dit Isaac, et allons la joindre où elle nous attend.

— D’autant plus, reprit Apollonius, en se remettant en route, et en commençant à s’avancer, avec le Juif, sur la déclivité de la montagne, d’autant plus que je puis te dire le reste en marchant… — Le combat était décidé ; au point du jour tout fut en mouvement dans le camp de Pompée. Il était temps : César avait pris le parti de se retirer en Macédoine ; l’ordre était déjà donné de plier les tentes, lorsqu’il vit Pompée descendre, avec son armée, des hauteurs où il s’était retranché.

« — Ah ! dit César, il paraît qu’on va nous présenter le combat ; il ne s’agit plus de retraite : on nous offre l’occasion de vaincre ; saisissons-la, elle ne s’offrirait peut-être plus ! »

Pompée fit une longue harangue à ses soldats. César dit seulement aux siens ces trois mots :

« — Frappez au visage ! »

Il prévoyait que cette brillante jeunesse romaine, ces élégants chevaliers, ces beaux des portiques d’Octavie, du champ de Mars et de la via Appia, aimeraient mieux être déshonorés que défigurés… Les deux armées marchèrent l’une contre l’autre. Un vieux centurion placé à l’avant-garde, et qui devait commencer l’attaque, dit à César en passant près de lui au pas de course avec ses hommes :

« — César, tu me loueras aujourd’hui, mort ou vivant ! »

Parmi les soldats de César, cent vingt s’étaient dévoués aux dieux infernaux, à la condition que leur général obtiendrait la victoire. — Pompée, outre sa cavalerie thrace, thessalienne, numide, avait sept mille chevaliers romains, c’est-à-dire toute la noblesse de Rome ; cette troupe, qui haïssait César surtout comme patricien, s’était chargée d’envelopper, par un mouvement rapide, la dixième légion. Labienus, l’ancien lieutenant de César, conduisait l’attaque, et il avait juré de ne déposer les armes que lorsqu’il aurait vaincu son général. Mais César avait prévu cette tactique : il avait renforcé sa dixième légion de six cohortes ; au moment de la charge, ces six cohortes devaient se porter au premier rang, et, au lieu de lancer le javelot, en présenter la pointe en criant le mot de César : « Frappez au visage ! » Cette manœuvre s’exécuta à la lettre. Après une lutte qui ne dura pas une demi-heure, tous ces cavaliers tournèrent bride, et s’enfuirent le visage caché dans leurs mains ! Au centre, César avait donné l’ordre de courir sur l’ennemi en poussant de grands cris ; les cris des barbares étaient encore plus terribles que leurs coups ! d’ailleurs, au moment où le centre chargeait, les chevaliers revenaient en désordre, poursuivis par la cavalerie gauloise de César. — Pompée jugea la journée perdue, et, comme Antoine à Actium, n’essaya pas même de la disputer. Il y a un moment où les plus forts sentent leurs forces s’éteindre, les plus courageux leur courage les abandonner, et où, comprenant que leur heure est venue, et que les dieux leur sont contraires, ils ne songent plus qu’à fuir, et à sauver le seul bien qui leur reste, la vie. Pompée, qui dominait le combat, du haut de ce rocher que tu vois, sauta à cheval, jeta ses insignes afin de ne pas être reconnu, gagna la mer, et s’embarqua pour Lesbos, où il avait laissé sa femme, la jeune et belle Cornélie… Tu as vu sa tombe, tu sais comment il mourut ! — Dès que César vit la victoire décidée, il s’élança au milieu des combattants en criant :

« — Sauvez les citoyens romains ! »

On lui amena Brutus et les sénateurs prisonniers ; il leur demanda leur amitié, et leur offrit la sienne. Puis, parcourant le champ de bataille, il dit avec douleur, voyant les morts dont la terre était jonchée :

« — Ce sont eux qui l’ont voulu ! Me voilà maître du monde par un crime ; et, si j’eusse déposé les armes, ils me mettaient à mort comme un bandit ! »

De tous les prisonniers, il n’en fit tuer que trois : c’étaient de jeunes chevaliers qui s’étaient amusés à faire égorger ses affranchis, ses esclaves et ses lions…

Isaac resta pensif un instant ; puis :

— Crois-tu, demanda-t-il à Apollonius, que tous ces événements naissent, grandissent, s’achèvent par un simple effet du hasard, ou, que, préparés, combinés par la Providence, ils servent à l’accomplissement d’un but arrêté d’avance dans la pensée des dieux ?

— Je ne sais pas ce qu’enseigne ta religion à ce sujet, et peut-être ne le sais-tu pas non plus, répondit Apollonius ; car on dit que la religion juive a des secrets connus de ses prêtres seuls, et que quelquefois Jehovah s’est laissé fléchir par les prières de ceux qu’il aime ; mais il n’en est pas ainsi chez nous, et Jupiter est le premier esclave de cette divinité immuable, sourde, inflexible, que les Grecs appellent Imarmène, et les Latins Fatum : elle existait quand rien n’existait encore, avant le Chaos, avant la Terre, avant l’Érèbe, avant l’Amour ! Tu as visité les adorateurs du feu ; notre destin, à nous, c’est quelque chose comme le Zervane-Akérène des Parsis, qui plane sur Ormuzd et la création tout entière ; c’est la loi-mère : cette loi nous reste inconnue et cachée ; les faces sous lesquelles elle nous apparaît sont : Eros, l’amour, — Thémis, la loi, — Dicé, la justice, — Ananké, la nécessité, — Tyché, la multiplicité des événements, l’inégalité des circonstances, les unes principales, les autres épisodiques ; l’inattendu et le bizarre des détails ; mais tout cela était écrit d’avance, et, par conséquent, ne pouvait subir de changement… Quant à ce mot de providence que tu viens de prononcer, c’est un mot nouveau, et que je ne connais pas.

— C’est vrai, répondit Isaac avec un soupir ; j’oubliais que c’est un mot que je n’ai entendu dire que par les disciples du Christ, et que tu ne peux pas plus le connaître que je ne saurais l’expliquer… Marchons, Apollonius ; car voici la nuit.

En effet, le soleil se couchait derrière le Pinde, teignant de rose les sommets neigeux de la montagne consacrée à Apollon, tandis que, du côté de l’orient, la nuit commençait à descendre en larges ondes.

Mais cette nuit était étrange ; on eût dit que c’était, non pas seulement l’absence de la lumière qui la causait, mais encore l’épaississement de l’atmosphère ; puis, dans cette obscurité qui venait, comme vient le vent, avec des ailes, il semblait à Isaac entendre toutes sortes de bruits inaccoutumés, tels que des cris d’oiseaux, des sifflements de serpents, des plaintes de fantômes. Mais que lui importait à lui ! ne savait-il pas que nul être créé, qu’il appartînt à la terre, à l’eau, à l’air, n’avait action sur lui ?

Seulement, comme tout lui devait être un enseignement, il interrogeait sur tout.

En tournant la dernière rampe de la montagne, on se trouva sur le chemin qui coupait en deux le champ de bataille de Pharsale.

La plaine était parsemée de monticules qui n’étaient autre chose que les tumuli sous lesquels gisaient enfermés les cadavres ; ces tumuli avaient fait du champ de bataille une espèce de mer à flots solides, grisâtres et immobiles.

Mais, au moment où le dernier rayon du jour s’éteignit à l’occident, Isaac crut remarquer que cette mer commençait à s’agiter et à se plaindre ; que chaque flot devenait mouvant ; que le gazon disparaissait et laissait voir cette terre friable qui couvre les fosses nouvellement remplies.

Puis il lui sembla encore — car tout empruntait à l’obscurité cette apparence vague et presque informe des vapeurs qui flottent sur les marais — il lui sembla que chaque fosse crevait à son sommet, et que des spectres armés en sortaient lentement, secouant la terre qui ruisselait sur leurs cheveux et sur leurs épaules, et, choisissant chacun son adversaire, s’attaquaient sans bruit.

Un instant, il regarda ce combat muet en homme qui veut s’assurer qu’il n’est pas le jouet d’une illusion ; puis, enfin, s’adressant à Apollonius :

— Ne vois-tu pas comme moi, lui demanda-t-il, ces ombres qui luttent dans la plaine ?… ou l’idée que nous marchons sur une terre magique ne crée-t-elle point pour mon imagination des fantômes qui n’existent pas ?

— Je ne saurais te dire que ce que tu vois existe en réalité ; mais, au moins, l’apparence est devant tes yeux, répondit Apollonius.

— Que font, alors, tous ces spectres, et pourquoi, eux morts, se battent-ils avec une haine de vivants ?

— Il en est ainsi de ceux qui tombent dans les guerres civiles, de ceux qui ont combattu contre leurs amis, contre leurs concitoyens, contre leurs parents… La guerre civile est chose impie, et ils portent la peine de leur impiété ! Ceux que tu vois là, ou plutôt dont tu vois les ombres, sont ceux qui, dans les rangs opposés, reconnaissant un père, un fils, un frère ou un ami, se sont de préférence attaqués à cet adversaire, l’ont tué, ou sont morts de ses mains ; leur punition est de n’avoir pas de repos dans leurs tombes ; de se réveiller, chaque nuit, avec une colère toujours neuve dans le cœur, une épée toujours tranchante à la main ; de commettre, en apparence et sur des fantômes, le même crime qu’ils ont commis une fois, en réalité, sur des êtres vivants. Aussi, la nuit venue, personne ne se hasarde à passer par la plaine que nous traversons : elle est maudite ! nul ne l’ensemence, aucun troupeau n’y pâture, aucun animal n’y gîte, aucun oiseau n’y fait son nid ; les herbes malfaisantes y poussent seules, et c’est ici que les sorcières viennent, maintenant, de tous les coins de la Thessalie, cueillir, à minuit, les plantes magiques avec lesquelles elles accomplissent leurs sacrifices… Mais marchons, Isaac ; nous avons encore du chemin à faire !

Et tous deux continuèrent leur route ; seulement, Isaac se retournait de temps en temps pour voir ce semblant de mêlée, cette apparence de carnage, ce simulacre d’égorgement qui se mouvait effroyable dans l’obscurité.

Mais ils marchaient d’un pas rapide, et chaque pas les éloignait du champ maudit.

À mesure qu’ils s’avançaient, ils voyaient les bouviers, qui poussaient devant eux les bœufs aux longues cornes ; les pâtres, qui pressaient leurs troupeaux ; les cavaliers, qui éperonnaient leurs coursiers ; car tous sentaient que la nuit qui venait de commencer n’était pas une nuit ordinaire, et que les ténèbres qui les enveloppaient étaient des ténèbres fatales.

Tout à coup, on entendit dans l’air un bruit pareil à celui d’une troupe d’oiseaux qui eussent battu l’obscurité avec des ailes de cuivre ; en même temps, le ciel, déjà sombre, s’assombrit encore. Le nuage ailé venait du midi, et allait vers le nord.

— Qu’est-ce là ? demanda le Juif.

— Les oiseaux du lac Stymphale, qui arrivent d’Arcadie, et qui viennent à la curée. Ce sont des monstres à têtes, à ailes, à griffes de fer ; Mars lui-même leur a enseigné l’art de la guerre ; ils lancent contre ceux qu’ils attaquent leurs plumes d’airain, dont ils percent cuirasses et boucliers… La chair humaine est leur élément favori ; la nuit ils s’abattent sur les champs de bataille couverts de morts, et, laissant aux loups les cadavres, ils dévorent de préférence les blessés qui respirent encore… Viens ! ils vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Au bout d’un quart d’heure, un nouveau bruit passa dans l’obscurité : c’était encore un vol, mais, cette fois, accompagné d’une odeur empestée ; il venait de l’est, et traçait dans l’air un sillon bleuâtre.

— Sont-ce encore des stymphalides ? demanda le Juif.

— Non, dit Apollonius, ce sont les harpies, filles de Neptune et de la Mer ; les principales s’appellent Aëllo, Ocypète et Céléno. Tu les verras avec leur visage de vieille femme, leur bec crochu, leur corps de vautour, leurs mamelles pendantes, leurs serres de bronze. Longtemps elles ont tourmenté l’aveugle Phinée, roi de Salmydesse en Thrace ; mais, en passant avec les argonautes pour se rendre en Colchide, Calaïs et Zéthès, les deux fils de Borée et de la nymphe Orithye, se mettant à leur poursuite à travers les airs, les forcèrent de se réfugier dans les îles Strophades ; c’est là qu’Énée les rencontra, et que Céléno lui prédit cette terrible famine qui contraindrait les Troyens à manger leurs tables… Sans doute, Canidie a besoin d’une de leurs plumes pour tracer quelques caractères magiques… Viens ! elles vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Un autre quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’un nouveau bruit, toujours traversant les airs, s’éveilla dans les ténèbres ; c’était un vol, comme les deux premiers, mais accompagné de cris qui n’avaient rien de terrestre. Il venait du nord, et allait au midi, complétant le triangle monstrueux déjà ébauché par les oiseaux du lac Stymphale et par les harpies.

— Quels sont ces nouveaux monstres à corps de femme, à ailes de vautour, et à queue de serpent, précédés d’une lueur sanglante, demanda Isaac, et par quel prodige l’un d’entre eux tient-il à la main sa tête fraîchement coupée et toute dégouttante de sang ?

— Ne reconnais-tu pas les trois filles de Phorcys et de Céto, les hideuses gorgones ? répondit Apollonius. Elles n’ont à elles trois qu’un œil, qu’une corne et qu’une dent. Cachées dans les entrailles de la terre, elles se croyaient à l’abri de toute attaque ; d’ailleurs, qu’avaient-elles à craindre ? leur œil unique n’avait-il pas la fatale puissance de changer en pierre tout ce qu’il regardait ? Persée, armé par Minerve de son égide, par Mercure d’une faux de diamant, par Neptune d’un casque qui le rendait invisible, entra dans leur caverne, tandis qu’elles étaient endormies ; coupa la tête de Méduse, l’une d’elles, et la remporta sur la terre. Tout le temps qu’il y resta, Persée se servit de cette tête pour combattre ses ennemis ; mais, au moment de remonter au ciel, il la rendit à Méduse, en ayant soin, toutefois, de substituer à l’œil terrible qui pétrifiait un œil de diamant qui éclaire. Voilà pourquoi Méduse tient à la main sa tête tranchée ; et c’est cet œil de diamant qui, illuminant la route des trois horribles sœurs, permet que tu les voies traverser les airs… D’ailleurs, si tu tiens à les regarder de plus près, la chose te sera facile tout à l’heure. Viens ! elles vont où nous allons.

Et les voyageurs continuèrent leur chemin.

Au bout de cent pas à peu près, Isaac vit quelque chose se mouvoir sur la route ; des étincelles semblaient se jouer tantôt rampant dans la poussière du chemin, tantôt s’élevant à la hauteur d’un ou deux pieds. En approchant il reconnut que c’étaient deux longues couleuvres qui se battaient ; ce qu’il avait pris pour des étincelles, c’étaient leurs yeux de rubis ; ces étincelles s’élevaient ou s’abaissaient selon que les couleuvres rampaient à terre ou se dressaient sur l’extrémité de leur queue.

Isaac voulait chasser les deux reptiles de son bâton ; mais Apollonius le retint, et, allant à une touffe de coudrier, coupa une baguette longue de trois pieds, et grosse comme le pouce ; puis il revint vers les deux couleuvres, et, avec un sifflement qui paraissait un ordre, jeta entre elles sa baguette de coudrier.

Aussitôt le combat cessa, et les couleuvres s’enroulèrent autour de la baguette.

Apollonius ramassa ce nouveau caducée, et continua son chemin.

Il était facile, au reste, de s’apercevoir que l’on approchait du lieu terrible. — Un monticule bornait l’horizon, et, de l’autre côté de ce monticule, on entendait une de ces rumeurs profondes auxquelles il est impossible de désigner une cause, et qui tiennent à la fois du sifflement du vent dans les arbres desséchés, du mugissement de la mer roulant sur les cailloux, des cascades se précipitant dans les ravins ; en outre, une de ces lueurs comme on en voit flotter de loin au-dessus des incendies illuminait l’air, et faisait paraître d’un rouge de sang les rares étoiles que l’on apercevait à travers sa sombre vapeur.

Des météores rayaient sans bruit le ciel, et se croisaient en tous sens.

Le chemin se resserrait peu à peu, et n’offrait plus pour passage qu’une gorge étroite.

Tout à coup, un sifflement terrible se fit entendre, et un gigantesque serpent dont les énormes anneaux interceptaient la route dressa sa tête, et, en la balançant, menaça les voyageurs de ses yeux de braise, de son triple dard et de ses dents aiguës.

Mais Apollonius s’avança, et, lui présentant son caducée :

— Ne me reconnais-tu pas, Python ? lui dit-il ; ce n’est cependant pas la première fois que nous avons affaire l’un à l’autre… Allons, fils de la boue ! allons, symbole de la matière ! au nom d’Apollon, dieu du jour, fais place à l’esprit !

Le serpent poussa un dernier sifflement, et, s’affaissant sur lui-même, retomba, boue et fange fétide, au milieu du chemin.

Les voyageurs passèrent en évitant de toucher de leurs pieds cette boue et cette fange, et continuèrent leur route.

À peine avaient-ils fait un stade, que la terre s’ouvrit à vingt pas d’eux : un lion énorme en jaillit, rugissant, la crinière hérissée, battant ses flancs de sa robuste queue.

Apollonius marcha à lui, et, lui présentant le caducée, comme il avait fait pour le serpent :

— Lion de Némée, lui dit-il, tu oublies que je viens de Corinthe. Il y a huit jours, j’ai visité ta caverne : elle était vide ! Lion de Némée, j’ai vu ta peau sur les épaules d’Hercule… Va ! et tente d’effrayer un autre que moi ; car, moi, je sais que tu n’es qu’une ombre. Au nom de ton vainqueur, laisse-nous passer !

Le lion s’abîma dans les entrailles de la terre, qui demeura béante à l’endroit où il avait disparu.

Les deux voyageurs contournèrent le gouffre, et poursuivirent leur route.

Mais, presque au même instant, un nouveau monstre parut au haut du monticule, et descendit au-devant des voyageurs : il avait la tête d’un lion, le corps d’une chèvre, la queue d’un dragon ; par sa gueule ouverte, il lançait des tourbillons de flamme.

Apollonius ne s’effraya pas plus de cette flamme qu’il ne s’était effrayé des rugissements du lion, et des sifflements du serpent. Il marcha vers le monstre, le caducée toujours en avant.

— Fille de Typhon et d’Échidna, fantastique Chimère, dit-il, je n’ai ni les flèches ni le cheval ailé de Bellérophon ; mais je sais le mot magique avec lequel te dompta le roi de Lycie… Chimère, disparais ! et livre-nous le passage.

Et Apollonius prononça un seul mot en touchant la chimère du bout de son caducée ; à l’instant même, elle se résolut en fumée.

Alors, se retournant vers Isaac :

— Viens, dit-il, rien ne nous empêche plus d’avancer.

Et tous deux, en quelques minutes, atteignirent le point le plus élevé du monticule. De là, leur regard dominait toute la plaine.

La lune, en ce moment, montait lentement au ciel derrière le Pelion, sanglante comme le bouclier d’airain sur lequel on vient de rapporter à sa mère un jeune Spartiate égorgé.