Isoline et la Fleur Serpent/V

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Charavay frères (p. 239-274).


LA
TUNIQUE MERVEILLEUSE

HISTOIRE CHINOISE

I

Un matin du plus froid hiver dont se souviennent les habitants de Nankin, une bande de jeunes gens descendaient de la ville noble, vers le faubourg de Tsié-Tan, avec un grand bruit de voix et d’éclats de rire. Il faisait à peine jour, aucune boutique ne s’ouvrait encore ; les rues étaient désertes, et un tel froid retenait au lit les dormeurs que, pour être levé à une pareille heure, il fallait ne pas s’être couché.

C’était le cas de ces jeunes hommes, qui faisaient claquer leurs semelles sur les dalles des rues et conversaient bruyamment sans respect pour le sommeil d’autrui, ils venaient de boire et de se divertir toute la nuit à l’occasion du mariage d’un de leurs amis. Échauffés par le vin de riz, ils ne sentaient pas le froid contre lequel les protégeaient d’ailleurs les plus belles et les plus chaudes fourrures. Les uns avaient leur manteau de soie doublé de renard noir, d’astrakan blanc, de rat de Chine, les autres de peau de lynx, de cerf ou de pélican ; un seul portait, comme s’il eût été prince, du dragon de mer, cette merveilleuse fourrure qui n’a pas sa pareille. Tous avaient des bottes de satin noir fourrées, et des capuchons de velours, plus ou moins brodés, par-dessus leur calotte.

Ces jeunes gens étaient arrivés au faubourg Tsié-Tan, tout en continuant à rire et à causer.

— « Chut ! mes amis, nous approchons, » dit, un doigt sur ses lèvres, celui qui marchait en avant.

Ce jeune homme était le moins somptueusement vêtu de la joyeuse bande, mais c’était le plus charmant de visage et de tournure.

— « Cœur-de-Rubis a raison, dit un autre ; adoptons l’allure silencieuse des poissons qui glissent dans le fleuve blanc.

Tous se turent et se mirent à marcher avec des précautions exagérées le long de la muraille.

— « Voici la maison de mon oncle, » reprit Cœur-de-Rubis, cent pas plus loin.

— « Chut ! » fit toute la bande, avec un ensemble qui produisit un bruit pareil à celui du vent dans les roseaux.

Cœur-de-Rubis appela d’un geste un esclave qui suivait à quelque distance les jeunes seigneurs ; l’esclave s’avança, il portait un rouleau de papier de diverses couleurs et un pot de colle.

On déroula les papiers, et, avec des rires étouffés, les jeunes fous s’approchèrent de la maison désignée par Cœur-de-Rubis.

Elle était d’assez belle apparence, mais délabrée et mal entretenue. L’émail vert de la petite toiture retroussée aux angles, qui formait auvent au-dessus de la porte, était écaillé et manquait par places ; les murs se fendillaient, et l’on ne distinguait plus de quelle couleur ils avaient été peints, sous les mille éclaboussures qui la couvraient. La rouille dévorait la tortue de fer qui servait de marteau ; on voyait enfin que le propriétaire refusait à sa demeure les réparations qu’elle réclamait impérieusement.

Une affiche, d’un beau rouge pourpre éclatant, apparut bientôt sur le ton sale de la porte. De gros caractères élégamment tracés s’alignaient en colonnes.

« Chaque être, chaque chose, disaient-ils, porte le nom qui lui convient ; jamais on n’a vu une souris se faire appeler cheval, ni un monceau de fumier prendre le nom d’une fleur parfumée. Alors pourquoi San-Ko-Tcheou, le vénérable propriétaire de cette maison, n’est-il pas nommé : l’Avare, le Ladre, l’Esclave-de-ses-sacs, ou de quelque autre titre analogue ? »

Une affiche bleue s’était étendue au-dessous de l’affiche rouge.

« Écoutez une jolie histoire, disait celle-ci. Un vénérable avare du faubourg de Tsié-Tan fut prié à dîner par un seigneur de la haute ville : l’avare accepta l’invitation, et, le jour venu, mangea avec grand appétit et but au point qu’il fallut le rapporter chez lui. Les convives qui assistaient au dîner se hâtèrent, l’un après l’autre, de rendre au noble seigneur sa politesse ; chaque fois l’avare fut invité, et il dîna successivement chez tous les convives du noble seigneur. Depuis lors, bien des lunes se sont écoulées, et chaque matin le noble seigneur interroge ses esclaves. »

— « N’est-il pas venu une invitation de la part du vénérable avare ?

— « Non, maître.

« Et le seigneur fronce le sourcil. Quelquefois il fait battre ses esclaves, mais ceux-ci jurent sur les mânes de leurs ancêtres qu’ils n’ont point égaré l’invitation, car elle n’est jamais venue. A-t-on jamais entendu parler, dans l’empire du Milieu, d’un pareil oubli des convenances ? »

Le jeune homme dont les épaules étaient élargies par la douce épaisseur du Dragon de Mer, s’appuyait sur Cœur-de-Rubis, et relisait la seconde affiche.

— « Ami ! ami ! dit-il à demi-voix, faut-il que nous t’aimions pour nous exposer ainsi à nous voir forcés de goûter à la cuisine de ton oncle vénérable !

— Certes, dit Cœur-de-Rubis, l’ordinaire des mendiants et vagabonds qui sortent le matin de la maison des Plumes de Poules[1] est préférable à celui où l’avarice a réduit mon malheureux oncle ; le fricot que se préparent les prisonniers, de leur main un instant désenchaînée, vaut mieux encore que celui fricassé par le pauvre Koo-Li, qui a bien de la vertu de ne pas dévorer avant de la servir la maigre pitance dont il n’a que les restes.

— Aïe ! aïe ! Tu nous épouvantes, dit l’un des jeunes gens, mais nous serons courageux. Que ne ferait-on pour obliger un ami ?

— Je ne veux pas votre mort, dit Cœur-de-Rubis en riant, n’allez pas oublier de dîner copieusement avant de vous rendre à l’invitation de mon oncle.

— Bon ! bon ! Nous dînerons d’avance, dirent les jeunes seigneurs en étouffant leurs rires.

— Éloignons-nous, dit l’un d’eux, voici que l’on commence à ouvrir les boutiques et le soleil fait étinceler le givre au bord des toits. »

Cœur-de-Rubis poussa un soupir et leva les yeux vers les treillis rouges d’une fenêtre.

— « Tu vas réveiller Fleur-de-Roseau avec tes soupirs, dit le jeune homme aux belles fourrures.

— Ah ! si je pouvais voir seulement le bout de son ongle ou l’ombre de sa petite main, sur le papier de la fenêtre !

— Allons, patience. Si notre complot réussit, Fleur-de-Roseau sera bientôt ta femme. »

Tous les jeunes gens s’éloignèrent et, avant de disparaître à l’angle d’une rue, ils jetèrent un dernier coup d’œil à la maison de San-Ko-Tcheou.

Quelques passants s’étaient arrêtés devant les affiches et les lisaient en se tenant les côtes de rire. L’un d’eux souleva le marteau de la porte et le laissa retomber bruyamment, puis tous s’enfuirent dans toutes les directions.

II

Une vieille tête pointue et maigre, qui semblait taillée dans un ivoire centenaire, se glissa par l’entre-bâillement d’une fenêtre et regarda au dehors.

Au même moment, un serviteur ouvrit la porte et promena ses regards surpris sur la solitude de la rue.

Ce serviteur était un jeune garçon mince comme une tige de bambou, long, effaré, silencieux. Dès la première lune d’hiver, gelé jusque dans la moelle de ses os, il tremblait toujours comme un chien mouillé, mais il s’imaginait même pas qu’on pût songer à se chauffer. San-Ko-Tcheou l’avait élevé. À l’appel de son maître il se précipitait désespérément, les bras étendus, comme si un malheur était arrivé, et recevait l’ordre sans rien dire. Il remuait seulement ses grands yeux épouvantés, et repartait subitement avec le même geste de désespoir. Pour lui, la vie était quelque chose d’incompréhensible et de terrible.

À la vue de ces affiches bariolant la porte, il sortit de son mutisme ; les bras au ciel, il poussa une longue exclamation.

— « Qu’est-ce donc, Koo-Li ? dit le vieillard qui regardait d’en haut.

— Venez, venez, » s’écria Koo-Li, qui ne savait plus par quel geste exprimer son effroi.

San-Ko-Tcheou retira sa tête, ferma la fenêtre et descendit. On entendait des grincements de clés et de verrous tirés.

— « Quoi donc ? Quoi donc ? dit l’avare en apparaissant dans le cadre de la porte. Nous a-t-on volé la tortue de fer ou quelque autre ornement extérieur ? »

Koo-Li attira son maître dehors et referma à demi la porte pour bien la mettre en lumière ; puis il appuya ses mains sur ses tempes, comme s’il eût voulu empêcher sa tête d’éclater en face d’un pareil malheur.

— « Oh ! oh ! s’exclama l’avare, prend-on ma maison pour le pilier public, ou bien quelque poète sans renommée a-t-il choisi ma porte pour éditeur ? En ce cas, il me payera une redevance. »

Et San-Ko-Tcheou, tirant de la manche de sa houppelande en peau de mouton râpée jusqu’au cuir une énorme paire de lunettes, se la campa sur le nez.

À mesure que le sens des caractères arrivait à son esprit, le visage de l’avare s’allongeait démesurément comme s’il eût été reflété par une de ces boules en cuivre poli qui ornent les balustrades.

— « Hein ! on m’insulte, murmura-t-il, on me couvre de honte, on me déshonore, moi, un homme vénérable qui ai passé soixante ans et qui mérite le respect ! Avare ! ladre ! et cela parce que je suis pauvre et économe ! »

Les passants, de plus en plus nombreux, s’arrêtaient curieux. San-Ko-Tcheou arracha les affiches et fut sur le point de les jeter dans le ruisseau ; mais il se ravisa en songeant que l’on pourrait en faire du feu. Il rentra chez lui en fermant la porte avec colère.

— « Que se passe-t-il donc, père ? pourquoi sembles-tu irrité ? dit une jeune fille toute pâle de froid, qui entra d’un autre côté dans le salon d’honneur, au moment où San-Ko-Tcheou y pénétrait.

— Faites donc le bien, s’écria le vieillard très animé. Recueillez des orphelines comme j’ai recueilli Fleur-de-Roseau. Soyez poli avec tout le monde, charitable comme Miaou-Chen[2], — n’ai-je pas, l’an dernier, distribué un bol de riz entre toute une armée de mendiants ? — pour être traité comme l’on me traite, pour recevoir cette récompense ! »

Et il jeta au milieu du salon les deux affiches dont il avait fait une boule.

Fleur-de-Roseau les ramassa et les déplia. Tandis qu’elle les lisait en tâchant de reconstruire le sens à travers les déchirures, Koo-Li jeta quelques charbons ardents dans un grand réchaud de cuivre à moitié empli de cendres. Mais ce maigre feu, par un froid pareil, était une amère ironie ; il semblait geler lui-même dans cette grande pièce glaciale, que cinquante réchauds eussent à peine chauffée.

Cette salle avait été décorée jadis par les parents de San-Ko-Tcheou, et gardait encore un air d’élégance. Une frise de bois rouge, toute découpée, courait autour des murs près du plafond, où des poutrelles autrefois peintes et dorées s’entre-croisaient. La tenture était une vieille étoffe toute déteinte ; mais on apercevait encore des traces de broderies. Seuls les meubles en bois de fer sculptés s’étaient embellis en vieillissant, mais quelques-uns boitaient. Dans un enfoncement élevé d’une marche apparaissait le banc d’honneur, sur lequel on fait asseoir les visiteurs ; il était recouvert d’un petit matelas plat comme une galette, que cachait une natte en fibre de bambou toute effilochée. C’était dans ce coin un peu abrité des vents coulis que Fleur-de-Roseau se tenait le plus souvent : elle transportait là le réchaud et déployait devant l’ouverture de l’enfoncement un vieux paravent dont la laque s’écaillait. Des poutrelles du plafond pendaient çà et là quelques grosses lanternes poussiéreuses.

— « Eh bien ! père, dit Fleur-de-Roseau en levant vers San-Ko-Tcheou ses grands yeux obliques frangés de cils superbes, il est bien facile de faire cesser cet affreux scandale ; il faut rendre à vos amis la politesse qu’ils vous ont faite.

— C’est cela que tu as trouvé ? dit le vieillard en haussant les épaules.

— Songez à votre dignité. Oseriez-vous paraître dans la rue avec la crainte d’être insulté par les passants ?

— Puisque j’ai arraché les affiches, on ne les lira pas.

— Peut-être les a-t-on lues déjà, » dit la jeune fille.

San-Ko-Tchcou baissa la tête un instant, mais il n’était pas encore bien convaincu.

— « Koo-Li, s’écria-t-il, va donc rôder sur le marché, et tâche de savoir si l’on est au courant de mon malheur. »

Koo-Li leva les bras au ciel et s’enfuit. L’avare se mit à marcher à grands pas par la chambre autant pour se réchauffer que pour calmer son agitation. Mais le jeune serviteur ne demeura pas longtemps absent ; il rentra précipitamment, tout effaré, les vêtements souillés de neige à demi fondue.

— « On sait, dit-il ; méchants ! Koo-Li battu. »

Le pauvre garçon, lui, était avare de paroles ; il ne prononçait que les mots indispensables.

— « Comment ! on t’a battu, mon pauvre Koo-Li ? » dit Fleur-de-Roseau.

Koo-Li fit signe que oui et montra les projectiles de neige qui s’étaient écrasés sur lui.

— « Il faut se soumettre, dit San-Ko-Tcheou en soupirant, ils seraient capables de me traiter de même. Tous ces gens-là veulent ma ruine et ma mort !

— Voyons, père, vous ne mourrez pas pour avoir donné un dîner une fois dans votre vie.

— Ah ! toi, si on t’écoutait, s’écria l’avare, nous serions bientôt réduits à la mendicité. On dirait vraiment que tu me crois riche. »

La jeune fille eut un sourire, mais, sans répondre, elle alla prendre du papier rouge dans un tiroir.

— « Allons, faites vos invitations, dit-elle.

— Voilà bien longtemps que je n’ai tenu un pinceau, dit San-Ko-Tcheou ; la main me tremble, écris toi-même. »

Fleur-de-Roseau s’assit et saisit le pinceau entre ses petits doigts aux ongles longs.

L’opération fut laborieuse. À mesure que Koo-Li délayait le bâton d’encre, l’encre gelait. La jeune fille disait tout haut les noms qu’elle traçait sur le papier rouge. Chaque nom arrachait un soupir à San-Ko-Tcheou.

— « Celui-là, c’est un avale-tout, disait-il, il mange jusqu’à ce qu’il étouffe ; cet autre est altéré comme le sable des steppes de Tartarie ; quant à celui-ci, il jette à poignées les liangs d’or comme si c’étaient des cailloux ; le jour où j’ai dîné chez lui, on n’a pas servi moins de quatre-vingt-douze plats ; te souviens-tu ! Koo-Li ?

— Oh oui ! » fit Koo-Li, les yeux au ciel.

Il avait partagé avec les autres serviteurs les reliefs du festin, et s’était donné ce jour-là une délicieuse indigestion, la seule qu’il eût eue de sa vie.

— « N’oublions pas d’inviter votre neveu Cœur-de-Rubis, dit la jeune fille. Il a la langue bien pendue, et, tandis qu’il parle, on oublie de manger. »

Cette raison sembla décider San-Ko-Tcheou, qui avait fait d’abord un geste de dénégation.

— « A-Mi-To-Fo ! s’écria-t-il lorsque les invitations furent prêtes, que voilà une belle aventure ! N’était-ce pas assez d’avoir à nous nourrir nous-même ? Faut-il donc encore donner la becquée à ces jeunes fous qui, non contents de leur faim de lion, prennent des drogues pour s’aiguiser l’appétit ? Ah ! je voudrais les voir tous par-delà le pont d’or de Pou Tien[3]. »

Koo-Li, tout frissonnant de froid, prit les papiers rouges soigneusement plies et s’apprêta à les porter à leur adresse ; son maître le retint par un pan de sa robe.

— « N’oublie pas de tendre les pièges à rats, dit-il ; nous ne manquerons pas d’attraper une demi-douzaine de ces rongeurs, et cela servira à quelques fricassées. »

III

Quelques jours plus tard, vers la cinquième heure du soir, Cœur-de-Rubis entra dans le salon de son oncle.

Comme proche parent, il lui était permis d’arriver ainsi avant les autres invités et d’entrer sans se faire annoncer.

Fleur-de-Roseau était en ce moment occupée à faire rapidement une reprise dans une vieille nappe de soie jadis blanche, maintenant toute jaune et mangée des vers.

Elle poussa un cri et se cacha vivement le visage derrière la large manche de sa robe, en voyant un homme entrer.

— « Ne fuis pas, je t’en prie, ma jolie cousine, dit Cœur-de-Rubis en s’arrêtant de l’autre côté de la table. Je suis venu en avance, dans l’intention de te parler un instant.

— Auriez-vous donc du mépris pour moi, seigneur, dit Fleur-de-Roseau toujours à l’abri des regards derrière son bras levé, que vous me parlez ainsi qu’on le fait aux femmes vulgaires et sans pudeur ?

— Je te parle simplement et avec sincérité, dit le jeune homme. Le temps me manque pour les belles phrases et les manières que commandent les usages. Sache que depuis bien longtemps mon cœur n’est empli que de toi, FIeur-de-Roseau, et que je désire savoir si tu veux bien m’aimer et approuver les projets que j’ai conçus, ou si je ne suis bon qu’à m’accrocher à quelque poteau, un cordon de soie au cou.

— Hélas ! mon noble parent, vous vous moquez d’une pauvre fille qui n’a pas d’esprit pour se défendre. Vous n’avez jamais entendu parler de moi, et je ne crois pas avoir commis la faute de laisser voir mon visage ; donc votre amour ne peut exister, et les propos que vous me tenez sont offensants.

— J’ai vu vingt fois ton délicieux visage, dit Cœur-de-Rubis. Je suis criminel, c’est vrai, mais je suis bien puni de t’avoir vue en ne te voyant pas toujours.

— Vous connaissez mon visage ? s’écria la jeune fille, qui, dans sa surprise, découvrit son front et ses yeux.

— Vous ne vous doutiez pas, lorsque les soirs d’hiver vous travailliez près de votre lampe derrière votre fenêtre close, que quelqu’un guettait, sans prendre garde à la bise mordante. Tenez, c’est là, du côté du jardin. J’escalade le mur que mon oncle a fait hérisser de pointes de fer. Je me cramponne, et je regarde. Votre ombre se projette nettement sur le papier huilé de la fenêtre. Je vois vos traits délicats, vos longs cils, vos cheveux abondants, jusqu’à la petite mèche qui boucle sur votre nuque. Je suis les mouvements de votre corps souple lorsqu’il se baisse vers le métier ; je vois votre main mignonne s’élever et redescendre, tirant l’aiguille ou piquant le point. Quelquefois, vous soufflez dans vos doigts engourdis de froid, et je maudis l’infâme avarice de votre père adoptif. Il arrive aussi que vous placez la lampe entre la fenêtre et vous, alors je ne vous vois pas. Ces jours-là je m’éloigne avec des larmes plein les yeux. »

Fleur-de-Roseau, émue et rêveuse, laissa retomber son bras, ne songeant plus à se cacher.

— « Ah ! murmura-t-elle, si j’avais su, pendant ces longues soirées si tristes, que quelqu’un songeait à moi avec tendresse, je n’aurais senti ni le froid qui me glaçait les doigts ni l’ennui qui me rongeait le cœur ! »

Le jeune homme regardait avidement sa cousine qu’il n’avait jamais vue en somme que de profil. Et quel charme nouveau lui donnaient l’éclat du teint et le sombre velours des yeux !

— « Vous êtes plus belle encore que je ne l’avais cru, dit-il d’une voix tremblante ; je n’ose vous demander de me regarder, tant j’ai peur que ma personne vous déplaise.

— Je vous dois un aveu, à mon tour, dit Fleur-de-Roseau en souriant ; voyez ce paravent derrière lequel je me cache d’ordinaire. Il y a là une petite déchirure que j’ai faite avec mon ongle pour vous regarder tout à mon aise pendant les rares visites que vous faites à mon père.

— Serait-il possible que, tandis que je pensais à vous nuit et jour, vous pensiez aussi à moi ? »

La jeune fille ne répondit que par un léger soupir et en baissant les yeux.

— « On vient, dit Cœur-de-Rubis, en prêtant l’oreille à un bruit de pas qui se faisait entendre dans la rue ; un mot encore, j’ai le projet de me faire donner par mon oncle la somme d’argent indispensable aux premiers frais d’un ménage ; si je réussis, consentez-vous à devenir ma femme ?

— Puisque vous avez vu mon visage, dit Fleur-de-Roseau en baissant de nouveau les yeux, je ne puis avoir d’autre époux que vous. »

Et elle s’éloigna, aussi vite que le lui permettaient ses tout petits pieds ; mais elle était troublée et triste, car elle savait bien qu’il était moins difficile de décrocher une étoile du ciel que de faire sortir une somme quelconque des sacs de San-Ko-Tcheou.

San-Ko-Tcheou, malgré le froid, vint recevoir ses visiteurs sur le seuil de la porte extérieure.

Les uns arrivaient en palanquin, les autres à cheval ou à pied. À chaque nouveau venu, l’avare dégringolait les trois marches du seuil et se précipitait. Alors, les Tchin-tchin se multipliaient, les poings fermés s’élevaient à la hauteur des yeux, les échines se courbaient, les genoux ployaient à demi.

Le seigneur Pen-Kouen, celui qui portait de si riches fourrures, arriva le dernier ; des serviteurs précédaient son palanquin porté par huit hommes. Pour celui-là, San-Ko-Tcheou s’avança jusqu’au milieu de la chaussée ; il l’aida à descendre, puis mit un genou en terre et lui dit :

— « Depuis longtemps je songeais sans cesse à votre nom qui parfume ! »

Cœur-de-Rubis recevait ses amis avec une joie cordiale et un sourire d’intelligence.

Lorsque tous furent réunis, on ne tarda pas à s’asseoir à table, et l’avare cria de sa voix chevrotante :

— « Allons, Koo-Li, le premier service ! »

Koo-Li, tout effaré, parut et posa sur la table différents bols et plateaux.

— « Prenez de ce lait d’amandes, dit San-Ko-Tcheou, en offrant audacieusement à ses hôtes de l’eau dans laquelle on avait délayé un peu de farine. Puis voici, continua-t-il avec le même aplomb en désignant de mystérieuses fricassées, des pieds de cerf en purée, des estomacs de grues, des chenilles de la canne à sucre ; préférez-vous des nageoires de requin en boulettes, des têtes de grenouilles au gras-vert de tortue, des nids d’hirondelles au sucre candi, ou bien ces bécasses garnies de crêtes de paon, ou ces pattes d’oies, ou ce porc-épic ?

— Quel menu princier, mon oncle ! s’écria Cœur-de-Rubis ; vous faites vraiment à vos invités une réception digne d’eux. »

Les jeunes gens se mordaient les lèvres pour ne pas éclater de rire et évitaient de se regarder, de peur que l’un n’entraînât l’autre à une hilarité de mauvais goût. L’avare continuait son énumération, et dans sa prodigalité, donnait plusieurs désignations au même plat.

Pen-Kouen proposa une santé, afin de pouvoir quitter un instant son sérieux dans le brouhaha qu’elle occasionne.

On se leva, et, chacun tenant sa tasse à deux mains, quitta la table et s’avança au milieu du salon. Les convives, partagés en deux rangs, s’adressèrent les saluts d’usage, puis les tasses furent vidées ; mais, soit par les secousses des rires contenus, soit à cause du dégoût qu’inspirait le liquide aigre et étendu d’eau qu’il fallait avaler, plus de la moitié fut répandu à terre.

On se remit à table. Koo-Li venait d’apporter le second service.

— « Fait-il donc si froid, que vous gardez vos fourrures ? demanda tout à coup Cœur-de-Rubis, qui ne cessait de s’éventer.

— Il demande s’il fait froid, dit San-Ko-Tcheou qui grelottait les genoux serrés, courbé en deux, les coudes rentrés dans les côtes.

— Il a toujours chaud, lui, depuis qu’il possède certain talisman, dit Pen-Kouen, d’un air parfaitement grave.

— Voyez comme il transpire, » s’écria un autre.

Cœur-de-Rubis, tandis qu’on portait les santés, était sorti un instant dehors et avait glissé sous sa calotte une poignée de neige ; l’eau lui coulait en effet sur le front.

— « Est-ce possible ! s’écria l’avare qui regardait son neveu avec stupéfaction ; mais peut-être es-tu malade, reprit-il. Toi, à qui je connaissais un si prodigieux appétit, tu n’as touché à rien.

— Je me porte comme la tour Li-cou-li, mon oncle, dit Cœur-de-Rubis, mais je ne mange plus que rarement et par gourmandise : le talisman qui me chauffe me nourrit aussi.

— Que me chantes-tu là ? dit le vieillard, tu veux rire de moi !

— Oh ! mon oncle, comment pouvez-vous avoir une pareille idée ! Vous ai-je jamais manqué en aucune façon ? Laissons là le talisman. Je retire mes paroles si elles vous ont blessé.

— Du tout, du tout ; mais ce que vous dites est si extraordinaire, que je puis bien m’étonner. C’est incroyable, cependant, comme il a chaud, ajouta-t-il en regardant encore le front ruisselant de son neveu.

— Il est bien heureux, car, malgré nos fourrures, nous sommes gelés, dit Pen-Kouen.

— Où est-il donc, ce talisman ? dit San-Ko-Tcheou.

— C’est tout simplement cette tunique en cotonnade bleue, qui couvre mes épaules.

— Tu voudrais me faire croire que ce vêtement te nourrit et te chauffe !

— Depuis six mois, mon oncle.

— Et où donc en vend-on de pareils ?

— Dans le royaume des Plantes-sans-Fleurs[4]. Vous savez que ces barbares d’Europe possèdent une puissance qui tient du merveilleux. Ils connaissent, sans aucun doute, tous les secrets de la magie : leurs voitures marchent sans chevaux, leurs navires sans voiles ; au moyen d’un fil de fer ils se parlent d’un bout à l’autre de la Chine ; avec des prunelles d’enfant ils fabriquent un outil qui saisit et fixe votre image en une minute[5] ; que ne font-ils pas encore ? Eh bien, entre autres choses, ils possèdent quelques-uns de ces manteaux qui préservent du froid et de la faim.

— En effet, en effet, dit San-Ko-Tcheou à moitié convaincu, ces barbares sont peut-être des démons, ils ont des connaissances surnaturelles ; pourtant cela me semble un peu invraisemblable. D’abord, comment ce manteau est-il en ta possession ?

— Il y a six lunes à peu près, dit Cœur-de-Rubis, je passais à cheval dans le carrefour d’une petite bourgade. J’entendis des cris et un tumulte, et je vis un grand nombre de furieux qui s’acharnaient sur un pauvre homme à barbe blanche, qu’ils avaient renversé à terre et frappaient des pieds et des poings.

— Qu’a-t-il donc fait ? demandai-je.

— Il n’a rien fait, me répondit-on ; c’est un prêtre barbare, nous l’allons tuer et couper en morceaux.

Je ne pus supporter de voir traiter ainsi un vieillard, je me fis faire place en distribuant quelques coups de fouet, et je m’approchai du malheureux.

— Vite, lui dis-je, saute en croupe et tiens-toi bien.

Malgré ses blessures et son âge, la peur le rendit leste et il fut en un clin-d’œil à cheval ; je cinglai vigoureusement la bête qui renversa quelques personnes, mais fila au grand galop.

Je reconduisis le pauvre prêtre ici, à Nan-Kin, et je le mis sous la protection de l’autorité.

— Mon fils, me dit le barbare au moment où j’allais le quitter, je mourrai peut-être des blessures que j’ai reçues, mais vous m’avez sauvé d’une mort plus cruelle, je ne l’oublierai pas. Informez-vous demain et les jours suivants, et, si j’empire, venez me voir. Je vous jure que vous ne regretterez pas votre visite.

Quelques jours après, il était au plus mal, et je me rendis près de lui comme il me l’avait recommandé ; il n’avait plus que peu d’instants à vivre.

— Prends ce manteau, mon fils, me dit-il ; moi, je n’en ai plus besoin. Tu reconnaîtras bientôt sa merveilleuse vertu, et tu te féliciteras d’avoir accompli une bonne action.

Pour ne pas contrarier le moribond, je mis sur mes épaules ce vêtement qui me semblait peu élégant. Je crus qu’il avait appartenu à quelque saint de la religion de ce prêtre, et que ce dernier y attachait, pour cette raison, un grand prix ; mais il n’était pour moi qu’une loque insignifiante que je jetterais au premier coin de rue. Cette idée me passa bien vite ; il faisait alors une chaleur étouffante, et aussitôt que j’eus endossé sa tunique, je me sentis enveloppé d’une délicieuse fraîcheur, car si ce vêtement tient chaud en hiver, il tient frais en été. Saisi de surprise, je me tournai vers le bonze pour l’interroger : mais il avait quitté ce monde. Je m’éloignai en ordonnant qu’on fît à cet étranger des funérailles décentes. Que vous dirai-je encore, oncle vénérable ? Ce jour-là, j’oubliai de dîner, je passai une nuit excellente malgré la chaleur, grâce à cette tunique que je n’avais pas quittée. Le lendemain, j’étais rassasié avant d’avoir goûté trois grains de riz. Je compris alors quel trésor je possédais, et, pénétré de reconnaissance, je fis dresser dans ma maison des tablettes funéraires à ce bonze barbare qui m’avait enrichi.

— Donne ce vêtement au malheureux San-Ko-Tcheou, qui est transi de froid et dépense des sommes énormes pour sa nourriture ! s’écria l’avare tout à fait convaincu, et dont les petits yeux bridés pétillaient de convoitise.

— Donner ma tunique ! Y songes-tu ? dit Cœur-de-Rubis. Tu as dans tes caves de beaux liangs d’or qui s’ennuient sous la poussière ; tu peux t’acheter des fourrures et te faire préparer d’excellents repas.

— Moi ! j’ai des liangs ! dit l’avare en haussant les épaules.

— Tandis que moi, je suis pauvre, continua le jeune homme, et ce vêtement miraculeux me met à l’abri de tout besoin. À peine le céderais-je, temporairement, pour trois cents liangs d’or, à quelqu’un de ma famille ou de mes amis, à la condition qu’on me le restituerait par testament.

— Tu ne l’estimes certes pas le prix qu’il vaut, dit un des convives, qui s’attira, par cette réflexion, un regard courroucé de San-Ko-Tcheou.

— Si tu me donnes le temps d’amasser trois cents liangs, je te l’achète, dit un autre. Au bout de l’année, j’aurai regagné deux fois cette somme, et je pourrai m’acheter une maison aux champs.

— Moi, je ne voudrais pas de ce manteau, dit Pen-Kouen, j’aime trop à bien dîner et à me parer de riches habits. »

L’avare s’était abîmé dans des calculs.

— « Trois cents liangs ! se disait-il. Nous dépensons cela en deux ans, grâce à la cherté des vivres ; donc, en deux ans, j’aurais regagné le prix du manteau, et, la troisième année, je commencerais à avoir du bénéfice ; ce serait, en somme, une bonne affaire ; mais Fleur-de-Roseau et Koo-li voudront peut-être manger, ce qui gâterait tout. »

Les convives, et Cœur-de-Rubis surtout, suivaient du coin de l’œil la méditation de San-Ko-Tcheou.

— « Ton talisman peut-il nourrir plusieurs personnes, dit-il à ce dernier, en rompant tout à coup le silence.

— Vingt, trente, cent hommes, toute une armée, mon oncle ; il suffit de le porter quelques instants pour avoir très bien dîné.

— Et les femmes ?

— Ah ! je dois l’avouer, la vertu du talisman s’arrête aux femmes et n’a aucun effet sur elles.

— Vraiment ! dit l’avare désappointé, c’est dommage, je t’aurais acheté ce manteau ; mais, tu sais, j’ai une fille adoptive, Fleur-de-Roseau. »

Le jeune homme eut un battement de cœur.

— « Cette jeune fille doit être en âge de se marier, dit-il ; elle vous quittera bientôt.

— Un mariage ! Y songes-tu ? Et les frais énormes qu’il entraîne, le trousseau, la cérémonie ?

— C’est vrai, et je vous comprends d’autant mieux, mon oncle, que moi-même je ne me marie pas pour éviter toutes ces dépenses d’une noce. Je sais bien qu’il est une coutume qui permet de se marier sans fastes en emmenant simplement la jeune fiancée, après que le père a consenti devant témoins à vous la donner pour femme. Mais comment, lorsqu’on a un peu de dignité, aller proposer cela aux familles et s’avouer si misérable ?

— Eh bien, épouse ta cousine, s’écria Pen-Kouen : cela se trouve à merveille ; le vénérable San-Ko-Tcheou ne peut désirer un meilleur gendre.

— Je n’ai jamais entendu parler de Fleur-de-Roseau, je ne sais ce qu’elle vaut, dit le jeune homme d’un air dédaigneux.

— Oh ! elle est de tous points accomplie, dit vivement l’avare ; douce, jolie, modeste, d’une humeur égale, pas trop bavarde, enfin parfaite.

— S’il en est ainsi, je l’épouserai volontiers, dit Cœur-de-Rubis.

— Eh bien, devant cette honorable assemblée, je te l’accorde pour femme. »

Fleur-de-Roseau, qui, cachée derrière le paravent, suivait cette scène avec émotion, étouffa un cri de joie.

— « À la condition, continua San-Ko-Tcheou, que tu la prends sans aucun trousseau et que tu me vends ta tunique.

— C’est convenu, mon oncle, dit Cœur-de-Rubis, qui avait peine à cacher son bonheur ; à mon tour, je pense, je serai dispensé des cadeaux d’usage ?

— Soit, dit l’avare en hochant la tête.

— Dès ce soir, je vous laisse la merveilleuse tunique, et j’emmène Fleur-de-Roseau.

— Non, non, dit San-Ko-Tcheou repris par un doute, je veux, avant de conclure le marché, faire subir à cette tunique une petite épreuve. »

Tous les convives échangèrent un regard inquiet, mais Cœur-de-Rubis, bien que plein d’anxiété, fit bonne contenance.

— « Fais ce qu’il te plaira, mon oncle, dit-il.

— Voici : tu passeras la nuit sous mon toit, dans cette salle où tu me permettras de t’enfermer. Lorsque les réchauds sont éteints, et que le matin approche, il y fait un froid si extrême, que le vin de riz gèle dans les gourdes. Tu coucheras là, sur le banc d’honneur, sans couvertures ni coussins. Si demain matin tu n’es pas mort de froid, je t’achète ton manteau en toute confiance. »

Le jeune homme, dont le cœur brûlait d’amour, se sentait capable d’affronter un froid polaire ; ce fut pourtant avec un léger tremblement dans la voix qu’il répondit :

— « C’est bien, mon oncle, je suis à vos ordres. »

Les amis de Cœur-de-Rubis retardèrent le plus qu’ils purent leur départ, pour abréger l’épreuve de leur compagnon ; leur présence, les réchauds, les lumières, échauffaient un peu cette chambre glaciale ; mais on pouvait deviner ce qu’elle serait abandonnée à elle-même.

— « Prends garde, dit Pen-Kouen à voix basse à Cœur-de-Rubis ; tu sais, plusieurs personnes sont mortes de froid, ces jours derniers, dans les rues, et ici, c’est comme dans la rue ; malgré mes fourrures, je suis gelé.

— Je veux tenter l’aventure, répondit le jeune homme ; pense donc, si demain je suis vivant, Fleur-de-Roseau est à moi.

— Courage, ami ! » dit Pen-Kouen, en lui serrant la main.

Tout le monde fut obligé de se retirer, et Cœur-de-Rubis resta seul, sans feu, sans lumière, dans la grande salle que le froid envahissait.

— « Me voici dans une jolie situation, se dit-il. Plût au ciel que le manteau du bonze barbare fût tel que je l’ai décrit ! »

La bise soufflait sous toutes les portes et faisait une musique extraordinaire.

La pleine lune, qui brillait dans un ciel limpide, éclairait la pièce, à travers les papiers huilés des fenêtres.

Cœur-de-Rubis gagna le banc d’honneur, et se pelotonna dans un coin ; mais le froid semblait augmenter d’instant en instant, et la souffrance qu’il infligeait au malheureux devenait intolérable. Il lui semblait être plongé dans une eau glacée, ses genoux s’entre-choquaient, il claquait des dents si violemment que, craignant de se les casser, il introduisit deux de ses doigts dans sa bouche.

— « Hélas ! hélas ! murmura-t-il, je n’aurai pas les liangs d’or et je ne m’endormirai pas sur le cœur de ma fiancée, car je vais mourir ici. »

Un engourdissement dangereux s’emparait de lui peu à peu. Tout à coup il se leva et secoua cette torpeur ; il lui était venu une idée. Il se glissa sous la lourde table en bois de fer qui avait servi au repas, et la souleva sur son dos. Ainsi chargé, il se mit à parcourir la chambre d’un pas rapide.

Bientôt son sang se remit à circuler, il sentit la chaleur et la vie revenir peu à peu. Il continua à marcher avec ardeur ; de temps en temps il s’arrêtait pour reprendre haleine, puis repartait. Quand la table le fatiguait trop, il la posait et prenait une chaise dans chaque main ; il courait alors tout autour de la chambre en les agitant. Il continua ce manège jusqu’au moment où, le jour venu, il entendit les pas de son oncle dans l’escalier. Alors il remit toutes choses à leur place, s’étendit sur le banc d’honneur et feignit de dormir.

San-Ko-Tcheou s’approcha sans bruit de son neveu, qui respirait bruyamment.

— « C’est incroyable, murmura-t-il, il n’est pas mort. »

Il tâta ses mains moites, son front humide d’une sueur incontestable.

— « C’est merveilleux, s’écria-t-il, il n’y a plus moyen de douter. »

Cœur-de-Rubis s’éveilla, fit craquer l’un après l’autre ses doigts, se frotta le creux de l’estomac et se leva.

— « Bonjour, mon oncle, dit-il.

— Voici tes trois cents liangs d’or, et tu peux emmener ma fille, » dit San-Ko-Tcheou.

Quelques instants après les deux jeunes époux, ivres de joie, quittaient la maison de l’avare.

IV

Peu de temps après cette aventure, Koo-Li, plus maigre et plus effaré que jamais, vint trouver Cœur-de-Rubis dans sa maison. Il le regarda longtemps avec terreur avant d’oser lui adresser la parole.

— « Eh bien ! tu ne semblés pas très bien portant, mon pauvre Koo-Li, dit le jeune homme en riant ; aurais-tu eu quelque indigestion depuis que je ne t’ai vu ?

— Oh ! non ! dit Koo-Li. Depuis huit jours, rien à manger : à l’heure des repas on mettait un manteau ; mais, moi, j’ai dévoré des rats.

— Veux-tu manger quelque chose ?

— Oh ! oui, dit Koo-Li.

— Mais que venais-tu me dire ? »

Le maigre enfant prit une figure lamentable et trembla de tous ses membres.

— « Pas de feu, pas de dîner depuis huit jours, dit-il ; noble maître est mort.

— Eh ! grand poussah ! s’écria Cœur-de-Rubis, pouvait-on s’imaginer, vraiment, qu’il s’entêterait à ne pas manger ! »

Tout chagrin, il se rendit sur l’heure à la maison de son oncle, et, en sa qualité d’héritier unique, se fit ouvrir les caves. Comme il le prévoyait, elles étaient encombrées de sacs d’or et d’argent.

San-Ko-Tcheou eut des funérailles somptueuses qui auraient tiré des larmes à ses yeux défunts, s’il lui avait été donné d’en connaître le prix. Cœur-de-Rubis avait tenu à se conduire en parent affectueux et en héritier reconnaissant. Mais, ses larmes essuyées, il retourna à sa bien-aimée Fleur-de-Roseau, à son bonheur, maintenant complété par la fortune.

Koo-Li entra au service des jeunes époux ; il engraissa tellement qu’au bout d’une année, ses yeux obliques, jadis si grands, n’apparaissaient plus dans son visage que comme deux traits de pinceau.

  1. C’est une sorte d’asile public où dorment les mendiants et les vagabonds. Il se compose d’une seule salle dont le sol disparaît sous un amas de plumes de poules.
  2. La déesse de la Compassion.
  3. Pont qui conduit à l’enfer.
  4. L’Angleterre.
  5. Beaucoup de Chinois du peuple s’imaginent que les objectifs des photographes sont faits avec des yeux humains.