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Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne/Année 1580

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ANNÉE 1580


Le volume 166, KK, des Archives Nationales, qui contient les recettes et les dépenses de la Reine de Navarre pour l’année 1580, ne renferme pas, comme les précédents et les suivants, en tête de ses pages, « l’estat des gaiges des dames, damoiselles, gentilshommes, etc., de sa maison. » Cet état est reporté à la fin du volume, page 124. Encore s’arrête-t-il, brusquement interrompu dès les débuts, à l’énumération des « maistres d’hostel. » Force nous est donc de nous passer, pour 1580, de la liste des serviteurs de Marguerite, laquelle, à en juger du reste par les premières pages, est en tous points semblable à celle de 1579.

En revanche ce volume nous donne, durant l’année entière, l’itinéraire complet de la Reine de Navarre.

Janvier 1580

Du vendredy, 1er jour de janvier 1580, au dimanche 31, la Royne de Navarre et tout son train au chasteau de Nérac.

Dépenses totales de ce mois, 2.320 escus, 23 sols, 7 deniers. Payé seulement 269 escus, 8 sols, 1 denier, « le reste ne pouvant estre paié à faulte de fondz et recepte suffizante. »

Nous avons déjà dit précédemment en quoi consistait à cette époque le château de Nérac et quelles réparations et adjonctions nouvelles avait cru devoir y faire le Roi de Navarre, en vue de loger les deux Reines et leur train considérable, particulièrement dans l’aile méridionale, la dernière construite, et par suite la plus confortable et la mieux aménagée. On n’ignore pas en effet que là se trouvait la superbe salle des gardes, longue de plus de vingt mètres, et qu’à la suite venait la chambre du Roi, dont M. de Villeneuve-Bargemont a donné la description la plus détaillée[1]. C’est dans ce corps de logis qu’habitait également la Reine de Navarre et qu’elle y passa tout l’hiver de 1580.

L’itinéraire d’Henri de Navarre nous apprend que ce prince demeura presque tout le mois de janvier dans le comté de Foix et principalement à Mazères, où, entouré des principaux chefs réformés, il se préparait silencieusement à la guerre. Il avait en effet à se plaindre chaque jour davantage du maréchal de Biron, qui lui suscitait mille difficultés nouvelles et dont la part à l’embuscade qui lui fut tendue à ce moment restera toujours énigmatique.

On a peu de détails sur cette affaire mystérieuse, où la vie d’Henri de Navarre était en jeu. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que Marguerite en apprit à Nérac les préparatifs et qu’elle put, en prévenant à temps son mari, déjouer les projets perfides de ses ennemis.

« En ce mesme tems, écrit L’Estoile dans son journal[2], le Roy de Navarre, averti par la Reine sa femme, d’une embuscade qui l’épiait pour le prendre ou tuer aux environs de Mazères, passa la Garonne à gué et se retira à Nérac. »

Or, d’après sa correspondance, Henri de Navarre était encore à Mazères les 1er, 10, 14 et 19 janvier. Il ne rentra à Nérac que le 24.

Beaucoup plus explicite est la lettre qu’écrivit, à la date du 8 février 1580, Renieri da Colle, ingénieur militaire en France, à Andrea Albertano, secrétaire du grand duc de Toscane.

« … Ultimanente, il re et regina di Navarra (?), essendo al loco contado di Foix, aspettandovi il mareschal di Montmorency che andava la per comandamento del Re, ed essendo andato a la caccia, accompagnato, fra li altri, dal visconte di Turenne, si trove in un embascata, dove i buoni cavalli à gli sproni gli servirano al bisogno. Si dice i capri di essa erano Duras e Grammont per l’esecuzione ; e Biron non ne sapeva piu di loco del che Loro Maesta di Navarra hanno mandato a lamentarsi al Re[3]. »

S’il est ici question de l’espagnol Loro, qui au dire de d’Aubigné, prétendit être venu de Fontarabie pour offrir cette ville au Roi de Navarre, mais qui, interrogé par lui, reconnut qu’il n’avait voulu avoir une audience de ce prince que pour l’assassiner, la dépêche italienne ne fait nulle mention du dévouement de la Reine Marguerite en cette affaire. Henri de Navarre est moins énigmatique, puisque il écrit, une première fois, à Henri III : « J’ay d’aultre part depuis entendu que sur le chemin de Castres, on m’avait dressé partie de quelques deux cens chevaulx lestes et bien armez. Toutes ces choses, Monseigneur, que je trouve bien estranges, j’ay pensé de vous les représenter…[4] » Et comme le Roi lui demandait par qui il avait été prévenu, « chose, lui répond-il, à quoy je ne puis obéir pour a s teure. Mais avec le temps je vous les diray, et m’asseure qu’en serés bien estouné, pour estre personnes de qui vous ne l’eussiés jamais pensé[5]. » Allusion évidente au service rendu par Marguerite, service que proclame bien haut, en la nommant, le journal de l’Estoile.

Ce qui prouve, une fois de plus du reste, la bonne harmonie qui existait encore à ce moment entre le Roi et la Reine de Navarre, Marguerite ne donnant prise à aucune critique et fermant complaisamment les yeux sur les assiduités encore platoniques de son mari auprès de Fosseuse.

Nous ne pouvons nous résoudre en effet, n’en trouvant trace sérieuse nulle part, à inscrire le nom de Turenne sur la liste trop nombreuse hélas ! des amants de la Reine Marguerite. Bien que ses ennemis, par l’organe surtout du Divorce satyrique, n’aient pas craint de présenter cette liaison comme absolument certaine et même de la donner comme une des principales causes de la Guerre des Amoureux, il n’en est pas moins vrai qu’aucun document authentique ne vient confirmer cette méchanceté. Bien au contraire, les lettres des deux époux établissent, à n’en pas douter, en ce mois de janvier 1580, les excellents rapports qu’ils ont entre eux. Dans ses Mémoires, Marguerite ne nous apprend-elle pas que c’est, non pas d’elle, mais bien d’une de ses filles d’honneur, Mlle de La Vergne[6], qu’est amoureux le vicomte, « ce grand dégouté, qui lui fait l’effet de ces nuages vuides qui n’ont de l’apparence qu’au dehors ? » Enfin, Turenne lui-même n’écrit-il pas dans ses Mémoires que, dès les premiers jours de cette année, il prit congé du Roi de Navarre qui venait de lui donner le commandement du Haut-Languedoc, « ayant, ajoute-t-il, oultre cela, un sujet qui me conviait à m’esloigner dudit Roy, pour m’éloigner des passions qui tirent nos âmes et nos corps, après ce qui ne leur porte que honte et dommage[7]. » Allusion peut-être, non pas à l’amour qu’il ne ressentit jamais pour Marguerite, mais bien à celui dont il semblait brûler pour Catherine de Bourbon, la propre sœur du Roi de Navarre, dont il s’était déclaré tout récemment le serviteur. Le 11 janvier, du reste, Turenne s’installait officiellement à Castres. Il n’était donc pas auprès du Roi de Navarre, lorsque, le mois suivant, ce dernier reçut à Nérac le capitaine Strozzi, que lui envoyait Henri II.

février 1580

Du lundi 1er février au lundi 29, la Royne de Navarre et tout son train audict lieu de Nérac.

(Dépenses totales de ce mois : 2 411 écus, 18 sols, 8 deniers, sur lesquels il est payé 2 317 écus, 23 sols, 8 deniers).

Dans sa paisible retraite de Nérac, où le Béarnais resta auprès d’elle presque tout le mois de février[8], Marguerite ne s’intéressait pas seulement aux beaux-arts, à la poésie, aux frivolités de la toilette, elle suivait de près les évènements, s’attachait de plus en plus à la fortune de son mari, et dès ce moment cherchait à jouer un rôle politique.

Si elle accepte avec reconnaissance les nombreux cadeaux que lui offre Henri de Navarre, étoffes précieuses, soies, rubans, pièces d’orfèvrerie, tapisseries, etc.[9], si elle goûte, avec bonne humeur, aux innombrables « parties de confitures de Gênes, fournies au Roy par Raymond de Laliève, apothicaire et valet de chambre de S. M., pour les collations données par lui aux filles de la Reine, sa femme, et de Mme la Princesse, sa sœur[10] ; » si elle se pare « de deux paires de gants de fleur parfumés, garnis de passemens d’or et d’argent au prix de 36 l. t. » et surtout « d’un panache d’oiseau de paradis, où tout l’oiseau est, qui est des plus beaux et des plus rares, et qui a coûté 300 l. t. » etc.[11], elle tient en même temps à s’associer ouvertement aux mesures de prudence prises par son époux.

Aussi le Roi de Navarre peut-il écrire, le 4 février, au roi de France cette lettre où, le prévenant des entreprises dirigées sur les villes et places par des gens sans aveu, il ajoute : « Pour auxquelles obvier… nous avons écrit, ma femme et moy, et pryé quelques-uns de vostre conseil de nous venir trouver pour, avec quelques gentilshommes signalés du païs, résouldre ensemble les moyens pour arrester d’une part et d’aultre les prises qui se coumectent[12]. »

Partout d’ailleurs la guerre est dans l’air. Le capitaine Merle vient de prendre, le 25 décembre précédent, la ville de Mende sur les catholiques, à la faveur du son de la cloche de la cathédrale, la Nompareille, « lequel, écrit de Thou, était renvoyé avec tant d’éclat par les échos des montagnes voisines qu’on n’entendit pas les troupes qui surprenaient la ville[13]. » Vainement le Roi de Navarre proteste-t-il contre ce coup hardi de l’un de ses meilleurs capitaines, vainement cherche-t-il auprès du Roi son beau-frère à rejeter sur « des gens sans aveu » la responsabilité de la nouvelle prise d’armes, pour lui déjà inévitable et qu’au fond du cœur il désire peut-être, le moment est proche où les efforts tentés par Catherine vont rester lettres mortes et où l’animosité des deux partis va précipiter la France dans une nouvelle guerre civile.

C’est ce que prévoit aussi le président protestant de la Chambre tripartie d’Agen, Jean Chauvin, lorsqu’il écrit le 13 février au Roi Henri III que « la paour des dangiers qui semblent encore prochains a tellement saisy la plus part des juges, tant catholiques que de la R. P. R., qu’il ne voit plus moyen aucun de les pouvoir retenir ny continuer » ; et, à la même date, à la Reine-Mère, une lettre où il lui raconte l’entretien qu’il a eu récemment à Nérac avec le Roi de Navarre, « la Royne, sa femme, présente », et où il les a suppliés tous deux « de rompre et dissiper ceste nuée de troubles qui semble nous menasser[14]. En tous points d’ailleurs, Marguerite fait cause commune avec son mari, puisque, à cette même époque, elle écrit au Roi son frère et à la Reine-Mère deux lettres où elle leur recommande tout particulièrement les suppliques à eux adressées par le Roi de Navarre et sa sœur Catherine de Bourbon, à l’effet d’obtenir le paiement des pensions, « qu’il a pleu à vos prédécesseurs et à vous nous ordonner sur vos finances, et dont, quelque poursuite que nous en aions faicte nous n’avons que fort peu jouy[15]. » Et Marguerite ajoute fort complaisamment à la supplique de sa belle-sœur : « Je vous suplie très humblemant, Monsigneur, la vouloir an cela gratifier et me faire cet honneur qu’elle connoise que l’amitié qu’elle me porte et la bonne voulonté qu’elle me faict connoitre par tous ses esfais soit estimée et reconnue de vous, selon l’assurance qui vous plaît me donner de vostre bonne grase, etc.[16]

L’accord est donc parfait à la Cour de Nérac.

Mars 1580

Du mardi 1er mars au mardi 29, séjour à Nérac avec tout le train.

Un événement fort important par les conséquences qui s’en suivirent marque à la Cour de Navarre le commencement de ce mois de mars 1580. Nous voulons parler de l’arrivée, comme ambassadeur particulier du Roi de France, de Philippe Strozzi, seigneur d’Épernay et de Bressuire, colonel général de l’infanterie française, et fils du maréchal de France Pierre Strozzi. Par commission du 14 février 1580[17], il était chargé d’apporter au Roi de Navarre et à la Reine Marguerite l’assurance des intentions pacifiques de la Cour de France, ayant mission d’apaiser les esprits, en demandant la stricte exécution du dernier édit, et d’empêcher à tout prix l’ouverture des hostilités. Sur ce point tous les écrivains contemporains sont d’accord.

Mais Strozzi, en réclamant la remise des places de sureté, se heurta à un refus formel d’Henri de Bourbon ; si bien que ce dernier écrivit aussitôt, le 3 mars, au Roi : « Mon maistre, ce m’a esté beaucoup d’honneur d’entendre vostre volonté et intention par le sr Strosse qu’il vous a pleu m’envoyer ; à laquelle je mettray tousiours peine d’obéir en ce qu’il ira de mon particulier ; seullement estant bien marry que pour le général je ne vous puis rendre la satisfaction que vous demandez… Je pense avoir tant rendu de tesmoignages de l’affection que je porte à vostre service et au bien de vostre estat, que vous me ferez cet honneur de n’en douter aucunement[18]. »

Strozzi remit-il à ce moment-là au Roi de Navarre cette fameuse lettre dont il ne connaissait pas le contenu, et qui, au dire de Mézeray, avait pour but « de semer la brouillerie dans la maison du Roy de Navarre et de lui donner martel en teste de sa femme et du vicomte de Turenne ? Mais le Roi, ajoute Mézeray, trop avisé pour considérer quelque autre chose plus que la nécessité des affaires, la montra à sa femme et au vicomte, les assurant par là qu’il ne soupçonnait aucunement leur fidélité. » D’où, la vengeance de Marguerite et sa résolution de pousser à la guerre[19].

Où Mézeray, qui écrivait son histoire de France au milieu du xviie siècle, a-t-il pu puiser ces renseignements, pour nous en tous points erronés ? Aucun des auteurs contemporains, qui ont raconté de la façon la plus détaillée les évènements de cette époque, ne fait allusion à cette perfidie d’Henri III. D’Aubigné dans son Histoire Universelle et ses Mémoires, de Thou dans son Historia sui temporis, Sully dans ses Économies royales, L’Estoile dans son journal, Dupleix dans son Histoire d’Henri III, Marguerite dans ses Mémoires, Turenne dans les siens, Du Vair dans ses Anecdotes, etc., ne soufflent mot de l’incident. D’un autre côté, Catherine dans sa correspondance, le roi de Navarre dans la sienne, Marguerite dans ses lettres, Strozzi lui-même dans ses dépêches, n’y font la moindre allusion. D’où vient donc que Mézeray d’abord, et après lui Anquetil et tous les historiens du xviiie siècle, y compris nos chroniqueurs locaux, Labénazie dans son Histoire de la Ville d’Agen, Labrunie, Saint-Amans, et enfin, Henri Martin[20], aient répété à satiété, l’un après l’autre et en se copiant tous, cette allégation mensongère.

Un seul document de l’époque, il est vrai, signale ce fait. C’est une lettre de Renieri da Colle à Belisario Vinta, dans laquelle l’ambassadeur Toscan écrit, à la date du 30 mai 1580, que la Reine de Navarre est furieuse contre le Roi son frère, pour avoir lâchement excité les soupçons de son époux contre le vicomte de Turenne ; car, ajoute-t-il, le Roi « ha scritto al re de Navarra che Turenne chiava sua moglie[21]. » Ne faut-il pas voir simplement dans ce racontar comme un écho de ce qui se disait tout bas au Louvre, où Marguerite n’était pas aimée ? Propos de mignons très vraisemblablement, calomnie de salon qu’Henri III ne démentit pas, ayant tout intérêt à la laisser propager aussi bien en haine de sa sœur que pour chercher noise au Roi de Navarre qu’il n’aimait pas davantage.

Nous croyons donc la version de Mézeray d’autant plus fausse que Turenne ne se trouvait point à Nérac, quand Strozzy y arriva. Le vicomte, on le sait, depuis le 11 janvier, c’est-à-dire près de deux mois, s’était installé à Castres, siège de son gouvernement du Haut-Languedoc. Il n’est donc pas possible que le Roi de Navarre, comme l’écrivent Mézeray et après lui la plupart des historiens, lui ait communiqué en même temps qu’à sa femme la prétendue lettre dénonciatrice d’Henri III. Aussi partageons-nous sans hésiter la manière de voir de M. le comte Baguenault de Puchesse, qui, dans un article en tous points remarquable, paru dans la Revue des questions historiques, soutient par des arguments irréfutables cette même thèse que nous[22].

Strozzy ne se rebuta pas. Il resta à la cour de Nérac jusqu’au 20 avril, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où la guerre fut déclarée.

Le 26 mars, il écrit à son maître pour lui rendre compte de l’état des choses du pays et notamment de la situation de la Chambre tripartie d’Agen, qui ne fonctionne plus. Néanmoins il ne désespère pas d’aboutir.

« Les ungs et les aultres se plainnent toujours qu’il y a entreprice sur ville. Ce sont petits feux qu’il est aysé d’esteindre, si promtement l’on y met remède. Mes, en délayant, est à creindre que mal aysèment l’on y puisse donner bon ordre[23]. » Mêmes observations dans sa lettre du 30 mars[24].

Marguerite, de son côté, seconde ses efforts pour que la paix ne soit pas troublée. La lettre suivante, écrite par elle au roi son frère, montre suffisamment qu’elle n’a aucun grief contre lui et prouve en même temps une fois de plus la fausseté de la légende précédente :

« Monsigneur, suivant le commandement que par vos deux lettres il vous a pleu me faire, j’ai fait tout ce que j’ai peu à l’androit du roi mon mari pour faire réussir la négotiation de Monsieur d’Estresse (pour Strossi) selon vostre veulonté que je dessire plus que chose du monde voir satisfaite an ce qui despant du roi mon mari et de moi. J’espère qu’an ce qui touche le mareschal de Biron, vous en arès, Monsigneur, contantement, aiant Monsieur d’Estresse tant gangné sur le roi mon mari, qui l’a fait condessandre à ce reconcilier avec luy, ce que je n’avois jusques isi peu faire. Je panse, Monsigneur, que cet acort servira infinimant pour establir la paix an ce peis[25]. »

Et, dans une lettre adressée à la même époque à sa Sibille, la duchesse d’Uzès, elle écrit :

« Je vous supplie vouloir emploier tout vostre entendement pour faire ce qu’il (M. de La Vauguion) vous dira qui est pour le bien du service du Roy, pour l’entretenement de la paix, pour la grandeur de vostre bon nepveu et pour le contentement et repos de la meilleure de vos amies ; car je ne sais que ce seul moyen pour éviter la guerre, que vous savez combien je l’apprehende et la dois craindre[26]. »

Dans cette lettre intime, presque confidentielle, à sa meilleure amie, il faut voir les sentiments vrais qui animaient alors Marguerite et comprendre, à n’en plus douter, combien elle s’opposait à la guerre et faisait tous ses efforts auprès de son mari et des principaux chefs protestants qui l’entouraient pour les dissuader de leurs folles entreprises.

Elle-même, du reste, l’explique très loyalement dans ce passage de ses Mémoires :

« Ce commencement de désunion (entre son mari et le maréchal de Biron), s’allant tousjours accroissant, à mon très grand regret, sans que j’y peusse remédier, M. le maréchal de Biron conseille au Roy de venir en Guyenne, disant que sa présence y apporteroit un ordre. De quoy les Huguenots estant advertis, croyent que le Roy y venoit seulement pour les desemparer de leurs villes et s’en saisir ; ce qui les fist résoudre à prendre les armes, qui estoit tout ce que je croignois de voir, moy estant embarquée à courre la fortune du roy mon mary, et par conséquent me voir en un party contraire à celuy du roy et de ma religion. J’en parlay au roy mon mary pour l’en empescher, et à tous ceulx de son conseil, leur remonstrant combien peu advantageuse leur seroit ceste guerre, où ils avoient un chef contraire tel que M. le mareschal de Biron… Mais la crainte qu’ils avoient de la venue du roy en Guienne, et l’esperance de plusieurs entreprises qu’ils avoient sur la pluspart des villes de Gascogne et de Languedoc, les y poussoit tellement qu’encore que le roy mon mary me fist cet honneur d’avoir beaucoup plus de créance et de fiance en moy, et que les principaux de ceux de la religion m’estimassent avoir quelque jugement, je ne peus pourtant leur persuader ce que bientost après ils recognurent à leurs despens estre vray. Il fallut laisser passer ce torrent qui allentit bientost son cours, quand ils vindrent à l’experience de ce que je leur avois prédict[27]. »

Certes, d’Aubigné peut avoir raison, lorsque faisant dans son Histoire Universelle un portrait saisissant et comme toujours un peu outré de la cour de Nérac à cette époque, il clame bien haut que « l’aise y amena les vices comme la chaleur les serpens. » Il exagère toutefois, quand il rend Marguerite, qu’il détestait profondément, responsable de la nouvelle guerre, et, la traitant de femme artificieuse, prétendre « que pour remettre la guerre sur les bras de son mari, à quelque prix que ce fut, elle se servit de l’amour du roi de Navarre envers Foceuse, jeune fille de quatorze ans et du nom de Montmorenci, pour semer en l’esprit de ce prince les résolutions qu’elle y désirait[28]. » Ce qui n’empêche pas tous les auteurs d’avoir adopté, depuis, son opinion et d’avoir attribué à ces prétextes futiles les causes de la nouvelle guerre, à laquelle ils ont donné le nom de Guerre des Amoureux. « Mais on se tromperait fort, écrit très judicieusement M. Guadet, on donnerait à des amoureux une trop grande importance, on ferait trop bon marché de l’état général des affaires, si l’on ne voyait que cela. Ce serait singulièrement grandir les petites choses et rapetisser les grandes[29]. »

Non ; jusqu’au dernier moment, Marguerite n’a pas voulu la guerre. Et ce n’est que lorsque les hostilités ont commencé qu’elle a franchement embrassé la cause de son mari, ainsi que son devoir du reste le lui prescrivait.

Le mercredi 30, ladicte dame et son train, disne à Nérac, souppe et couche au Port-Saincte-Marie.

Le jeudi 31, ladicte dame et son train disne au Paravys, où ladicte dame a faict la communion, souppe et couche audict Port-Saincte-Marie.

(Dépenses totales pour le mois de mars, 2 328 écus, 1 sol, 9 deniers. Payé seulement, 2 241 écus, 26 sols, 9 deniers.)

Avril 1580

Le vendredi 1er avril, ladicte dame Reine de Navarre et son train, au Paravis, près le Port-Saincte-Marie.

Le samedi 2 avril, ladicte dame disne au Paravis près le Port-Saincte-Marie, souppe et couche à Nérac.

Il s’agit ici de la semaine sainte de l’année 1580.

En bonne catholique qu’elle était, Marguerite voulut aller faire ses Pâques en lieu sûr. Nérac, acquis au protestantisme, ne lui offrait ni assez de sécurité, ni assez de recueillement. Elle pensa alors au pieux asile où, durant l’hiver de 1579, sa mère Catherine avait, du Port-Sainte-Marie qu’elle habitait, si souvent dirigé ses pas, et elle résolut d’aller demander aux saintes filles qui l’occupaient un peu de calme et de repos, dont elle avait tant besoin.

La Reine Marguerite y passa toute la journée du jeudi saint et aussi celle du vendredi saint, rentrant coucher le soir au Port-Sainte-Marie. Elle en repartit le samedi pour revenir à Nérac. Les évènements en effet se précipitaient d’heure en heure.

Du samedi 3 avril au samedi 30, la Reine de Navarre et tout son train audict château de Nérac.

Dépenses totales pour ce mois d’avril : 2 098 écus, 1 sol, 10 deniers. Payé seulement 1 799 écus, 12 sols, 8 deniers.

Ou Marguerite s’abusait fort, lorsque, dans la lettre qu’elle écrivait à la fin de mars à son frère et que nous venons de reproduire, elle lui annonçait la réconciliation opérée par Strozzi entre le Roi de Navarre son mari et le maréchal de Biron, ou bien, comme d’aucuns l’ont écrit, elle jouait double jeu et cherchait à donner le change au Roi pour permettre aux Réformés de terminer, sans être inquiétés, leurs préparatifs de guerre. Toujours est-il que plus que jamais les esprits sont montés et que de tous côtés on se prépare aux hostilités.

Le 1er avril, le sénéchal de Bajaumont écrit, de La Fox, au maréchal de Biron qu’ « il n’y a ville en Guyenne où la plus part du peuple soit plus mal affectionné que celluy d’Agen » ; et, le 6, il lui annonce que Marmande et Villeneuve vont être incessamment l’objet d’une entreprise des troupes protestantes, en même temps que la ville d’Agen est si mal gardée « qu’il la tient déjà pour perdue[30]. »

De son côté Henri de Navarre, tout en protestant encore auprès du Roi de ses intentions pacifiques et en l’assurant de ses meilleures volontés, ne néglige rien pour mettre tous les atouts dans son jeu. Il correspond avec Lesdiguières en Dauphiné, avec Châtillon en Languedoc, écrit le 13 avril de Lectoure au comte de Sussex, grand chambellan d’Angleterre, pour demander l’appui de la reine Élisabeth ; et il donne à ses meilleurs lieutenants Melon, Vivans, Saint-Genyès, Noé, Turenne, etc., ses instructions les plus précises et les plus détaillées[31].

Enfin, son parti est pris. Il réunit ses plus fidèles et leur dévoile le fond de sa pensée. « Peu de jours après mon arrivée, écrit d’Aubigné dans ses Mémoires, le Roi de Navarre, minutant en son esprit une nouvelle guerre, ne consulta pour la résoudre que le vicomte de Turenne, Favas, Constant et moi. De ces cinq que nous étions à ce pourparler, les quatre premiers étaient passionnément amoureux et ne prenant conseil que de leurs maîtresses, qui vouloient absolument la guerre pour se venger de quelques injures qu’elles croyaient avoir reçues de la Cour de France ; elle y fut résolue : ce qui la fit surnommer la Guerre des Amoureux, parce que les mignons d’Henri III у furent pareillement incités par leurs maîtresses, qui vouloient de leur côté tirer vanité de la bravoure que leurs amans y feroient paraître[32]. » Les motifs de cette guerre, nous venons de le démontrer, étaient plus élevés et plus sérieux que ne veut le dire ici d’Aubigné. La belle et si touchante lettre, bien connue du reste, qu’Henri de Navarre écrivit à sa femme à la date du 10 avril, en est la meilleure preuve :

« M’amie, encores que nous soyons vous et moy tellement unis que nos cœurs et nos volontéz ne soient qu’une mesme chose et que je n’aye rien si cher que l’amityé que me portés, pour vous en rendre les devoirs dont je me sens obligé, sy vous prierai-je ne trouver estrange une résolution que j’ay prise, contrainct par la necessité sans vous en avoir rien dict. Mais puisque c’est force que la sçachiés, je vous puis protester, m’amie, que ce m’est un regret extrême, qu’au lieu du contentement que je désirais vous donner et vous faire recevoir quelque plaisir en ce païs, il faille tout le contraire, et qu’aiés ce desplaisir de voir ma condition reduicte à un tel malheur. Mais Dieu sçait qui en est la cause. » Et, énumérant toutes les injustices dont son parti est victime, toutes les dissimulations dont on a usé à son égard, rappelant tous les efforts qu’il a faits pour conjurer le mal, et malgré sa bonne volonté, comprenant que devant l’audace des ennemis il ne faut plus s’endormir, il termine ainsi : « Je suis party avec aultant de regret que j’en scaurais jamais avoir, aiant différé de vous en dire l’occasion, que j’ay mieulx aimé vous escrire parceque les mauvaises nouvelles ne se sçavent que trop tost. Nous aurons beaucoup de maulx, beaucoup de difficultés, besoing de beaucoup de choses ; mais nous espérons en Dieu et tascherons de surmonter tous les desfaulx par patience, à laquelle nous sommes usités de tout temps. Je vous prie, m’amie, commander pour vostre garde aux habitans de Nérac. Vous avés là M. de Lésignan pour en avoir le soing, s’il vous est agréable, et qui le fera bien. Cependant aimés-moy tousiours comme celuy qui vous aime et estime plus que chose de ce monde. Ne vous atristés poinct ; c’est assés qu’il y en ayt un de nous deux malheureux, qui néantmoins en son malheur s’estime d’aultant plus heureux que sa cause devant Dieu sera juste et équitable. Je vous baise un milion de fois les mains. Vostre bien humble et obéissant mary. Henry[33]. »

Et cinq jours après, le 15 avril, date de la déclaration de guerre, après avoir envoyé à chaque chef la moitié de cet écu d’or qu’il avait partagé avec eux à la réunion de Mazères, Henri de Navarre lança de L’Isle en Jourdain un manifeste « à ceulx de la Noblesse », où il leur apprend la cause de la reprise des hostilités, les rend juges des actes d’arbitraire et de violence commis par les catholiques, et fait appel à leur fidélité et à leur dévouement[34].

Il écrit toutefois encore à la date du 20 avril deux lettres, l’une au Roi, l’autre à la Reine-Mère, pour leur expliquer sa conduite et les motifs « qui l’ont contrainct d’en venir aux armes[35]. »

Puis il se tait jusqu’après la prise de Cahors.

Marguerite de son côté ne laisse pas que d’être tout d’abord fort embarrassée. Pibrac, qui avait été chargé par elle de vendre à Paris son hôtel d’Anjou et qui après de longs pourparlers finit par l’acquérir lui même pour la somme de 10 000 escus, le 17 avril de cette année[36], continuait, sur l’ordre de Marguerite, d’entretenir le Roi et la Reine-Mère de ses bonnes intentions ainsi que de celles de son mari.

Aussi, quand la guerre fut déclarée, y eut-il au Louvre une explosion de colère contre l’astuce de Marguerite et la fourberie de son chancelier. Le malheureux Pibrac, qui n’en pouvait mais et ignorait absolument le dessous des cartes, paya pour tout le monde et fut violemment rabroué par le Roi. En même temps, Catherine écrivait de Chenonceaux, le 21 avril, une lettre à sa fille, où elle ne lui cachait point sa mauvaise humeur, lui reprochant sa conduite douteuse et lui demandant de rappeler au plus vite à son mari qu’il commettait une lourde faute, se faisait le plus grand tort, et se trompait étrangement en croyant réussir dans ses criminels projets[37].

Nous ne connaissons pas la réponse de Marguerite. En revanche, voici une lettre fort curieuse qu’elle écrivit à ce moment au Roi son frère et où elle défend encore son époux :

« Monseigneur, depuis le partement du sieur de Lanconne, il est survenu tant de remumans et de nouvautés que je ne sai quele ian dois esperer l’isue. Grammont et Duras ont assamblé forse ians, l’un auprès de Bordeaux, l’autre aux frontières de Beart. Le Roi mon mari a divers avertissemens de tous cotés ; les uns disent qui voulet antreprandre sur quelques viles de la Religion, les autres sur le Béart, et les autres sur le lieu où nous sommes maintenant. C’est anouit le troisième jour qui sont ansamble. L’on dit qui l’ont des comitions de M. le mareschal de Biron, et le Roi mon mari croit que s’est luy qui leur faict jouer ce jeu pour le dessespérer et luy faire prandre les armes ; ce qui ne fera pas, et ne sera point dit que ce soit luy qui commanse ; vous seupliant très humblemant, Monsigneur, de croire que si l’on ne l’ataque an une de leurs villes qui ne bougera, estant résolu dandurer jusques à l’extrémité pour faire connaistre sa bonne voulonté à l’antretenement de la paix. Aussi, Monsigneur, qui sasure que cest contre vostre intantion, ce que je vous suplie très humblemant, Monsigneur, faire prontemant paroistre à ceux qui lignoret ou la respecte peu. Croies, Monsigneur, que je n’oublie rien an ceste aucasion du servise que vous pouvès atandre d’une très humble servante que vous honorès du nom de vostre bonne seur. Car outre ce que qui sais poussée par la résolution que jai faite de vous servir, j’ai devant mes ieux mile malheurs représentés qui se préparent pour moi. Si la gaire est de sorte, Monsigneur, que falloient tous moiens pour la destourner, je n’orais autre recours que prier continuellement Dieu qui me voulut auter de ce monde. Je vous suplie donc très humblemant, Monsigneur, outre le soin que vous avès du repos de vos sujets et de la conservation de vostre royaume, ajouter la pitié que vostre bon naturel vous convieroit d’avoir de ma miserable vie pour prandre quelque bonne résolution qui ote ce commensement de gaire et nous donne une paix durable et perpetuelle. Ce que je prie à Dieu vouloir permettre et me continuer an l’honneur de vostre bonne grase, baisant en toute humilité et très humblemant vos beles mains.

Marguerite[38]. »
(Signature en monogramme).

En même temps qu’elle atténuait ainsi auprès du Roi son frère la conduite de son mari, la Reine de Navarre cependant, d’un autre côté, embrassait ouvertement sa cause ; et, tandis qu’Henri commençait la campagne en fortifiant Casteljaloux, Lectoure et autres places importantes[39], Marguerite, tout en demeurant à Nérac, ne restait pas inactive et cherchait à lui créer de nouveaux partisans. Dans ce but, elle écrit, dès le 21 avril, à Monsieur de Saint Orens, un des gentilshommes les plus influents du Condomois[40], d’abord pour le flatter, puis pour lui renouveler les assurances d’amitié et de protection du Roi son mari. Elle lui apprend en même temps le départ de Strozzi.

« Mons. de S. Ourens, pour respondre à vostre lettre, je vous advise que Mons. Destrossy partit hier d’ycy pour s’en aller à Gen…. Et vous diray comme le Roy de Navarre monsr mon mary n’a prins la résolution qu’il a prinse qu’avec une grande nécessité qui l’a contrainct, acompaignée neantmoings d’un grand regret et desplaisir, pour n’avoir eu autre intention qu’à establir la paix en son gouvernement et partout ailheurs ou sa créance sestant…[41].

Le même jour, Henri de Navarre écrivait aux Consuls de Condom, pour les assurer de ses bonnes intentions et les prémunir contre ceux qui tenteraient de les attaquer[42].

Qu’y a-t-il de vrai dans cette nouvelle, annoncée le 28 avril 1580, par Renieri da Colle au secrétaire du grand-duc de Toscane ? Faut-il y voir encore un propos de cour, que rien ne vient confirmer ? Le Roi de Navarre, toujours en butte aux assassins, est supplié de se tenir sur ses gardes. Il aurait répondu : « Che lo sapeva bene, me che sua vita era nelle mani di Dio, il quale sperava gli fara grazia di vedere, confusi per terra quelli che pensano di rovinaclo. » Et après avoir parlé des bruits vagues de tentatives d’empoisonnement, Renieri rapporte que le Roi de Navarre, sur le point de se mettre à table chez un gentilhomme Gascon, reçut de la Reine sa femme un avis secret qui le décida à chercher une excuse et à se rendre aussitôt à Nérac. Sur les énergiques réclamations du gentilhomme, informé du soupçon dont il était l’objet, le Roi se contenta de répondre qu’il le tenait pour homme d’honneur, attaché qu’il était à sa personne[43].

Aucun auteur contemporain ne fait allusion à ce fait rapporté par l’ambassadeur Toscan. Néanmoins il est à rapprocher de l’histoire assez énigmatique du capitaine espagnol Loro, racontée par d’Aubigné, dont nous avons déjà parlé, et plus encore de celle de Gabarret, survenue vers le mois d’août de cette même année et restée toujours obscure, malgré les détails qu’en donnent d’Aubigné dans son Histoire Universelle, et le chanoine Syrueilh dans sa chronique si intéressante et si pleine de renseignements inédits[44].

Mai 1580

Du dimanche 1er mai au mardi 31, ladicte dame et tout son train audict lieu de Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois de mai, 2 171 écus, 40 sols, 10 deniers. Payé seulement 1 605 écus, 57 sols, 9 deniers).

La guerre est déclarée. Toute chance de conciliation a disparu. La parole est aux faits et non plus aux négociations. Marguerite s’installe définitivement à Nérac où la retient son rôle de reine de Navarre. Henri est parti pour Lectoure et de là pour Montauban. Son objectif est Cahors, ville qui dépend du domaine de sa femme et que l’on retient contre toute justice ; Cahors dont la population catholique refuse de pactiser avec les Réformés ; Cahors défendu par le capitaine Vesins « à la tête de quinze cents hommes de pied qu’il avait aguerris, d’une compagnie d’ordonnances et d’un grand nombre de noblesse[45]. » Le Roi de Navarre y donne rendez-vous aux troupes de la vicomté de Turenne, commandées par le mestre de camp de Chouppes ; et, partant de Montauban, « il passe, nous apprend Sully, par Nègrepelisse, Saint-Antonin, Cajarc et Sénevières, » pour arriver vers minuit, le 27 mai, devant Cahors. La chaleur était accablante ; un orage se déclara. Les Réformés profitèrent de cette circonstance, et malgré l’absence de Chouppes décidèrent de tenter l’attaque du Pont-Neuf, « en faisant jouer le pétard, machine de métal nouvellement inventée[46].

On connaît toutes les péripéties de ce drame émouvant qui dura quatre jours et au cours duquel le Roi de Navarre, comme un preux du moyen-âge, se battit en soldat à la tête de ses troupes, emportant barricade sur barricade, donnant l’exemple du plus grand courage et d’une merveilleuse présence d’esprit. Un instant compromise, malgré la mort du capitaine de Vesins, tué au début de l’action, la victoire resta aux mains des Réformés, grâce à l’arrivée, le troisième jour, du capitaine Chouppes et surtout à l’indomptable énergie d’Henri de Bourbon. Il faut lire tous les détails de ces journées sanglantes dans le récit qu’en a fait Sully lui-même, qui ne quitta point le roi de Navarre, et où il nous dépeint son maître, toujours sur la brèche, « les pieds si écorchés et si pleins de sang, qu’il ne se pouvait quasi plus soutenir ; » ses armes « faussées de coups d’arquebuse et de coups de mains », les soldats, « ne mangeant et ne buvant qu’un coup et un morceau, toujours en combattant, » et lui-même Rosny, « blessé d’un coup de hallebarde dans la cuisse gauche, qui ne l’empescha pas de se trouver aux exploits qui furent en si grand nombre, qu’il n’avait guère vu de choses plus dignes de remarque, pour estre des plus belles et des plus effroyables tout ensemble[47]. »

« Madame de Batz, écrivait à sa cousine Henri de Navarre, le dernier soir du combat, 31 mai, je ne me despouilleray pas, combien que je sois tout sang et pouldre, sans vous bailler bonnes nouvelles et de vostre mari, lequel est tout sain et sauf. Le capitaine Navailles, que je despeche par dela, vous desduira comme avons eu bonne raison de ces paillards de Cahors. Vostre mary ne m’y a quitté de la longueur de sa hallebarde. Et nous conduisait bien Dieu par la main sur le bel et bon estroit chemin de saulveté, car force des nostres, que fort je regrete, sont tombez à costé de nous…[48] »

De ce jour, le parti calviniste reconnut qu’il avait véritablement un chef devant lequel tous devaient s’incliner, et la Cour un ennemi redoutable avec lequel il fallait désormais compter.

« Entre toutes ses autres actions, écrit Davila, ayant rendu des preuves de sa vivacité merveilleuse, il donna en celle-ci autant d’étonnement à ses gens que de terreur à ses ennemis, leur faisant connaître à quel point il était hardi dans les combats. »

La prise de Cahors n’eut aucun résultat pratique. Le maréchal de Biron reçut de la Cour l’ordre immédiat de lever une armée aussi forte que possible, devant laquelle Henri de Navarre comprit qu’il ne pouvait lutter. Aussi se retira-t-il en toute hâte à Nérac pour y établir le centre de ses opérations militaires et chercher à recruter de nouveaux partisans.

Juin 1580

Du mercredi 1er juin au jeudi 30, ladicte dame avec tout son train audict Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois de juin, 2 132 écus, 51 sols, 3 deniers. Payé seulement 1 663 écus, 22 sols, 7 deniers).

Il n’est pas une ville un peu importante de Gascogne que Marguerite, en ce printemps de l’année 1580, n’ait cherché à gagner à la cause de son mari. Nous en citerons quelques exemples.

Dès le 21 avril, elle adresse « aux sieurs vicaire, chappitre et Consulz de la ville d’Aux » la lettre suivante « en guise de sauvegarde pour la préserver de toute oppresion. »

« Chers et bien amés, j’ay veu les lettres et articles que m’avés envoyé touchant et conservant l’estat de votre ville d’Aux et des moyens de la préserver et guarantir de foule et d’opresion des gens de guerre en ces nouveaulx troubles, et tout ainsin que vous avés désiré que je me rendisse pour ceste occasion médiatrice envers le Roy Monsieur mon mary, je l’ay faict aussi avec la mesme affection que vous l’eussiés sceu desirer, l’ayant trouvé fort disposé à incliner à vostre requeste, ainsin que vous entendrés par le sieur du Ferrier qui a esté présent au traicté de ceste affaire, vous asseurant que en tout ce que je pourray m’employer pour vostre bien, repos et soulagement, je le feray d’aussi bonne volonté que je prieray Dieu, Chers et bien amés, vous avoir en sa sainte garde. À Nérac, ce xxie jour d’avril 1580. Votre bonne amie Marguerite. » Et en marge : « Messrs, je vous prie, croyes que le Roy mon mary et moy ferons pour vous tout ce qui sera possible. » Et au dessous est escript : « À nos chers et bien amés les vicaire, chappitre et consuls de la notre ville d’Aux[49]. »

Puis, c’est Condom principalement qu’elle vise, Condom, fidèle au Roi de France, qui ne demande qu’à rester tranquille et qui est tiraillée par tous les partis. Le peuple, les jurats, les consuls déclarent « qu’ils aiment mieux creber tous sur les murailles, plutot que les ennemis du Roy n’entreroient dans la ville[50]. » Mais quelques gentilshommes, avides de bruit et de combats, tiennent pour le Roi de Navarre. C’est à eux que Marguerite s’adresse pour que la ville imite l’exemple de Lectoure et de la plupart des cités voisines, c’est-à-dire se prononce ouvertement pour le Roi de Navarre.

Il faut voir, dans les curieuses lettres que l’habile princesse écrit également aux consuls de la ville, à la date des 1er, 6, 12, 15, 23, 30 juin de cette année, et que nous avons déjà publiées[51], avec quel art elle cherche à les contenter, et par quelles fallacieuses promesses elle travaille à se les attacher. Elle ne cesse de les prémunir contre les tentatives criminelles du sénéchal de Bajamont et du maréchal de Biron et elle les assure que s’ils demeurent fidèles à la cause du roi de Navarre « ils ne seront plus molestés pour le paiement de la taille. » Enfin, elle leur donne entière satisfaction au sujet de la prise du moulin d’Autièges, poste avancé sur la Baïse, entre Nérac et Condom, par quelques soldats réformés de la garnison de Lectoure ; et elle négocie si bien qu’elle fait rendre le susdit moulin à ceux de Condom, pourvu toutefois qu’après ladite reddition les soldats qui l’occupent ne soient point molestés par les troupes catholiques de la ville ; ce qui est d’ailleurs l’ordre formel de son royal époux.

Celui-ci du reste ne s’endort pas dans les délices de la capitale de l’Albret. Il parcourt en tous sens le pays, se trouve à Casteljaloux les 15, 18 et 23 juin, au Mas-d’Agenais le 29, d’où il écrit à sa femme une lettre relative à l’affaire du moulin d’Autièges et à la conservation de la ville de Condom, revient à Nérac le dernier jour de ce mois[52], et en repart le lendemain pour aller à Tonneins se mesurer enfin avec l’armée du maréchal de Biron.

Juillet 1580

Du vendredi 1er juillet au dimanche 31, ladicte dame Royne de Navarre et tout son train audict Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois de juillet, 2 057 écus, 5 sols, 10 deniers. Payé seulement 1 442 écus, 15 sols, 2 deniers).

Les premiers jours de juillet furent marqués par des combats de quelque importance.

Biron quitta Bordeaux à la fin de juin, remonta avec sa petite armée la vallée de la Garonne, séjourna à Langon, à La Réole, contourna Sainte-Bazeille où les ennemis se trouvaient en force, commandés par Lavardens, et arriva dans Marmande.

Henri de Navarre de son côté s’était porté avec ses meilleures troupes à Tonneins et brûlait d’en venir aux mains avec l’armée du maréchal. À cet effet il donna l’ordre à Lusignan de s’avancer avec vingt-cinq gentilshommes jusque sous les murs de Marmande, « comme pour faire un défi. » En même temps il appuyait son lieutenant de cent arquebusiers qu’il faisait cacher dans un petit bois voisin. La garnison sortit, poursuivit Lusignan qui avait ordre de se replier jusqu’auprès du bois. À ce moment les Réformés se montrèrent et la mêlée devint générale. Blaise de Laurière, seigneur de Moncaut, est tué d’un coup d’arquebuse, et les troupes de Biron rentrent précipitamment dans la ville. On eut toutes les peines du monde à empêcher le roi de Navarre de les poursuivre et de donner l’assaut[53]. Il comprit cependant bien vite que sa petite armée, pour aussi brave qu’elle fut, ne pouvait tenir contre celle du maréchal et il se dirigea d’abord sur Bergerac et sur Sainte-Foy afin de la renforcer, puis sur Agen, laissant le champ libre au maréchal.

Ce dernier ne resta pas inactif et se mit en devoir, comme il l’écrivait déjà au Roi le 25 avril, de le servir Bironnement. Dès qu’il sut qu’Henri de Navarre avait quitté Tonneins et Lavardin Sainte Bazeille, il se dirigea, le mercredi 13 juillet, de Marmande sur Gontaud qui lui ferma ses portes, assiégea cette petite ville, l’emporta d’assaut, passa toute la garnison au fil de l’épée, et mit le feu au château et à presque toutes les maisons[54]. Puis il se rendit à Tonneins d’où tous les habitans s’en estoient feuys de nuyct, hormis quelques femmes. » Après quoi, il prit possession successivement, mais sans coup férir du Mas-d’Agenais, de Damazan, de Monheurt, de Monclar, etc., ne pouvant cependant s’emparer de Sainte-Bazeille, « une grande maladie étant survenue à son camp, dont plusieurs en moururent ; qui fut cause que beaucoup de soldats s’en allèrent du camp, et plusieurs gentilshommes tombèrent malades et s’en alloient à la file, dont mondict sieur mareschal de Biron, marri et fasché luy-mesme, tomba malade et enfin fut contrainct, sur le commencement du mois d’aoust, de licentier ung chascun pour s’en aler repatrier et changer d’air, à la charge de le venir trouver dans quinze jours ou trois semaines après[55]. »

C’est à cette date qu’il faut faire remonter cette jolie lettre de Marguerite, pleine de détails sur tout ce qui se fait en Gascogne, et où l’aimable princesse, qui cependant a voulu la guerre, commence à supporter difficilement la monotonie des longues journées de cet été, passé toute seule à Nérac :

« Ma Sibille, écrit-elle à sa cousine la duchesse d’Uzès, de Nérac 1580, vous m’escrivez toujours que je vous mande tout ce que je pense et tout ce que je sçais. Ce me seroit à moy beaucoup plus de consolation que ce ne vous seroit de plaisir, pour l’asseurance que j’ay du bien que me voulez, qui causeroit, sachant l’estat où je suis, plus d’ennuy que de son contraire. Or je ne vous diray donc point combien de douleurs et d’afflictions je supporte ; mais je vous discourray l’estat des affaires de ce païs et par là vous jugerez quelle je puis estre. Depuis la prise de Cahors, que vous avez sceue, le Roy mon mary est revenu en ses quartiers, où depuis huict ou dix jours Monsieur de Biron s’est mis aux champs pour assiéger Basas ou quelques autres places, auxquelles Laverdin, Favas et infinis autres se sont jetés : ce qui, à mon opinion a empesché que l’on ne les ait assiégés, s’estant batus devant Castels (pour Casteljaloux), où ils ont rapporté quelques enseignes. Depuis M. le Maréchal de Biron s’est résoleu de passer la rivière pour venir à Agen, au passage de laquelle le Roy mon mary l’attend depuis huict jours, de sorte qu’ils ne peuvent passer sans se battre. Jugez, je vous supplie, en quelle peine je puis estre, ma Sibille ; si vous plaignez ma douleur, je l’en estimeray moindre. Je vous supplie, parlant à la Royne ma mère, faites luy souvenir de ce que je luy suis et qu’elle ne me veuille rendre si misérable, m’ayant mise au monde, que j’y demeure privée de sa bonne grâce et de sa protection. Si l’on faisait valoir le pouvoir de mon frère, nous aurions la paix : car c’en est le seul moyen[56]. »

L’ardeur belliqueuse des premiers jours s’est, on le voit, calmée dans l’esprit de Marguerite. Elle comprend, avec son mari, que pour le moment il n’y a rien à gagner à continuer les hostilités.

Août 1580

Du lundi 1er août au mercredi 31, ladicte dame et tout son train audict Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois d’août 2 074 écus, 3 sols. Payé seulement : 1 436 écus, 12 sols, 3 deniers).

Durant tout ce mois d’août, les deux partis restent en présence, sans cependant prendre contact. Les premiers jours, Biron séjourne à Agen, où il reconstitue assez péniblement son armée, décimée, on l’a vu, par la maladie, « que l’on appelle Michelle, qui est comme la coqueluche, mais plus véhémente[57]. »

Henri de Navarre, ou tout au moins quelques-unes de ses troupes, commandées par ses meilleurs lieutenants, se tient sur la rive opposée dans le Bruilhois, prêtes à s’opposer à toute tentative du maréchal. Ce qui n’empêche pas le Vert-Galant de revenir plus souvent qu’il ne faudrait peut-être à Nérac, où sa présence est de plus en plus recherchée. Mais laissons parler Marguerite elle-même : « Je suppliai alors le Roy et la Royne ma mère, si en ma considération ils ne me vouloient tant obliger que de faire esteindre ce feu, au milieu duquel je me voyais exposée, qu’au moins il leur plust commander à M. le maréchal de Biron que la ville où je faisais mon séjour, qui estoit Nérac, fust tenue en neutralité, et qu’à trois lieues près de là il ne s’y fist point la guerre, et que j’en obtiendrais autant du roy, mon mary pour le party de ceulx de la religion. Cela me fust accordé du Roy, pourvu que le Roy mon mary ne fust point dans Nérac ; mais que lorsqu’il y seroit, la neutralité n’aurait point de lieu. Ceste condition fut observée de l’un et de l’aultre party avec autant de respect que j’eusse pu désirer ; mais elle n’empescha pas que le Roy mon mary ne vint souvent à Nérac, où nous estions, Madame sa sœur et moy, estant son naturel de se plaire parmy les dames, mesme estant lors fort amoureux de Fosseuse qu’il avait toujours servie depuis qu’il quitta Rebours ; de laquelle je ne recepvais nul mauvais office ; et pour cela le Roy mon mary ne laissait de vivre avec moy en pareille privauté et amitié que si j’eusse esté sa sœur, voyant que je ne désirais que de le contenter en toutes choses[58]. »

La paix est donc complète encore dans le ménage. Marguerite accepte les assiduités de son mari auprès de Fosseuse ; et, si ce n’était la guerre, elle jouirait d’un bonheur parfait.

Ce ne sont, en effet, à Nérac que fêtes, que plaisirs champêtres, qu’amusements variés. Les mêmes dépenses de la Reine se soldent toujours aussi nombreuses, et les émotions des batailles ne lui font pas perdre de vue ses toilettes nouvelles, ses parures de plus en plus élégantes. Il faut voir dans les comptes de cet été 1580 à quel chiffre se montent les paiements faits aux argentiers, aux orfèvres, aux tapissiers, aux couturiers, aux cordonniers. Ici ce sont des robes et des voiles pour les filles ; là des soieries et des rubans. Et encore, la confection de tonneaux qui servent à mettre l’eau du bain. » N’en dit-elle pas long cette simple mention : « à un valet, 9 écus, pour avoir tiré l’eau soubz les mollins de Barbaste, pour faire bains pour ladite dame par trois fois qu’elle s’est baignée durant le présent été[59] ? » Par suite de quel caprice la jolie Reine préférait-elle l’eau de la Gélise, prise sous les moulins de Barbaste, à celle de la Baïse ? Lui semblait-elle, ou plus pure, ou plus froide, pour recouvrir son beau corps ? Et encore : « Achat d’une glace de Venise, garnie de nacre, or, perles et argent, à Baudouin, passementier de la Reine de Navarre. »[60] Etc.


Cliché Ph. Lauzun                                                                                                    
PONT ET MOULIN DE BARBASTE
(LOT-ET-GARONNE)

Septembre 1580

Du jeudi 1er septembre au vendredi 30, ladicte dame et tout son train audict Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois de septembre : 2 019 écus, 7 sols, 3 deniers. Payé seulement 1 407 écus, 43 sols, 1 denier).

Cependant le mois de septembre allait être plus mouvementé pour la Cour de Nérac.

Les menées de Biron devenaient de plus en plus suspectes. Il avait employé les derniers jours du mois d’août à prendre possession, presque sans coup férir, d’un certain nombre de postes, ou de petites villes, toutes à l’est d’Agen, tels que les forts de l’Hostelnau, du Paradou, d’Ausilis, de Coupet, les places de Sauveterre, de Saint-Maurin, de Valence-d’Agen ; et, traversant la Garonne, il vint à Auvillars où il séjourna quelque temps pour mieux détourner l’attention. De tous côtés arrivait à Nérac le bruit que le maréchal préparait une expédition importante, mais dont le but restait secret.

Brusquement Biron abandonne cette ville, prend sa marche vers le sud, « fait semblant d’aller assiéger la ville de Miradoux, mais passe par Laplume, et va attendre les troupes de cavalerie à Moncaut, my chemin de La Plume à Montagnac[61]. » Là, il rencontre un gros de troupes réformées, commandées par le comte de La Rochefoucauld et le sieur de Saint-Orens, François de Cassagnet, seigneur de Tilladet, qui s’opposent à son passage.

« À une traverse de chemin, écrit d’Aubigné, les coureurs du comte arrivèrent dans le gros des autres les premiers, et chargeant, mirent la troupe en confusion. Mais leurs coureurs, ayant pris à travers les champs, donnèrent si résolument sur les Refformés qu’ils les mettoient en désordre, sans les arquebuziers qui arrestèrent tout. À cela y eut sept ou huit gentilshommes blessés, deux tués, neuf ou dix prisonniers[62]. »

Dans sa lettre aux consuls de Condom, du 6 septembre 1580 (ce qui nous donne la date exacte du combat de Montagnac, livré la veille, c’est-à-dire le 5 septembre), le roi de Navarre, tout en les prévenant d’avoir à se méfier des intentions du maréchal de Biron « dont ils ne peuvent attendre que toute foule et opression » et en les avertissant que, s’ils lui ouvrent les portes de leur cité, il aura « juste occasion de leur faire la guerre, dont ne pourrait s’ensuivre que leur ruyne, de laquelle il serait le plus marry », donne de bien plus amples détails sur cette affaire de Montagnac :

« Je sçay, écrit-il, que les forces dudict sieur de Biron ne sont point suffizantes pour vous assiéger et forcer, comme hyer mesmes il fut très bien recogneu par la trouppe de Monsr le comte de La Rochefoucauld, lequel il pensoit surprendre dans Montagnac ; mais le scachant près et en estant sorty, lui deffit à sa veue et à deux cens pas de luy une compaignie de gens de cheval que menoyt le sieur de Vezins, emporta le drapeau et amena icy sept gentilshommes prisonnyers et le surplus mis en pièces, desquels prisonnyers je vous en nommeray deux de ce quartier, pour ce que vous les cognoissez par nom et reputation, qui est le sieur de Malvès et ung jeune Caussens de Ligardes[63], sans que jamais ledict sieur de Biron se mist en aucun devoir de les secourir. Etc.[64]. »

Ainsi donc, d’après le roi de Navarre, les Réformés auraient eu les honneurs de cette journée. Biron, de son côté, dans le rapport qu’il adressa au Roi, le lendemain 7 septembre, daté du camp de Montaignac, prétend avoir eu l’avantage et avoir fait éprouver de grandes pertes à la troupe de La Rochefoucauld[65]. Syrueilh dans son Journal affirme la même chose.

Quoiqu’il en soit, Biron trouva le chemin déblayé devant lui. Il s’empara le lendemain de Francescas, où il était encore les 10 et 11 septembre[66], et finalement, il vint, le 12 septembre au matin, avec 4 000 hommes de pied, écrit d’Aubigné, 600 chevaux et deux couleuvrines, prendre place de bataille sur le haut des vignes de Nérac, et se logea en croissant dans un champ fort incommode, pour ce que de la ville on allait par rideaux de cent pas en cent pas jusques aux pieds de ceste cavalerie[67]. »

Cette affaire de Nérac fit trop de bruit, ses conséquences furent trop graves pour le maréchal de Biron surtout, pour que nous ne nous croyons pas obligé d’en rapporter ici sommairement les détails. C’est encore Marguerite qui nous fournit dans ses Mémoires les plus sûrs renseignements :

« Toutes ces considérations ayant un jour amené le roi de Navarre à Nérac, avec ses troupes, il y séjourna trois jours, ne pouvant se despartir d’une compaignie et d’un séjour agréable. Le mareschal de Biron, qui n’espiait qu’une telle occasion, en estant adverty, feint de venir avec son armée près de là, pour joindre à un passage de rivière M. de Cornusson, séneschal de Tolose, qui lui amenoit des troupes ; et au lieu d’aller là, tourne vers Nérac, et sur les neuf heures du matin, il s’y présente avec toute son armée en bataille, près et à la volée du canon. »

Henri de Navarre, ne se doutant de rien, était parti le matin, au point du jour, pour empêcher la jonction de M. de Cornusson avec le maréchal. Mais ne les ayant pas rencontrés, il rentra à Nérac « par une porte, tandis que le maréchal se mettait en bataille devant l’autre », c’est-à-dire devant la porte du Marcadieu, à l’ouest de la ville.

L’émotion, on le pense, fut grande au château. La neutralité était violée ; il ne restait plus qu’à se battre.

« Le roi de Navarre cependant, nous apprend Sully, avait fait défense de sortir à cheval de crainte d’engager quelque chose mal à propos, voire n’avoit laissé ouvrir que les petits guichets des portes. » Mais, malgré une pluie torrentielle, « la reine de Navarre, Madame, sœur du Roy et toutes les dames de leur suitte, vindrent pour voir l’armée ennemie et l’escarmouche sur les murailles, tours et portaux de la ville[68] », si bien que de nombreux soldats sortirent de la ville pour engager le combat, Sully le premier, « qui s’estant pourveu d’une bonne harquebuse et de l’équipage nécessaire, alla se mesler aux simples soldats aux lieux les plus hasardeux. » Ce dont se fâcha grandement le roi de Navarre, l’appelant estourdy et présomptueux et luy deffendant d’aller plus loin sans son congé. »

« Le mareschal de Biron, continue Marguerite, demeura toujours en bataille à nostre veue ; et laissant seulement desbander deux ou trois des siens qui vinrent demander des coups de lance pour l’amour des dames, se tenoit ferme, couvrant son artillerie jusques à ce qu’elle fust preste à tirer ; puis, faisant soudain fendre sa troupe, faict tirer sept ou huict volées à canon dans la ville, dont l’une donna jusques au chateau. Et ayant faict cela, part de là et se retire, m’envoyant un trompette pour s’excuser à moy, me mandant que si j’eusse esté seule, il n’eut pour rien au monde entrepris cela ; mais que je sçavois qu’il estoit dist en la neutralité qui avoit été accordée par le Roy, que si le Roy mon mary estoit à Nérac, la neutralité n’aurait point de lieu et qu’il avoit commandement du roy de l’attaquer en quelque lieu qu’il fust. »

Marguerite ne l’entendit point ainsi. Elle lui répondit qu’elle se considérait comme personnellement offensée, qu’il aurait bien pu « la laisser jouyr ces trois jours du contentement de voir son mary à Nérac ; qu’il ne pouvait l’attaquer en sa présence, sans s’attaquer aussi à elle ; et qu’elle s’en plaindrait au roy. » Ce qu’elle fit au moment de la signature du traité de paix et ce qui fut cause de la disgrâce définitive du maréchal.

Tous les auteurs, tous les mémoires du temps ont raconté diversement cette affaire de Nérac, d’Aubigné dans son Histoire Universelle et ses Mémoires, Sully dans ses Économies royales, Brantôme dans sa Vie de Marguerite, Bayle, etc., sauf cependant le chanoine Syrueilh qui n’en dit mot. Citons aussi, de nos jours, le comte de Villeneuve-Bargemont, qui, précisant le côteau du Couloumé, en face de la porte du Marcadieu, où Biron aurait placé son artillerie, rappelle les premiers vers d’une chanson gasconne, qui aurait été composée sur cet évènement :

Au Couloumé de la Battue
Qué n’an plaçat l’artillerie ; etc.

et aussi Samazeuilh dans son Histoire de l’Agenais ; et encore Faugère Dubourg, qui, à propos du côteau de Bellevue, rapporte que les deux boulets de couleuvrine, que l’on voit encore incrustés dans la muraille d’une maison de la rue de Condom, ne peuvent provenir que d’une des volées du canon du maréchal[69]. »

Biron avait impunément bravé le roi de Navarre jusqu’au milieu de sa Cour. Son amour-propre était satisfait. Il quitta Nérac le lendemain, se retira à Mézin, où il prit logis, et de là à Monréal, où il séjourna quelques temps afin de pouvoir mieux, s’il le fallait, secourir Bertrand de Baylenx, seigneur de Poyanne, qui avait entrepris le siège de Mont-de-Marsan, dont il s’empara[70]. Puis, vers la fin de ce mois de septembre, Biron retraversa la Gascogne et se dirigea sur l’Isle en Jourdain qu’il allait assiéger, quand, arrivé sous les remparts de cette ville, son cheval s’abattit sous lui et lui cassa la cuisse en deux endroits. Il dut abandonner à son fils le commandement de ses troupes, le laisser seul assiéger la forte place de Valence-sur-Baïse, qui s’était révoltée[71], et renoncer à tout service actif. Nous le retrouvons cependant encore le 17 novembre à Gimont, le 18 décembre à Fleurance. Mais sa disgrâce était déjà complète. Nous dirons comment, à la suite du traité de Fleix, il se vit enlever sa charge de maréchal.

Octobre 1580

Du samedi 1er octobre au vendredi 14, ladicte dame et

tout son train à Nérac.

La guerre touchait à sa fin. Si Monségur, en Bazadais, fut vaillamment conquis à ce moment et conservé par le capitaine Meslon, un des meilleurs lieutenants du roi de Navarre, ce dernier, malgré plusieurs attaques, n’avait pu reprendre Mont-de-Marsan. Sa petite armée commençait à se décourager. Il était temps de suspendre les hostilités.

Comme toujours, Marguerite était toute indiquée pour entamer les négociations. Elle fut aidée dans cette mission délicate par son dernier frère, le duc d’Anjou, qui ne cessait de convoiter le royaume de Flandres et qui avait besoin pour organiser son armée de recruter le plus grand nombre possible de gentilshommes français ou gascons.

La paix entre les deux partis rivaux était donc pour lui une nécessité. Il résolut de s’y employer de toutes ses forces, et, poussé par sa sœur Marguerite, il obtint du Roi son frère d’être accepté comme médiateur. Bellièvre et Villeroi l’accompagneraient en Guienne et en Gascogne.

Le roi de Navarre de son côté résolut d’accepter ses ouvertures.

« Messieurs, écrivit-il à ceux des Églises, combien que les armes, que nous avons prinses pour nostre deffense et pour l’inexecution de la paix qui avoit été accordée, soient daultant plus légitimes qu’elles nous sont nécessaires, et qu’avec juste occasion nous les puissions retenir… toutefois, considérant les misères et calamitez que la guerre a portées, ayant compassion du pauvre peuple qui en souffre, induict et convié par tant de bonnes demonstrations que Monsieur nous faict de vouloir procurer la paix, se rendre moyenneur et protecteur d’icelle… j’ay estimé que nous ne pouvions justement fermer l’oreille à telles et aultres grandes occasions qui se présentent maintenant… Mais d’aultant que j’ay toujours eu désir de me tenir entièrement uni et conjoint avecques vous, aussi n’ai-je rien voulu traicter et accorder, sans vous en communiquer. Etc.[72] »

Henri de Navarre ne trouva aucune opposition dans son parti, et la paix fut résolue. L’entrevue devait avoir lieu sur les bords de la Dordogne, soit à Libourne, soit à Sainte-Foy. Ordre fut donc donné à toute la cour de quitter Nérac ; ce dont Marguerite ne dut point se montrer mécontente.

Le samedi 15 octobre, ladicte dame et son train disne à Touars[73], souppe et couche à Clérac.

Le dimanche 16, ladicte dame et son train disne à Clérac, souppe et couche à Pémiclan[74].

Le lundi 17, ladicte dame et son train tout le jour à Pémiclan.

Le mardi 18, ladicte dame et son train disne à Pémiclan, souppe et couche à Sauvetat[75].

Le mercredi 19, ladicte dame et son train disne à Villeneufve[76], souppe et couche à Saincte Foy.

« À François de La Rivière, fourrier du Roy, mentionnent les comptes du Roy de Navarre, pour le dernier trimestre de 1580[77], 7 livres, 10 sols t., pour la dépense par lui faite en la ville Saincte Foy, durant onze jours où le Roy l’envoya avec le maréchal de ses logis et ses compagnons, pour aider à faire les quartiers de la Reine de Navarre, de Madame la Princesse, et loger les ambassadeurs d’Angleterre et Bas-Pays, députés de la Religion. »

Ville protestante, Sainte-Foy était tout indiquée pour recevoir les chefs du parti réformé. Marguerite toutefois n’y séjourna qu’un jour. Le lendemain, elle s’installait définitivement au château du Fleix.

Le jeudy 20, ladicte dame et son train disne à Saincte Foy, souppe et couche à Fleix.

Du vendredi 21 au lundi 31 octobre, séjour à Fleix.

(Total des dépenses pour ce mois d’octobre, 1 696 écus, 35 sols, 7 deniers. Payé 1 460 écus, 16 sols, 3 deniers).

Le château de Fleix ou du Fleix, à cinq kilomètres au nord de Sainte-Foy, aujourd’hui canton de La Force, vieux château du xive siècle, avec adjonctions au xvie, appartenait à cette époque à Germain Gaston de Foix, comte de Gurson et de Fleix, marquis de Trans, ancien ambassadeur d’Henri II auprès de la reine Élisabeth et père des trois comtes de Foix, tués au combat de Montcrabeau[78]. Ce séjour ne pouvait donc offrir à la reine Marguerite de meilleure garantie. C’est là qu’elle séjourna avec son train du 21 octobre au 27 novembre, et qu’elle dirigea avec une habileté consommée, en vraie fille des Médicis, toutes les négociations. La correspondance de sa mère avec Bellièvre, publiée récemment par M. le comte Baguenault de Puchesse, en fait foi[79].

Novembre 1580

Du mardi 1er novembre au samedi 26, séjour à Fleix avec tout le train.

C’est à Coutras que s’arrêta le duc d’Anjou, accompagné de Bellièvre, principal négociateur, de Villeroy, du duc de Montpensier, du maréchal de Cossé et d’une foule de jeunes seigneurs catholiques, et qu’il y établit sa résidence. Marguerite avec tout son train habitait le château de Fleix. Henri de Navarre, avec Turenne, qu’il fit revenir du Haut-Languedoc, ses conseillers habituels et de nombreux députés protestants convoqués à cet effet, choisit la ville de Sainte-Foy[80]. Tous désiraient sincèrement la paix. Quelques esprits mécontents cherchèrent bien à susciter de nouvelles difficultés, et, comme autrefois à Nérac, à faire traîner la conférence en longueur. Mais la reine de Navarre avec une merveilleuse habileté les aplanit toutes, reprenant facilement sur son frère l’empire qu’elle avait exercé autrefois, et lui faisant accorder aux Réformés plus peut-être que ceux-ci n’avaient osé l’espérer.

Le traité fut signé le 23 novembre, au château de Fleix écrit le chanoine Syrueilh, ratifié par le Roi le 26 décembre, et vérifié au Parlement de Paris le 26 janvier de l’année suivante. Dupleix donne la date du 26 novembre, et il ajoute : « Cet accord contenait quarante sept articles, (compris le dernier qui y fust adjousté à Coutras), par lesquels il fut pourveu à l’explication et esclaircissement d’aucuns points des trois édits de pacification, la plupart à l’avantage des religionnaires, avec la prorogation du terme déjà expiré pour rendre les villes de seureté jusque au 1er octobre prochain[81]. »

En plus de toutes les places de sûreté accordées précédemment aux Protestants, ceux-ci obtenaient la ville de Figeac en Quercy et celle de Monségur dans le Bazadais. En outre, l’article 2 supprimait la Chambre mi-partie de Bordeaux, créée par l’édit de 1576, et instituait une Chambre de Justice, « composée de deux présidents, quatorze conseillers, un procureur et un avocat de S. M., gens de bien, amateurs de paix, intégrité et suffisance requises, » tous pris dans le Parlement de Paris et en dehors des influences locales[82]. Enfin, dit Mézeray, « On croit qu’il y fut aussi accordé, en secret, pour satisfaire la passion de la reine Marguerite et même celle du roi son mari, que Biron serait révoqué de la lieutenance de Guienne et que le roi en mettrait un autre à sa place qui leur serait plus agréable. »

Biron fut en effet, peu de temps après révoqué de sa charge de gouverneur de Guienne et remplacé par le maréchal de Matignon, un très fin et trinquat (pour rusé) normand, écrit Brantôme, et qui battait froid d’autant que l’autre battait chaud ; c’est ce qu’on disait à la Cour qu’il fallait un tel homme au roi de Navarre et au pays de Guienne, car cervelles chaudes les unes avec les autres ne font jamais bonne soupe. »

Seul le prince de Condé n’était pas content. Toujours en sourde hostilité avec le roi de Navarre, qu’il ne pouvait s’habituer à reconnaître comme le chef de son parti, il l’accusa d’avoir trop sacrifié en cet accord les intérêts des protestants. Henri ne répondit pas. Mais il chargea sa femme de cette mission ; et celle-ci, nous apprend Michel de la Hugherie dans ses Mémoires, s’en acquitta avec sa souplesse habituelle :

« Les lectres de la Royne de Navarre étaient en somme pleines d’asseurance de son amitié et des bons offices qu’elle désiroit luy faire et faisait à toutes occasions, en ce qu’elle scavait lui estre très agréable et y avait si heureusement advancé qu’il verroit par les lectres joinctes aux siennes, qui estoient escriptes de la main de ladite princesse, qu’il ne tiendroit plus qu’à luy qu’il ne feust content, y ayant disposé le roy son mary, exhortant ledit sieur prince par l’amitié qu’elle lui portait, d’apporter de sa part à ung si bon œuvre tout ce qui pouvait despendre de luy ; ne voulant pas, quant au reste, luy faire des remonstrances, mais bien luy dire et asseurer que le Roy son mary et luy, en cédant un peu au temps, advanceront en peu d’années plus les affaires de leur party par leur seule aucthorité, qu’ils n’avoient jamais faict avec toutes leurs armes. »

« Les lettres de ladicte princesse, ajoute La Hugherie, estoient pleines d’amitié et de désir de le voir pour une bonne occasion, louant Dieu de ce qu’il l’avait conservé parmy tant de périls, pour une si bonne fin[83]. »

En revanche, Henri de Navarre répondit à ce moment à Théodore de Bèze, « l’oracle vénéré du parti protestant, » qui n’avait ménagé au roi ni ses conseils, ni ses remontrances assez raides pour avoir aussi facilement engagé par ce nouveau traité les intérêts du parti réformé, deux lettres très belles où il lui expose les raisons qui l’ont déterminé à la conclusion de la paix, le remercie de ses salutaires avis, le prie de les lui continuer, fait allusion « à ceux qui veulent bastir leur grandeur par la ruine des aultres », et se montre sensible aux reproches que lui avait adressés le ministre de Dieu, à propos de sa cour. « Je reconnais la charge que Dieu m’a commise et ne souchaite rien de plus, sinon qu’il me fasse la grâce de m’en pouvoir acquitter dignement. À quoi j’ay deslibéré de m’employer à bon escient et de régler ma maison, confessant à la vérité que toutes choses se sentent de la perversité des temps[84]. »

Vaines promesses qu’emporteront et le tempérament du Roi et l’esprit de licence excessive qui souffle de tous côtés en cette fin du XVIe siècle.

Le dimanche 27 novembre, ladicte dame et son train disne audit Fleix, souppe et couche à Gurson.

Le château de Gurson appartenait, comme celui de Fleix, à Germain Gaston de Foix, marquis de Trans, de la grande maison de Foix-Candalle. Situé à cinq kilomètres environ au sud-est de Villefranche de Longchapt et sur la route de Coutras, il datait du xiiie siècle et avait été agrandi au xive. Il n’en reste plus aujourd’hui que de majestueuses et de pittoresques ruines[85].

Le lundi 28 novembre, séjour à Gurson.

(Le copiste par mégarde, écrit Nérac au lieu de Gurson, ce qui lui est arrivé deux autres fois, les 18 et 19 de ce mois, à la place de Fleix.)

Le mardi 29 novembre, ladicte dame disne à Gurson, souppe et couche à Coutras.

Le mercredi 30 novembre, ladicte dame et tout son train tout le jour audit Coutras.

(Dépenses totales pour ce mois de novembre : 2 428 écus, 8 sols. Payé : 2 015 écus, 30 sols, 8 deniers.)

Décembre 1580

Du jeudi 1er décembre au samedi 31, séjour à Coutras avec tout son train.

(Dépenses totales pour ce mois de décembre, 2 232 écus, 12 sols, 3 deniers. Payé : 1 620 écus, 25 sols, 10 deniers.)

Les deux cours, celles du duc d’Anjou et celle du Roi et de la Reine de Navarre, demeurèrent réunies à Coutras durant tout ce mois de décembre. Les comptes de Marguerite, comme la correspondance de son mari, en font foi[86]. C’est le moment que choisit le duc d’Anjou pour recruter des partisans en vue de son expédition des Flandres, et où il fut sur le point de s’adjoindre le roi de Navarre lui-même. « Monsieur de la Bourelies, écrivait ce dernier à la date du 12 décembre, à présent que la paix est conclue et arrestée, je fais estat de m’en aller en Flandres avec les meilleures troupes que je pourray assembler de mes bons amys et affectionnez serviteurs, pour ayder et servir au bien et avancement des affaires de Monsieur[87]. » Ce projet, qui sans doute était né dans la cervelle de Marguerite, n’eût heureusement pas de suites.

En revanche, beaucoup de ses meilleurs compagnons s’enrôlèrent sous la bannière de Monsieur, parmi lesquels le brave Rosny, auquel il fut fait les plus belles promesses et qui n’hésita pas à quitter le roi de Navarre, bien que ce dernier, le voyant partir, se fut écrié les larmes aux yeux : « Quoy donc, c’est à ce coup que nous vous allons perdre du tout ; car cela estant, vous deviendrez Flament et vous serez papiste[88] ! » Et également Turenne qui prit aussitôt après la conférence congé du roi de Navarre et se retira sur ses terres d’Auvergne, « me préparant d’aller trouver Monsieur, lorsque je le sçaurois sur la frontière de Picardie[89]. »

Mais si le roi de Navarre perdait ainsi ses meilleurs conseillers et ses plus valeureux compagnons, Marguerite de son côté, en retenant près de sept mois auprès d’elle son frère le duc d’Anjou, et avec lui les plus élégants de ses favoris, gagnait au change et ne regrettait pas d’avoir si fort contribué à rétablir la paix.

Une vie nouvelle allait commencer pour la reine de Navarre.

Depuis plus de deux ans qu’elle résidait en Gascogne, Marguerite, disons-le hautement d’après tout ce que nous révèlent les documents de cette époque consultés sans parti-pris, ne paraît avoir commis aucune faute grave à l’égard de son royal époux. Malgré tout ce que l’on a pu écrire sur son compte, malgré tous les mensonges, malgré toutes les calomnies répandues à profusion contre elle, la reine de Navarre semble, depuis son départ de Paris, s’être souvenue sans cesse des devoirs que lui imposaient et son rôle d’épouse et son rôle de reine, et n’avait donné prise à aucune médisance. Ses ennemis ont prononcé à ce moment, avec une certaine persistance, le nom du vicomte de Turenne. Mais Turenne, on le sait, était plus occupé de Mlle de Lavergne que de la Reine, et, si plus tard il osa aspirer plus haut, ce fut pour tenter d’épouser la sœur du Roi, la douce Catherine de Bourbon. Marguerite ne comparait-elle pas d’ailleurs « ce grand dégoûté à ces gros nuages vides qui n’ont de l’apparence qu’au dehors » ? Et n’avons-nous pas prouvé la fausseté, bien évidente, de la légende, d’après laquelle Henri III, par la lettre remise à Strozzy, aurait dénoncé lui-même au roi de Navarre les amours de sa femme avec le vicomte ? Du reste, depuis ce moment jusqu’à la paix de Fleix, c’est-à-dire pendant près d’un an, Turenne réside dans le haut Languedoc et ne paraît pas à la cour de Nérac. Il faut donc effacer une bonne fois pour toutes le nom du vicomte de cette liste agrandie démesurément.

À dater de Coutras, la situation hélas ! se modifie. Dans la foule des gentilshommes qu’avait amenés le duc d’Anjou se trouvait Jacques de Harlay, seigneur de Chanvallon, grand écuyer de ce prince, plus tard grand maître de l’artillerie pendant la Ligue, aussi distingué par sa naissance que par sa beauté, celui qu’on appelait le beau Chanvallon, qu’avait entrevu déjà la Reine lors de son séjour à la Fère, et dont le souvenir était resté gravé profondément dans son cœur.

Marguerite approchait de ses trente ans, « l’âge décisif, écrit le comte Hector de La Ferrière, dans la vie de bien des femmes, l’heure où les sens, longtemps endormis ou sévèrement contenus, deviennent plus exigeants. Si la femme sort victorieuse de cette suprême épreuve, elle restera à jamais en pleine possession de sa destinée ; si elle succombe entraînée sur la pente fatale qu’on ne remonte plus, elle se jettera, affolée, dans la galanterie où tôt ou tard l’attendent les regrets et les déceptions[90]. » Tel fut le cas de Marguerite, la belle Reine, écrit Dupleix « qui était autant recherchée d’amours que son mari était recherché des femmes, » et qui s’abandonna à sa passion avec toute l’ardeur de son sang des Valois et des Médicis. Oui, ce fut un temps de délices pour elle cette période que nous allons aborder, ces sept mois que passa le duc d’Anjou en Guienne, ce rêve qui lui fit momentanément oublier son exil, et qui lui rappela, à côté de ces gentilshommes élégants, encore tout imprégnés de l’odeur du Louvre, si différents de ceux que depuis deux ans elle coudoyait à Nérac, qu’elle aussi était Parisienne, naguère la reine de la mode, et qu’en dehors de l’atmosphère empoisonnée peut-être mais délicieusement capiteuse de la Cour de France il était décidément malaisé de respirer.


  1. Notice historique sur la ville de Nérac, par le comte de Villeneuve-Bargemont, Agen, 1807, in-8o, p. 31.
  2. Journal de l’Estoile, à la date du 3 février 1580.
  3. Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. iv, p. 287.
  4. Lettres missives, t. I, p. 268.
  5. Idem , t. i, p. 273.
  6. Mémoires de Marguerite. éd. Charpentier, p. 210.
  7. Mémoires du duc de Bouillon. Coll. Petitot, p. 187.
  8. Voir l’Itinéraire, par Berger de Xivrey.
  9. Voir la liste de ses menues dépenses pour l’année 1580 au vol. 167, KK. des Archives nationales.
  10. Dépenses extraordinaires du Roi de Navarre. Archives des Basses-Pyrénées, B. 54.
  11. Dépenses extraordinaires du Roi de Navarre. Archives des Basses-Pyrénées. B. 54 (Mars 1580).
  12. Lettres missives. Supplément, t. viii, p. 164.
  13. Mémoires de de Thou. — Cf. : Biographie du capitaine Merle par le capitaine Goudin. Coll. Petitot. — Cf. : Lettres missives, t. I, p. 262, etc., etc.
  14. Documents inédits pour servir à l’histoire de l’Agenais publiés par Ph. Tamizey de Larroque, numéros LII et LIII, d’après le vol. 15.562, p. 39 et 40, du fonds français de la Bibliothèque nationale.
  15. Lettres missives, supplément, t. viii p. 161.
  16. Lettres inédites de Marguerite de Valois, tirées de la Bibl. imp. de Saint-Pétersbourg, publiées par nous. Auch 1886, p. 10-11.
  17. Bibl. nat., Fonds français. — Cf. : Journal de l’Estoile.
  18. Lettres missives, t. 1, p. 277.
  19. Mézeray, t. III, p. 486, édit. in-folio, 1685.
  20. Histoire de France, éd. 1857, t. ix, p. 495.
  21. Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. iv, p. 308.
  22. Revue des questions historiques. No de juillet 1898, p. 194-204.
  23. Bibl. nat., Fonds français, vol. 15.362, p. 94. — Cf : Documents pour servir à l’Histoire de l’Agenais, par Ph. Tamizey de Larroque, p. 149.
  24. Idem.
  25. Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. Lettre XII, déjà publiée in extenso par nous dans les Archives historiques de la Gascogne, fascicule onzième, p. 13, 1886.
  26. Lettres de Marguerite, publiées par Guessard, p. 207.
  27. Mémoires de Marguerite. éd. Charpentier, p. 219-220.
  28. Histoire Universelle de d’Aubigné. Éd. de Ruble, t. v, p. 381 et suiv.
  29. Lettres missives. Supplément, t. viii, p. 178. Note.
  30. Bibl. nat. Fonds français vol. 15362, p. 39 et 15572, p. 146. — Cf. : Documents inédits pour l’histoire de l’Agenais, p.  153-157.
  31. Lettres missives, t. i et supplément, t. viii.
  32. Mémoires de d’Aubigné.
  33. Lettres missives, t. I, p. 285. (Orig. autogr. Collection de M. Feuillet de Conches.)
  34. Lettres missives, p. 288-295. (Fonds Brienne. vol. 207.)
  35. Idem, p. 296-298.
  36. Archives nationales. Recettes de la Reine de Navarre, vol. 166, KK.
  37. Bibl. nat. Fonds français, vol. 3300.
  38. Orig. aut. Collection Feuillet de Conches. — Cf. : Causeries d’un curieux, t. III, p. 79.
  39. Voir son Itinéraire fin avril et commencement de mai 1580.
  40. Noble François de Cassagnet, de la famille de Tilladet en Armagnac, seigneur de S. Orens et de la Roque, chevalier de l’ordre du Roi, capitaine de cinquante hommes d’armes et sénéchal du Bazadais. Il joua un rôle important, à cette date, dans toutes les affaires du Condomois.
  41. Archives municipales de Condom. — Lettre déjà publiée par nous in extenso, en 1881, dans les Lettres inédites de Marguerite de Valois, tirées des Archives municipales de Condom.
  42. Lettres missives, supplément, t. viii, p. 183.
  43. Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. iv, p. 307.
  44. Archives historiques de la Gironde, t. xiii (1873).
  45. Mezeray, Histoire de France.
  46. Dupleix. Histoire de Henri III.
  47. Sully. Œconomies royales. Coll. Petitot, t. i, p. 289. Voir aussi d’Aubigné, Histoire Universelle, t. ii, Davila et les autres Mémoires du temps.
  48. Lettres missives, t. i, p. 302.
  49. Archives communales d’Auch. BB. 5, p. 542. Lettre inédite.
  50. Registre des Jurades (1564-1585).
  51. Lettres inédites de Marguerite de Valois, tirées des Archives de la ville de Condom, Auch, imp. Foix, 1881. In-8o de 40 pages.
  52. Lettres missives, t. i, et t. viii, supplément.
  53. Voir : Sully, Œconomies royales, et d’Aubigné, Histoire Universelle, qui donnent de grands détails sur cette escarmouche. — Cf. : Histoire de Marmande, par Ph. Tamizey de Larroque, etc., etc.
  54. Voir : de Thou, Dupleix, etc. Voir aussi : Le Maréchal de Biron et la prise de Gontaud, par Ph. Tamizey de Larroque. Agen, 1897.
  55. Journal du chanoine François de Syrueilh, édité pour la première fois en 1873 par M. Clément-Simon, dans le tome xiii des Archives historiques de la Gironde, p. 245-357. — Cf. : Histoire de Sainte-Bazeille, par l’abbé Alis, Agen, 1892. — Cf. : Lettres du maréchal de Biron, publiées dans le tome xiv des mêmes Archives historiques de la Gironde, notamment p. 166.
  56. Bibl. nat. Fonds Béthune, vol. 8890, fol. 56. — Cf : Guessard, p. 211.
  57. Lettre du maréchal de Biron au Roi du 3 août 1580. (Archives historiques de la Gironde, t. xiv, p. 166.)
  58. Mémoires de Marguerite.
  59. Livres des comptes de la Reine de Navarre. KK. 167. Archives Nationales.
  60. Archives des Basses-Pyrénées, B. 2456.
  61. Lettre de Biron au Roi du 7 septembre (Archives historiques de la Gironde, t. xiv, p. 173).
  62. D’Aubigné. Histoire Universelle, t. vi, p. 44.
  63. Ce M. de Malvès ou Malbès, devait être un Lamothe-Vedel. Quant au jeune Caussens, il était, croyons-nous, de la famille des Monlezun, seigneurs de Béraut et de Ligardes, ainsi qu’il ressort de notre note, page 40 des Lettres de Marguerite de Valois, tirées des archives de la ville de Condom, 1881.
  64. Archives municipales de Condom. Orig. Cf. : Lettres missives, t. viii, p. 194. — id. Lettres de Marguerite de Valois, publiées par nous en 1881.
  65. Archives historiques de la Gironde, t. xiv, p. 173.
  66. Lettres du maréchal de Biron aux consuls d’Agen, publiées par M. G. Tholin (Recueil de la Société Académique d’Agen, t. ix, 2e série, p. 156.)
  67. D’Aubigné. Histoire Universelle. Nous croyons avec d’Aubigné, bien que de nombreux auteurs aient placé l’affaire de Montagnac après celle de Nérac, que ce fut bien là l’itinéraire de Biron, allant de Laplume à Montagnac, de Montagnac à Francescas, de Francescas à Nérac et ensuite à Mézin.
  68. Sully. Œconomies royales.
  69. La Guirlande des Marguerites, p. 116.
  70. Voir Histoire de la Gascogne, par Monlezun, t. v, p. 429. — Cf. : Mémoires de Poeydavant, etc.
  71. Voir notre étude Châteaux gascons du XIIIe siècle, Auch, 1898, où nous donnons d’amples détails sur ce siège de Valence-sur-Baïse. Voici ce qu’en dit le journal de Syrueilh. « Et pour ne rendre point otieuse ladicte armée, il alla assiéger ladicte ville de Vallance, laquelle Monsieur le mareschal peu de tems avant l’avoit prinse, et despuys, s’estoit revoltée ; qui fut cause que mondict sieur le baron l’assiégea de rechef. Et après que les assiégés eurent souffert x ou xii coups de canon se rendirent. Et furent les murailhes de ladicte ville rasées à fleur de terre de fond en comble comme ainsin furent celles d’une autre ville nommée Moncrabeau » (Archives historiques de la Gironde, t. xiii, p. 330).
  72. Lettres missives, t. i, p. 319.
  73. Thouars, au confluent de la Baïse et de la Garonne.
  74. Puymiclan, canton de Seyches, à 14 kilomètres à l’est de Marmande.
  75. La Sauvetat-du-Dropt, canton de Duras (Lot-et-Garonne).
  76. Villeneuve de Duras, canton de Duras (Lot-et-Garonne).
  77. Archives départementales des Basses-Pyrénées. Comptes du Roi de Navarre, 1580.
  78. Père Anselme, t. iii, p. 387. Cet auteur donne comme date de ce combat l’année 1586, qui a été contestée par plusieurs historiens, M. de Ruble entre autres (Voir Revue de Gascogne, t. xxxvii, p. 41).
  79. Voir : Lettres de Catherine de Médicis, tome vii.
  80. Il est à peine besoin de relever ici une des trop nombreuses erreurs qui fourmillent dans l’ouvrage du comte de Saint-Poncy à savoir que Catherine de Médicis assista en personne aux conférences de Fleix. (Histoire de Marguerite de Valois, t. ii, p. 99 et 101), quand au contraire elle laissa tout pouvoir à son fils le duc d’Anjou, venu seul en Guienne.
  81. Dupleix. Histoire d’Henri III (1580).
  82. Voir la remarquable brochure de M. Brives-Cazes : Le Parlement de Bordeaux et la Chambre de justice de Guyenne en 1582. Bordeaux, 1866. in-8o de 203 pp. (Extrait des actes de l’académie de Bordeaux.)
  83. Mémoires de Michel de la Hugherie, Éd. de Ruble, t. ii, p. 111.
  84. Lettres missives, t. i, p. 330 et 351.
  85. « Le château de Gurson ou de Curson, écrit M. l’abbé Audierne, dans le Périgord Illustré (in-8o 1831, p. 566), situé sur un mamelon, avait la forme d’un parallélogramme et était flanqué de quatre grosses tours. Il occupait toute la surface du mamelon. Ses murs crénelés avaient deux mètres d’épaisseur, et chaque tour pouvait renfermer plusieurs pièces de canon. Ce château avait trois étages et comprenait plus de 400 appartements. Son ornementation intérieure était splendide… » Voir également l’article que lui a consacré Ducourneau dans sa Guienne monumentale et le dessin romantique qu’il en donne à la page 36 du tome premier.
  86. Le château de Coutras remontait au xive siècle. D’abord aux d’Albret, puis aux de Foix, il fut vendu en 1517 par Claude de Foix au maréchal de Saint-André, qui, de concert avec sa femme, Marguerite de Lustrac, l’embellit somptueusement, l’ornant de jardins, de pièces d’eau, « de sablonières. » La tradition veut que cette dernière, à qui il appartenait au moment où la reine de Navarre vint l’habiter et qui avait épousé en secondes noces Geffroy de Caumont dont elle était également veuve depuis 1574, ait assisté de ses fenêtres à toutes les péripéties de la fameuse bataille engagée le 20 octobre 1587 par le Roi de Navarre contre les troupes royales. Joyeuse, on le sait, y trouva la mort. C’est au château de Coutras que fut porté son cadavre, devant lequel s’inclina respectueusement l’heureux vainqueur, qui à son tour était venu y chercher un peu de repos. (Voir : Châteaux historiques de la Gironde par Édouard Guillon (t. iv, p. 394). Le château et le comté de Coutras passèrent à la mort de Marguerite de Lustrac dans les mains de sa fille Anne de Caumont, qui, ruinée par son mari le comte de Saint-Paul, dut l’aliéner avec la plupart de ses immenses domaines. (Voir notre Monographie du Château de Gavaudun. Agen, 1899)
  87. Lettres missives, t. i, p. 336.
  88. Œconomies royales, t. i, chapitre xv, p. 307. Coll. Petitot.
  89. Mémoires du duc de Bouillon, 1581.
  90. Trois amoureuses du XVIe siècle, par le comte Hector de Laferrière. Paris, C. Lévy, 1885.