Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne/Année 1581

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ANNÉE 1581


Les livres des comptes de la reine de Navarre, déposés aux Archives nationales et dont nous avons entrepris de publier la partie relative à son Itinéraire, sont muets pour 1581. Le volume KK. 168, qui fait suite aux deux volumes KK. 166 et 167 de l’année 1580, ne contient, pour la nouvelle année, aucune mention relative aux déplacements de cette princesse. En revanche, il renferme la nomenclature interminable de ses dépenses, grandes et petites, générales et personnelles, aussi bien pour l’entretien de son entourage que pour le sien propre, ses caprices, ses plaisirs[1].

Une bonne fortune nous a permis de découvrir aux manuscrits de la Bibliothèque nationale un registre du fonds français, supplément, qui comble cette lacune. Le volume 11,494 (ancien 1,922), bien que renfermant de nombreux vides, vient juste à point à notre secours. Par quel hasard ces soixante feuillets qui ont été détachés évidemment du volume original, puisqu’ils en ont le même format et la même écriture, se sont-ils trouvés transportés rue de Richelieu, au lieu de demeurer à l’hôtel de Rohan ? C’est ce que nul probablement ne pourra nous apprendre.

Quoiqu’il en soit, profitons de l’aubaine qui nous est offerte et reprenons, toujours avec quelques commentaires de notre part, les étapes si intéressantes de l’épouse du Béarnais.

Pas plus aux Archives qu’à la Bibliothèque nationale, le personnel de la Reine de Navarre n’est énuméré pour cette année 1581. Il n’offre du reste, croyons-nous, que des différences insignifiantes avec celui des deux années précédentes que nous avons déjà fait connaître.

Janvier 1581

Manquent les dates des 1, 2, 3 et 4 janvier 1581. Mais tout fait supposer que la Cour de Navarre est encore à Coutras.

Le jeudi, 5e jour de janvier, ladicte dame et son train audict lieu de Coutras.

Du vendredi 6 au dimanche 8, séjour à Coutras.

Pour les raisons que nous avons précédemment énoncées, Marguerite a décidé de garder le plus longtemps possible auprès d’elle son frère le duc d’Anjou, qui, de son côté, ne songe nullement à rentrer à Paris. Henri de Navarre, lui aussi, reste auprès d’elle. Ce n’est que le 10 janvier que les deux époux se séparent, le Roi pour se diriger sur Castillon sur Dordogne, Castelmoron, Castets et Bazas[2], la Reine et son frère pour aller passer deux semaines à Bordeaux.

Le lundi 9 janvier, ladicte dame et son train disne audict Coutras et couche à Liborne.

Le mardi 10 janvier, tout le jour audict Liborne.

Le mercredi 11 janvier, ladicte dame et son train disne audict Liborne, souppe et couche à Bourdeaulx.

Du jeudi 12 janvier au lundi 22, séjour à Bourdeaulx avec tout son train.

« Le mercredi 11 janvier, écrit Darnalt dans son Supplément à la Chronique de de Lurbe[3], mondit seigneur frère du Roi fit son entrée à Bourdeaux, fut honorablement receu avec toutes les cérémonies qui avoient esté observées à l’entrée de la Royne de Navarre. Il entra par la porte du Chapeau-Rouge, alla droit à Saint-André et fut reçu par Monseigneur l’archevêque et le clergé. Il logea audict archevesché. Monsieur le mareschal harangua à son arrivée en qualité de maire de la ville, assisté de Messieurs les Jurats, et puis, dans l’archevesché, comme Lieutenant du Roi, assisté de la noblesse qu’il présenta à Son Altesse, et parla en capitaine succinctement et fort judicieusement. » Dom Devienne confirme ces faits et ajoute de nombreux détails sur le séjour du duc d’Anjou à Bordeaux. « Le lendemain de son arrivée il entra dans la grand-chambre, précédé du maréchal de Biron, lieutenant de roi de la province, et de La Vergne, son capitaine des gardes. » Après les formalités d’usage et en présence des évêques d’Agen, de Bazas, de Pamiers et de tout le Parlement assemblé, il expliqua le motif de son voyage, se félicita de l’heureux résultat des négociations et reçut du premier président les compliments les plus flatteurs.

Quelques jours après, le vendredi 20 janvier, il fut fait une procession générale pour remercier Dieu de la paix qui venait d’être conclue. Y prirent part toutes les autorités, les ordres religieux de la ville, les trois chapitres et une quantité fort grande de gentilshommes. « La musique de Saint-André et de Saint-Seurin et l’évêque de Vannes précédaient l’archevêque qui portait le Saint-Sacrement et qui était suivi des évêques de Dax et de Bazas, en rochet et en camail. Après eux marchait le duc d’Anjou, avec deux gentilshommes de sa maison ; et à une petite distance, la Reine de Navarre, soutenue par le grand sénéchal et un chevalier des Ordres du Roi et deux pages portant la queue de sa robe. Cette princesse était suivie des dames de Lansac et de Duras, accompagnées par deux gentilshommes. Ensuite le parlement, le sénéchal et les jurats. Ce fut dans cet ordre qu’on partit de Saint-André pour aller aux Augustins entendre le sermon. Le duc d’Anjou et la Reine de Navarre s’assirent sur deux chaises, séparées d’un pas l’une de l’autre : le maréchal de Biron se mit derrière eux. Le sermon fini, on revint dans le même ordre à Saint-André, où l’archevêque donna la bénédiction[4]. »

Toute cette semaine se passa en fêtes et en réjouissances. Débarrassée de la contrainte que lui imposaient toujours un peu son mari, à ce moment dans le Bazadais, et son entourage protestant, Marguerite se retrouva dans son élément. Le dimanche 22, elle tient avec son frère sur les fonts baptismaux « le fils de M. de Merville, grand sénéchal de Guienne et capitaine du chasteau du Hâ, lequel était âgé de quatorze mois. » Puis elle suit « une grande procession, assistée de deux gentilshommes et teste nue. » Le lendemain 23 le duc d’Anjou va courir la bague à la Corderie et « met par deux fois dans la bague. » Le mardi 24, le duc et la Reine de Navarre vont entendre la messe au grand autel de Saint-André, etc.[5]

Un seul point noir persiste à l’horizon : la présence indiscrète et incommode du maréchal de Biron. S’il faut en croire l’ambassadeur de Toscane Renieri, la Reine de Navarre ne ménage aucune occasion de lui faire sentir son animosité. C’est ainsi qu’à l’une des réceptions officielles elle ordonne à ses gens de rester dans une salle où le maréchal doit passer et de ne lui rendre aucun honneur. « …Del che esso accortosi, disse alto e bestemmiando un Cap de Diou a la Guascona, che bene serviva loro d’essere servitori d’una sorella de suo padrone, senza il rispetto del quale esso li arrebe fatti escire per le finestre[6]. » En outre Marguerite lui refuse sa porte, ne lui adresse jamais la parole ; et comme elle ne peut le supporter et que la disgrâce promise tarde trop à venir, elle prend le parti de quitter Bordeaux où l’étiquette est trop souvent une gêne, et elle trouve plus avantageux d’amener son frère et aussi le beau Chanvallon, même en plein cœur de l’hiver, en villégiature au château de Cadillac.

« Ils partirent le mardi soir, 24 janvier, pour Cadillac, la Royne de Navarre, Madame la Princesse et toute la suitte, où ils trouvèrent le Roy de Navarre et où ils ont demeuré ensemble environ deux moys[7]. »

Le mardi 24 janvier ladicte dame et son train disne à Bourdeaulx, souppe et couche à Cadilhac.

Du mercredi 25 janvier au mardi 31, séjour à Cadilhac. (Total des dépenses pour ce mois de janvier 2 384 écus, 23 sols, 8 deniers. Payé 2 383 écus, 3 sols, 8 deniers.)

Février 1581

Du mercredi 1er février au jeudi 9, ladicte dame Reine de Navarre et son train audict lieu de Cadilhac.

Le château de Cadillac, avant même qu’il n’eut été restauré et orné de ses merveilleuses cheminées par le duc d’Épernon, était un des plus beaux châteaux de Guienne. Il avait été réédifié au commencement du xive siècle par Pierre de Grailly, qui, abandonnant son vieux castel de Bénauges, l’avait aménagé aussi bien pour l’habitation que pour la défense. Il était considérable « du moins si l’on en juge, écrit M. Édouard Guillon dans ses Châteaux historiques et vinicoles de la Gironde, par la dimension de l’enceinte qui entourait les douves qui existent encore et qui se reliait avec les fortifications de la ville, vieille bastide construite en 1280. » Il appartenait au xvie siècle à la puissante famille des Foix-Candalle.

Frédéric de Foix-Candalle, sur la tête duquel le château avait été saisi tout d’abord, y mourut au mois d’août 1571, laissant un fils Henri qui fut tué fort jeune « à une attaque du château de Sommières, en Languedoc, au mois de février 1572. » Ce dernier laissait deux filles, dont l’aînée Marguerite était née en 1567 et fut élevée par son grand-oncle, l’évêque d’Aire, le célèbre François de Candalle. C’est donc à cette jeune fille, âgée de 14 ans à peine, qu’appartenait le château de Cadillac, lorsque Marguerite de Valois et le duc d’Anjou vinrent l’habiter au commencement de cette année 1581. L’évêque d’Aire leur en fit les honneurs.

Marguerite de Foix-Candalle épousa, en 1587, Jean-Louis de Nogaret, premier duc d’Épernon, et lui apporta en dot cette riche baronnie. Elle y fut enterrée en 1593.

Cinq ans après, sur les instances d’Henri IV, d’Épernon fit démolir le vieux fort de Grailly et le remplaça par le château actuel, dont le Roi lui-même vint poser la première pierre. Il lui coûta deux millions.

Pas un souverain ne passait en Guienne sans être reçu au château de Cadillac. « En 1565, nous apprend une chronique bordelaise, le roi Charles IX disna le dernier jour de mars audit lieu de La Réolle, puis s’embarqua pour aller coucher à Cadillac, petite ville et beau chasteau qui appartient au seigneur de Candalle. »

Henri IV à plusieurs reprises, Richelieu, Louis XIII, Mazarin et Louis XIV lui-même, ce dernier le 15 octobre 1659, séjournèrent au château de Cadillac[8].

Pendant les deux mois qu’y demeura Marguerite de Valois, le Roi de Navarre vint souvent l’y voir, mais sans jamais y rester longtemps. Son itinéraire nous l’y montre du 24 au 31 janvier, puis au mois de février, jusqu’au 21. Il en repart à cette date pour Bazas et Casteljaloux, y retourne le 28, puis du 6 au 15 mars, époque à laquelle il le quitta définitivement pour se rendre en Béarn[9].

« À quelque temps de là, écrit d’Aubigné dans ses Mémoires, le roi de Navarre, passant un jour à Cadillac, pria le grand François de Candalle, assez connu par ce nom, de lui faire voir son excellent cabinet, ce qu’il voulut bien faire à condition qu’il n’y entrerait pas d’ignares. « Non mon oncle, dit mon maître, je n’y mènerai personne qui soit plus capable de le voir et d’en connoître le prix que moi. » Il ne prit donc avec lui que les sieurs de Clervaut, Duplessis-Mornay, de Sainte-Aldegonde, Constant, Pelisson et moi d’Aubigné. La compagnie s’amusa d’abord à faire lever le poids d’un canon par une petite machine qu’un enfant de six ans tenait entre ses mains. Comme elle était fort attentive à cette opération, je me mis à considérer un marbre noir de sept pieds en quarré qui servait de table au bon seigneur de Candale, et, ayant aperçu un crayon, j’écrivis desus, pendant qu’on raisonnait sur la petite machine, ce distique latin :

Non isthæc, princeps, regem tractare doceto,
Sed docta regni pondera ferre manu.

Cela fait, je recouvris le marbre et rejoignis la compagnie, qui, étant arrivée à ce marbre, M. de Candale dit à mon maître : « Voici ma table » ; et ayant ôté la couverture et vu ce distique, il s’écria : « Ha ! il y a ici un homme ! » « Comment, reprit le roi Navarre, croyez-vous que les autres soient des bêtes ? Je vous prie, mon oncle, de deviner à la mine qui vous jugez capable d’avoir fait ce coup. » Ce qui fournit matière à d’assez plaisans propos[10]. »

La présence de d’Aubigné à Cadillac ne fut guère profitable à la Reine de Navarre. Au dire de ce rude redresseur de torts, il la surprit un jour avec Chanvallon et ne se gêna point pour le faire savoir à toute la cour ; ce qui lui valut l’inimitié de cette princesse et, durant quelque temps, la disgrâce de son royal époux. Lui-même s’exprime ainsi sur ce fait délicat, dans son Histoire Universelle :

« La Reine de Navarre ayant esté descouverte à Cadillac en ses privautez avec Champvallon, avait estimé que d’Aubigné avait donné cet advertissement pour se venger de quelque défaveur dont il n’avait pas eu sentiment. Elle donc prit un moyen pour le ruiner, que nous donnerons pour un plat du mestier à nos lecteurs courtisans[11]. » Marguerite s’efforce en effet de l’engager à aller prendre du service auprès du roi de Portugal. Mais il déjoue ses calculs, reste en France et plus que jamais se pose en défenseur intégré des intérêts de son maître le roi de Navarre.

Ce court passage est tout ce que nous savons des intrigues galantes qui se nouèrent à cette époque entre la Reine de Navarre et le grand écuyer du duc d’Anjou. Les écrivains contemporains se montrent fort sobres de détails sur ce séjour à Cadillac. Quant à Marguerite elle-même elle n’a garde dans ses Mémoires d’en souffler mot, à peine dans ses lettres à sa confidente la duchesse d’Uzès, à qui cependant elle ne cache rien.

Ne faut-il point faire remonter à cette époque de bonheur partagé, sans nuages, et par suite discret, la lettre suivante inédite, que nous trouvons dans l’ancien fonds français ?

« À ma cousine la duchesse d’Usès, ma Sibile,

Ma Sibile, cete letre est une prouve de l’anvie que j’ai de vous complaire ; car je me suis anouit trouvée si mal que si ce n’estait à ma vraie Sibile, il me serait impossible de mettre la main à la plume. Je ne vous puis mander de nouveles ; car despuis que je suis isi, j’ai eut tant de plaisir, que ce serait chose trop longue à escrire. Je vous suplie, faites-moi tousiours où vous estes ofise d’amie et principalement à l’androit du Roi que je veus aimer et servir, je le vous dis de cœur et d’afection. Je suis tout à vous, croies-le, et vous assures que je ne seré jamès paraiseuxse à le vous faire paraistre par escrit. Je vous baise les mains. S. M. S. (monograme habituel de Marguerite)[12]. »

Le registre des comptes de la Reine de Navarre, déposé à la Bibliothèque nationale, qui en ce moment nous sert de guide, s’arrête brusquement à cette date du 9 février. Il ne reprend qu’à la date du 3 avril. Il nous est facile de combler cette lacune.

Mars 1581

Du vendredi 10 février au mercredi 15 mars, séjour à Cadillac.

D’après la correspondance du maréchal de Biron et le journal de Syrueilh, nous voyons que la Reine de Navarre resta dans ce lieu « environ deux mois. »

D’un autre côté, nous lisons dans l’Itinéraire d’Henri de Navarre que ce prince séjourna à Cadillac du 6 au 15 mars et qu’il en repartit le 16, après y avoir diné, pour souper et coucher à Bazas.

Le journal de Syrueilh mentionne également que ce dernier jour, 16 mars, le duc d’Anjou et sa sœur quittèrent Cadillac pour revenir à Bordeaux[13]. Enfin la correspondance de Bellièvre avec Catherine de Médicis nous édifie amplement sur les faits et gestes de chacun de ces personnages, à ce moment du voyage de Bordeaux[14].

Du jeudi 16 mars au lundi 20, séjour à Bordeaux.

« Madame, écrit le Roi de Navarre à la Royne-mère du Roi, vous ayant escript par ce mien sécretaire, je l’ay retenu quelques jours depuis, afin qu’il vous rendist tesmoignage de la despeche qui esté faicte aux députés et de notre partement : assavoir de Monsieur avec ma femme à Bourdeaus, et de moy en Béarn, faire nos Pasques, esperant, bientost après, nous retrouver ensemble pour parachever nostre exécution de la paix[15]. »

Le dimanche 19 mars, qui était pour cette année 1581 le dimanche des Rameaux, Pâques tombant le 26 mars, « le duc d’Anjou et la Reine de Navarre ouyrent la grand’messe à Saint-André, suyvirent la procession aux Jacobins et assistèrent au sermon que M. de Cotteblanche fist. »

Ils quittèrent Bordeaux le mardi suivant pour aller coucher à Montferrand et de là à Libourne[16].

Le mardi 22 mars, la Reine de Navarre couche à Montferrand[17].

Le mercredi 23 mars, ladicte dame couche à Libourne.

Du 23 mars au 3 avril, nous ignorons les lieux exacts de ses séjours. Tout nous fait supposer cependant qu’elle ne resta que peu de temps dans cette dernière ville et qu’elle eut hâte de regagner Coutras, où elle avait longtemps résidé et où nous la retrouvons cette fois d’après ses livres de comptes le 3 avril.

Avril 1581

Du lundi 3 avril au mercredi 27, ladicte dame et son train audict Coutras.

Marguerite ne pouvait se décider à quitter son frère, qui s’acheminait lentement vers Paris, ni surtout à se séparer de Chanvallon avec lequel elle vivait intimement depuis quatre mois. Le duc d’Anjou, de son côté, était tombé amoureux de Fosseuse, cherchant à supplanter auprès de cette belle fille le Roi de Navarre, trop souvent absent. C’est Marguerite elle-même qui nous l’apprend ainsi dans ses Mémoires : « En quoy la fortune favorisa l’animosité du Roy, mon frère, contre moy, faisant que durant les sept mois que mon frère fut en Gascogne le malheur fut tel pour moy qu’il devint amoureux de Fosseuse, que le roy mon mary servait, comme j’ay dict, depuis qu’il eut quitté Rebours. Cela pensa convier le Roy mon mary à me vouloir mal, estimant que j’y fisse de bons offices pour mon frère contre luy. Ce qu’ayant recognu, je priay tant mon frère, luy remonstrant la peine où il me mectoit par ceste recherche, que luy, qui affectionnoit plus mon contentement que le sien, força sa passion et ne parla plus à elle[18]. »

Cette rivalité nouvelle entre les deux princes n’était guère faite pour cimenter leur amitié passagère, qui fut bien plus apparente que réelle, leurs caractères, leurs religions, leurs idées se trouvant diamétralement opposés. Aussi Sully ne s’éloigne-t-il pas de la vérité quand, racontant plus tard dans ses Mémoires en quels termes, lors de son départ pour les Flandres, le Roi de Navarre lui fit ses adieux, il prête à ce prince les paroles suivantes : « Quant à ce prince que vous allez maintenant servir, il me trompera bien s’il ne trompe tous ceux qui se fieront en luy et surtout s’il aime jamais ceulx de la Religion ny leur faict aucuns advantages ; car je sçay pour luy avoir ouy dire plusieurs fois qu’il les hait comme le diable dans son cœur. Et puis il a le cœur double et si malin, a le courage si lasche, le corps si mal basty et est tant inhabile à toutes sortes de vertueux exercices, que je ne me sçaurois persuader qu’il fasse jamais rien de généreux ny qu’il possède heureusement les honneurs, grandeurs et bonnes fortunes qui semblent maintenant luy estre préparées. Et quelque bonne mine qu’il me fasse en m’appelant son bon frère, je cognois bien son dessein. C’est de peur qu’il a que je ne veuille empescher le vicomte de Thurenne, vous, Esternay, Salignac et aultres de la Religion, d’aller en Flandres avec luy. Et sçachez qu’il me hait plus que personne qui soit au monde, comme de ma part je ne l’ayme pas trop[19]. »

Le 22 avril, le duc d’Anjou vint de Coutras à Libourne conférer longuement avec le maréchal de Biron, lui apprendre qu’il était remplacé comme gouverneur de Guienne par le maréchal de Matignon et s’assurer ses services pour l’expédition de Flandres. Mais Biron, mécontent, malade, ne lui fit que de vagues promesses. Il écrivit peu après à la Reine-Mère « qu’il se soumettait comme il l’avait toujours fait aux ordres du Roi ; mais qu’il la suppliait de ne pas dédaigner ses services et de ne pas le laisser misérablement s’éteindre dans sa maison. » Il ne suivit donc pas à ce moment le duc d’Anjou en France comme l’écrit Marguerite dans ses Mémoires ; mais il se retira « en son fier chasteau de Biron » où il passa tout l’été « cherchant vainement 500 écus pour pouvoir se rendre aux bains, soignant sa jambe cassée et ses trois coups d’arquebusade et ne cessant d’implorer la clémence du Roi[20]. »

Le jeudi 27 avril, le duc d’Anjou prit définitivement congé de sa sœur, à Coutras, n’étant pas venu une seule fois à Nérac comme tant d’auteurs l’ont écrit[21], et « s’en retourna en France, en passant par Aubeterre où le Roy de Navarre et M. le prince de Condé l’allèrent trouver[22]. »

Marguerite, de son côté, se dirigea à regrets, l’âme remplie de tristesse, vers la capitale de l’Albret, qu’en son for intérieur elle avait bien espéré ne plus revoir. Adieu désormais les fêtes, les plaisirs de l’année précédente et aussi les négociations diplomatiques. À quoi désormais employer son temps, si ce n’est à écrire de longues lettres, où elle épanchera tout son cœur, racontera ses ennuis, ses angoisses, et qui vont devenir pour nous la source la plus sûre, comme la plus intéressante, où nous puiserons nos renseignements.

Mai 1581

Du lundi 1er mai au mercredi 31, ladicte dame et tout son train à Nérac.

Le livre des comptes de la Reine de Navarre, déposé à la Bibliothèque nationale, contient ici une seconde lacune. Elle s’étend du 27 avril jour du départ de Coutras jusqu’au 3 juin, époque où nous retrouvons Marguerite avec toute sa cour installée à Nérac.

Mais aucun doute n’est possible sur sa rentrée directe dans cette ville. Elle-même l’écrit dans ses Mémoires : « La paix faicte comme j’ay dict, mon frère s’en retournant en France pour faire son armée, le Roy mon mari et moy nous nous en retournasmes à Nérac. »

C’est le moment où Fosseuse entre véritablement en scène, et où, pendant de longs mois, elle va occuper presque entièrement l’attention. « Fosseuse, a écrit avec raison M. de Lescure, est l’ombre privilégiée de la Cour de Nérac. Elle en personnifie la corruption naïve et l’ingénieux raffinement[23]. »

Cinquième fille de Pierre de Montmorency, marquis de Thury et baron de Fosseux, et de Jacqueline d’Avaugour, Françoise de Montmorency, surnommé Fosseuse par la Reine Marguerite et toute la Cour de Nérac, avait à peine dix-huit ans en 1581. Elle était, nous l’avons vu, demoiselle d’honneur de la Reine depuis 1578, époque où cette dernière l’amena avec elle en Gascogne, encore à ce moment « toute enfant et toute bonne. »

Dès qu’il eut quitté Mademoiselle de Rebours, Henri de Navarre jeta son dévolu sur cette jolie fille, qui paraît lui avoir résisté assez longtemps. « Durant ce temps-là (1580), écrit toujours Marguerite, le Roy servoit Fosseuse qui, dépendant du tout de moy, se maintenoit avec autant d’honneur et de vertu que si elle eust toujours continué de ceste façon, elle ne fust tombée au malheur qui depuis, luy en a tant apporté et à moy aussi. »

Le duc d’Anjou à son tour la remarqua. Nous avons dit comment Marguerite le fit renoncer facilement à ce caprice qui, s’il avait duré, aurait singulièrement augmenté les difficultés. Fosseuse du reste donna la préférence au Roi de Navarre. « Elle aimait extremement le roy mon mary, nous apprend Marguerite ; toutesfois jusques alors ne luy avait permis que les privautés que l’honnesteté peut permettre. Mais pour luy oster la jalousie qu’il avait de mon frère et luy faire cognoistre qu’elle n’aimait que luy, elle s’abandonna tellement à le contenter en tout ce qu’il vouloit d’elle, que le malheur fut si grand qu’elle devint grosse. Lors, se sentant en cet estat, elle change toute de façon de procéder avec moy, et au lieu qu’elle avoit accoustumé d’y estre libre et de me rendre, à l’endroict du roy mon mary, tous les bons offices qu’elle pouvoit, elle commence à se cacher de moy et à me rendre autant de mauvais offices qu’elle m’en avoit faict de bons. Elle possédoit de sorte le roy mon mary qu’en peu de tems je le cognus tout changé. Il s’estrangeoit de moy, il se cachoit et n’avoit plus ma présence si agréable qu’il avoit eue les quatre ou cinq heureuses années que j’avois passées avec luy en Gascogne, pendant que Fosseuse s’y gouvernoit avec honneur[24]. »

Les temps, on le voit, sont bien changés depuis un an à la Cour de Nérac. Les dépenses ne s’y présentent plus les mêmes, du moins du côté de Marguerite[25]. Au lieu de toilettes éclatantes, ce sont des achats de livres : un Plutarque, les Mémoires de du Bellay, l’Histoire de France par du Haillon, les discours de Cicéron, un dictionnaire grec-latin-français, etc., et s’il faut acheter des étoffes, c’est moins pour elle et ses filles que pour les bonnes religieuses du Paravis qu’elle n’oublie pas et à qui elle envoie, ce mois de mai, « dix aulnes et demie de treillis noir pour doubler une chasuble, une estolle, un phanon et un parement d’autel de toile d’argent et de soye noire, le tout se montant à la somme de 3 escus sols, 51 sols[26].

Bellièvre, dans son intéressante correspondance avec la Reine-Mère, prend soin de nous renseigner sur les dispositions réciproques des deux époux. À la date du 1er juin, il écrit : « … La Royne de Navarre, vostre fille, est du tout bien résolue de servir Vostre Majesté de tout ce qui sera en elle, affin que mon dit seigneur se conforme à vos bons désirs et commandements, et en a donné le conseil très sage, que le roy de Navarre m’a dict de vouloir suyvre. Le Roy leur a escript de fort bonnes lettres et leur ouvre tellement son cœur qu’il m’a semblé que cela les a fort touchés. Ladicte dame, vostre fille, faict fort estat d’embrasser tout ce qui concerne le bien et grandeur du Roy son mary, et par ces moyens prend une grande part près de luy. Le Roy leur escript qu’ils le viennent veoir ; ce qu’a la vérité ilz ont fort bien prins ; mais jusqu’à ce que les affères de la paix soient plus asseurées, je ne croy pas que le Roy de Navarre les y veuille disposer, et ne peult ladite dame l’abandonner qu’elle ne veoye les choses mieux establyes. Bien vous dirai-je qu’il me semble qu’elle n’eust jamais plus de désir qu’elle a maintenant d’aller à la Cour. Mais il y fault encore quelques temps avant que ceste résolution se puisse conclure, qui despend principalement de l’estat de la paix, de la reddition des maisons qui appartiennent au roy son mary… La Royne vostre fille va aux baings près de Po ; ce qu’elle dit fère pour le désir extresme qu’elle a de donner ce contentement au roy son mary d’avoir enfans. Il l’accompagne en ce voyage et ne serait icy de retour de trois sepmaines…[27] »

Ce que ne dit pas Bellièvre, c’est la cause véritable de ce double voyage aux Pyrénées, celui du Roi de Navarre aux Eaux-Chaudes et celui de Marguerite à Bagnères-de-Bigorre ; voyage qui leur fut imposé, non par leur simple caprice, mais par les circonstances.

La petite Cour de Navarre avait à peine pris ses quartiers de printemps à Nérac que Fosseuse se mettait en tête, tout comme aujourd’hui, d’aller aux Pyrénées. Mais les motifs en étaient des plus graves. C’était envie de femme grosse. « Et soudain que nous fusmes arrivez à Nérac, dit Marguerite, Fosseuse met en teste à mon mary, pour trouver une couverture à grossesse ou bien pour se desfaire de ce qu’elle avait, d’aller aux eaux d’Aigues-Caudes qui sont en Béarn[28]. Je suppliay le Roi mon mary de m’excuser si je ne l’accompagnais à Aigues-Caudes, qu’il sçavait que depuis l’indignité que j’avais receue à Pau, j’avais faict serment de n’entrer jamais en Béarn que la religion catholique n’y feust. Il me pressa fort d’y aller jusques à s’en courroucer. Enfin je m’en excuse. Il me dit alors que sa fille (car il appelait ainsi Fosseuse), avait besoin d’en prendre pour le mal d’estomach qu’elle avait. Je luy dis que je voulois bien qu’elle y allast. Il me respond qu’il n’y avait point d’apparence qu’elle y allast sans moy ; que ce serait faire penser à mal où il n’y en avait point, et se fascha fort contre moy de ce que je ne la luy voulais point mener. Enfin, je fis tant qu’il se contenta qu’il allast avec elle, deux de ses compaignes, qui furent Rebours et Villesavin, et la gouvernante. Elles s’en allèrent avec luy et moy j’attendis à Banières[29]. »

Laissons le Roi de Navarre gagner, avec ses deux maîtresses, l’ancienne et la nouvelle, la capitale du Béarn. Laissons-le en leur compagnie, dans une posture assez ridicule, passer avec elles, sans se soucier fort peu ni de sa femme, ni des intérêts de son parti, à peu près tout le mois de juin[30] ; et accompagnons Marguerite à Bagnères, où sa correspondance, non seulement va nous dévoiler quel était son état d’âme à ce moment, mais aussi nous montrer ce que pouvait bien être un séjour aux Eaux des Pyrénées en l’an de grâce 1581.

Juin 1581

Du jeudi 1er juin au vendredi 2, séjour à Nérac.

Le samedi 3 juin, ladicte dame et son train disne audict Nérac, couche à Saulx (pour Sos).

Le dimanche 4 juin, ladicte dame disne à Eauze, souppe et couche à Noguerot (pour Nogaro).

Le lundi 5 juin, ladicte dame disne à Belloc, souppe et couche à Vi-Bigorre (pour Vic-Bigorre).

Le mardi 6 juin, ladicte dame disne, souppe et couche à Tarbes.

Le mercredi 7 juin, ladicte dame disne à Tarbes, souppe et couche à Bannières.

Du jeudi 8 juin au dimanche 25, ladicte dame et son train audict Bannières.

À peine arrivée en cette ville, Marguerite écrit au roi son époux, cette jolie lettre, sur laquelle nous appelons toute l’attention de nos lecteurs :

« Monsieur, pour obéir à votre comandement, je vous importuneré du mauvès discours de notre voiage, qui a esté, pour les beaux chemains et l’esquipage que j’avois, samblale, suivi de mille actidans, outre les plus communs, desquels a esté ariver tous les jours sans li verser mille fois par les chemains ; et pour nous réconforter trouver les beaux logis de se lieu que je ne vous despaindré point, pour avoir esté veus de vous. Monsieur, je n’euse falli comme il vous avait pleu me commander de vous escrire dès le premier jour ; mes les montagnes et mes vieux mulès, qui je crois sont aussi vieux que moi, mont fait arriver à minuit. J’ait veue isi ancore forse malades, des iantisomes et dames, la plupart d’Agenès et de Périgort. Ji ai trouvé aussi Madame de Saintes avec sinc ou sis religieuses, et Madame de Moléon et sa fille. Ele est preste d’acoucher, ce qui la un peu anmesgrie. Toutesfois je trouve sa beauté peu diminuée et celle de son esprit toujours très agréable. J’arivé avant hier et pris hier mesdesine pour me préparer aux eaux et anouit j’en ai beu et espere qu’ele me serviront, sinon à tous mes maux, pour le moins à ce que je désire le plus pour votre contantement.

« Je n’espargne ni les violons ni les comedians à se facheux logis pour le rendre agréable. Ils jouèrent hier la tragédie d’Esfigénie extrêmement bien ; et demain je les ferrai jouer dans un fort beau pré où il y a des arbres, lieu fort propre amainte ; ce qui ne sera, Monsieur, sans vous y souhaiter. Monsieur de Cominge ariva hier avec une belle troupe de iantisomes.

« Monsieur, je vous suplye très humblement me conserver la felisité de votre bonne grasse, mon vrai et seul bien, et me permestre de vous baiser très humblement les mains. Marguerite. » (en monogramme[31].)

Si les débuts du séjour à Bagnères furent consacrés à toutes sortes d’amusements, théâtres, concerts, parties de campagne, si peu à peu la plupart des gentilshommes voisins accoururent pour faire leur cour à la Reine de Navarre, « bien que j’y feusse accompagnée, écrit-elle dans ses Mémoires, de toute la noblesse catholique de ce quartier-là, qui mettoit toute la peine qu’elle pouvait de me faire oublier mes ennuis, » Marguerite cependant recevait chaque jour des nouvelles de ce qui se passait à Eaux-Chaudes, et leur contenu n’était guère fait pour lui procurer joie et contentement. Mademoiselle de Rebours en effet, qui avait accompagné Fosseuse, était toute au service de la Reine de Navarre et ne se gênait guère pour se venger auprès d’elle de l’indifférence où l’avait laissée son royal amant.

« J’avois tous les jours advis de Rebours (qui estoit celle qu’il avoit aimée, qui estoit une fille corrompue et double, qui ne désiroit que de mettre Fosseuse dehors, pensant tenir sa place en la bonne grâce du roy mon mary), que Fosseuse me faisoit tous les plus mauvais offices du monde, mesdisant ordinairement de moy, et se persuadant, si elle avoit un fils et qu’elle se peust desfaire de moy, d’espouser le roy mon mary ; qu’en ceste intention elle me vouloit faire aller à Pau, et qu’elle avoit faict resoudre le Roy mon mary, estant de retour à Banière, de m’y mener ou de gré ou de force. Ces advis me mettoient en la peine que l’on peut penser. » Et Marguerite ajoute cette jolie phrase : « Toutesfois, ayant tousiours fiance en la bonté de Dieu et en celle du Roy mon mary, je passoy le temps de ce séjour de Banières en l’attendant, et versant autant de larmes qu’eux buvoient des gouttes des eaux où ils estoient[32]. »

N’est-elle point venue elle aussi à Bagnères, avec ce vif désir de devenir grosse et de donner un héritier au Roi de Navarre ? C’est du moins ce qu’elle exprime à mots à peine couverts à la Reine-Mère, dans cette lettre, publiée déjà pour la première fois par nous.

« … Je suis aux bains de Banières, où je suis venue pour voir si me seroit si heureux que de povoir faire par moi oguemanter le nombre de vos serviteurs ; plusieurs s’an sont bien trouvées. Je ne fauderé, Madame, estant de retour à Nérac, de vous advertir du profit que j’an aie resu[33]. »

En attendant que ce bonheur arrive, Marguerite, pour oublier ses peines et couper la monotonie de ces longues journées d’été, écrit à l’objet de sa flamme, et, dans ce style « de haute métaphysique et de pur Phœbus, comme le fait remarquer très judicieusement Sainte-Beuve, en ces termes presque inintelligibles et des plus ridicules », qui contrastent si fort avec « la distinction et la finesse » de ses Mémoires[34], elle raconte ainsi à Chanvallon comment elle pense à lui et remplit de son image tous les lieux qu’elle parcourt :

« … Ainsi suis-je réduite en ce désert, où j’envie l’heur de ces montagnes hautes qui de leur ciel ont si proche la teste. Je vis, sans divertissement, en la continuelle contemplation de mon souverain bien, en attendant l’heure de ma béatitude. Lieu plus propre ne me pouvoit estre destiné. Si tant de perfections, mon beau cœur, ne me faisoyent tenir pour résolu que vous estes divin estre à qui rien n’est inconnu, je vous dirois que les plus durs rochers, où en mille et mille lieux j’ay gravé votre nom, vos beautez et mes passions vous pourroient tesmoigner si mon âme est de ces âmes de cire que le temps et l’absence changent et rechangent tous les jours en cent diverses formes. L’Éco de ces caverneuses montagnes seroit importunée de ma voix et de mes soupirs, si elle avoit autre cause que son beau Narcisse, qui faict qu’elle me répond, mais avec telle rage désespérée de me voir posséder ce qui luy a toujours esté cruel, qu’il n’y a tonnerre qui si longtemps garde son son, que l’on l’oyt bruire et gronder, mêlant ses cris à l’horrible bruit d’un torrent impetueux et effroyable qui passe au pié de sa demeure, que je crains faire bientost desborder par l’abondance de mes larmes, etc.[35]. »

Au bout d’un mois ou cinq semaines, écrit toujours Marguerite, le roy son mari revint avec Fosseuse et ses aultres compagnes, la chercher à Bagnères, avec l’intention bien arrêtée de la conduire à Pau. « Mais il sçut de quelqu’un de ces seigneurs qui estoient avec moy l’ennuy où j’estois pour la crainte que j’avois d’aller à Pau, qui fut cause qu’il ne me pressa pas tant d’y aller, et me dit seulement qu’il eust bien désiré que je l’eusse voulu. Mais, voyant que mes larmes et mes paroles luy disoient ensemble que j’eslirois plustost la mort, il changea de dessein, et retournasmes à Nérac. »

Le lundi, 26 juin, ladicte dame et son train, disne à Bannières, souppe et couche à Tarbes[36].

Le mardi 27, ladicte dame disne et souppe à Vi-Bigorre.

Le mercredi 28, ladicte dame de Navarre disne à Belloc, souppe et couche à Noguero.

Le jeudi 29, ladicte dame disne, souppe à Noguero, et couche à Eauze.

Le vendredi 30, ladicte dame et son train disne audict lieu d’Eauze.

(Total des dépenses pour ce mois de juin, 2 265 écus, 46 sols. Payé : 2 030 écus, 36 sols, 1 denier.)

Juillet 1581

Le samedi 1er juillet, ladicte dame Reine de Navarre disne à Eauze, souppe et couche à Gondryn.

Le dimanche 2 juillet, ladicte dame Reine de Navarre, tout le jour audict Gondryn.

Le lundi 3 juillet, ladicte dame tout le jour à Nérac.

Du mardi 4 juillet au mercredi 19, séjour à Nérac.

Le jeudi 20 juillet, ladicte dame avec partie de son train, disne et souppe au Port-Sainte-Marie.

Nous soupçonnons fort la reine de Navarre de s’être à ce moment souvenue de ses bonnes amies les religieuses du Paravis, et, au milieu d’elles, comme en famille, d’être allée passer le jour de sa fête, la sainte Marguerite, qui tombe, on le sait, le 20 juillet. Le lendemain, cette princesse revenait à Nérac.

Le vendredi 21 juillet, ladicte dame et partie de son train disne au Port-Sainte-Marie, souppe et couche à Nérac.

Du samedi 22 juillet au lundi 31, ladicte dame et tout son train à Nérac.

(Total des dépenses pour ce mois de juillet, 2 107 écus, 10 sols, 6 deniers. Payé : 1 806 écus, 56 sols, 6 deniers).

La fin de ce mois de juillet fut marquée par un semblant de reprise des hostilités. Le 26 en effet, les catholiques commandés par les capitaines d’Effieux et de Montardy s’emparèrent de la ville de Périgueux détenue par les Réformés. « La noblesse du Périgord et des environs, écrit de Thou, fatiguée par les courses continuelles des garnisons protestantes, engagea les commandans des troupes du Roi à se saisir de Périgueux. Ils surprirent cette ville, la nuit, et ils la traitèrent avec tant de barbarie, qu’ils semblaient vouloir venger celle que le baron de Langoiran y avait exercée six ans auparavant, lorsqu’il se rendit maître de la ville. Le Roi de Navarre, ayant porté ses plaintes au Roi, n’en reçut que des excuses[37]. »

L’affaire fit grand bruit. Tous les chroniqueurs de l’époque, L’Estoile entre autres, la racontent à leurs façons. Elle motiva de la part du Roi de Navarre une volumineuse correspondance adressée à M. de Bellièvre, à Brantôme, à Henri III, etc.[38]. Finalement les Réformés n’obtinrent comme compensation, et, encore longtemps après, que la place forte de Puymirol, malgré l’opposition que leur fit à cet égard le sénéchal d’Agen, M. de Bajaumont[39]. Il n’est pas jusqu’à Marguerite qui ne s’occupe de cette prise d’armes et qui n’écrive à M. de Bellièvre : « Le tans est veneu que l’on doit remestre les maisons du roi mon mari (qui étaient Meillan, Vic-Fezensac, Auvillars et Mont-de-Marsan). Je vous suplie, tenès la main que l’on ne lui an fase difigulté, car, après sesi de Périgueux, ce seroit le mestre au desespoir. Cete antreprise s’est faicte fort mal à propos ; car les aferes prenoit isi le train que nous eussions peu désirer, mesme despuis que nous avions su qu’au Dofiné la paix s’i resevoit… etc.[40] ».

Août 1581

Du mardi 1er août au jeudi 31, ladicte dame et son train à Nérac.

Le livre de comptes contient ici une troisième lacune du 1er au 7 août. Il reprend ensuite du mardi 8 au lundi 14 août. Puis il s’arrête brusquement jusqu’au 1er décembre. Ce n’est donc qu’approximativement, bien que tout concourre à confirmer notre hypothèse, que nous pouvons écrire que durant ce temps la Reine de Navarre demeura au château de Nérac.

Septembre 1581

Du vendredi 1er septembre au samedi 30, séjour à Nérac.

À ce moment doit se placer l’incident qui survint entre la Reine Marguerite et son chancelier Pibrac.

Guy du Faur de Pibrac avait été attaché seulement en 1577 à la maison de la Reine Marguerite, en qualité de chancelier, aux gages de 656 escus, 2 livres tournois par an. Né à Toulouse en 1526, il s’adonna à l’étude du droit, vint à Paris, où il fut fort apprécié par le chancelier de l’Hospital, et fut nommé par lui conseiller d’État en 1570 ; puis il suivit la fortune du duc d’Anjou en Pologne et faillit même payer pour le roi, lorsque ce dernier abandonna précipitamment le trône où on l’avait fait monter malgré lui, pour rentrer à la mort de Charles IX à la cour de France.

Durant tout le voyage des deux Reines en 1578, Pibrac, nous l’avons vu, n’avait pas quitté sa maîtresse, et il l’avait même superbement reçue en son logis lorsqu’elle passa le 11 novembre au château de Pibrac. Alors naquit pour la belle Reine cette passion d’abord discrète, dont Marguerite s’amusa, puis qui, prenant des proportions plus inquiétantes, occasionna bientôt sa disgrâce ainsi que nous allons le rappeler. Notons cependant qu’en cette année 1581, Pibrac n’avait que cinquante-deux ans ; et, bien qu’à cet âge toute flamme un peu trop vive doive être éteinte dans le cœur du magistrat le plus impassible et le plus intègre, il semble que Marguerite ait été un peu loin lorsque nous le montrant à ses genoux, elle le traite de « vieux fou » et d’après le Divorce satyrique « de vieux ruffian, duquel pour en rire elle montrait les lettres[41]. »

Il est incontestable, bien que l’on ait cherché à prouver le contraire[42], que Pibrac fut éperdument amoureux de la Reine Marguerite. De Thou nous raconte qu’il lui en fit lui-même la confidence ; et, après lui, tous les historiens, Mezeray, Perefixe, Lafaille, le président Hénault, etc., sont venus confirmer le fait[43]. Pibrac n’est-il pas l’auteur, d’après une tradition languedocienne, de cette jolie chanson patoise, composée en l’honneur de Marguerite et qui commence ainsi ?

Margaridetto, mas amous,
Escoutats la cansounetto,
Margaridetto, mas amous,
Escoutats la cansounetto
Fayto per bous[44].

Et n’aurait-il pas écrit également ce couplet de son vivant, que rappelle aussi Lafaille ?

J’étais Président,
Reine Margot, Marguerite,
J’étais Président,
En la Cour du Parlement ;
Je m’en suis défait,
Reine Margot, Marguerite,
Je m’en suis défait,
Pour être à vous tout à fait.

Après les conférences de Nérac, Pibrac rentra à Paris, autant pour reprendre ses fonctions de président au Parlement que pour défendre auprès de la Reine-Mère et du Roi les intérêts de sa maîtresse, qui d’ailleurs l’y avait envoyé tout exprès. C’est alors, en février 1581, qu’elle lui donna l’ordre, afin de parer aux plus pressantes de ses dettes, de vendre l’hôtel d’Anjou dont le Roi son frère lui avait fait autrefois cadeau « et que sa grandeur et sa proximité du Louvre, écrit Mongez, rendoient un des plus agréables logements de la capitale. Son chancelier fut forcé, malgré ses représentations réitérées, de le prendre d’abord pour lui-même et de le revendre ensuite à perte à Madame de Longueville [45]. » Cette affaire, jointe à bien d’autres, commença d’aigrir Marguerite contre Pibrac et provoqua la catastrophe finale.

Au moment où la Reine de Navarre oubliait à Cadillac et à Coutras, entre les bras du beau Chanvallon, et sa dignité de Reine et ses devoirs d’épouse, Pibrac eut la malencontreuse idée de lui écrire deux lettres qui lui déplurent souverainement. Dans l’une, datée du mois de mars, il l’avertissait « la larme à l’œil, que, faisant regarder à sa nativité, il avoit recongnu que ce mois-là un prince devait la tuer de sa main ; et il lui conseilloit et la supplioit de se retirer à Agen ou au Port Saincte-Marie, ou en quelque aultre prochaine ville, faire ses devotions ; car aussy bien en tels jours, il lui sembloit qu’il n’estoit pas raisonnable qu’elle demeurast là où elle étoit[46]. »

Était-ce un reproche indirect adressé à son inconduite ? Ou bien, poussé par la jalousie, Pibrac cherchait-il à l’éloigner de Chanvallon ? Toujours est-il que, dans sa seconde lettre, le maladroit chancelier rejetait cet avertissement sur la passion qu’il nourrissait depuis longtemps pour elle et qu’il ne pouvait plus contenir dans son cœur. C’était, on en conviendra, bien mal choisir le moment pour lui faire une déclaration aussi brûlante.

Marguerite ne crut pas devoir alors répondre. Mais bientôt, sur de faux rapports sans doute, soupçonnant Pibrac de s’opposer à son retour à Paris, but suprême de tous ses vœux, et de la desservir à cet égard auprès de sa mère et du Roi son frère, elle lui écrivit une longue lettre, bien connue du reste, où elle l’accable véritablement de ses reproches et de son mépris.

« Monsieur, je m’estonne infiniment que, soubz une si doulce apparence, il y puisse avoir tant d’ingratitude et de mauvais naturel. Je sçais le bruit que vous avez faict courre que je voullois retourner à la cour ; ce que pensant que je pourrois descouvrir et sçavoir à quelle intention ç’estoit, vous l’avez voullu prévenir par une lettre, m’escrivant que le Roi s’en estoit enquis de vous et que vous luy aviez respondu que, s’il lui plaisoit me donner les frais de mon voïage, que cella seroit ; qui estoit pour me rendre moins désirée et plus odieuse. » Et, lui reprochant amèrement de l’empêcher de retourner en France, de la perdre dans l’esprit du Roi son frère, comme il cherchait à perdre ce monarque dans le sien, d’avoir voulu la brouiller à Pau avec son mari, et enfin, dans sa seconde lettre, d’oser élever ses vues amoureuses jusque sur elle, elle ajoutait :

« Tous ces mauvais offices sont la recompanse de la fiance que j’avois de vous, m’y reposant de toutes mes affaires et ne vous aiant jamais recherché que bien et contantement… Ce sont d’estranges traits pour un homme d’honneur tel que vous estes, et qui seroient peu à vostre advantage, venant à la congnoissance d’ung chascun ; ce que je ne voudrois, encore que je ne puisse avoir honte de m’estre trompée en vos doulces et belles paroles, n’estant seule au monde qui suis tombée en tel accident ; lequel me pèse de si longtemps sur le cœur que je ne me suis peu plus longtemps empescher de m’en plaindre à vous-mesme, où je ne veulx aultre tesmoing que vostre conscience… Vostre meilleure et moins obligée amye. Marguerite[47]. »

Sous le coup de la profonde émotion que lui causa cette lettre à laquelle il ne s’attendait guère, le pauvre Pibrac répondit qu’il était malade, et qu’il lui demandait un répit pour se disculper de toutes ces fausses accusations, « car, s’il recongnoissait un seul point de faute en son cœur, il se donneroit lui-mesme d’un poignard dans la gorge[48]. »

Pour toute réponse, dans une lettre fort courte et fort sèche, datée du 25 septembre, la Reine de Navarre lui ordonna de lui rendre ses sceaux. « Je ne doubte point que ceste maladie et l’importunité du continuel exercice de mes sceaulx ne fasse beaucoup de tort à vostre santé ; de laquelle n’estant moins soigneux que vous l’avez esté de mon repos, je vous prie me renvoier mes sceaulx, les baillant à Maniquet qui me les fera promptement tenir[49]. »

Cinq jours après, le 1er octobre, Pibrac adressait à Marguerite cette curieuse missive, bien connue sous le nom d’Apologie, qui n’est qu’un long mémoire en réponse, ligne par ligne, à sa première lettre et à toutes les accusations formulées contre lui. On la trouvera, in extenso, dans l’édition Guessard, pp. 224-279.

Néanmoins, Pibrac se vit enlever sa place de chancelier. Il resta président au Parlement de Paris, et mourut trois ans après, en 1584, laissant de sa femme Jeanne de Tarabel, trois fils et une fille, et emportant dans la tombe la consolation d’être rentré en grâce auprès de la Reine de Navarre, après l’éminent service qu’il lui rendit encore en facilitant à cette époque sa réconciliation avec son mari.

Octobre 1581

Du dimanche 1er octobre au mardi 31, ladicte dame à Nérac.

Novembre 1581

Du mercredi 1er novembre au jeudi 30, ladicte dame à Nérac.


L’exécution de Pibrac ne fut qu’un jeu pour Marguerite. La grossesse et les couches de Fosseuse, qui eurent lieu vers cette époque, lui suscitèrent de plus pénibles tribulations.

Il n’était bruit dans tout Nérac que de l’état de cette fille. Henri ne dissimulait plus son amour pour elle ; et, s’il s’éloignait un jour ou deux de sa capitale pour se livrer dans son parc de Durance ou dans les bois plus sauvages de Casteljaloux, de Houeillès et de Capchicot à son plaisir favori la chasse[50], il revenait bien vite auprès de celle qui avait su captiver son cœur.

N’est-ce pas pour Fosseuse que le roi paie alors : « À un Espagnol, pour un rubis, 12 écus, 40 sols ; pour une bague de six rubis et une opale au milieu : pour deux poinçons faits à S. M. ; pour une grosse émeraude à mettre au milieu des poinçons… Et encore à Michel Gariteau, mercier de la cour, pour un miroir de cristal, 1 écu ; pour un cadran d’ivoire, 10 sols ; pour un éventail, 100 sols. Et toujours en ce dernier trimestre de l’année, à Me Guillaume Lamy, orfèvre du Roy à Pau, pour avoir mis en œuvre trois tables de diamant, 18 livres ; pour avoir fourni de l’or pour mettre en œuvre un diamant à pointe, 6 livres ; pour la façon d’un pot de chambre d’argent, 3 livres, 18 sols, etc., etc.[51] »

Marguerite cependant voulut en avoir le cœur net. Elle manda Fosseuse auprès d’elle, et, surmontant ses répugnances, elle l’interrogea, allant même jusqu’à lui offrir ses services. C’est elle qui nous l’apprend, mais avec quel art, quelle finesse, quelle habileté !

« Et la prenant en mon cabinet, je luy dis : Encore que depuis quelque temps vous vous soyez estrangée de moy et que l’on m’ayt voulu faire croire que vous me faites de mauvais offices auprès du roy mon mary, l’amitié que je vous ai portée et celle que j’ay vouée aux personnes d’honneur à qui vous appartenez ne me peut permettre que je ne m’offre de vous secourir au malheur où vous vous trouvez, que je vous prie de ne me celer et ne vouloir ruiner d’honneur et vous et moy, qui ay autant d’interest au vostre, estant à moy comme vous-mesme ; et croyez que je vous feray office de mère. J’ay moyen de m’en aller, soubs couleur de la peste, que vous voyez qui est en ce païs et mesme en ceste ville, au Mas d’Agenois, qui est une maison du roy mon mary fort escartée. Je ne meneray avec moy que le train que vous voudrez. Cependant le roy mon mary ira à la chasse de aultre costé, et ne bougeray de là que vous ne soyez délivrée, et ferons par ce moyen cesser ce bruict, qui ne m’importe moins qu’à vous. » Mais Fosseuse ne tint aucun compte à la Reine de sa démarche pleine de bonté. Elle lui répondit « avec une arrogance extresme qu’elle feroit mentir tous ceux qui en avoient parlé ; qu’elle cognoissoit bien qu’il y avoit quelque temps que je l’aimais point, et je cherchais prétexte pour la ruiner. Et parlant aussi hault que je lui avois parlé bas, elle sort toute en colère de mon cabinet et y va mettre le roy mon mary ; en sorte qu’il se courrouça fort à moy de ce que j’avois dict à sa fille, et m’en fit mine fort longtemps, et jusques à tant que s’estant passés quelques mois elle vint à l’heure de son terme[52]. »

Alors se passa entre le Roi et la Reine de Navarre cette scène stupéfiante, dont il faut lire tout au long les détails dans les Mémoires de Marguerite.

Les douleurs de l’enfantement se faisant sentir, Fosseuse envoya prévenir aussitôt son maître. C’était au point du jour : « Nous estions couchés, dit Marguerite, en une mesme chambre, en divers licts, comme nous avions accoustumé. Comme le medesin luy dit ceste nouvelle, mon mary se trouva fort en peine, ne sçachant que faire, craignant d’un costé qu’elle fut descouverte et de l’aultre qu’elle fust mal secourue ; car il l’aimoit fort. Il se résolut enfin de m’advouer tout, et me prier de l’aller faire secourir, sçachant bien que, quoy que se fust passé, il me trouveroit toujours preste de le servir en ce qui luy plairoit. » Il ouvre le rideau, supplie sa femme d’oublier tout ce qui a été dit sur ce sujet, et la prie d’aller elle-même secourir Fosseuse. À quoi Marguerite répondit « qu’elle l’honorait trop pour s’offenser de chose qui vinst de luy ; qu’elle s’y en alloit et feroit comme si c’estoit sa fille ; que cependant il s’en alloit à la chasse et emmenait tout le monde, afin qu’il n’en fust point ouy parler. »

Marguerite s’exécuta de bonne grâce, se rendit dans la chambre des filles, fit isoler Fosseuse et la fit très bien secourir. « Dieu voulut, ajoute-t-elle, qu’elle ne fist qu’une fille, qui encore estoit morte. »

À son retour de la chasse, vers midi, Henri de Navarre, trouva sa femme au lit, « estant lasse de s’être levée si matin et de la peine qu’elle avait eue ». Il lui ordonna de revenir voir Fosseuse. Mais cette fois la Reine refusa, lui répondant qu’elle avait rempli son devoir et qu’elle ne pouvait en faire davantage. « Il se fascha fort contre moy et ce qui me desplut beaucoup, il me sembla que je ne meritois pas ceste recompense de ce que j’avois faict le matin. Elle le mit souvent en des humeurs pareilles contre moy[53]. »

Le charme était définitivement rompu. Cette affaire de Fosseuse ne fit que refroidir plus encore s’il était possible les rapports des deux époux. Marguerite n’eut plus qu’une pensée, celle de quitter Nérac et de rentrer à Paris. À partir de ce jour, elle va mettre tout en jeu pour arriver à ses fins.

Décembre 1581

Du vendredi 1er décembre (voyons-nous dans le livre des comptes qui reprend à cette date, mais en s’interrompant du mercredi 6 au mardi 12, puis encore du samedi 23 au vendredi 29), au dimanche 31, ladicte dame Reine de Navarre et son train audict Nérac.

(Dépenses totales pour ce mois de décembre, 2 374 écus, 27 sols. Payé seulement 374 écus, le reste estant dû.)

Il circulait en ce moment à Paris, à la cour d’Henri III, des bruits de grossesse de la Reine Marguerite. Les mignons qui la détestaient ne se gênaient guère pour la couvrir d’opprobre et attribuer à ce nouvel état la cause du retard de son voyage à Paris. Dans sa correspondance à Vinta, Renieri da Colle, ambassadeur de Toscane, se fait docilement l’écho de ces racontars :

« La regina di Navarra, écrit-il le 28 décembre de cette année, deveva essere qui a questo anno nuovo ; ma la grossezza servenuta, ut aïunt, pare che sia per retardere sua venuta ; e se ella e vera, potrebbe scemare l’opinione di molti per il parentado fra il duca di Savoia e la principessa di Navarra[54]. »

Qu’y a-t-il de fondé dans cette supposition de l’ambassadeur italien ? Absolument rien, à notre avis.

Si pareil bonheur fut arrivé à ce moment à la Reine Marguerite, elle l’eut proclamé bien haut. Une grossesse n’assurait-elle pas un héritier à son mari ? Ne consolidait-elle pas sa fortune déjà chancelante ? Ne lui attachait-elle pas, par un lien cette fois indissoluble, sinon le cœur de son volage époux, du moins son affection, et qui plus est encore, son estime ? Quel intérêt aurait pu avoir la Reine de Navarre à cacher son nouvel état ? En supposant même que l’enfant, alors conçu par elle, eut été le fruit de ses amours illégitimes avec le beau Chanvallon, la présence presque quotidienne d’Henri de Navarre auprès de sa femme n’était-elle pas pour couvrir officiellement toutes les fautes qu’elle aurait pu commettre et imposer silence aux calomnies de la cour de France ? Marguerite du reste n’avoue t-elle pas ouvertement à sa mère que si, cette année-là, elle est allée à Bagnères, c’est pour voir « si elle pourrait faire ainsi augmenter le nombre de ses serviteurs, plusieurs femmes s’en estant bien trouvées » ; et ne lui donne-t-elle pas à entendre que si ce rêve, après lequel courent toutes les femmes, venait à se réaliser, son bonheur serait parfait ?

Non. Marguerite ne devint pas grosse en cette année 1581 des œuvres de Chanvallon. Elle ne le fut jamais ; pas plus à ce moment que plus tard, même à cette heure où, rentrée à Paris, elle renouait ouvertement avec son amant ses relations amoureuses, et où les libelles politiques lui attribuèrent la maternité d’un certain futur capucin, connu plus tard sous le nom de Père l’Ange. Sa vie était trop au grand jour pour qu’elle put jamais cacher une grossesse, que certes tous les historiens n’auraient pas manqué de proclamer à grand bruit.

Ainsi que pour la fameuse lettre de Strozzi, certifiée vraie par le même Renieri da Colle et dont nous croyons avoir suffisamment prouvé la fausseté dans les pages précédentes, nous ne devons donc voir dans cette nouvelle information de l’ambassadeur toscan qu’un de ces bruits de cour, inventé à plaisir par les mignons, auquel il est impossible d’ajouter foi. Pas une lettre du reste de Marguerite ni à sa mère, ni à sa confidente la duchesse d’Uzès, n’indique son nouvel état sur lequel elle leur aurait donné, s’il eût existé, les détails les plus circonstanciés.

Ce ne sont, dans sa correspondance de cette époque, que plaintes, récriminations de toutes sortes, demandes d’argent pour pouvoir rentrer à Paris : « … Pour l’extrême désir que j’ay de me revoir près de vous, Madame, écrit-elle à sa mère à la fin de cette année 1581, car le Roi mon mari m’assure de me mener soudain que la paix sera exécutée. Cete esperance m’i fera amploier encore avec plus d’afection pour an avancer le tems[55]. »

Sur tout cela d’ailleurs la lettre de Catherine à Bellièvre, du 27 décembre 1581, est formelle et nous paraît devoir trancher définitivement la question. « M. de Bellièvre, j’eusse esté bien aise que ma fille se fust trouvée grosse, à la charge du retardement de son voiage par deça ; may j’entendy qu’elle est délivrée de ceste opinion, et doibt estre à present en chemin pour venir par deça, où elle sera très bien venue, ainsi que je lui ay escript par Maniquet, qui s’en est allé au devant d’elle[56]. »

Hector de Maniquet, premier maître d’hôtel de la Reine de Navarre, rapportait à sa maîtresse la somme de 15 000 écus que son frère lui faisait parvenir pour faciliter son retour à Paris.

Quant au roi de Navarre, s’il a pensé un moment accompagner sa femme à la Cour, il est vite revenu sur cette idée première. Et, soit que son parti l’en empêche, surtout après la grande assemblée des Églises réformées qui se tint à Béziers à la fin de cette année, soit qu’un nouveau caprice amoureux le retienne en Gascogne, sa résolution est bien prise ; il laissera désormais sa femme libre de s’arranger à sa guise et de partir quand bon lui semblera.

  1. Archives nationales, KK. 168.
  2. Itinéraire, fourni par Berger de Xivray, t. II des Lettres missives.
  3. Chronique Bourdelaise, par de Lurbe ; Supplément, par Darnalt. Bordeaux 1620. in-4o, p. 55.
  4. Histoire de la ville de Bordeaux, par Dom Devienne, 1re partie, p. 178. Cf. Oreilly, Histoire de Bordeaux ; — Gauffreteau ; — Syrueilh, etc.
  5. Archives historiques de la Gironde, t. xiii, p. 333. Journal de Syrueilh.
  6. Négociations diplomatiques avec la Toscane, Blois, 7 février 1581.
  7. Archives historiques de la Gironde, t. xiii, p. 336. Journal de Syrueilh.
  8. Bordeaux, Coderc, 1866, 4 vol. in-8o, t. ii, p. 372. — Voir aussi Léo Drouyn, Guienne militaire, t. ii, p. 255. — Idem. Les artistes du duc d’Épernon, par M. Braquehaye (Bordeaux, 1888) — Idem, Père Anselme, t. iii, etc.
  9. Lettres missives, t. ii, Itinéraires du roi de Navarre (1581).
  10. Mémoires de d’Aubigné.
  11. Histoire universelle, t. vi, p. 148.
  12. Bibl. nat. Ancien fonds français, vol. 3387 (ancien 8890), p. 65. Lettres inédites.
  13. Archives historiques de la Gironde, t. XII, p. 337, Journal de Syrueilh.
  14. Lettres de Catherine de Médicis, t. vii, Appendice, p. 465.
  15. Lettres missives, t. i, p. 363.
  16. Archives historiques de la Gironde, t. xiii, 337, Journal de Syrueilh.
  17. Canton de Carbon-Blanc (Gironde).
  18. Mémoires de Marguerite.
  19. Œconomies royales, t. ier, chap. xv, p. 310. Collect. Petitot.
  20. Archives historiques de la Gironde, t. xiii, pp. 197 et 337. Journal de Syrueilh, p. 176 et suivantes, et aussi t. xix, Correspondance du maréchal de Biron.
  21. M. de Saint-Poncy entre autres, t. II, p. 101. Mongez, p. 268, etc.
  22. Journal de Syrueilh. Arch. hist. de la Gironde, t. XIII, p. 337.
  23. Les Amours d’Henri IV, par M. de Lescure. Paris, Ach. Faure, 1864.
  24. Mémoires de Marguerite.
  25. Archives nationales, KK. 167 et 168, et Archives des Basses-Pyrénées, B., 2495-2547.
  26. Archives nationales, KK. 168, p. 395.
  27. Bibl. Nat., Fonds français, no 15891.
  28. Les Eaux-Chaudes dans la vallée d’Ossau, Basses-Pyrénées.
  29. Bagnères-de-Bigorre.
  30. Lettres missives, t. i, p. 375 et 376. Cf. : Dépenses extraordinaires du Roi de Navarre, pendant le mois de juin. Archives des Basses-Pyrénées, B. 63 et Revue d’Aquitaine, t. xii, p. 160 et 161.
  31. Bibliothèque nationale. Fonds Dupuy ; vol. 217, folio 3. Cette lettre, que Guessard n’a point reproduite, a été publiée seulement dans le tome xviii de la Revue Rétrospective (tome 1er, 3e série, 1898).
  32. Mémoires de Marguerite.
  33. Lettres inédites de Marguerite de Valois, tirées de la Bibliothèque Impériale de Saint-Pétersbourg, p. 23.
  34. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. vi, p. 148 : La Reine Marguerite.
  35. Bibl. de l’Arsenal. Recueil de Conrard, t. v, p. 113. — Cf. : Guessard, Lettres de Marguerite, p. 446-447. Cet éditeur semble ignorer que cette lettre ait été écrite de Bagnères ; et il la reproduit ainsi que les suivantes, sans aucun commentaire.
  36. Les livres de comptes semblent être ici en désaccord avec les Mémoires. D’après les premiers, en effet, Marguerite ne serait restée que vingt jours à Bagnères, alors qu’elle écrit dans ses Mémoires « au bout d’un mois ou cinq semaines ». C’est que probablement, y ayant été fort malheureuse, le temps dut lui sembler plus long.
  37. De Thou, Histoire Universelle. Livre 74, année 1581.
  38. Lettres missives, t. I, p. 394 et suiv.
  39. Lettre de M. de Bajaumont au Roi, du 20 novembre 1581 (Documents pour servir à l’histoire de l’Agenais, publiés par Ph. Tamizey de Larroque, p. 158).
  40. Bibl. nat. Fonds français, 15 907, fo 771. Lettre non datée. Publiée déjà par Ph. Tamizey de Larroque (Annales du Midi, t. ix, 1897).
  41. Le divorce satyrique, Bruxelles, 1878, p. 18.
  42. Dom Vaisselle : Histoire Générale du Languedoc, t. v, p. 643 ; l’abbé d’Artigny dans ses Remarques sur le sieur de Pibrac ; Mougez : Histoire de la Reine Marguerite, etc.
  43. Cette question a été traitée, comme toujours remarquablement, et résolue dans ce sens par notre ami si regretté Ph. Tamizey de Larroque dans sa Notice sur Guy du Faur de Pibrac, parue dans la Revue de Gascogne, t. x et t. xi, p. 253, avec tirage à part (1870).
  44. Histoire Générale du Languedoc, par Dumège, t. ix, p. 87, d’après l’annaliste Lafaille.
  45. Mongez. Histoire de la Reine Marguerite, p. 273. — Voir pour plus amples détails sur cette affaire la réponse de Pibrac lui-même dans son Apologie, p. 260, édit. Guessard.
  46. Voir l’Apologie, p. 245 et suivantes.
  47. Lettres de Marguerite, édit. Guessard, p. 216.
  48. Idem, p. 221.
  49. Idem, p. 223.
  50. Voir son itinéraire pendant ces mois de septembre, d’octobre et de novembre 1581 (Lettres missives, t. ii).
  51. Livres des comptes du roi de Navarre. Arch. des Basses-Pyrénées, B. 63, 64, etc.
  52. Mémoires de Marguerite.
  53. Mémoires de Marguerite.
  54. Négociations diplomatiques avec la Toscane. Documents recueillis par G. Canestrini, et publiés par M. Abel Desjardins dans la collection des Documents inédits sur l’histoire de France, t. iv, p. 407.
  55. Lettres tirées de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, déjà publiées par nous, no xxii, p. 24.
  56. Bibl. nat. Fonds français. N. 15,565. — Cf. : Lettres de Catherine, t. vii, p. 420.