Aller au contenu

Itinéraire raisonné de Marguerite de Valois en Gascogne/Année 1586

La bibliothèque libre.


ANNÉE 1586


Même état de maison que l’année précédente, mais purement nominatif aucun serviteur ne pouvant être payé[1].

Janvier, Février, Mars 1586

Ladicte dame Roine et tout son train, au chasteau de Carlat. (Dépenses pour ces trois mois, 6.948 écus. Payé 6.708.)

Il existe peu de renseignements sur le séjour de Marguerite de Valois au château de Carlat. Aussi, tous les historiens qui se sont occupés d’elle varient-ils d’appréciation sur sa situation matérielle, politique et morale, durant les douze mois que cette princesse y demeura. Les uns, comme le comte de Saint-Poncy, s’appuyant sur Brantôme, Darnalt, le père Hilarion de Coste et tous les panégyristes de la Reine Marguerite, écrivent que jamais elle ne se trouva plus heureuse, ni plus respectée[2]. D’autres au contraire, comme d’Aubigné, Bayle, Dulaure, et après eux MM. Imberdis dans son Histoire des Guerres Religieuses en Auvergne, de Lescure, Ludovic Lalanne[3], et principalement le comte Hector de La Ferrière[4], soutiennent que son séjour y fut des plus misérables, entrecoupé de crimes, d’empoisonnements, d’assassinats.

Entre ces versions si opposées il faut, croyons-nous, établir un juste milieu. Les quelques documents authentiques qui nous sont restés et que vient de si bien utiliser du reste notre collègue et ami M. le comte de Dienne dans son Étude historique sur la vicomté de Carlat[5], nous apprennent que les premiers mois furent relativement calmes, mais qu’à la fin de cette année 1586 le malheur s’abattit de nouveau sur l’infortunée princesse. Nous allons les résumer à notre tour.

Catherine de Médicis et avec elle Henri III apprirent, avec un plaisir non dissimulé, la sortie d’Agen de la Reine de Navarre et la réintégration de cette ville et de tout le pays d’Agenais sous l’obéissance du Roi. Leur premier soin fut d’empêcher Marguerite de recommencer. La trouvant trop indépendante encore à Carlat et déplorant une fois de plus « les déportemans de sa fille la Royne de Navarre[6], » la Reine-Mère, sous le fallacieux prétexte de lui venir en aide, mais dans le but de la déloger de la forteresse imprenable qu’elle habitait, lui offrit comme résidence le château d’Ibois, près d’Issoire. Flairant le piège, Marguerite refusa.

La très curieuse lettre suivante, non datée, mais qui forcément fut écrite à ce moment là, c’est-à-dire dans les premiers mois de son séjour à Carlat, nous donne les raisons alléguées par elle :

« Madame, le sieur de Suraine m’a dit la charge qu’il vous a pleu lui donner, qui estoit celle même qui vous avoit pleu baller à La Roche. Je remercie très humblemant vostre Majesté du chatau qui lui plait m’oferir. Je n’an ai, Dieu merci, point de besoin, estant an une très bonne plase qui est à moi, asistée de beaucoup de jans d’onneur et y vivant très honorée et an toute sureté ; et quant à ce qui vous a pleu, Madame, lui commander me dire que se n’estoit à moi à faire la gaire, s’a bien esté, Madame, à moi à me garder ; ausi n’aie antrepris autre chose, mès à cela, Madame, et pour ne retomber an la puissance de ceux qui m’ont voulu oter le bien, la vie et l’onneur. Je vous suplie très humblemant croire, Madame, que je n’i espargnerai rien et que je vous demeureré, Madame, toute ma vie, sans vous randre jamès ma presence annuieuse, comme je l’ai particulieremant declaré au sieur de Sureil[7]. »

Ces gens d’honneur n’étaient point, comme on a pu l’écrire, une bande d’aventuriers sans foi ni loi. C’était, au contraire, les représentants de la plus ancienne noblesse d’Auvergne, qui, tous ou presque tous, se firent un devoir d’aller rendre leurs hommages à la Reine de Navarre, même de la recevoir chez eux. Dans le nombre figurent les Beauclair, d’Oradour, Brézons, Morlhon, Messillac, Roquemaurel, Montal, Scorailles, de Matha, de Dienne, de Fontanges, de Noailles[8].

Marguerite règne donc, à ce moment, en souveraine maîtresse au château de Carlat qu’elle fortifie autant qu’elle le peut, donnant son nom à l’une des quatre grosses tours qui le flanquaient, et qui a été appelée depuis Tour Margot. Elle cherche, en même temps, toujours sur les ordres d’Henri de Guise, à organiser en cette région, comme elle l’avait fait à Agen, le parti de la Sainte-Union.
Avril, Mai, Juin 1586

Ladicte dame Roine et tout son train, au chasteau de Carlat.

(Dépenses totales pour ces trois mois, 6.502 écus ; payé, 5.934.)

Au mois d’avril, la Reine de Navarre tomba sérieusement malade. Les fatigues, le changement de régime occasionnèrent une fièvre maligne. Les médecins de son entourage ne suffirent plus. On en fit venir de tous côtés, notamment un de Moulins, le sieur de Launay, praticien fort en renom, qui ne la quitta point de quarante jours. Les livres de comptes de la Reine nous fournissent la somme exacte qui lui fut octroyée à son départ pour ses services : « À Delaunay, médecin, demeurant à Moulins, six vingt douze escus pour estre venu à Carlat, pour visiter ladite dame en sa maladie, où il demeura 40 jours, à raison de trois écus par jour, » soit cent vingt livres[9].

Le bruit de sa mort courut aussitôt à la Cour. « Un de ces ans, écrit Brantôme, vinrent nouvelles à la Cour qu’elle estoit morte en Auvergne, n’y avoit pas huict jours. Il y eut quelqu’un qui rencontra là dessus et dit : “Il n’en est rien ; car despuis ce temps il a faict trop beau et clair au ciel ; que si elle fust morte, nous eussions veu esclipse de soleil, pour la grande simpathie que ces deux soleils ont ensemble, et n’eussions rien veu qu’obscurités et nuages[10].” »

Marguerite se remit cependant assez vite. On crut à la Cour qu’elle allait changer de résidence : « La Reina de Navarra, écrit à ce moment Cavriana à Vinta, mutera luogo, e si crede che venira in Touraine, à una casa della Reina, detta Chenonceaux, dove si cominciera a formare gli articoli per la pace. » Et il ajoute complaisamment sur Catherine : « La buona madre sta bene, salvo che la gotta alcima volta la piglia ; ma al corpo buono risponde il cuore ingentibus negotiis par ; e di vero mostra bene di essere di quel serenissimo ceppo in ogni cosa[11]. »

Le 4 juin, Marguerite était suffisamment rétablie pour pouvoir aller à Vic, siège du baillage du Carladais, où les habitants lui offrirent une réception splendide et notamment le spectacle d’une fête locale, avec danses champêtres, représentation théatrale et joyeuse collation[12]. »

Juillet, Août, Septembre 1586

Ladicte dame Roine de Navarre et tout son train, au château de Carlat.

(Dépenses totales pour ces trois mois, 6.305 écus. Payé seulement 1.233 écus)

Par ces chiffres éloquents, on voit que Marguerite n’avait plus d’argent. Ses misères allaient recommencer.

Envoyé en Espagne pour plaider sa cause auprès de Philippe II et rapporter des subsides, le vicomte de Duras revint les mains vides. Dans sa colère, la Reine le congédia. « Choisnin, écrit M. de La Ferrière sans indiquer la source où il a puisé ce renseignement, dont la place de trésorier avait été reprise par le titulaire, réclama une indemnité de 6.000 livres. Marguerite l’ayant refusée, il soufleta l’huissier qui lui refusait l’entrée de l’appartement de la Reine. Chassé de Carlat pour cette insulte et batonné au départ pour des propos injurieux contre la Reine, il jura de se venger et n’en eut que trop tôt l’occasion. » Enfin, auprès de Lignerac lui-même son crédit était épuisé. Voyant qu’il ne pourrait jamais être remboursé des sommes qu’il lui avait avancées au départ d’Agen et qui se montaient à plus de 10.000 livres, le bailli d’Auvergne fit main basse sur les bijoux de la Reine. Une scène terrible éclata entre eux. À peine Marguerite put-elle sauver quelques bagues qu’elle envoya de suite à des banquiers de Lyon, les sieurs Manelli et Ricardi, d’origine florentine, mais qui la volèrent effrontément. L’infortunée princesse écrivit au grand duc de Florence pour se plaindre « de la volerie et très grande perfidie que quelques banquiers de Lyon, ses subjects, se sont advissez de lui faire, et le supplie de lui venir en ayde[13]. » On ne sait s’il parvint à les lui faire rendre.

De la violence Lignerac passa à la jalousie. La peste survenant en ce pays d’Auvergne, ce qui, d’après certains écrivains modernes, fut la seule cause du départ subit de Carlat de la Reine Marguerite[14], le gouverneur du château, le capitaine de Marzé, vint subitement à mourir. Les ennemis de Marguerite, et après eux Bayle, Dulaure, le Divorce satyrique, l’accusèrent de l’avoir empoisonné pour rester maîtresse de la place. D’autres prétendent que ce fut son frère, jaloux de lui ; d’autres encore qu’il mourut simplement de la contagion. En tous cas, la Reine de Navarre perdait en lui son plus ferme soutien, son plus chaud défenseur.

Quelques jours plus tard, nouveau drame dans la chambre même de Marguerite. Lignerac y entre de grand matin, trouve près du lit de la Reine le fils de son apothicaire, et dans un accès de rage folle le poignarde instantanément. C’est du moins ce qu’écrit, le 19 juillet, dom Bernardino de Mendoça, ambassadeur d’Espagne, à Philippe II : « … Entiendo que la Reyna Madre se lamentana poco ha con Silvio del aver muerto apunalada M. de Lenerac, en el mismo aposento de la Princessa de Bearne, aun hijo de un boticario tan cerca de su cama que se mancho con lo sangue y dezia se ser por zelos, que era lo peor[15]. »

Mais à ce moment entre en scène un autre personnage, qui n’a jusqu’à présent joué qu’un rôle secondaire et dont l’influence va attirer sur Marguerite de nouveaux malheurs. Ce personnage c’est Aubiac. Aucun historien n’a encore donné sur le nouvel amant de Marguerite, ou du moins sur son origine, des renseignements exacts. Les uns le présentent comme un serviteur de bas étage. Les autres, comme M. de Saint-Poncy, le font descendre des Roquemaurel d’Aubiat, ancienne et noble famille d’Auvergne, ayant des rameaux en Quercy, etc. Toutes ces versions sont erronées.

Jean de Lart de Galard, de l’illustre famille de Galard en Condomois, Agenais, Périgord, etc., était issu de la branche d’Aubiac en Bruilhois, par les de Lart. Surnommé Aubiac, il était le second fils d’Antoine de Lart de Galard, écuyer, seigneur de Birac, d’Aubiac et de Beaulens, et de Renée de Bourzolles. Son frère aîné, Joseph de Lart de Galard, avait épousé, le 21 février 1572, Marie de Noailles. Ses trois sœurs étaient : Gabrielle, mariée le 2 août 1559 à Charles de Bazon ; Madeleine, surnommée Mlle d’Aubiac, demoiselle d’honneur de la Reine Marguerite depuis 1583 ; Catherine, épouse du sieur de Montpeyran.

Par la curieuse lettre de son frère aîné, reproduite précédemment par nous en note, au sujet de l’affaire d’Agen, comme aussi par les dépositions de l’enquête, nous savons qu’Aubiac accompagna Marguerite dans sa fuite, non comme écuyer, mais comme capitaine de l’une des compagnies qu’elle avait fait entrer dans cette ville pour la garder. Il ne cachait point son amour pour elle. Ne s’écria-t-il pas la première fois qu’il la vit à Agen : « Ah, l’admirable créature ; si je pouvais lui plaire, je ne regretterais pas la vie, dussé-je la perdre le lendemain ! »

Était-il aussi laid que d’Aubigné veut bien l’écrire : « Escuyer chétif, rousseau et plus tavelé qu’une truite, dont le nez teint en escarlate ne s’estoit jamais promis au miroir d’être un jour trouvé dans le lit avec une fille de France[16] ? » Cavriana dit le contraire : « Il était noble, jeune, beau, mais audacieux et indiscret[17]. » Il est vrai que ce dernier ne l’avait jamais vu.

Quoiqu’il en soit, Aubiac demeura au service de Marguerite et prit à Carlat le titre d’écuyer de la Reine[18]. Cette dernière ne tarda pas à se montrer sensible à son amour, et elle l’encouragea à supplanter Lignerac, après la mort de son frère, dans le commandement du château. De l’enfant sourd-muet, qui, d’après les pamphlets du temps, naquit de cette liaison illégitime, il ne saurait être question ici ; car, encore une fois, nous croyons avec Scaliger et bon nombre de ses contemporains que la Reine de Navarre n’eût jamais de progéniture. Le temps, du reste, lui eût fait défaut pour accoucher à Carlat, lieu où elle ne resta que jusqu’au mois d’octobre.

Mais une inimitié profonde surgit entre Aubiac et Lignerac, lequel, d’accord cette fois avec Henri III et la Reine Mère, s’empara du château, exigea que Marguerite abandonnât la place et se réfugiật ailleurs. Joyeuse, d’un autre côté, arrivait, cherchant à détacher d’elle le peu de partisans qui lui demeuraient fidèles. Il ne restait plus à l’infortunée princesse qu’à déguerpir ; Lignerac, écrit Henri de Noailles à sa mère Jeanne de Gontaud, lui ayant ordonné « qu’il falhait que l’oncle d’Ysabeau (c’est ainsi qu’il appelle Aubiac, son cousin par alliance, sautast le rocher ; nouvelle qui luy fut si rude qu’elle se trouva bien en peine, et après avoir garanty par prières et aultrement ce personnaige, elle ayma mieus vuyder et changer de place que demeurer là sans luy. »

Ce fut donc, en grande partie, pour sauver Aubiac que Marguerite consentit à quitter Carlat. Laissons Henri de Noailles continuer sa si curieuse lettre, datée du 21 octobre : « ..... Et ayant prins son chemin en crouppe derrière luy et accompaignée encore de Cambon[19], de Lyneyrac, et de quelques autres de sa maison, de ses filhes et de Madamoiselle d’Aubiac, elle se retira à un chasteau, près Lancher, qui est à la Royne mère du Roy, appelé Yvoy, où pour estre suivie de fort près par le sieur marquis de Canillac, avec quarante ou cinquante gentilshommes, qui avoit commandement du Roy de s’en saisir. Elle se trouva tant surprinse qu’elle fut contraincte d’ouvrir la porte après avoir faict un peu de semblant de se deffandre, et Aubiac qui s’estoit desguisé pour se sauver fut recogneu et mené à une maison dudict sieur marquis appelé Saint-Cirgues ; et ladicte Marion (Marguerite) à une petite ville auprès, en attendant la volonté du Roy, vers qui ledit sieur marquis avait depesché, et croys que cela le retient, mais on n’attend l’heure qu’il arrive. On dit que ceste pauvre princesse est si éplorée qu’elle s’arrache tous les cheveux. Lyneyrac l’a traictée fort cruellement et contraincte de payer jusques au dernier denier de tout ce qu’il luy a mis en avant qu’elle luy debvoit et contraincte de luy laisser des gages. Jugez le bien qu’elle en doibt dire. À la vérité cela est estrange. Je croy qu’on la gardera bien à s teure de courre…[20] »

Aucun document, mieux que celui-ci, ni plus digne de foi, ne saurait peindre la triste situation où se trouvait Marguerite à ce moment. Reprenons ses livres de Comptes et voyons avec eux quelle fut la fin de sa pénible odyssée.

Octobre 1586

Du mercredi 1er octobre au lundi 13 octobre, ladicte dame et son train au chasteau de Carlat.

Le mardi 14 octobre, ladicte dame disne audict Carlat, souppe et couche à Murat.

Ce jour-là en effet, Marguerite se décida à quitter Carlat. Ce ne fut pas toutefois « par une froide et obscure nuit de décembre » comme l’écrit M. de La Ferrière, ni en héroïne dramatique de roman, mais bien au grand jour et avec partie de son train. La lettre précitée d’Henri de Noailles en fait foi. Aussi ne devons-nous accepter qu’avec la plus grande circonspection cette narration trouvée dans le fonds de Mesmes, où, à côté de certaines vérités, s’étalent bien des erreurs :

« La vérité est telle que le sieur de Lignerac, pour quelque mécontement et jalousie qu’il a eue de la Reine de Navarre qu’elle ne se saisît du château, l’a chassée. Et si vous connaissez l’humeur de l’homme, vous penseriez que c’est une quinte aussitôt prise, aussitôt exécutée. Il a retenu quelques bagues en paiement, comme il dit, de dix-huit mille livres qu’il a dépensées pour elle, qui, après avoir bien contesté en son esprit, se résolut de s’en aller à Mirefleurs[21], et se meit en chemin à pied avec Aubiac et une femme ; puys sur le « chemin fust mise sur ung cheval de bast et après dans une charrette à bœufs ; et come elle fut dans un village nomé Colombe, un gentilhomme nomé Langlas, qui estoit lieutenant dans Usson, luy offrit le chasteau et l’y mena. Aussy tost qu’elle y fust arrivée, luy mesme s’en va trouver le marquis de Canillac à Saint-Cirgues qui monte à cheval, et, s’estant faict ouvrir les portes, il demande ledit Obiac, caché entre des murailles. Il le prend et le met entre les mains d’ung prévost. Le marquis depescha incontinent le jeune Montmaurin au Roy et à la Reine Mère[22].

Les livres de Comptes font justice de cet itinéraire, inventé comme à plaisir.

Marguerite coucha ce premier soir dans le château de Murat, sur les bords de l’Allagnon, autrefois aux comtes d’Armagnac. Charles de Brezons, à qui il appartenait, lui en fit les honneurs.

Le mercredi 15 octobre, ladicte dame a disné audict lieu de Murat, souppé et couché à Lanche (pour Allanche).

À Allanche fut bâti, vers la fin du xviie siècle, un château par le comte François de Dienne, lieutenant général des armées du Roi, en faveur duquel Louis XIV avait démembré du duché de Mercœur les seigneuries d’Allanche et de Maillargues.

Le jeudi 16 octobre, ladicte dame Roine de Navarre disne au Luguet[23], souppe et couche à Yboy.

Du vendredi 17 octobre au lundi 20, ladicte dame audict Yboy.

Marguerite s’était décidée à accepter l’offre que six mois auparavant lui avait faite la Reine-Mère. Dans sa détresse, le château d’Ibois était encore le seul lieu où elle put aller. Elle s’y rendit donc en toute confiance, persuadée qu’elle y serait en sûreté. Elle écrivit à cet effet au capitaine de La Jonchière ou La Jonchères, qui y résidait, lui donnant l’ordre de lui en tenir les portes ouvertes pour le moment où elle y arriverait.

« Un courrier, écrit M. Imberdis dans son Histoire des Guerres religieuses en Auvergne, partit pour mander au seigneur de Chateauneuf, Jacques de Scoraille, de venir l’attendre à minuit, au bateau de Pertus pour l’escorter jusqu’à Ibois. Il promit d’être au rendez-vous. Marguerite se mit en route, passa dans les faubourgs d’Issoire à 9 heures du soir, s’égara et prit un guide pour la conduire au bateau. Mais elle n’y trouva personne. Chateauneuf avait manqué de parole et tendait un piège à la Reine. Cette dernière traversa péniblement la rivière à gué et arriva à Ibois, brisée de fatigue. »

Le château d’Ibois n’existe plus. Il s’élevait sur un rocher escarpé, au nord d’Issoire, dans la commune actuelle d’Orbeil. Un précieux, manuscrit de la Bibliothèque de l’Arsenal en donne, avec un fort curieux dessin, la description suivante :

Je suis Ybois, très forte place,
Où il croît de bon froment,
Car la terre y est bonne et grasse ;
J’ai de bons vins et largement,
Pois et fèves pareillement,
Et tant de fruits et nourriture
Que de l’argent semblablement,
Force prés et bonnes patures[24].

Pour Marguerite, malheureusement, le château d’Ibois ne se présenta pas sous un si riant aspect. Rien n’était préparé pour sa venue. Elle n’y trouva, affirme M. Imberdis « que des noix, quelque lard et des fèves. » Bien plus, elle y fut accueillie par la trahison. Chateauneuf, en effet, l’avait dénoncée au marquis de Canillac, qui dès le lendemain investit la place. Seule avec son fidèle Aubiac, que pouvait faire l’infortunée princesse ? C’est alors que, dans un moment de désespoir suprême, elle envoya à M. de Sarlan, maître d’hôtel de la Reine-Mère, cette lettre, la plus navrante de toutes celles qu’elle ait jamais écrites :

« Monsieur de Sarlan, puisque la cruauté de mes malheurs et de ceux à qui je ne rendis jamais que service est si grande, que, non contens des indignités que depuis tant d’années il me font pastir, ils veulent poursuivre ma vie jusques à la fin, je désire au moins, avant ma mort, avoir ce contentement que la Royne ma mère sache que j’ay eu assez de courage pour ne tomber vive entre les mains de mes ennemys, vous protestant que je n’en manquerai jamais. « Assurez l’en, et les premières nouvelles qu’elle aura de moy sera ma mort. Soubs son asseurement et commandement je m’estois sauvée chez elle ; et au lieu de bon traictement que je m’y promettois, je n’y ai trouvé que honteuse ruine. Patience ! elle m’a mise au monde, elle m’en veut oster. Si sais-je bien que je suis entre les mains de Dieu ; rien ne m’adviendra contre sa vollonté ; j’ay ma fiance en luy et recevrai tout de sa main.

« Vostre plus fidèle et meilleure amye. Marguerite[25].

Au bout de six jours d’investissement, la Reine de Navarre se rendit.

Mais ce n’était pas assez d’être faite prisonnière, il fallait se séparer d’Aubiac, pour lequel elle avait quitté Carlat ; Aubiac, dont elle avait coupé elle-même la barbe et les cheveux pour mieux le déguiser, et qui fut trouvé caché dans un coin de son appartement. Prévenu aussitôt par Montmorin de cette double capture, Henri III, à qui Choisnin venait de livrer une partie de la correspondance de sa sœur avec le duc de Guise, ne connut plus de mesure. Il écrivit aussitôt à Villeroy :

« … Mandez à Canillac qu’il ne bouge que nous n’y ayons pourvu bien et comme il faut. Cependant écrivez lui qu’il la mène au château d’Usson. Que de cette heure l’on arrête ses terres et ses pensions, tant pour rembourser le marquis que pour sa garde. Quant à ses femmes et hommes, que le marquis les chasse incontinent, et qu’il lui donne quelque honnête demoiselle et femme de chambre, en attendant que la Reine, ma bonne mère, lui en ordonne, de telles qu’elle avisera ; mais que surtout il prenne bien garde à elle. Je ne la veux appeler dans les lettres patentes que sœur et non chère et bien aimée. La Reine, ma mère, m’enjoint de faire pendre Aubiac, et que ce soit en la présence de cette misérable en la cour du château d’Usson. Faites que ce soit dextrement fait. Mandez que l’on m’envoie toutes ses bagues et par un bel inventaire, et qu’on me les apporte au plus tôt. »

Et le lendemain encore, du même au même : « Plus je vais en avant, plus je ressens et reconnais l’ignominie que cette misérable nous fait. Le mieux que Dieu fera pour elle et pour nous, c’est de la prendre. J’ai écrit au marquis de Canillac pour le regard de ses femmes ; qu’il lui laisse deux femmes de chambre et l’une de ses filles ; car j’ai considéré qu’elles seront mieux pour endurer la captivité que celles qui ne l’ont mérité. Quant à cet Aubiac, quoiqu’il mérite la mort, et devant Dieu et devant les hommes, il serait bon que quelques juges vissent son procès, afin que nous eussions toujours par devant nous ce qui peut servir à réprimer son audace, car elle ne sera toujours que trop superbe et maligne. Resolvez ce qui s’en doibt faire ; car, la mort, nous sommes tous résolus qu’elle s’ensuive. Mandés au marquis qu’il ne bouge, jusqu’à ce que je l’aye pourvu de suisses et d’autres troupes[26]. »

Conduit d’abord au château de Saint-Cirgues au marquis de Canillac, puis à Aigueperse, Aubiac fut sommairement jugé, conformément aux ordres du Roi, et condamné à être pendu. Il marcha courageusement au supplice, « tandis qu’au lieu de se souvenir de son âme et de son salut, il baisait un manchon de velous ray bleu, qui lui restait des bienfaits de sa dame[27]. »

Tous les libelles, les pamphlets, les correspondances de l’époque, tinrent le public au courant de ces incidents dramatiques, mais en les exagérant outre mesure. Cavriana, dans ses dépêches à Vinta, n’est pas moins prolixe de détails. Il fait la Reine de Navarre très malade, accuse Aubiac, un jour d’avoir été surpris par Canillac dans ses bras, un autre d’avoir empoisonné de Marzé, etc., et il finit par ces mots prophétiques : « Quel que soit la cause de sa condamnation, il y a là matière à bien des tragédies ; bien des pièges ont été tendus ; et la vérité reste cachée sous d’épais mystères[28]. »

Marguerite, comme tant d’auteurs l’ont écrit à faux, ne fut pas conduite directement par Canillac du château d’Ibois au château d’Usson, qui cependant n’en était guère éloigné. En attendant les ordres du Roi, le marquis crut prudent de la mener au château de Saint-Amand-Tallende, dans la vallée de la Veyre. Ses livres de comptes sont formels à cet égard.

Le mardi 21 octobre, ladicte dame Roine de Navarre disne à Yboy, souppe et couche à Saint-Amand.

Du mercredi 22 octobre au vendredi 31, ladicte dame à Saint-Amand.

(Dépenses totales pour ce mois d’octobre, 1.796 écus, 58 sols, 7 deniers. Payé seulement 441 écus, 2 sols, 11 deniers.)

Mlle d’Aubiac, sa demoiselle d’honneur, ne put suivre la Reine Marguerite. Elle se retira à Saint-Victor, ainsi qu’il résulte du post-scriptum de cette autre lettre d’Henri de Noailles à sa mère, qui confirme et complète d’une façon si curieuse l’étrange drame que nous venons de raconter :

« D’Oriac, 11 novembre 1586.

« ..... P. S. — J’ay depuis veu Monsr de Bournazel qui m’a dit que Mlle de Birac s’estoit retirée à Saint Vitour avec cent escus qu’on lui donna. Il m’a confirmé comme Marion (nom peu révérencieux sous lequel il désigne la Reine Marguerite) est fort éplorée de se voir prinse : Aubiac est entre les mains du prevost, ne sachant encore ce qu’elle doit devenir. On attendoit des nouvelles du Roy ; « cependant ladite Marion est à une petite ville appelée Saint-Amand, avec cent harquebuziers de garde. On m’a fait voir une belle lettre qu’elle avoit escrite durant son siège, dont je n’ay heu le loisir de tirer encore copie. » Allusion évidente à la missive si douloureuse adressée à M. de Sarlan[29].

Novembre 1586

Du samedi 1er novembre au jeudi 6, ladicte dame Roine de Navarre audict lieu de Saint-Amand.

Le vendredi 7 novembre, ladicte dame a disné, souppé et couché à Saint-Saturnin[30].

Du samedi 8 novembre au mercredi 12, ladicte dame à Saint-Saturnin.

Le jeudi 13 novembre, ladicte dame a disné à Saint Saturnin, souppé et couché à Usson.

L’ordre du Roi était arrivé. Le marquis de Canillac l’exécuta immédiatement. Marguerite fut transférée au château d’Usson, à deux lieues à l’est d’Issoire, non comme une fille de France, mais comme une véritable prisonnière. « Sa situation est très misérable, écrit l’ambassadeur Toscan. Elle n’est pas traitée en reine, mais comme la plus pauvre et la dernière des créatures[31]. » Et cependant la châtellenie d’Usson lui appartenait, lui ayant été donnée en 1582 dans son apanage. Mais la place étais très forte, inaccessible et considérée comme la plus imprenable du royaume, « le soleil seul, d’après Hilarion de Coste, pouvant y entrer de force. »

Cette fois Catherine pensait bien en avoir fini avec les turbulences de sa fille. Entre les mains de Canillac, derrière cette quadruple enceinte de bastions formidables et d’innombrables tours[32], que pouvait craindre désormais la Cour de France de ses projets aventureux ? Mais elle comptait sans l’amour, sans les charmes de Marguerite, qui n’avait que trente-deux ans et qui, malgré les orages de sa vie, se trouvait encore dans tout l’épanouissement de son opulente beauté.

Nous ne raconterons pas comment de son geolier d’hier l’irrésistible charmeuse fit, dit-on, son prisonnier de demain, avec quelle habileté elle le compromit en le forçant à entrer dans la Ligue, par quels astucieux moyens elle le décida deux mois après à se rendre à Lyon pour converser avec les principaux meneurs, et comment elle profita de son absence pour ouvrir les portes à une troupe d’hommes d’armes qu’Henri de Guise lui envoya d’Orléans et se rendre ainsi maîtresse de cette forteresse où l’on venait de l’enfermer, mais qui du reste lui fut remise plus tard officiellement.



CHÂTEAU D’USSON

L’entrée de Marguerite au château d’Usson clot irrévocablement la phase de son existence si tourmentée, dont nous avons pris à cœur, ses livres de Comptes à la main, de retracer l’histoire. Après les pérégrinations sans nombre, le repos absolu ; après les agitations, les inquiétudes et les soucis, le calme et l’apaisement ; après les aventures amoureuses, le recueillement, l’étude des belles lettres, la pratique mieux entendue de la religion.

Usson ! Pour les uns, lieu de libertinage, sorte de Caprée où Marguerite s’adonna aux vices les plus honteux[33] ; aux yeux des autres « Thabor pour sa dévotion, Liban pour sa solitude, Olympe pour ses exercices, Parnasse pour ses Muses, Caucase pour ses afflictions[34]. » — « Usson, rocher témoin de la volontaire solitude, très louable et religieuse, de cette princesse, où il semble par la douceur de la musique et par le chant des plus belles voix de France que le paradis en terre ne puisse être ailleurs, et où Sa Majesté goûte le contentement et repos d’esprit que les âmes sentent en l’autre monde[35]… »

Nous laisserons ses panégyristes comme ses détracteurs juger à leur guise la vie que pendant dix-huit années mena à Usson la Reine de Navarre. Encore moins la suivrons-nous, à partir de 1605, à Paris, ridicule et démodée, offrant le décevant spectacle d’une femme qui ne sait pas vieillir.

Aussi bien, malgré elle, les événements vont-ils se précipiter. Du haut de son rocher, calme et impassible, alors qu’elle entreprend pour charmer sa solitude d’écrire ses Mémoires de cette plume élégante et spirituelle qui leur a valu l’immortalité, Marguerite assiste à toutes les péripéties d’une des plus affreuses guerres civiles qui aient jamais désolé la France. Elle voit mourir les uns après les autres tous ces mignons et archi-mignons, ses plus cruels ennemis, produits vénéneux de la Cour corrompue des Valois ; elle entend les derniers râles du seul homme qu’elle ait peut-être jamais aimé sincèrement, du bel Henri de Guise, lâchement assassiné par son frère ; elle voit tomber ce dernier, frappé à son tour comme par la vengeance céleste ; elle ne peut recueillir le dernier soupir de sa mère, qui s’éteint, bien oubliée, dans une pauvre chambre du château de Blois. Et, tandis que tout s’écroule autour d’elle, famille, affections, souvenirs de jeunesse, là-bas, en Gascogne, chaque jour plus radieuse, se lève sur ces ruines amoncelées l’étoile du Roi de Navarre, de cet infidèle qu’elle n’a pas compris et dont elle n’a pas su garder le cœur. Elle le suit de loin, à Coutras, à Arques et à Ivry ; elle le voit faire son entrée triomphale dans Paris et ceindre enfin cette couronne de France, qu’un jour peut-être elle avait rêvé de porter ; elle s’entend raconter, sans protester, l’élévation presque au rang suprême, puis la mort tragique de Gabrielle, sa grande rivale, qui lui a pris sa place ; et lorsque enfin elle espère pouvoir rentrer en grâce auprès de son royal époux, ce n’est qu’au prix du divorce qui lui est imposé qu’elle obtient son nouvel et dernier pardon.

Paris, la Gascogne, l’Auvergne, puis encore Paris, telles sont les quatre étapes de la vie si romanesque de la Reine Marguerite. Nous avons, avec le plus de détails possibles et de documents inédits, essayé de retracer la seconde. Notre tâche est terminée. Puissions-nous avoir apporté un jalon de plus à l’histoire de cette Princesse, qui, malgré ses fautes, par son esprit comme par sa beauté et le rôle important que les évènements lui ont fait jouer, mérite une place à part dans les annales de la France.


  1. Archives nationales. KK. vol. 175.
  2. Histoire de Marguerite de Valois, t. II, p. 222-251.
  3. Mémoires de Marguerite. Introduction. Bibl. elzévirienne.
  4. Trois Amoureuses au XVIe siècle.
  5. Oper. citato.
  6. Bibl. nat. fonds fr. no 15,908, fo 78. Cf. : Lettres de Catherine, t. VIII, p. 375.
  7. Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, no xi du manuscrit. Lettre publiée pour la première fois par nous, dans le fascicule onzième des Archives historiques de la Gascogne. Auch, 1886.
  8. Étude historique sur la vicomté de Carlat, par le comte de Dienne, p. 338, note.
  9. Archives nationales, KK. 175.
  10. Brantôme, Vie des dames illustres, art. Marguerite.
  11. Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. IV, p. 638.
  12. Histoire de Marguerite, par M. de Saint-Poncy, t. II, p. 237.
  13. Archives des Médicis, dalla Filza. No 4.726, p. 509. — Cf. : Trois Amoureuses au XVIe siècle. Appendice F.
  14. Vicomte de Sartiges. Oper. cit.
  15. Archives nationales, K. 1564, B. 57, pièce 124. Coll. Simancas.
  16. Divorce satyrique.
  17. Négociations diplomatiques avec la Toscane, t. IV, p. 667.
  18. Il est dit au livre des comptes, pour cette année 1586, KK. 175, « que le sieur d’Aubiac, escuyer de l’écurie de ladicte dame Reine, touche chaque mois la somme de 12 écus. »
  19. Ce Cambon était Pantaléon de Robert du Cambon, propre frère de Lignerac.
  20. Le texte de cette lettre, qui faisait partie de la collection Noailles, fol. 323, 1re série, à la bibliothèque du Louvre brûlée lors de la Commune, a été heureusement sauvé par Ph. Tamizey de Larroque, pour l’avoir publié en janvier 1870 dans la Revue des Questions historiques.
  21. Ne serait-ce pas le chevalier de Mirefleur qu’il faudrait lire et non le chevalier de Belle fleur, dans l’appellation de Lignerac faite par Marguerite au départ d’Agen ?
  22. Bibl. nat. Fonds de Mesme, vol. 604, fo 15.
  23. Château qui appartenait alors à Louis de La Rochefoucauld, comte de Randan, ligueur déterminé.
  24. Voir aussi le dessin, fol. 85, du bel armorial manuscrit de Guillaume Revel, héraut d’armes du roi Charles VII, déposé à la Bibliothèque nationale.
  25. Bibl. nat. Fonds Dupuy, vol. 217, fol. 193 ; Cf. : Fonds Brienne, vol. 295, fol. 155 ; — Cf. : Collection Simancas, K. 1564, B. 57 ; — Cf. : Guessard, p. 297.
  26. Bibl. imp. de Saint-Pétersbourg. — Cf. : La Ferrière, pp. 240-242.
  27. Divorce satyrique. — Voir, dans l’ouvrage de M. de Saint-Poncy, t. II, p. 273, les jolis vers que Marguerite aurait écrits plus tard, au souvenir de son amant infortuné.
  28. Négociations diplomatiques, t. IV, pp. 661 et 669.
  29. Bibliothèque du Louvre. Papiers des Noailles. Lettre publiée déjà par Louis Paris, dans le Cabinet historique, 1874, pp. 71-72. — Cf. : Généalogie des Galard, par Noulens, t. IV, p. 972.
  30. À deux kilomètres de Saint-Amand, où se trouvait également un vieux château.
  31. Négociations diplomatiques, t. IV, p. 669.
  32. Nous possédons un bois fort curieux, représentant le château d’Usson tel qu’il était au xvie siècle, d’après une gravure originale de l’époque. Ses multiples enceintes, ses bastions, ses courtines et ses tours hérissées de défenses, devaient en faire véritablement un des châteaux les plus forts de France. On sait qu’il fut entièrement rasé en 1634 par ordre de Richelieu. Il n’en reste plus une seule pierre. Nous en donnons une reproduction ci-contre.
  33. Bayle, entre autres.
  34. Hilarion de Coste, Éloge de la Reine Marguerite.
  35. Darnalt, Les Antiquités d’Agen et pays d’Agenais, ch. xxii, Éloge de la Reine Marguerite.